Essai

Vies écrites

Ecrivain

Alors qu’en cette rentrée le nom de Javier Marías est surtout associé à son dernier roman, Berta Isla, paraît également de lui, aux Éditions Gallimard, un étonnant essai en hommage à ses amis littéraires. Vingt « Vies écrites » brèves, alertes, inhabituelles, qui racontent Faulkner, James, Lampedusa, Rimbaud, Mishima… mais aussi six « Femmes fugitives », comme Lady Hester Stanhope, Emily Brontë ou Vernon Lee. Trois morceaux choisis par AOC (traduction d’Alain Kéruzoré et Stéphanie Decante) – deux portraits et un savoureux épilogue –, publiés aujourd’hui en avant-première.

 

Robert Louis Stevenson

parmi les criminels

 

Peut-être parce qu’il mourut prématurément ou parce qu’il était constamment malade, peut-être à cause de ses voyages exotiques qui à l’époque passaient pour héroïques, ou bien parce qu’on le lit dès l’enfance, toujours est-il que la figure de Robert Louis Stevenson a toujours quelque chose de chevaleresque et d’une angélique pureté, au point d’être même lassante si l’on force un peu le trait.

Bien sûr que Stevenson était chevaleresque, mais sans outrance, disons qu’il l’était dans la mesure : il n’y a pas d’authentique chevalier qui ne se soit comporté comme un goujat au moins une fois dans sa vie. Pour Stevenson, ce fut peut-être dans les environs de Monterey, en Californie, quand, sans le vouloir, il mit le feu à un bois. Un incendie s’était déclaré à un autre endroit et s’étendait si rapidement que Stevenson, mû par une curiosité scientifique, se demanda si la mousse qui orne et recouvre les bois californiens n’en serait pas la cause. Pour le vérifier, il n’eut pas d’autre idée que d’approcher une allumette d’une touffe, mais sans prendre la précaution de l’arracher de l’arbre pour faire son expérience. En un instant l’arbre s’embrasait comme une torche, et Stevenson dut trouver l’essai concluant. Mais le comportement peu chevaleresque vint ensuite : à quelque distance il entendit les cris des hommes qui combattaient le premier feu et comprit qu’il ne lui restait qu’une chose à faire : déguerpir avant d’être découvert. Apparemment, il courut comme jamais et comme seuls courent les sages et les couards.

Il était allé en Californie au secours de celle qui devait devenir son épouse, Fanny van de Grift Osbourne, une Américaine de dix ans son aînée, mariée à un certain Osbourne qui ne lui prêtait aucune attention et n’avait aucun égard pour elle, mère de deux enfants, et qu’il avait connue en Europe quelque temps auparavant. On ne sait en quels termes elle le supplia de venir la voir, et Stevenson, sans en souffler mot à ses parents (il était fils unique et enfant gâté), embarqua à Édimbourg puis, de New York, parcourut le pays tout entier dans de misérables trains pour émigrants. L’aventure aggrava son état de santé déjà précaire ; dès l’enfance il était sujet à la toux et aux hémorragies, à cause d’une tuberculose mal diagnostiquée qui lui faisait passer des nuits blanches et lui fit plus d’une fois frôler la mort. Les débuts de ses relations avec Fanny van de Grift sont assez obscurs puisque après un aussi long voyage il ne resta pas auprès d’elle mais, après lui avoir apporté l’aide qu’il devait lui apporter pour on ne sait trop quoi, il alla élever des chèvres dans un ranch, et ce ne fut que bien plus tard, pour ainsi dire à froid, qu’ils se marièrent. À partir de là, elle devint non seulement une épouse épatante et même omniprésente, mais aussi son infirmière et sa nounou. Stevenson a dit une fois que s’il avait su qu’il vivrait comme un impotent, il ne se serait jamais marié. Il a dit aussi : « Une fois marié, il ne vous reste rien, pas même le suicide, il n’y a plus qu’à être bon. » Et plus tard d’ajouter : « Ce n’est pas mon bonheur qui m’intéressait quand je me suis marié, ce fut une espèce de mariage in extremis ; et si j’en suis où j’en suis, c’est grâce aux bons soins de cette dame qui s’est mariée avec moi quand je n’étais plus qu’une complication de toux et d’os, plus près de l’emblème de la mortalité que du fiancé. » Sa femme, cependant, ne semblait pas si gênée de cette « complication » ; elle lui permit même de se sentir utile, fière, et d’en tirer quelque profit. Il est vrai qu’à l’exception de Henry James, qui fut toujours respectueux envers elle, les autres amis de Stevenson la détestaient car Fanny, sous prétexte que tout était nocif pour la santé de Louis, passait son temps à organiser à l’excès sa vie et à l’éloigner de ses amis dont la compagnie, sous le signe du vin, du tabac, des chansons et de la conversation, lui semblait dangereuse.

