Récit

Bleuets

Écrivaine

Maggie Nelson l’avoue sans ambages : elle est tombée amoureuse du bleu. Et c’est sous la forme du fragment que l’on fait l’expérience d’une étonnante intelligence de la couleur, de la lumière, de la douleur aussi. La « guitare bleue » de Wallace Stevens, le Traité des couleurs de Goethe, Wittgenstein, Blue de Joni Mitchell, Pastoureau, Pascal… mais aussi le turquoise de la mer, l’indigo pur, le bleu du ciel… sont quelques-uns des « fournisseurs » de ce récit-poème-essai de 240 fragments qui racontent magiquement une histoire.
Avec cette merveilleuse écrivain, invitée spéciale ce week-end du festival toulousain Le Marathon des mots, nous inaugurons brillamment notre série estivale de découvertes de la littérature étrangère attendue à la rentrée. Extrait inédit de Bleuets (éditions du Sous-sol), traduit par Céline Leroy.

 

 

1. Et si je commençais en disant que je suis tombée amoureuse d’une couleur. Et si je le racontais comme une confession ; et si je déchiquetais ma serviette en papier pendant que nous discutons. C’est venu petit à petit. Par estime, affinité. Jusqu’au jour où c’est devenu plus sérieux. Jusqu’au jour où (les yeux rivés sur une tasse vide, le fond taché par un excrément brun et délicat enroulé sur lui-même pareil à un hippocampe), je ne sais comment, ça a pris un tour personnel.

2. Je suis donc tombée amoureuse d’une couleur – la couleur bleue, en l’occurrence – comme on tombe dans les rets d’un sortilège, et je me suis battue pour rester sous son influence et m’en libérer, alternativement.

3. Qu’en est-il ressorti ? Une illusion choisie, pourrait-on dire. Que chaque objet bleu soit une sorte de buisson ardent, un code secret destiné à un seul agent, une croix sur une carte trop vaste pour être entièrement déployée mais qui contiendrait tout l’univers connu. En quoi les lambeaux bleus des sacs-poubelles pris dans les branchages ou les bâches bleu vif battant au-dessus de n’importe quel étal de poissonnier à travers le monde sont-ils, par essence, les empreintes de Dieu ? Je vais tenter de l’expliquer.

4. J’admets avoir été solitaire, peut-être. Je sais que la solitude peut produire de ces embrasements douloureux, une douleur qui, si son feu brûle assez fort, assez longtemps, peut lentement stimuler ou provoquer – faites votre choix – une appréhension du divin. (Ce qui devrait éveiller les soupçons.)

5. Mais commençons par évoquer un genre de cas inverse. en 1867, après une longue période de solitude, le poète Stéphane Mallarmé écrit à son ami Henri Cazalis : « Je viens de passer une année effrayante : ma Pensée s’est pensée, et est arrivée à une Conception Pure. Tout ce que, par contrecoup, mon être a souffert pendant cette longue agonie est inénarrable. » Pour Mallarmé, son agonie est un combat qui s’est tenu sur « l’aile osseuse » de Dieu. Mallarmé, éreinté mais satisfait, parle de sa « lutte terrible avec ce vieux et méchant plumage, terrassé, heureusement, Dieu ». Mallarmé finira par remplacer « le ciel » par « l’Azur » dans ses poèmes pour en gommer les connotations religieuses. « Heureusement, je suis parfaitement mort. »

6. L’océan en demi-cercle d’un bleu turquoise aveuglant est la scène primitive de cet amour. La réalité de ce bleu rend ma vie remarquable, ne serait-ce que parce que je l’ai vu. J’ai vu de si belles choses. Je me suis trouvée parmi elles. Sans autre choix. Hier, je suis retournée sur les lieux et, une fois de plus, me suis dressée sur la montagne.

