Roman (chantier)

Une bibliothèque à domicile

Cyrille Martinez affectionne les bibliothèques. Il y a la bibliothèque publique, dont il a fait son roman paru en 2018, Les Bibliothèques noires, où déjà la vie de ces objets mystérieux et profonds laissait libre cours à l’imagination. Et il y a la bibliothèque privée, comme celle d’aujourd’hui. Privée et plutôt hors du commun, voire surnaturelle. Que va-t-elle devenir sans son propriétaire, expulsé de France ? Premières pages inédites d’un travail en cours, où là aussi l’imaginaire va bon train, et de pair avec l’humour.

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Malbec est expulsé de France et voici ce qu’il abandonne : une réserve de tabac, deux caisses de vin ordinaire, du matériel informatique ancien, des vêtements usagés, un panier de chaussures, des médicaments, un vélo, une voiture, une bibliothèque. Il quitte surtout le 80 m2 rue Coupe-Gorge où il vivait depuis trente ans. Depuis que le secteur a été réhabilité, le prix du mètre carré s’est envolé. C’est du moins ce qu’on raconte dans le milieu de l’immobilier. Des personnes fortunées seraient prêtes à débourser des sommes folles pour acquérir un appartement comme celui-ci. La rue Coupe-Gorge est désormais prisée.

Si cette information se confirme, la vente s’annonce fabuleuse. Mais pour vendre ce 80 m2, encore faut-il le vider. Ce n’est pas une mince affaire. Malbec aura passé trente ans à construire une bibliothèque dans son appartement. Les vingt premières années il l’aura constituée avec Eva, sa femme, avant de l’enrichir sur ses fonds propres, après la mort de celle-ci.

Les livres, c’était leur vice et leur passion. La bibliothèque était leur joie, leur maladie. C’était aussi leurs œuvres complètes.

Malbec l’aimait tellement, cette bibliothèque, qu’il ne la quittait que contraint, parce qu’il faut bien sortir un peu, retrouver ses amis et ses ennemis dans les bars, participer à des actions, faire des courses, parce qu’il est bon de prendre l’air de temps en temps, marcher le long du canal en fumant, livres pleins les poches, accompagné de ses chiens, boire une bière sur un banc, et qu’on se doit de fréquenter d’autres bibliothèques que la sienne.

Elle aurait été dans une maison de campagne, où l’on se rend quinze jours par an, une semaine au printemps, une semaine en été, plus à la rigueur un week-end par-ci par-là, cette bibliothèque aurait été jugée amusante. On aurait eu plaisir à piocher dedans pour en sortir un vieux livre, à bouquiner sur un hamac, avant la sieste. Ou bien pour épater les amis de passage, les distraire ou les faire rigoler. Entreposée rue Coupe-Gorge, cette bibliothèque ne fait pas rire Laura et Pat, fille et fils de l’expulsé. Pour eux, cette bibliothèque n’a vraiment rien de drôle, c’est un poids, une angoisse, une menace qui pèse sur leur rêve de plus-value immobilière.

Si Laura et Pat ont une vague idée de la somme qu’ils pourraient tirer de l’appartement, ils sont en revanche incapables de chiffrer le nombre de livres qu’il contient. La seule chose qu’ils peuvent dire c’est qu’il y en a partout. Sur les étagères bien sûr, dans les meubles comme on peut s’en douter, mais aussi en piles, par terre, derrière les canapés, sur les fauteuils et sous le lit. Un enfer de bibliothèque dont on ne sait que faire.

Les chiens font parfois des chats. Le chien Malbec a eu une chatte et puis un chat. La chatte Laura et le chat Pat n’entretiennent pas le même rapport aux livres que leur chien de père. Si ça ne tenait qu’à eux, ils n’auraient eu aucun scrupule à se débarrasser de cette collection comme on le ferait d’encombrants. L’idée que deux, trois employés municipaux bien costauds vident intégralement l’appartement en trois, quatre jours de travail, et aux frais de la Mairie, bien qu’absolument réjouissante de leur point de vue, doit être immédiatement écartée. Ce n’est même pas la peine d’espérer une issue simple et peu coûteuse à ce problème de bibliothèque. Ça s’annonce plus compliqué.

