Nouvelle

La disparition des flâneurs

Critique

Pour dire sa critique du consumérisme, Pasolini regrettait les lucioles, lesquelles sont aussi en italien le petit nom des prostituées, autrement dit les péripatéticiennes, qui elles-mêmes, et comme le veut l’étymologie, se promènent en philosophant. Ici, la narratrice et son ami Fadi, révolutionnaire égyptien réfugié en France, sont ces promeneurs dans un Paris qui a vu passer tant de piétons, de Nadja, de cafés de la jeunesse perdue : mais comment vivre avec son temps quand les lucioles ont disparu ? Ysé Sorel nous avait habitués à ses textes de critique ; cette fois c’est une nouvelle que nous publions de cette jeune journaliste et cinéaste.

Je l’appelle le « promeneur des deux rives ». Il a vécu la ville par les pieds, trouvant sur le sol la fermeté qui lui manquait dans sa vie, quand tout branlait et se délitait autour de lui, comme du carton mouillé. C’est une des seules choses dont il est réellement satisfait de ses années à Paris. « J’ai plus marché que dormi ici », se plaît-il souvent à rappeler. Loin de l’horizon large du Nil, il s’est réconforté au maigre bras de la Seine – il cherchait dans les éclats des lampadaires, miroitant sur l’eau dormante, un phare, peut-être. Ou alors la pesanteur épaisse du fleuve, goudronneuse, reflétait son esprit lourd, dense. C’est à Paris que cet Égyptien a trouvé son désert.

Nous n’avons pas été ensemble sur les quais. Probablement parce qu’il trouvait avec moi, justement, un peu de légèreté, et que l’eau le rendait mélancolique. Durant ces dernières semaines en France, on se retrouve de façon préméditée ou, plus rarement, en suivant la pente du hasard. Dans ces cas-là, lorsque nos yeux se croisent en un échange inattendu, on les écarquille, on s’embrasse avec plus de vivacité, on ne peut s’empêcher de répéter oh c’est incroyable et de lire cela, ce clinamen produisant la rencontre joliment fortuite de nos trajectoires, comme un signe de quelque destin secret. Paris est tout petit, on le sait, mais tout de même.

Le plus souvent cependant, il passe me chercher. Il s’amuse à m’écrire je suis là, mais quand je descends sur la petite place, la tête girouettant gauche-droite, droite-gauche, personne. Il aime à me surprendre : il apparaît subrepticement derrière les platanes, avec son sourire et ses enjambées veloutées de chat. « C’est un de mes coins préférés », me précise-t-il, la première fois.  On commence alors notre flânerie, battant le pavé qui ne se plaint pas, sans but précis autre que celui de cheminer côte à côte, profitant de l’élégante compagnie de l’autre. Nous n’alourdissons pas nos pensées du poids de nos chaussures, et la conversation va souple comme nos pas dans ces promenades heuristiques. Je lui parle de mes lectures, de mes révoltes, j’émaille mes réflexions d’anecdotes ; et lui roule des cigarettes, attentif, un peu amusé sûrement de mes grands gestes et de ma pensée dégingandée : « Tu sais, hier soir, j’ai finalement décidé d’aborder cet homme devant lequel je suis passée tant de fois. J’n’osais pas, j’avais peur de le déranger, la plupart du temps. Mais là, de le voir si seul, ratatiné au milieu de ses innombrables piles de sacs, sous la lumière clinique de ce laboratoire d’examens médicaux, je pouvais pas résister. J’étais fascinée depuis un certain temps par les migrations pendulaires de ces énormes sacs, que le matin il déplaçait à l’angle de la rue, pour le soir les mettre de nouveau sous le porche ; et il s’allongeait parmi eux. Ce sont des journaux, il me dit. Des grands quotidiens. Il les récoltait la journée, les lisait, les classait, puis remplissait les sacs. Cela faisait cinq ans qu’il accomplissait cette tâche tous les jours, c’est-à-dire depuis qu’il était à la rue et attendait un logement : il donnait de la consistance, une matérialité à cette attente avec ces bouts de papier sur lesquels étaient écrites des dates, ça indiquait le temps écoulé. Et cette attente devenait le fardeau qu’il soulevait chaque matin et chaque soir, scandant sa journée comme un rituel sisyphéen. Jusqu’à la révolte ? Il était plutôt abattu. J’aurais voulu le questionner plus longuement, tu me connais, mais son visage bougon sous ses rastas m’a rabroué. Alors je lui ai souhaité une bonne nuit. »

Durant ces semaines-là, quand nous dévalons les trottoirs, goûtant au plaisir inégalable des affinités électives, le ciel est souvent lavé par la pluie du milieu d’après-midi, et j’ouvre un œil soudain bleu sur lui. Pourquoi quelqu’un ne nous arrête-t-il pas, ou ne nous met-il pas en route ?