7. Mais de quel genre d’amour s’agit-il vraiment ? Ne sois pas dupe en lui prêtant un caractère sublime. Avoue qu’au musée, face à un petit tas de pigment bleu outremer réduit en poudre au creux d’une coupelle de verre, tu as éprouvé un désir cuisant. Mais d’en faire quoi ? Le libérer ? L’acheter ? L’ingérer? Les aliments bleus sont si rares dans la nature – le bleu y désigne plutôt les aliments à éviter (moisissure, baies empoisonnées) – que les spécialistes en gastronomie déconseillent généralement la lumière, la peinture et les assiettes bleues dans les lieux où l’on sert à manger. Mais si cette couleur est littéralement capable de couper l’appétit, elle le nourrit à d’autres niveaux. Tu pourrais vouloir tendre la main et déranger le tas de pigment, par exemple, en t’en mettant d’abord sur les doigts, puis sur le monde. Tu pourrais vouloir le diluer afin de nager dedans, vouloir en farder tes mamelons, teindre une robe immaculée avec. Pour autant, tu n’accéderais pas à son bleu. Pas vraiment.

8. Mais ne fais pas l’erreur de croire que tout désir est nostalgie. « Nous regardons volontiers le bleu, non parce qu’il se hâte vers nous, mais parce qu’il nous attire », écrit Goethe, et peut-être avait-il raison. Ça ne m’intéresse pas, la nostalgie d’un monde que j’habite déjà. Je ne veux pas non plus devenir nostalgique d’un objet bleu ni, Dieu m’en préserve, de « ce qui est bleu ». Je désire surtout que tu cesses de me manquer.

9. Alors, s’il te plaît, ne me parle plus de bleus merveilleux dans tes lettres. Pour être juste, ce livre n’en mentionnera aucun non plus. Je ne dirai pas : X n’est-il pas merveilleux ? De telles revendications sont des attentats à la beauté.

10. Ce que je veux surtout, c’est te montrer le bout de mon index. Son mutisme.

11. C’est-à-dire : je me moque qu’il soit incolore.

12. Et s’il te plaît, ne me parle pas, comme Wallace Stevens, des « choses comme elles sont » qui seraient transformées sur la « guitare bleue ». Ce qui peut être transformé sur une guitare bleue est ici sans intérêt.

13. Entretien d’embauche pour un poste à l’université, trois hommes assis à une table en face de moi. Sur mon CV, il est précisé que je travaille actuellement à un livre sur la couleur bleue. C’est ce que je dis depuis des années sans avoir écrit un mot. Peut-être est-ce le moyen que j’ai trouvé pour que ma vie ressemble plus à « un projet en cours » qu’à de la cendre tombant d’une cigarette. L’un des hommes demande : Pourquoi le bleu ? Les gens me posent souvent cette question. Je ne sais jamais comment y répondre. Il ne nous est pas donné de choisir qui l’on aime, ai-je envie de dire. Nous n’avons pas le choix, voilà tout.

14. Cela me plaît, de dire que j’écris un livre sur le bleu sans le faire pour de bon. En général, les gens réagissent en vous racontant des histoires, en offrant des pistes de recherches ou des cadeaux, ce qui vous permet de jouer avec ces choses-là plutôt qu’avec des mots. Ces dix dernières années, j’ai reçu des encres, des tubes de peinture, des cartes postales, des teintures, des bracelets, des cailloux, des pierres précieuses, des aquarelles, des pigments, des presse-papiers, des gobelets et des bonbons bleus. On m’a présenté un homme qui s’est fait remplacer une dent de devant par du lapis-lazuli uniquement parce qu’il aimait cette pierre, et un autre qui voue un tel culte au bleu qu’il refuse de manger des aliments de cette couleur et ne fait pousser que des fleurs bleues et blanches dans son jardin, autour de l’ancienne cathédrale bleue où il vit. J’ai rencontré le plus important cultivateur d’indigotier biologique au monde, ainsi qu’un homme qui chante « Blue » de Joni Mitchell dans un numéro de travesti à vous briser le cœur, et un troisième dont le visage ravagé pleure des larmes bleues, et lui, je l’ai appelé le prince du bleu, ce qui est en fait son nom.

15. Je les considère comme mes correspondants bleus, dont la tâche est de m’envoyer des rapports bleus du terrain.

16. Mais tu parles de tout ça d’une voix enjouée alors qu’en réalité tu es condamnée par la maladie, et que ces correspondants envoient leurs nouvelles bleues comme d’ultimes espoirs de guérison.

17. Mais qu’est-ce qui te passe par la tête quand tu parles d’une couleur comme d’un remède, alors que tu n’as pas même nommé ta maladie.