Bien que Stevenson fût très loyal envers elle et la défendît fermement quand elle commença à faire ses exercices littéraires et qu’un ami l’accusa de plagiat, il ne dut pas être facile pour lui d’accepter ses injonctions, à en juger par les plaintes insistantes qu’à la fin de sa vie, de sa résidence des mers du Sud, il adressait par courrier à James de ne pouvoir goûter ni vin ni tabac (face à la perspective d’une vie sans eux, dit-il, il n’y a qu’à « hurler, ruer et s’enfuir en courant »). Malgré sa loyauté, il se permit une fois de commenter une photo de sa femme, sur laquelle, admettait-il, Fanny avait quitté la catégorie des « beautés » pour celle des femmes « pâles, pénétrantes et intéressantes ». En fait, si l’on regarde ces photos et d’autres à un siècle de distance, on remarque que Fanny van de Grift était toujours vêtue d’une espèce de sac et avait un visage plutôt antipathique, autoritaire, farouche et même acariâtre.

Mais peut-être, plus encore que le tabac et le vin, ce qui manqua le plus à Stevenson fut-il la fréquentation de ses amis, quand on sait qu’avant son mariage il avait mené une vie franchement bohème et même turbulente. Mis à part ses voyages divers, la plupart du temps effectués à la mode des vagabonds, et son aspect vestimentaire, si haillonneux qu’en Amérique il fit fuir des passants qui le confondaient avec un mendiant, Stevenson eut de nombreuses amitiés que ses riches et stricts parents lui auraient déconseillées. Si l’on pense à Long John Silver et à Mr. Hyde, au sieur de Ballantrae et au voleur de cadavres, il n’est pas surprenant que leur créateur eût une morale ambiguë, sinon pour ses propres actes, au moins en tant que spectateur et auditeur. Le mal l’intéressa toujours beaucoup, et il ne refusait pas la compagnie de certains, quoi qu’ils eussent pu faire.

Lui-même, enfant, en proie à de forts sentiments religieux qui le faisaient pérorer la nuit, seul dans son lit, sur la chute de l’homme et la furie de Satan, trouvait du plus grand intérêt de commettre des actes ingénument « peccamineux », intérêt, avoua-t‑il, qu’il n’avait plus retrouvé adulte pour quoi que ce fût. Il fréquenta même les prostituées, qu’il aimait et défendit souvent, participa à des concours de blasphèmes d’où il sortait vainqueur, et pratiqua ce qu’il appela le Jink, qui consistait à « commettre les actes les plus absurdes en raison même de leur absurdité et des rires qui s’ensuivaient ». Mais tout cela n’était rien comparé aux forfaits de certains de ses amis : il fréquenta un temps un esprit satirique, la langue la plus vitrioleuse qu’ait jamais connue son Édimbourg natal, qui l’aida à découvrir l’aspect négatif de tout un chacun, de toute idée et de toute chose ; ce critique inlassable était, semble-t‑il, condescendant même avec Dieu, qu’il méprisait pour la très mauvaise conception d’un ou deux commandements ; il expédiait saint Paul d’une épigramme et enfonçait Shakespeare d’une antithèse. Plus graves étaient, cependant, les délits de son ami Chantrelle, heureux seulement quand il était ivre. C’était un Français qui avait quitté la France à la suite d’un assassinat ; puis l’Angleterre à la suite d’un autre assassinat ; et depuis qu’il se trouvait à Édimbourg, quatre ou cinq personnes avaient été victimes de « ses petits soupers et de son plat favori de fromage fondu à l’opium ». L’assassin Chantrelle avait pourtant des préoccupations littéraires, toujours prêt à traduire Molière de vive voix et au fil de la lecture. Selon Stevenson, il aurait pu triompher dans cette profession comme dans d’autres, honnêtes ou malhonnêtes. Mais il finissait toujours par abandonner ses projets pour revenir « au plus simple », celui de tuer. Il fut finalement condamné, et ce n’est qu’alors que Stevenson connut ses exploits. Il faut sans doute le croire et penser que s’il avait été au courant, il ne l’aurait pas autant fréquenté, malgré tout, l’expérience lui donna un certain sens de la tolérance envers les crimes les plus abjects ; on ne comprend pas autrement son commentaire, dans une lettre au sujet du chef Ko-oamua, avec lequel il s’entendit très bien pendant son exil polynésien : « … grand cannibale à ses heures, il savourait déjà ses ennemis sur le chemin du retour, après les avoir tués ; et pourtant, c’est un parfait gentleman, exceptionnellement affable et naïf ; en outre, il est loin d’être sot. »