 

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Avant de quitter le territoire, Malbec a donné ses instructions :

Un) que sa bibliothèque ne soit pas saisie,

Deux) qu’elle ne soit pas détruite,

Trois) qu’elle ne soit pas éparpillée, vendue titre par titre à des libraires,

Quatre) que sa bibliothèque personnelle soit donnée, de manière gratuite, ferme et définitive, à une bibliothèque, de préférence à celle de l’HyperSorbonne,

Cinq) prendre contact avec Abascal.

Ses volontés exprimées, à charge des enfants de les mettre à exécution.

Pat Malbec tient à s’excuser : actuellement très pris par la revente de son officine, il lui sera impossible de s’occuper du transfert de la bibliothèque de son père. Il a des horaires de fou et ses responsabilités sont grandes.

Pas d’inquiétude, sa sœur Laura accepte de s’en charger.

Ce n’est pas qu’elle n’ait pas de boulot, mais dans la mesure où elle travaille à son compte, elle a davantage de souplesse dans la gestion de son emploi du temps. Laura est depuis peu Nail-Artiste indépendante. Elle a ouvert un atelier où elle présente ses créations, et ça commence à marcher, en peu de temps elle est parvenue à se constituer une clientèle. On dirait bien que son style plaît.

Le fait qu’elle ait davantage de temps libre ne justifie pas qu’elle travaille gratuitement. En compensation de son investissement dans l’opération de déplacement des livres, elle a obtenu de son frère un pourcentage supplémentaire sur la vente de l’appart. La règle du cinquante-cinquante en souffrira. Ce sera 51 % pour elle, 49 pour son frère.

Ce matin, Laura, griffes assorties aux touches couleur lavande de son téléphone à paillettes, compose le numéro de la Bibliothèque HyperSorbonne. Quelqu’un décroche. C’est Zingoni.

Zingoni et Laura ont toutes deux un goût prononcé pour le Nail-Art. Chacune sa spécialité : Laura fait de la peinture, Zingoni des poèmes.

Nail-Artiste Plasticienne, Laura peint aussi bien des paysages que des portraits ou bien des formes. Son registre pictural est très large, elle est tantôt figurative tantôt abstraite, elle produit des fresques grandioses pour les doigts de la main et les pieds, elle fait d’extraordinaires monochromes blancs. Pas besoin d’être affiliée à une galerie ou d’appartenir aux collections d’un musée pour exposer son art. Les pieds et les mains de ses clientes constituent son espace d’expression.

Nail-Poète, Zingoni inscrit des poèmes de sa composition sur les ongles des mains et des pieds, parfois conceptuelle, parfois narrative, parfois lyrique. Pour elle un ongle est une page, d’ailleurs elle ne ressent pas le besoin de faire de livre, car selon elle écrire un poème sur des ongles vaut pour publication.

Zingoni et Laura auraient des choses à partager. Plus tard, peut-être, discuteront-elles de leur art. Aujourd’hui il sera uniquement question de la Bibliothèque de Malbec.

Zingoni écoute Laura lui exprimer sa demande après quoi, bonne professionnelle, elle redirige l’appel sur le poste de la personne compétente. En attendant que celui-ci décroche, elle examine ses ongles sans se douter qu’à l’autre bout du fil, Laura fait de même. Les ongles vernis de manière créative, plus qu’un loisir, une passion.

Le téléphone sonne.

À la deuxième sonnerie, Abascal décroche.

 

Diplômée de littérature générale, Abascal a passé trois ans au chômage avant de reprendre ses études à l’Institut d’informations documentaires. Elle intègre ensuite le ministère de la Diffusion des savoirs en qualité d’Agente avant de réussir le concours d’Administratrice documentaire et d’être nommé Administratrice deuxième classe premier échelon.