18. New York, par une chaude après-midi de début de printemps. Nous sommes allés baiser au Chelsea Hotel. Après, de la fenêtre de notre chambre, j’ai regardé une bâche bleue claquer au vent sur le toit d’en face. Tu dormais, c’était donc mon secret. Une trace du quotidien, une particule bleu vif dans toute cette humide providence. C’est la seule fois où j’ai joui. Pour l’essentiel, c’était notre vie. Tremblante.

19. Des mois plus tôt, j’avais fait un rêve, et dans ce rêve apparaissait un ange qui disait : Tu dois passer plus de temps à réfléchir au divin et moins de temps à imaginer déboutonner la braguette du prince du bleu au Chelsea Hotel. Et si la braguette du prince du bleu était le divin, plaidais-je. Soit, dit l’ange, qui me laissa seule à sangloter, le visage contre les lattes bleues du parquet.

20. La baise laisse les choses comme elles sont. La baise peut bien ne jamais interférer avec l’utilisation réelle du langage. Car elle ne peut pas non plus lui accorder de fondement. Elle laisse les choses comme elles sont.

21. Autre rêve, même période : maison en bord de mer, paysage grave. Une réception a lieu, la salle de bal est en acajou, nous dansons pour nous dire comment nous voulons faire l’amour. Puis vient l’instant plus ou moins magique : afin de jeter un sort, je dois placer chaque article bleu (deux billes, une toute petite plume, un éclat de verre azur, un collier de lapis) dans ma bouche et les y garder le temps qu’ils se purgent de leur lait insupportable. Quand je lève les yeux, tu t’enfuis sur un dériveur apparu soudain. Je crache dans mon assiette les objets qui font un serpentin de pâte bleue, et je propose aux gardes-côtes d’aider à te chercher, mais ils me répondent que les courants sont trop imprévisibles. Je reste donc où je suis et deviens la célèbre dame qui attend, la pauvre vieille du quartier dont les cheveux sentent le fauve.

22. Il arrive que certaines choses changent, toutefois. Une membrane peut simplement se déchirer dans votre vie, pareille à l’écaille de peinture séchée qui saute du couvercle d’un pot. J’ai un souvenir très vif de cette journée : j’avais reçu un appel téléphonique. Une amie venait d’avoir un accident. Elle ne s’en sortirait peut-être pas. Son visage était gravement touché et sa colonne brisée en deux endroits. Elle n’avait pas encore bougé ; le médecin a parlé d’elle comme d’« un caillou sur le lit d’une rivière ». J’ai marché dans Brooklyn et j’ai remarqué qu’au coin de la rue les pervenches défraîchies de la station-service Mobil abandonnée fleurissaient d’un coup. Dans les douches de la salle de sport aux murs badigeonnés d’un jaune couleur caca de nouveau-né et où la neige voletait parfois à travers les fissures des fenêtres grillagées, j’ai remarqué que la peinture s’écaillait ici et là, laissant émerger un bleu tout à fait décent bien qu’industriel. Au fond de la piscine, j’ai regardé la lumière blanche hivernale pailleter le bleu nébuleux, et j’ai su qu’ensemble ils formaient Dieu. Quand je suis entrée dans la chambre d’hôpital de mon amie, ses yeux étaient d’un bleu pâle perçant – la seule partie de son corps qui pouvait bouger. J’avais peur. Elle aussi. Le bleu palpitait.

23. Goethe rédige le Traité des couleurs à une période de sa vie qu’un critique décrit comme « un long intervalle que rien de remarquable n’est venu troubler ». Goethe lui-même parle « d’un temps qui rendait impossible une calme concentration de l’être intérieur ». Il n’est pas seul à se tourner vers la couleur dans un moment particulièrement difficile. Pensez au réalisateur Derek Jarman, qui a rédigé son livre Chroma alors qu’il perdait la vue et mourait du sida, une disparition qu’il avait aussi envisagée dans un film, engloutie dans un « écran bleu ». Pensez à Wittgenstein, qui a écrit ses Remarques sur les couleurs au cours des dix-huit mois qui lui restaient à vivre, alors qu’il était atteint d’un cancer de l’estomac. il se savait mourant ; il aurait pu choisir de travailler sur n’importe quel problème philosophique. Il a choisi d’écrire sur les couleurs. Les couleurs et la douleur. Dans l’ensemble, ce texte plein d’urgence est opaque et d’un ennui qui ne lui ressemble pas. Il dit : « Ce sur quoi j’écris de manière si assommante paraît peut-être évident à ceux dont l’esprit est moins décrépit. »