Les dernières années de sa vie, passées dans les mers du Sud, provoquèrent l’irritation d’un de ses meilleurs amis positifs, ou du moins non délinquants, Henry James qui, dans de nombreuses lettres, lui demandait de revenir en Europe pour lui tenir compagnie et d’en finir avec tant de niaiseries. Quand Stevenson eut démenti l’annonce d’un retour en 1890, James l’accusa d’avoir eu un comportement qui n’avait pour exemples dans l’histoire que « les plus fameuses coquettes et courtisanes. Tu es le Cléopâtre mâle ou la Pompadour boucanière de la Haute Mer, la Libertine errante du Pacifique ». Il faut reconnaître qu’à part le fait qu’il se portait mieux grâce au climat, qu’il supportait sa femme, sa mère, ses beaux-fils et toute la suite avec laquelle il voyageait, qu’il recevait de la part des autochtones des noms idiots comme Ona, Teriitera et Tusitala, il n’y a guère à dire sur son séjour aux îles, la période la plus anodine de son existence. Vers la fin de sa vie, il avait la nostalgie d’Édimbourg, mais il savait qu’il n’y retournerait jamais.

La figure de Stevenson est très fuyante, comme si son caractère n’était pas très défini ou aussi pétri de contradictions que celui des personnages précédemment cités. Il était très généreux et se priva de confort, surtout à partir du succès de LÎle au trésor, pour envoyer de l’argent à ses amis les plus nécessiteux, qui parfois l’étaient moins mais ne le disaient pas. L’un de ses plus fameux proverbes était : « Grand-Cœur a été trompé. “Très bien”, dit Grand-Cœur. » Il avait un grand sens de la dignité, mais pouvait être aussi vaniteux et impertinent. Un jour, en parlant du jeune talent de Kipling, il écrivit à James : « Kipling est, différemment, le jeune homme le plus prometteur depuis… hum… depuis moi. » Dans une autre missive, au début de leur amitié, il exigea de James, de sept ans son aîné, qu’il supprimât de la réédition de son roman Roderick Hudson les adjectifs « immense » et « terrible » de deux pages précises. Tous deux s’admiraient énormément et James considérait Stevenson comme l’un de ses rares interlocuteurs dans le domaine de la théorie. Mais presque personne ne prend la peine de lire les essais de Stevenson qui sont pourtant parmi les plus vifs et les plus pénétrants du siècle dernier. Alors qu’il vivait encore à Bournemouth, il avait un fauteuil que personne n’occupait, car c’était « le fauteuil de James » ; et celui-ci le regretta vraiment lorsqu’il partit pour ne plus revenir. En 1888, il lui écrivit : « Tu es devenu un beau mythe, une sorte de mort non naturel, troublant et sans sépulture. »