Fadi marche la plupart du temps sans moi, et je l’imagine tel Aurélien d’Aragon suivant quelque jupon à travers la ville ; ou plutôt comme un mélange d’Albert Cossery, le plus germanopratin des écrivains égyptiens, et de Walter Benjamin, comme lui exilé, combattant le passage des heures en partant à l’aventure au bout de la rue. Et puis, dans nos déambulations, il y a peut-être un peu de Nadja… Ne fait-on pas l’expérience de la vie et de la ville à travers nos rendez-vous littéraires et artistiques ? Dans nos regards se sédimentent les fantasmes, les représentations des autres avant nous, qui nous ont fait le cadeau de leur vision du monde : ce sont des trésors communs vécus singulièrement, et autant de filtres, qui ne nous tiennent pas à distance, non, mais enrichissent notre rapport au réel bien plus que toutes les « réalités augmentées » des nouvelles technologies.

Parfois, je lui propose un détour pour lui montrer une rue que j’aime particulièrement, moi qui veut tant lui faire aimer Paris. Mais ce n’est pas vraiment un détour, puisque nous n’avons pas de destination, la plupart du temps… Il me dit je te suis, mais je suis surprise qu’il connaisse si bien Paris, et souvent : « Ah mais je suis déjà venu ici … ! ». En passant devant un bar interlope, décrépi, il me demande veux-tu hériter de ma carte de membre, obligatoire pour y rentrer. Il se félicite de leur programmation musicale, et surtout du fait que l’on s’y adonne sans crainte à fumer, et il fume beaucoup. Il avait découvert cet endroit, ce café de la jeunesse perdu, pour se consoler après être arrivé trop tard, pour une raison qui restera non explicitée, au théâtre de l’Odéon où je l’avais invité à voir une pièce. Sur la devanture, derrière une vitre, de nombreuses photographies en noir et blanc témoignent d’une vie nocturne tambour battant. On sent le cuir, l’âcreté du tabac froid, la sueur, les parquets qui collent à cause des bières renversées par quelque impudent imprudent. Je ris et lui rends sa carte : j’aurais du mal à me faire passer pour Fadi El Said.

Lors de notre deuxième rencontre, devant nos pintes tièdes qui ne valaient pas mieux que la Stella égyptienne, il m’avait un peu dévoilé son histoire, du climax de son existence à sa dégringolade. Nous nous étions retrouvés à la librairie de l’Institut du monde arabe, et je le voyais évoluer dans son élément, retrouver ses marques et une forme d’assurance, d’aisance jubilatoire. Il lisait quelques titres, en réclamait un autre, caressait les couvertures, s’accroupissait devant les étagères, précisait oh, c’est un ami, ou se félicitait du travail de tel ou tel éditeur. Avec la caissière, il commenta avec son bel arabe, calme, rocailleux, les ouvrages que je m’étais finalement décidée à prendre.

Devant nos pintes, ensuite, il m’avait offert Les Fils de la Médina, de Naguib Mahfouz, pour m’introduire à la littérature égyptienne avec son représentant le plus célèbre. Le livre était un peu usé, mais j’ai toujours trouvé ça charmant, plus touchant même, de recevoir un ouvrage ainsi écorné, où j’allais me glisser dans les pas d’un autre sur le sentier de la lecture, avec une délicate perversité.

Devant nos pintes, donc, quelques flash-backs : 2011, il a trente-trois ans, il est magnifique, il est plein de vigueur, il travaille dans une grande maison d’édition, il est révolutionnaire, le monde est à lui et à ses ami·e·s. Et puis, dans ce café, Claire apparaît. Elle apparaît dans ce café, il la remarque tout de suite. Il glisse à son ami : « C’est la plus belle fille que je n’ai jamais vue, et ça va être l’amour de ma vie. » L’amour, la révolution. La révolution, l’amour. Ils luttent ensemble. Missionnée au Caire, Claire est une journaliste française. Le printemps ne semble pas finir, l’étreinte non plus. Et puis, l’hiver vient, avec son lot de militaires, de répressions, et le danger devient trop grand, il faut rejoindre la France. Les enfants naissent, tout comme la nostalgie, dans ce pays qu’il ne comprend pas, qui ne semble pas vouloir de lui, et puis l’impression de n’avoir laissé derrière lui que des espoirs avortés, tout le monde est parti, l’amour aussi vacille : il se réfugie dans ses habitudes égyptiennes, s’inadaptant ; elle est si française, se rend-il compte, dans son pays elle reprend son ancienne vie ; ils ne se reconnaissent plus, la séparation, la chute, le déclassement, qui est-il ici ? Et puis de l’autre côté de la Méditerranée, Al-Sissi, les arrestations, la misère aussi.