24. « La façon dont Goethe explique les couleurs étant insensée d’un point de vue physique, a récemment noté un critique, on est en droit de se demander pourquoi il est opportun de ressortir cette traduction. » Wittgenstein le formule ainsi : « Ce que je comprends : une théorie physique (comme celle de Newton) ne peut pas résoudre les problèmes qui motivaient Goethe, même si ce dernier ne les a pas résolus non plus. » Quels étaient donc les problèmes de Goethe ?

25. Goethe s’intéressait au cas d’une « dame qui, après s’être contusionné un œil lors d’une chute, vit scintiller, avec une intensité parfois insupportable, tous les objets, et surtout ce qui était blanc ». Ceci n’est qu’une des nombreuses histoires que raconte Goethe sur des gens dont la vision a été abîmée ou altérée et qui semblent ne jamais guérir, même quand la cause de la blessure est de nature psychologique ou émotionnelle. « Ce fait indique une faiblesse extrême de l’organe, et son incapacité à se reconstituer », observe-t-il.

26. Après l’accident de mon amie, j’ai pensé plus souvent à cette dame à l’œil contusionné et à ces objets d’un blanc scintillant. Un phénomène semblable pouvait-il m’arriver, par procuration, avec le bleu ? J’ai entendu dire qu’il n’est pas rare que la dépression s’accompagne d’une déficience dans la vision des couleurs, même si j’ignore comment ou pourquoi cela est cliniquement possible. Et voir les couleurs – ou, plus étrange, une seule couleur – avec davantage d’intensité, de quoi serait-ce le symptôme ? Manie ? Monomanie ? Hypomanie ? Choc ? Amour ? Chagrin ?

27. Mais à quoi bon s’embêter avec un diagnostic si le diagnostic n’est qu’une réaffirmation du problème ?

28. C’est autour de cette période qu’il m’est apparu que nous baisons bien parce qu’il est passif sur le dessus et moi active en dessous. Je ne l’ai jamais formulé à voix haute mais l’ai souvent pensé. J’ignorais à quel point cela se révélerait vrai et, en dehors de la baise, douloureux.

29. Si une couleur ne peut pas nous guérir, peut-elle au moins donner de l’espoir ? Le collage bleu que tu m’as envoyé d’Afrique il y a si longtemps, par exemple, m’a donné de l’espoir. Mais si je suis honnête, ce n’est pas grâce aux bleus qu’il contenait.

30. Si une couleur donne de l’espoir, est-il possible d’en déduire qu’elle peut aussi susciter du désespoir ? J’ai en tête bien des occasions où le bleu m’a soudain remplie d’espoir (prendre un virage serré en voiture le long d’un précipice et voir d’un coup apparaître l’océan ; allumer la lumière qu’on avait imaginée blanche dans la salle de bains d’un inconnu et la découvrir aussi bleue que des œufs de merle ; tomber sur une collection de capsules bleu marine prises dans le ciment sur le pont de Williamsburg, ou sur une montagne brillante de verre pilé bleu à l’extérieur d’une verrerie au Mexique), mais, pour l’instant, impossible d’en trouver où le bleu m’aurait causé du désespoir.

31. Prenons le cas de M. Sidney Bradford, qui subit une greffe de la cornée à l’âge de cinquante-deux ans afin d’être débarrassé des taies qui l’aveuglaient. Après avoir recouvré la vue, il devint subitement inconsolable. « Il trouvait le monde terne, les écailles de peinture et autres imperfections le contrariaient ; il aimait les couleurs vives et les voir perdre de leur éclat le déprimait. » Peu de temps après avoir gagné ce nouveau sens et vu le monde tout en couleur, « il mourut de tristesse ».

32. Quand je parle d’« espoir », il ne s’agit pas d’espérer quelque chose en particulier. Mais simplement de penser que ça vaut la peine de garder les yeux ouverts. « Qu’est-ce que c’est, dehors, / toutes ces formes floues ? / Des arbres ? eh bien, j’en ai assez / de les voir » : les derniers mots de la grand-mère anglaise de William Carlos Williams.