Robert Louis Stevenson devint un mort naturel, rassurant, en sépulture, le 3 décembre 1894, dans son île, Samoa. Dans la soirée, il abandonna son travail et fit une partie de cartes avec sa femme. Puis il descendit dans sa cave chercher une bouteille de bourgogne pour le dîner. Il sortit sous la véranda avec Fanny et là, soudain, porta les mains à sa tête et s’écria : « Qu’est-ce qu’il m’arrive ? » Puis il demanda rapidement aussitôt après : « J’ai l’air bizarre ? » Au même moment il tomba à genoux près de Fanny, victime d’une hémorragie cérébrale. Inconscient, il fut porté sur son lit, il ne devait pas reprendre conscience. Il avait quarante-quatre ans.

Lorsqu’on écrit sur Stevenson, on se doit de terminer par son « requiem », qu’il avait composé bien des années auparavant et qui est inscrit sur sa tombe au sommet du mont Vaea, à Samoa, à quatre mille mètres d’altitude : « Sous le ciel immense et étoilé, / creusez ma fosse et laissez-moi reposer. / J’ai vécu dans la joie et dans la joie je meurs, / mais en partant je veux vous faire une prière. / Mettez sur ma tombe ces vers : / Il repose ici comme il le voulut ; / le marin est revenu de la mer, / le chasseur de la forêt. »

 

Julie de Lespinasse,

la tendre amie aimée

 

La vie de Julie de Lespinasse fut courte, pleine de souffrances et tourmentée, ce qui ne rend que plus méritoires ses extraordinaires capacités pour concilier et mettre à l’aise les membres de son entourage. Tous les participants aux longues réunions quotidiennes dans son salon de la rue de Bellechasse (parmi eux l’encyclopédiste d’Alembert, Diderot, Condorcet, Marmontel, des prélats, des nobles, des diplomates et dames de toute nature, jusqu’à des maréchales) ont laissé le témoignage de son incroyable habileté à, intervenant à peine dans la conversation, conduire magistralement les réunions de tant d’esprits privilégiés et tant de têtes exigeantes. Il n’est donc pas étonnant que quand sa protectrice Madame du Deffand l’accusa de la trahir et de s’approprier ses amis avant de la chasser de chez elle, la majorité de ces amis devenus communs, obligés de choisir entre le salon de l’une et celui de l’autre, opta pour la moins spirituelle mais la plus prévenante. L’harmonie qu’elle savait créer parmi ses invités était telle que l’un d’entre eux, Monsieur de Guibert, le dit avec éloquence à la mort de la maîtresse de maison : « Elle nous a séparés. » Et en effet, toutes ces personnes ne virent plus aucune raison de continuer à se retrouver, bien conscients qu’ils ne seraient plus les mêmes sans sa présence.

Les origines de Julie de Lespinasse avaient été troubles et fort peu prometteuses : fille illégitime de la comtesse d’Albon, on n’a aucune certitude quant à l’identité de son père, mais il semble presque sûr que c’était le comte de Vichy, frère aîné de Madame du Deffand, mentionnée plus haut. La comtesse d’Albon avait une autre fille légitime, laquelle, avec le temps (en 1739), se maria précisément avec Vichy, qui devint ainsi beau-frère de sa fille cachée, mari de sa nièce et ex-amant de sa belle-mère. Cela fut de peu de secours à Julie de Lespinasse quand ladite belle-mère, c’est‑à-dire sa mère, mourut : elle partit vivre avec ceux qui étaient doublement ses parents et qui la traitèrent comme une domestique, si ce n’est pire, au point que Madame du Deffand (tante et belle-sœur à la fois, me semble-t‑il) la prit en pitié et décida alors de l’emmener à Paris avec les résultats évoqués plus haut. Julie elle-même, qui fut toujours discrète quant à ses origines, avouait néanmoins que rien ne pouvait l’étonner dans les romans alambiqués de Richardson et Prévost, si foisonnants de complications consanguines, et peut-être pour cela son auteur préféré était-il Sterne, qu’elle déchiffra, imita et reçut probablement chez elle lors d’un voyage parisien de celui-ci.