Je me rappelle des yeux noirs, brillants comme des scarabées, de Fadi, de la joie triste qui l’habite quand il me parle de la place Tahrir, de l’intensité de cette vie. Ce sont comme des braises enfouies qui se ravivent par le souffle de sa parole, mais leur chaleur s’enfuie bien vite. Il tire sur sa cigarette, laissant le silence prendre de l’épaisseur et les fantômes danser entre nous, dans la fumée.

Amère, je lui dis qu’il ne doit pas être trop dépaysé, finalement, ici. On a vu des tanks et des canons à eau dans les rues de Paris, des mains arrachées, des yeux éborgnés, des lycéens à genoux les mains sur la tête, des nassages volontairement exaspérants, des manifestants traités comme des terroristes, obligés de venir s’exprimer avec un kit k-way-sérumphy-masque-lunettesdepiscine, même un 1er mai. Et puis toujours plus le sacrifice de nos droits et de nos libertés sur le sacro-saint autel de la « sécurité ». Après l’haussmannisation contre les barricades, on croyait que cette méthode mise en œuvre depuis quelques décennies, la gentrification, aller tenir la populace et les révoltes urbaines hors du siège du pouvoir – mais cela n’a pas été suffisant, on l’a vu, il a fallu repousser les gueux-lards à coups de LBD et de matraques. Questions de priorité, business as usual : le gouvernement préfère voir les cars vomir leurs touristes sur les Champs-Élysées, pour aller lécher les vitrines du capital, que des rustres provinciaux se réapproprier la Capitale. Pour eux, le samedi, plutôt Auchan que les Champs ! Et en plus de cela, on devrait mettre Arnault et Pinault au pinacle, aux grandes fortunes la patrie reconnaissante, oui oui grâce à leur grande générosité Notre-Dame va être sauvée, mise en beauté pour les Jeux Olympiques, l’incendie ne sera qu’un petit incident, ne vous inquiétez pas.

J’enrage, et Fadi constate, fataliste : « En Égypte, les puissants ont choisi une solution inverse, plus radicale : ils ont construit une nouvelle ville, ultra-moderne, à quelques dizaines de kilomètres du Caire, pour accueillir le pouvoir politique et les riches. Ils vont s’y réfugier et vivre tranquilles, sans la pollution de la misère. Les pauvres entassés, laissés à l’abandon, n’auront plus qu’à crever, étouffés par la poussière. »

Si le fond de l’air est jaune les samedis à Paris, le ciel n’est pas sépia comme les jours de tempête de sable au Caire, quand la ville se recouvre de son voile apocalyptique, angoissant, rendant l’atmosphère complètement irrespirable comme si on plongeait la tête dans un aquarium rempli de gaz lacrymo. Pour autant, cela doit-il nous consoler ? Doit-on garder la tête baissée, en disant qu’ailleurs, c’est pire ?

« Non. »

Sous le ciel illusoirement au bleu fixe, nous dévalons les boulevards, nous, les péripatéticiens de la semaine, avec le ravissement de celui et celle qui vont à contre-courant de l’état d’urgence qui sévit, de cette étrange foule qui ne se mélange pas, ne s’entasse pas,

à rebours des piétons pressés par quelque fomo ou rendez-vous important, leur pas déterminé célébrant l’hyperactivité,

à rebours des livreurs à vélo – ils pédalent furieusement en fixant leur téléphone portable, de peur de rater une commande, enchaînés qu’ils sont à leur cyber-cerbère,

à rebours des trottinettes électriques – je glisse à Fadi « c’est la 8e plaie d’Égypte, la version connectée de l’invasion de sauterelles ! »,

à rebours de joggeurs transpirant les heures assises ; sur les trottoirs, on court à bout de souffle mais plus personne ne demande le New York Herald Tribune.

À ces actifs s’ajoutent évidemment quelques flâneurs de la consommation (le vrai fascisme, comme le martelait Pasolini), allant d’un magasin à l’autre, un sac ou deux sous le bras. Mais face au gigamarché d’Amazon, roi de l’offre et de la demande, cette espèce aussi est peut-être en voie de disparition ?