Après quatre années au même poste et au même échelon, elle craque et rejoint un Cabinet, qui malheureusement pour elle s’avère être un placard. Elle craque donc à nouveau et se réfugie dans un Centre de documentation municipal en tant que Directrice adjointe avant d’en devenir la Directrice générale après le départ à la retraite de sa collègue.

Unique employée, elle semble alors s’épanouir dans le travail. Une hiérarchie incompétente et absente lui laisse une grande autonomie : gestion de son emploi du temps à la carte, décisions à prendre en son âme et conscience, pas de comptes à rendre. Seul problème : le public se fait rare dans cet établissement. Il lui arrive de passer des semaines sans communiquer avec quiconque. Elle compense l’absence des hommes par la compagnie des livres. À cette époque, elle les dévore.

Contre toute attente, elle démissionne et quitte son appartement du centre-ville pour une petite maison de famille située dans un village qui compte trente habitants en hiver contre deux mille en été. Elle a pris avec elle trois caisses remplies de livres. En échange de fromages et de légumes, elle travaille à mi-temps dans la ferme du voisin.

Au bout d’un an, requinquée, en pleine forme physique, le moral au plus haut, elle se sent d’attaque pour intégrer l’administration territoriale. La voilà donc Vice-Directrice générale. C’est le début de sa deuxième carrière. Elle est rapidement promue Directrice générale, puis nommée Cheffe de service rattachée au Secrétaire général pour l’Administration, Déléguée à l’accompagnement, et enfin élevée au grade de Cheffe de service « Actions de valorisations » au sein de la Bibliothèque de l’HyperSorbonne.

Elle a été récemment élue Personnalité de l’année pour avoir fondé la Bibliothèque des Animaux, qui a reçu le label « Projets d’Innovations Remarquables » et emploie actuellement trois salariés. En tant que membre fondatrice, son rôle est purement honorifique, donc bénévole. C’est pourquoi Abascal a conservé son poste de Cheffe du Service « Actions de valorisations ».

Même si c’est loin de constituer son activité principale, elle est en charge de la collecte des bibliothèques des enseignants, des écrivains, des grands lecteurs. En général, on fait appel à elle avant un déménagement (« On ne peut pas prendre tous ces livres dans notre nouveau logement, prenez-en une partie »). Ou bien après un décès (« La famille ne sait pas quoi faire de ces milliers de bouquins, s’il vous plait, aidez-nous »). Pour la première fois, elle intervient après une expulsion.

 

Laura expose sa demande. Abascal écoute attentivement. Elle se garde bien de l’interrompre sinon par des énoncés que les linguistes qualifient de phatiques. Elle attend que vienne son tour de parole pour expliquer à son interlocutrice qu’elle a bien connu son père, qu’elle se permet d’appeler Louis.

Louis venait à la bibliothèque deux à trois fois par semaine, énonce Abascal, on discutait, on parlait de nos lectures, et puis d’autres choses.

Je vois, déclare une Laura que ces commentaires semblent agacer, une Laura qui aimerait qu’on en vienne directement aux questions pratiques.

C’est un désastre qu’il doive quitter la France, s’emporte une Abascal hors sujet, une Abascal qui s’embourbe. Un désastre pour lui et un désastre pour la France. Quelle honte ! s’indigne-t-elle auprès de Laura qui ne dit rien.

Enfin, souffle Abascal d’un ton résigné. Je sais qu’il tenait beaucoup à sa bibliothèque, ah là là ça doit être quelque chose.

Oh vous savez, mon père n’était pas fâché de s’en aller, observe Laura. Il souhaitait prendre de la distance avec cette bibliothèque. Il y aura consacré trente ans, c’est bon, ça suffit, il était temps de passer à autre chose. Mais il n’aurait pas été capable de s’en séparer tout seul. Là, au moins, comme on l’a foutu dehors, il n’a pas eu de question à se poser.

Alors dites-moi, elle vous intéresse, cette bibliothèque ? lance Laura.