En dépit de cela, sa vie sembla plus tirée de Pamela ou de Manon Lescaut que de Tristram Shandy, et si Julie de Lespinasse est passée à la postérité littéraire c’est en vertu de ses lettres, tout comme sa protectrice et rivale. Les deux correspondances n’ont pas grand-chose à voir : si Madame du Deffand se distinguait pour son pessimisme, son ton caustique et son scepticisme, Mademoiselle de Lespinasse n’était qu’ardeur et passion, du moins dans l’essentiel de ce qui nous est parvenu : les lettres adressées à Monsieur de Guibert, qu’elle aima malgré elle et avec frénésie et un peu sur le tard. Auparavant, elle avait aimé, un peu moins malgré elle mais avec une semblable frénésie, un Espagnol brillant, le marquis de Mora, de qui tous les contemporains disaient qu’il était indigne de l’Espagne, comme cela continue à se produire avec tout compatriote qui possède un peu de talent, qu’invariablement on maltraite dans ce pays. Ledit Mora, qui lui écrivit vingt-deux missives pendant une absence de dix jours à Fontainebleau, dut quitter Paris pour des raisons de santé, y retourna et dut repartir, pour ne plus revenir, sachant qu’il mourut à Bordeaux en 1774. Mais bien avant cette mort, Julie de Lespinasse avait connu Monsieur de Guibert, qui était à l’époque un jeune colonel de vingt-neuf ans, tellement séducteur que les dames prenaient la peine de lire son unique œuvre imprimée, un Essai de tactique, plutôt aride et qui les faisait s’exclamer : « Oh, monsieur de Guibert, que votre tic-tac est admirable[1] ! » Comme c’était à craindre, Julie de Lespinasse, qui était alors presque quadragénaire, n’était pas la seule femme que Guibert fréquentait, mais, pis que cela, le colonel finit par envisager de se marier avec une autre sans que cela entame l’amour ni l’ardeur de Mademoiselle Julie, tout feu tout flamme. Ses lettres au soldat volage font sans doute partie des grands monuments littéraires que, avec une relative récurrence, les femmes de talent ont érigés aux malotrus écervelés.

Malgré tout, le personnage le plus à plaindre de cette histoire est-il sans doute Monsieur d’Alembert, le grand encyclopédiste. Pendant de nombreuses années, il a cohabité avec Mademoiselle de Lespinasse, à ce qu’il paraît selon des principes de chasteté qui cependant n’avaient pas toujours (c’est‑à-dire avant la cohabitation) été observés. Quoi qu’il en soit, il était convaincu d’être le principal destinataire des pensées de sa grande amie, autant qu’elle l’était visiblement des siennes, Encyclopédie à part. À sa mort, il découvrit que Julie l’avait nommé exécuteur testamentaire et il dut se charger de ses papiers, pour son plus grand malheur : pas une seule de ses missives n’avait été conservée et, en revanche celles, innombrables, de Mora étaient toutes là. Défait, il partit trouver Guibert (qui en recevait beaucoup mais ne devait pas y répondre) et lui dit : « Nous étions tous dans l’erreur ! C’est Mora qu’elle aimait ! » Il va sans dire qu’en ce siècle si courtois Guibert garda le silence. D’Alembert lui survécut trois ans, pendant lesquels il accepta un logement au Louvre, en sa qualité de secrétaire de l’Académie française. Il fut inconsolable, et quand son ami Marmontel lui rappelait le comportement de la tendre amie amoureuse et défunte, il répondait : « Oui, elle était changée, mais je ne l’étais pas ; elle ne vivait plus pour moi, mais je vivais toujours pour elle. Depuis qu’elle n’est plus, je ne sais plus pourquoi je vis. À présent, que me reste-t‑il ? Au lieu d’elle, en rentrant chez moi, je ne trouve que son ombre. Ce logement du Louvre est lui-même un tombeau où je n’entre qu’avec effroi. »

Julie de Lespinasse est morte le 23 mai 1776, à quarante-trois ans, entourée de ses amis les plus intimes. Les trois derniers jours de sa vie, elle les passa dans un état d’exténuation tel qu’elle ne pouvait presque plus parler. Les infirmières la ranimèrent avec des sels de pâmoison et l’aidèrent à se redresser un moment sur son lit. Et ses dernières paroles furent empreintes de surprise, elle dit : « Suis-je encore en vie ? »