33. Je l’avoue, tous les bleus ne me transportent pas. Je ne suis pas plus intéressée que ça par la pierre mate de la turquoise, par exemple, et un indigo tiède et décoloré me laisse généralement de marbre. Parfois, l’absence d’émotion face à un objet bleu me fait peur parce que cela signifie peut-être que je suis totalement désespérée, ou morte. Parfois, je feins l’enthousiasme. À d’autres moments, je crains d’être incapable de communiquer sa profondeur.

34. Acyanoblepsie : absence de perception de la couleur bleue. Un cercle de l’enfer, sans aucun doute – bien que potentiellement corrigé par le Viagra, dont l’un des effets secondaires est de teinter le monde en bleu. Le spécialiste de la ménopause chez les guppies installé dans le bureau d’en face à l’institut m’explique que cela a à voir avec une protéine du pénis qui ressemble à une protéine de la rétine, mais c’est tout ce que j’ai compris.

35. Le monde a-t-il l’air plus bleu avec des yeux bleus ? Sans doute que non, mais je décide de croire que oui (autocélébration).

36. Goethe décrit le bleu comme une couleur pleine de vitalité, mais dépourvue de joie. « Il anime moins qu’il n’inquiète. » Être amoureuse du bleu revient-il alors à être amoureuse du trouble ? et quel genre de folie est-ce là de toute façon, être amoureuse de quelque chose qui est par nature incapable de vous aimer en retour ?

37. Êtes-vous sûre – aimerait-on demander – qu’il ne peut pas vous aimer en retour ?

38. Car personne ne sait vraiment ce qu’est la couleur, où elle est, ou même si elle est. (Peut-elle mourir ? A-t-elle un cœur ?) Prenons une abeille qui vole jusqu’aux plis d’un coquelicot : elle voit une bouche violette grande ouverte là où nous voyons une fleur rouge et où nous tenons pour acquis qu’elle est rouge, que nous sommes normaux.

39. L’Encyclopédie n’aide pas. « Si notre perception des couleurs occasionne généralement une “fausse conscience”, quelle est la bonne manière de penser les couleurs ? » demande-t-elle. Elle conclut ainsi : « Dans le cas de la couleur, contrairement à d’autres, cette fausse conscience devrait être matière à réjouissance. »

40. Quand je parle de couleur et d’espoir, ou de couleur et de désespoir, je ne parle pas du rouge d’un projecteur, du trait pervenche sur l’ovale blanc et feutré d’un test de grossesse, ou d’une voile noire au mât d’un navire. J’essaye de parler de ce que signifie le bleu, ou de ce qu’il représente pour moi, en dehors de sa définition.

41. À la veille du nouveau millénaire, sur la route qui traverse la Valley of the Moon. À la radio, un DJ liste les meilleurs albums du siècle, et à un moment donné, autour du numéro trente, il cite celui de Joni Mitchell, Blue. Le DJ passe « River » et dit que sa grandeur tient à ce qu’aucune femme ne s’est jamais exprimée de manière si claire et assumée : I’m so hard to handle, I’m selfish and I’m sad. Je suis difficile à vivre, je suis égoïste et abattue. Progrès ! ai-je pensé. Et puis j’ai entendu la suite de la chanson : Now I’ve gone and lost the best baby that I’ve ever had. Mais je suis partie et j’ai perdu le mec le plus incroyable que j’aie jamais connu.

42. Assise à mon bureau avant mon cours sur la prosodie, je m’efforce de ne pas penser à toi, au fait de t’avoir perdu. Comment est-ce possible ? Est-ce qu’à tes yeux j’avais trop le blues. Trop le blues. Je regarde mes notes pour le cours : en anglais, heartbreak, cette affliction qui brise le cœur, est un spondée, soit un pied de deux syllabes longues. Alors je pose la tête sur le bureau et fonds en larmes. – Pourquoi cela n’aide-t-il pas ?

 

Maggie Nelson, Bleuets, traduction par Céline Leroy, © Éditions du Seuil, sous la marque Éditions du sous-sol, 2019.
En librairie le 14 août.


Maggie Nelson

Écrivaine, Poète, critique d'art

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