Elle m’intéresse, bien sûr, répond Abascal, j’allais y venir. Mais avant de vous donner mon accord, je souhaiterais l’expertiser. J’ai besoin de la voir, j’ai besoin de savoir ce qu’elle contient.

 

Laura demande qu’on lui accorde quelques secondes, le temps de consulter son planning.

Le 1er ça vous va ? C’est un lundi. Bon, bon, très bien, on se dit rendez-vous lundi prochain, le 1er, 14h30 précises, 20 rue Coupe-Gorge, 5e étage.

 

3

Trente ans qu’il vivait en France et le voilà indésirable. Au prétexte qu’il parle français, pense en français, écrit en français et lit majoritairement dans cette langue, il s’est cru résident permanent. Sans compter que son nom, Malbec, ne sonne pas argentin. Sa langue, son nom, ses habitudes culturelles, ses amis, ses relations, tout ça l’a sans doute trompé. Un courrier officiel est venu lui rappeler qui il était.

Nom Malbec, prénom Louis, individu de nationalité argentine. Louis Malbec a compromis les intérêts fondamentaux de l’État en vertu de quoi Louis Malbec, coupable d’outrage et rébellion, est invité à se rendre hors du territoire de France. Louis Malbec est contraint de prendre un moyen de transport dans les meilleurs délais, afin d’être reconduit dans un pays que Louis Malbec a peut-être oublié au gré de ses voyages, dont il s’est détaché, qui lui semble peut-être lointain, mais qui pourtant se trouve être celui dont Louis Malbec est citoyen. Coupable d’actes délictueux, Louis Malbec ne deviendra pas français. Louis Malbec restera argentin.

Depuis son arrestation, le bâtiment situé au numéro 20 de la rue Coupe-Gorge a été placé en Alerte Sécurité Niveau 2. On ne s’étonnera donc pas qu’une serrure biométrique ait été posée. Lundi 1er, Abascal l’inaugure. Elle présente son pouce à la serrure biométrique du 20 rue Coupe-Gorge et le moins qu’on puisse dire c’est qu’elle n’est pas rassurée. Elle se sent nerveuse, elle a le stress. Quelque chose à se reprocher ? En principe non. Pas de casier judiciaire. Pas de dettes ni amendes ni contraventions en souffrance. Elle n’est pas l’objet d’une plainte ou d’un litige non réglé. Elle n’est pas fichée pour provocation vis-à-vis de l’autorité publique. Son nom n’est pas associé à des entreprises terroristes. Cependant le soupçon pèse sur elle. Et ça pèse lourd le soupçon. Au moindre doute, serait-ce pour une vérification, la Milice de Proximité sera immédiatement mise au courant de sa présence et la conduira au Poste où elle sera soumise à un interrogatoire poussé au cours duquel elle finira bien par avouer des choses. Elle a peur, et c’est normal d’avoir peur. Ça fait partie du système de sécurité que d’effrayer le citoyen.

14h29
Lundi 1er
entrée autorisée
Abascal

La porte se déverrouille. Abascal entre dans le hall. Monsieur Kodic, le gardien, mari de Madame Kodic, la gardienne, l’accueille.

Depuis maintenant dix-huit ans Madame et Monsieur Kodic s’occupent de l’entretien des locaux et de la sécurité des biens et des personnes, locataires ou proprios, du 20 rue Coupe-Gorge. L’ascenseur ? demande Abascal. Monsieur Kodic tend le bras et déclare de sa voix abîmée par quarante ans de tabagie : ascenseur au bout du couloir.

Abascal voyage dans un ascenseur en aluminium de couleur noire paré de cristaux transparents synonymes de raffinement et d’élégance. Dans cette cabine, qualifiée de chef-d’œuvre du design par son fabricant, elle songe à ce qui l’attend. En vertu de l’adage qui veut que les bibliothèques privées soient des autobiographies, elle imagine celle de Malbec. Les bibliothèques, se dit-elle, gagnent à être imaginées. Alors imaginons.