 

Épilogue

S’amuser comme des vieux

 

La cantatrice Pauline Viardot, également connue comme « la García », qui fut une maîtresse peu complaisante d’Ivan Tourgueniev pendant de nombreuses années (le romancier russe se serait complu de la situation si elle avait cessé d’être sa maîtresse pour devenir son épouse mais elle, elle ne se résolvait à se séparer complètement de Monsieur Viardot), dit une fois de lui : « C’est le plus triste des hommes. » Il faut croire que malgré l’amitié si constante, longue de dix-sept ans, entre Tourgueniev et Flaubert, la Viardot ne connut ce dernier que de façon superficielle, car dans le cas contraire il est fort probable qu’elle eût réservé ce titre à l’auteur de Madame Bovary, et non à son éconduit et patient aspirant-mari.

C’est du moins l’impression que l’on a en lisant la Correspondance[2] entre les deux écrivains, dans laquelle, par effet de contraste, les lettres du « plus triste des hommes » semblent être celles d’un mondain, un bon vivant, un cosmopolite professionnel, voire un homme presque frivole. Tandis que Flaubert restait enfermé à Croisset, près de sa Rouen natale, et tout au plus se rendait à Paris pour pester, quelques jours durant, contre ses contemporains, ou se déplaçait quelques semaines dans les Alpes pour les trouver « en disproportion avec notre individu » car « tout y est trop grand pour nous être utile », Tourgueniev parcourait le continent comme un écureuil, et il écrivait aussi bien depuis Paris que depuis Moscou, Baden-Baden, Berlin, l’Écosse, Oxford ou Saint-Pétersbourg. Il se rendait dans certains de ces lieux par obligation, pour s’occuper de ses finances ou pour recevoir un doctorat honoris causa, mais parfois aussi le motif du voyage était propre à un gentilhomme oisif : chasser la perdrix ou le coq de bruyère lors des parties organisées par des aristocrates au doigt lest et prompts à la gâchette. Flaubert, en revanche, semblait consacrer tout son temps libre à ingurgiter des volumes stupides qui « l’abrutissaient » avec pour seule fin de se documenter rigoureusement pour l’écriture de ses romans et ses contes. Du reste, ce temps libre était rare, si l’on considère le nombre d’heures, de jours, de semaines et de mois qu’il lui fallait pour écrire un chapitre satisfaisant. Dans ses lettres, il se plaignait fréquemment de son travail : il pouvait passer dix heures d’affilée face à sa table, à se débattre avec les difficultés que lui-même s’imposait, et l’achèvement de ses œuvres était toujours très lointain. Alors qu’il parvenait à la moitié de Bouvard et Pécuchet, il calculait avec désespoir que deux ans ne suffiraient pas à ce qu’il se débarrasse de personnages aussi stupides. Tourgueniev, au contraire, évoquait à peine comment et quand il écrivait les nombreux titres qu’il publiait, et encore lui restait-il assez de temps pour traduire et trahir en russe son ami.

Mais ce qu’il y a de plus émouvant chez Flaubert, ce sont les protestations continuelles qu’il adresse tendrement à son collègue voyageur parce que celui-ci ne va pas lui rendre visite avec la fréquence désirée. On ne peut compter les fois où Tourgueniev, empêché par la goutte qui le tourmentait ou par le coq de bruyère qu’il taquinait (ou par la Viardot, ou par une fête quelconque), doit reporter sa visite annoncée à Croisset, au grand dam non dissimulé de Gustave Flaubert : « J’ose espérer que, malgré vos occupations, vous ne ferez pas comme la dernière fois et ne resterez pas qu’une seule nuit. Un séjour si minime coupe ma jouissance », lui disait-il, échaudé ; ou encore : « Vous ne pouvez pas imaginer ma solitude intellectuelle… Je ne connais plus dans ce bas monde qu’un mortel avec qui je puisse parler, et c’est vous ! Alors, prenez soin de vous, ne vous avisez pas de me faire défaut comme les autres. » Et il n’avait pas honte de lui faire des reproches : « Cela fait des mois que vous promettez votre visite et vous manquez constamment à votre parole ; après quoi, à peine arrivé, alors que je crois avoir enfin obtenu votre compagnie, vous repartez aussitôt. Non, non, ce n’est pas possible. » « Nous aimant comme nous nous aimons, il est triste que nous soyons ainsi séparés l’un de l’autre… », lui déclara-t‑il même quelques mois avant sa mort.

