Roman (chantier)

Une bibliothèque à domicile

Cyrille Martinez affectionne les bibliothèques. Il y a la bibliothèque publique, dont il a fait son roman paru en 2018, Les Bibliothèques noires, où déjà la vie de ces objets mystérieux et profonds laissait libre cours à l’imagination. Et il y a la bibliothèque privée, comme celle d’aujourd’hui. Privée et plutôt hors du commun, voire surnaturelle. Que va-t-elle devenir sans son propriétaire, expulsé de France ? Premières pages inédites d’un travail en cours, où là aussi l’imaginaire va bon train, et de pair avec l’humour.

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Malbec est expulsé de France et voici ce qu’il abandonne : une réserve de tabac, deux caisses de vin ordinaire, du matériel informatique ancien, des vêtements usagés, un panier de chaussures, des médicaments, un vélo, une voiture, une bibliothèque. Il quitte surtout le 80 m2 rue Coupe-Gorge où il vivait depuis trente ans. Depuis que le secteur a été réhabilité, le prix du mètre carré s’est envolé. C’est du moins ce qu’on raconte dans le milieu de l’immobilier. Des personnes fortunées seraient prêtes à débourser des sommes folles pour acquérir un appartement comme celui-ci. La rue Coupe-Gorge est désormais prisée.

Si cette information se confirme, la vente s’annonce fabuleuse. Mais pour vendre ce 80 m2, encore faut-il le vider. Ce n’est pas une mince affaire. Malbec aura passé trente ans à construire une bibliothèque dans son appartement. Les vingt premières années il l’aura constituée avec Eva, sa femme, avant de l’enrichir sur ses fonds propres, après la mort de celle-ci.

Les livres, c’était leur vice et leur passion. La bibliothèque était leur joie, leur maladie. C’était aussi leurs œuvres complètes.

Malbec l’aimait tellement, cette bibliothèque, qu’il ne la quittait que contraint, parce qu’il faut bien sortir un peu, retrouver ses amis et ses ennemis dans les bars, participer à des actions, faire des courses, parce qu’il est bon de prendre l’air de temps en temps, marcher le long du canal en fumant, livres pleins les poches, accompagné de ses chiens, boire une bière sur un banc, et qu’on se doit de fréquenter d’autres bibliothèques que la sienne.

Elle aurait été dans une maison de campagne, où l’on se rend quinze jours par an, une semaine au printemps, une semaine en été, plus à la rigueur un week-end par-ci par-là, cette bibliothèque aurait été jugée amusante. On aurait eu plaisir à piocher dedans pour en sortir un vieux livre, à bouquiner sur un hamac, avant la sieste. Ou bien pour épater les amis de passage, les distraire ou les faire rigoler. Entreposée rue