Des pièces hautes de plafond avec des poutres orangées. De larges fenêtres à double vitrage ouvrent à la lumière naturelle tout en les préservant du bruit. Des plafonniers, équipés d’un modulateur d’intensité, créent une ambiance chaleureuse. Des lampes d’architecte à pieds articulés et des liseuses à LED à bras flexibles servent d’éclairage d’appoint. Perpendiculaires aux poutres apparentes et aux sols en ciment ciré, de solides étagères en bois laqué supportent des rangées de livres brochés et reliés. Les circulations sont fluides, le classement est complexe et cependant lisible, à l’image du cerveau de celui qui a organisé ce lieu, clair et complexe et lisible. Ici tout est apparent : il suffit d’ouvrir les yeux en grand pour embrasser l’ensemble des connaissances. Des pastilles de couleurs collées sur la tranche des livres indiquent les disciplines. Le regroupement par collections dessine des vagues chromatiques. En plus d’être savante, cette bibliothèque a le caractère plaisant d’une tapisserie.

Quant à la structure de l’appartement, tente de conclure Abascal alors que l’ascenseur s’arrête et qu’une voix enregistrée annonce « cinquième étage », on n’a qu’à dire qu’un hall d’entrée ouvre sur une grande pièce ovale autour de laquelle trois portes conduisent aux autres pièces de l’appartement, la première porte donne sur le bureau, la deuxième sur un salon, la troisième sur la chambre.

Chaque pièce, bâcle-t-elle en sortant de la cabine, comporte un fonds spécialisé : les Grandes Œuvres dans la pièce centrale, les Dictionnaires et les Encyclopédies dans le bureau, les Livres d’images dans le salon, la Fiction dans la chambre.

Cet appartement est parfait, n’y touchons plus, se satisfait l’architecte Abascal en mettant les pieds dans le couloir blanc brillant, wall painting arc-en-ciel et moquette profonde.

Menée dans la précipitation, sa tentative d’aménagement a omis de mentionner la cuisine, la salle de bains, les toilettes. Trop tard pour y remédier. Car se présente à elle l’appartement 52.

On sonne. La porte s’ouvre.

Bonjour ! dit Abascal.

Ah vous voilà, réplique Laura, c’est bien, entrez.

L’œil d’Abascal est attiré par les ongles de Laura : léopard sur le pouce, peau de serpent sur l’index, peau de crocodile sur le majeur, annulaire zébré, patte de chat sur l’auriculaire.

Ma dernière création, minaude Laura, si ça vous intéresse, passez me voir à l’atelier. Tenez, voici ma carte.

Ah merci, dit Abascal, d’habitude je ne suis pas fan, mais là, ça me plaît. Surtout la peau de serpent. Fantastique.

Ma création la plus aboutie, se réjouit Laura, vous avez l’œil dites donc. Bon, on en reparle plus tard. Nous avons une bibliothèque à visiter. Déposez vos affaires sur le portant à votre gauche. Méfiez-vous, il est bancal. Prenez ce dont vous avez besoin, et suivez-moi. Je vous fais la visite. Ne faites pas attention à la saleté.

 

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Les trois portes sur la gauche conduisent respectivement aux toilettes, à la salle de bains, à la cuisine. Les trois portes de droite ouvrent sur le bureau, le salon, la chambre. Les pièces de droite donnent sur la rue Coupe-Gorge, celles de gauche sur une cour intérieure. Il y a une ouverture dans chaque pièce, doubles fenêtres dans les pièces à vivre, fenêtre simple ou vasistas dans les commodités, les sols sont en ciment ciré.

Couloir : le seul espace dépourvu de livres. En plus du portant chromé, on trouve des chaussures de sport jetées dans une caisse. Des sacs 50 litres débordent de papiers et de cartons d’emballage.