Il est vrai que Flaubert était très paresseux dès qu’il s’agissait de se déplacer, et il y mettait bien peu du sien. La seule idée de se rendre à Paris le fatiguait : « Je n’irai pas à Paris rien que pour les Espagnols, ce serait une ânerie. » Il s’agissait d’assister à une fête caritative au bénéfice des victimes des inondations de Murcie en 1879. Il fut encore plus explicite avec une de ses amies, et balaya l’affaire d’un revers de main avec l’argument qu’il ne savait pas danser le boléro ni jouer de la guitare. (Les Murciens d’aujourd’hui peuvent brandir un motif de rancœur rétrospective envers une si noble plume.)

Quoi qu’il en soit, ce n’était vraisemblablement ni par mauvaise intention ni par coquetterie que Tourgueniev se faisait prier. Quand enfin il se rendait à Croisset, il restait à discuter avec Flaubert jusqu’au petit matin et écoutait patiemment la lecture de chapitres laborieux que celui-ci lui infligeait. Et comme il voyageait de par le monde, il avait coutume de lui envoyer des présents par le train. Il y a quatre ou cinq lettres d’affilée, toutes plus délicieuses les unes que les autres, dont l’objet principal est une robe de chambre que le Russe a envoyée au Français en cadeau. « Dès que je verrai la fameuse robe de chambre, je vais pleurer de gratitude », dit Flaubert. « J’avais le vague espoir de pouvoir aller à Croisset pour vous remettre votre robe de chambre en main propre… Dites-moi si vous avez reçu la robe de chambre », lui répond Tourgueniev. Et une fois la fameuse robe de chambre arrivée, Flaubert se montre expressif comme il ne le fait avec aucune question politique ou littéraire : « Ce royal vêtement me plonge dans des rêves d’absolutisme et de luxure. Je voudrais être tout nu dedans et y abriter des Circassiennes. Bien qu’il fasse actuellement un temps d’orage et que j’aie trop chaud, je porte la susdite couverture. » Qui sait si ce ne serait pas là la même robe de chambre dans laquelle, à son grand scandale, Henry James le trouva lors d’une de ses visites : pour James, un tel accoutrement était proprement indécent, et, à partir de là, il décréta que l’œuvre de Flaubert ne pouvait être que détestable parce que son auteur était, à n’en pas douter, un individu qui faisait tout en robe de chambre. Et de cela, que pouvait-on attendre de bon ?

Étant donné que Flaubert et Tourgueniev parlaient peu de littérature dans leurs lettres (ni de la leur ni de celle des autres), les passages les plus intéressants et amusants de leur correspondance sont ceux qui portent sur ces préoccupations plus ou moins domestiques. Il est certes vrai qu’au début de leur relation, et certainement pour gagner une confiance mutuelle, ils se couvrirent d’éloges, mais celles-ci sont d’une nature qui ne survécut pas à la consolidation de leur amitié : « Quel art ! » disait l’un. « Quelle psychologie ! » disait l’autre. « Quel sens du rythme ! » s’exclamaient-ils en chœur. Malgré tout, de temps en temps ils déblatéraient contre Zola et ses idées bizarres et avaient du mal à dissimuler la joie que leur causaient ses échecs ; et lorsque Tourgueniev envoya La Guerre et la Paix à son ami, celui-ci exprima tout d’abord sa flemme face à une œuvre si épaisse, puis il s’enthousiasma face aux deux premières parties et finalement détesta la troisième, qui, d’après lui, s’effondrait lamentablement : « Il se répète et pérore comme un philosophe ! » s’exclama-t‑il, exaspéré. Quant au disciple de Flaubert, Maupassant, plutôt que de lire ses nouvelles, ils préférèrent écouter bouche bée ses aventures prodigieuses : « Il m’a écrit récemment qu’en trois jours il avait tiré dix-neuf coups ! C’est beau ! Mais j’ai peur qu’il ne finisse par s’en aller en sperme. Ce n’est plus de notre âge, mon bon ami ! »