Toilettes : on serait bien en peine de les décrire, car à peine en a-t-on poussé la porte, qu’on l’a aussitôt refermée. Étant donné les circonstances, c’était la meilleure chose à faire. Il nous a semblé apercevoir une pile de livres sur le sol, sans certitude, l’ouverture fut brève.

Salle de bains : elle offre une composition unique de carrelages à moitié cassés, de joints défaillants, de parquet de linoléum qui se barre, de bac à douche et d’évier noircis par la saleté. Sur un meuble quelques livres moisis côtoient un nécessaire de toilette.

Cuisine : une espèce d’ode à la graisse, un éloge de l’huile, un délire de friture, œuvre d’un cuisinier maladroit et allergique au ménage. Des étagères retiennent des livres gras.

Poursuivons la visite par les pièces à vivre.

Bureau, salon et chambre ont en commun d’être couverts d’un papier peint blanc devenu gris ou gris vert. Au plafond des auréoles jaunâtres, fresque dégoûtante. Du matériel informatique sur un tapis poussiéreux.

Chaque pièce porte sa part d’ordinateurs domestiques de la première et deuxième génération, des cimetières d’unités centrales et d’écrans côtoient des charniers de souris, divers modèles d’imprimantes cohabitent dans un silence de fin du monde, tandis qu’entre ces différents éléments vaque une masse de câbles emmêlés et de multiprises sans vie. Autant d’éléments orphelins, sans illusion sur leur sort, il saute aux yeux qu’ils ont perdu tout espoir qu’on les répare. Plus jamais ils ne goûteront un shoot d’électricité. Plus jamais ils ne ressentiront la jouissance de l’interconnexion des systèmes. On peut imaginer que chacun à sa manière a rendu de nombreux services aux utilisateurs, mais leur période d’activité est révolue, ils ont définitivement basculé du côté des encombrants, ils appartiennent à la catégorie des éléments toxiques et difficiles à recycler. Triste destin.

Il est frappant de constater l’absence d’éléments décoratifs qui habillent fréquemment les lieux de vie. Ici pas de posters ni de photos, pas de souvenirs de voyage, pas de bibelots, pas de figurines, pas de fleurs et pas de plantes. Le mobilier fonctionnel se résume au strict minimum, chaises, lit, divan, machine à laver, four. Même s’il est certain qu’aucun animal de compagnie ne vit dans cet espace, on serait incliné à dire que ça sent le chien.

C’est ça, la bibliothèque de Malbec ? se désole Abascal après avoir traversé ces trois pièces sombres et sales, pleines de livres sur les murs, sur les tables et les chaises, jetés par terre.

Dressant un inventaire des biens éparpillés, elle a compté une robe de chambre, trois slips, deux paires de pantoufles, cinq hauts de pyjama et six bas, au moins dix T-shirt, une vingtaine de chaussettes, plus des bouteilles en plastique, plus des bouteilles de vin, plus des assiettes, plus des cendriers pleins.

Elle a noté que le sol est plein de poussière et de mouchoirs, que les rideaux sont tâchés, que les plafonds sont marqués d’auréoles jaunes. Enfin les livres sur les étagères semblent avoir été posés à la va-vite plutôt que rangés. Une bibliothèque gagne à être imaginée en effet.

Je vous l’avais dit émoticône « téléphone », déclare Laura. Des livres partout, une véritable épidémie. Tenez, il y en a même sous le lit, derrière le canapé, sur cette pauvre chaise qui n’en peut plus, et là, sur ce vieux fauteuil fatigué. On ne sait plus où s’assoir, émoticône « yeux révulsés ». Notez que je n’ai rien contre la lecture. Moi aussi j’ai ma propre collection de livres. Des beaux-livres essentiellement, j’aime ce qui est beau. Bref chacun son truc, mais il y a des limites. Là, c’est trop, mille fois trop. À un moment donné ça relève plus de la maladie mentale que la bibliophilie, ou bibliomanie, je ne sais pas si ce mot existe mais vous m’aurez compris. Je me demande comment mon père a fait pour vivre ici. Mais aussi d’où viennent ces livres, comment se les est-il procurés ? Il est toujours resté discret sur ce point. Il n’a pas pu les acheter, il n’avait pas d’argent. Continuons, émoticône « j’te siffle ».

Des émoticônes à l’oral, pense Abascal. C’est amusant.

Après la mort de ma mère, on venait rarement, mon frère et moi, une ou deux fois par an au maximum, poursuit Laura en tirant les rideaux. C’était sa cabane, son refuge. Il y avait trop de chiens ici pour qu’on trouve notre place. Un véritable chenil. Les voisins étaient fous. Je sais qu’il recevait beaucoup, il y avait du passage, de grosse fêtes. À mon avis l’appartement était squatté. Faut dire que n’importe qui pouvait entrer. Mon père ne possédait pas de clé. Je ne sais pas si vous avez fait attention, mais la porte n’a pas de serrure. Un jour je lui ai fait remarquer qu’il risquait de se faire cambrioler, il m’a répondu : cambrioler quoi ? Qui voudrait de cette bibliothèque, en effet, à part vous, mais vous, ce n’est pas pareil, vous n’êtes pas dans une logique pécuniaire. Autant vous dire tout de suite qu’il n’y a pas de catalogue. Ni de plan. Mon père devait avoir ses repères. Il ne connaissait sans doute pas l’emplacement exact de chaque document mais devait savoir dans quel coin chercher. Ou bien il fonctionnait au hasard. Il avait volontairement généré le chaos et attendait qu’un livre sorte du lot, émoticône « je hausse les épaules ».

Je penche pour le chaos, songe Abascal en examinant les étagères.

Remerciant Laura pour la visite, Abascal déclare qu’elle souhaite maintenant étudier de plus près cette collection.

J’en ai pour trois, quatre heures, dit Abascal.

Je vais vous laisser travailler, répond Laura, ne vous inquiétez pas. Mais avant ça, encore deux ou trois choses, qui peuvent vous intéresser, émoticône « écoute-moi, tends l’oreille ». Vous avez vu que mon père s’est amusé à chapitrer chaque pièce ? Regardez les inscriptions sur les portes : Chapitre 1 Bureau, Chapitre 2 Salon, Chapitre 3 Chambre, etc. Il pensait son appartement comme un roman. Il prétendait aussi que dans le salon se trouvaient les livres du passé, dans le bureau les livres du présent, dans la chambre les livres de l’avenir. Il ajoutait que dans la cuisine, dans la salle de bains et dans les toilettes se trouvaient les livres « trou noir ». Il ne dérogeait pas à la règle qui voulait que le matin il lisait dans le salon, l’après-midi il lisait dans le bureau, le soir il lisait dans sa chambre. Quant au reste du temps, émoticône « mystérieux ».

 

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Bibliothèque Eva et Louis Malbec.

Compte rendu de la visite.

20, rue Coupe-Gorge.

Lundi 1er.

Volumétrie. D’après nos calculs, cette bibliothèque compte 12 000 volumes.

Spatialisation. Les ouvrages, dans leur grande majorité, sont répartis dans les trois pièces principales – aux dimensions à peu près similaires, chacune mesure dans les 20 m2. Dans le bureau est la Bibliothèque des Passés. Le salon représente la Bibliothèque des Présents. La chambre, enfin, dessine la Bibliothèque des Futurs. Quant aux trois pièces de dimension plus restreinte (cuisine, salle de bains, toilettes), ce sont semble-t-il des zones de passage, des espèces de sas, où les ouvrages des trois pièces principales ont effectué des séjours brefs.

État matériel. Alors que l’appartement se trouve dans un état proche de l’insalubrité, les livres sont en parfait état. Comme s’ils avaient été épargnés des accidents domestiques et préservés de l’absence de ménage. En les manipulant, nous avons eu l’impression d’être en présence de livres neufs : des couvertures propres, pas de pages cornées, pas d’annotations, pas de marginalia, pas de ces fétiches de papiers qu’on oublie ou qu’on laisse volontairement traîner entre deux pages (cartes de visite, tickets de caisse, billets de train, cartes postales, cartons d’exposition, lettres etc.). Tout porte à croire que les ouvrages ont été traités avec beaucoup de soin. Sur tous les exemplaires que nous avons pu consulter, aucune trace de manipulation brutale, pas de signes de maltraitance.