À cette époque, les deux bons amis frôlaient la soixantaine, et même si à certains égards ils semblaient le prendre avec fair-play et humour (« L’autre jour, à Quimper, on a condamné un individu de Brest aux travaux forcés car il avait violé ses trois filles et son fils de dix-sept ans. Quel tempérament ! Force est de constater que nous ne serions plus capables de ces accès de vigueur »), il y avait également des moments où la proximité de la mort les abattait : « Mon état était si misérable, dit Tourgueniev, je me sentais si impuissant, vieux, gros, impotent, que rien que l’idée d’aller voir ce qu’ils voulaient nous montrer m’a empli d’une sombre mélancolie… Ce sont ces petits “memento”, ces cartes de visite que nous envoie Madame la Mort, pour que nous ne l’oubliions pas. » Et si la goutte était le grand ennemi de l’écrivain russe (elle doit apparaître dans quatre-vingts pour cent de ses lettres), Flaubert était consumé par l’aversion envers son époque et son souci de se prémunir de l’idiotie, et il est bien connu que quiconque se prémunit excessivement de quelque chose finit parfois par tomber dans ce travers : « Je suis moi aussi terriblement las, de tout et principalement de moi-même. Il me semble, par moments, que je deviens idiot, que je n’ai plus une idée et que mon crâne est vide comme un cruchon sans bière. »

Flaubert, de trois ans son cadet, mourut brutalement trois ans avant Tourgueniev, qui a dû souffrir infiniment au cours de son agonie, au point de demander à Maupassant qu’il profitât de sa prochaine visite pour lui apporter un pistolet. Mais six mois avant la mort du premier, les deux hommes retrouvaient le moral face à la perspective d’une nouvelle expédition par le train qui les tint en haleine, plusieurs missives durant : « Trois fois merci, ô saint Vincent de Paul des comestibles ! disait Flaubert. Je n’ai pas encore reçu ni le caviar ni le saumon. Par quel moyen m’avez-vous expédié les deux boîtes ? Mon estomac est rongé d’inquiétude. » Et Tourgueniev de s’inquiéter : « Je déplorerais surtout la perte du saumon qui était excellent. » Mais le colis finit par arriver à bon port, et en bon état. « Hier soir, j’ai reçu la boîte. Le saumon est merveilleux ; mais le caviar m’a fait pousser des cris de volupté. Quand mangerons nous ensemble ces mets délicieux ?… Sachez que je mange le caviar à peu près sans pain, comme si c’était de la confiture. »

Ils ne parvinrent jamais à manger ensemble ces mets délicieux, pas plus qu’ils ne parvinrent à passer beaucoup de temps ensemble. Mais en lisant leur correspondance on a l’impression que grâce à celle-ci ils accomplirent le dessein que Tourgueniev proposa à Flaubert un jour de mauvais présages et de mélancolie : « Eh bien oui, nous sommes bien vieux, mon bon ami, c’est indiscutable, lui dit-il. Essayons au moins de nous amuser comme des vieux. »

 

Javier Marías, « Vies écrites », traduction de l’espagnol par Alain Kéruzoré et Stéphanie Decante, © Éditions Gallimard, 2019.

En librairie le 12 septembre.

 


[1] En français dans le texte. (N.d.T.)

[2] Publié chez Mondadori. Traduction espagnole de Danielle Lacascade et Francisco Díez del Corral.

 

 

 

 

 

Javier Marías

Ecrivain

Rayonnages

FictionsEssai

Notes

[1] En français dans le texte. (N.d.T.)

[2] Publié chez Mondadori. Traduction espagnole de Danielle Lacascade et Francisco Díez del Corral.