Périmètre linguistique. Si les ouvrages sont majoritairement en langue française, on trouve également du roumain, de l’albanais, du bosniaque, du turc, du grec, du provençal, du catalan, mais aussi une langue que nous n’avons pas été en mesure d’identifier.

Typologie des documents. Contrairement aux précédentes bibliothèques privées que nous avons connues, celle-ci ne comprend pas de littérature grise (magazines, journaux) ni de feuilles volantes. Les textes sont reliés et protégés par une couverture. Elle n’offre pas non plus d’archives : d’après ce que nous avons pu voir, ici pas de brouillons, pas de lettres, pas de notes de lectures, pas de manuscrits. Cette bibliothèque est uniquement composée de monographies et de numéros de revues.

Usages. Nous n’avons vraisemblablement pas affaire à une bibliothèque patrimoniale (à première vue, en effet, pas de tirages de tête, pas d’exemplaires numérotés, pas d’envois, pas de livres d’artistes). Étude, exercice critique, acquisition de connaissances ou plaisir de lecture : c’est plutôt à ces usages que cet ensemble documentaire semble être destiné. Rappelons qu’il ne s’agit pas d’une bibliothèque d’écrivain ni d’une bibliothèque de chercheur. On aurait tort de la considérer comme une matière première, comme une source dans laquelle on aurait puisé pour ensuite construire une œuvre. C’est une bibliothèque de lecteur, c’est-à-dire la bibliothèque de quelqu’un qui considère la lecture comme une fin en soi. Cette bibliothèque se suffit à elle-même. Elle n’éclaire pas une œuvre. Elle est l’œuvre elle-même.

Contenu. Depuis près de quinze ans, nous nous livrons à une veille documentaire, nous nous tenons au courant de ce qui se fait : chaque semaine, voire chaque jour, nous examinons la Bibliographie Nationale et Internationale, lisons les chroniques de livres dans les médias spécialisés, fréquentons les librairies (sans compter une inscription à jour dans trois bibliothèques). Nous sommes donc en mesure de dire que peu de choses nous échappent parmi les Nouveautés Régulières qui inondent le Marché du Livre et les Bibliothèques. Or cette collection est faite de livres que nous ne connaissons pas, que nous n’avons jamais lus ni vus et dont nous n’avons jamais entendu parler. Titres inconnus, noms d’auteurs étrangers. Pour avoir fait des recherches, nous pouvons dire qu’ils ne sont référencés sur aucun catalogue. Certains ouvrages ont un aspect physique non conforme aux standards de l’édition : couvertures en poil ou en peau. D’autres proposent des textes non pas imprimés mais, dirait-on, griffonnés, ou peut-être griffés (ce qui les rend peu lisibles). Même si notre méconnaissance de ces textes nous empêche d’être affirmatif, il semblerait que tous ces livres relèvent du domaine de la littérature. Nous serions enclins à penser que nous avons ici affaire à des livres inédits : des inédits du passé, des inédits du présent ; et au risque d’être tautologique, des inédits du futur. Ce qui précède la création de cette bibliothèque, ce qui l’accompagne, ce qui la suit. À ce jour nous n’avons aucune information sur la manière dont cette collection a été créée : achats, prêts ou dons (le vol, ou le prêt à longue durée, ne peut être écarté) ? Nous ne savons pas non plus si elle a été créée uniquement par Malbec ou bien si nous sommes en présence d’une œuvre collective.

Odeur. En dernier lieu, nous avons été frappé par l’odeur dégagée par les livres. Ils ne sentent pas le papier. Leur odeur évoque davantage celle d’un animal.