Des statues ponctuent le bord des trottoirs et se mêlent au mobilier urbain – un coude replié, un bras tendu, un regard scrutateur : des gens qui attendent leur Uber. D’autres s’allongent de certaines prothèses, déployant une sophistique de la selfie-stick, tendant un bâton pour se faire battre ; le téléphone est un miroir que l’on promène le long du chemin, renouvelant le esse est percipi de Berkeley : être, c’est être perçu. L’expérience ne peut être validée, ne peut acquérir de la valeur qu’à travers sa prise à témoin, qu’au prisme du regard des autres par son partage quasi immédiat, à coup de stories &Co. J’irai instagramer sur vos tombes, et tutti quanti ; mais les statues meurent aussi, statut hors-ligne nous voici.

Big brother dans nos poches, bientôt sous la peau, on déambule, funambules, dans le troupeau plaintif des paysages urbains, entre les voitures vénéneuses et dans les bruits de la ville – la cascade des éclats de verre dans le camion-poubelle, la parade des pots d’échappement grincheux des deux-roues – jouissant du désœuvrement de nos bras ballants, de l’indolence oisive de notre œil flagorneur. Le regard du promeneur qui ne cherche rien, ne s’attend à rien, pour qui tout est possible, embrasse un horizon plus large et se détourne de la saturation visuelle et sonore qui organise habituellement la terreur et les désirs, nous indiquant par diverses stratégies quoi faire quoi aimer quoi détester quoi penser, standardisant aussi les rêves et les espoirs.

« Bientôt, on sera considéré comme des individus suspects par les algorithmes, avec un comportement déviant, à marcher tranquillement comme ça. » J’indique les différentes caméras qui balisent notre trajet d’un œil noir. Fadi sourit, en rallumant sa cigarette : « Heureusement que je suis imberbe ! »

Pasolini dénonçait la disparition des lucioles, la victoire du capitalisme outrancier, de la société de consommation destructrice de la culture et de l’environnement. Si les campagnes perdent leurs insectes et leurs oiseaux, la biodiversité des villes est aussi en danger, avec la disparition des flâneurs. Les SDF, à qui on ne fait même plus la louange du crachat, que l’on ignore superbement en les évitant comme des crottes de chien, les fous, les toqués semblent parfois être les seuls qui errent dans la ville. Le flâneur est pourtant un grand brasseur de liens, qui, dans les interstices des temps de latence, voit les petits pans de murs jaunes et permet les rencontres fortuites, les alliages à l’angle du hasard. Le flâneur s’ouvre à la singularité, combat la méfiance réflexe – maladie de ce pays ! – : il voit le verre à moitié plein, il est riche d’expériences, il raconte des histoires, servi par son esprit d’aventure à la maison. Le flâneur invite à vivre plus pleinement, plus intensément, à avoir foi en l’autre, alors que tout nous plie vers la paranoïa – le refrain paradoxal des « soyons vigilants ensemble » dans le métro, les gestes auxquels nous nous sommes habitués et que nous ne questionnons même plus, comme s’ils avaient toujours existé – montrer son sac à l’entrée des musées, des magasins, des théâtres, se faire fouiller.

« C’est une des choses qui a été les plus dures pour moi, me raconte Fadi. C’est peut-être cette fameuse fracture entre l’Orient et l’Occident, mais le manque de spontanéité, d’improvisation, d’attention à l’autre me pèse à Paris. » Il trouve alors refuge dans la nuit et la faune de chez Carmen, la légendaire tenancière de la rue Vivienne.

« Tu sais, je crois que les gens deviennent malades. On devrait se tourner vers l’Orient : c’est là où se lève le Soleil, non ? »

En quels temps vivons-nous : le spleen sans l’idéal ? Je ne veux pas tomber dans le lamento habituel prônant le ralentir et le sempiternel refrain décliniste du c’était-mieux-avant. Le temps (le sentiment d’avoir du temps) est ce que nous avons de plus précieux.

« Je pense que nous devrions réclamer le droit à la flânerie ! Voilà à quoi pourrait servir le salaire universel ou le revenu de base ! » Fadi sourit : « Il va falloir soigner la communication, j’ai peur que ça soit mal interprété… »

Certes, certes, c’est le même souci avec la « décroissance », qui n’est perçue ainsi que d’un certain point de vue. Sous d’autres angles, on pourrait tout aussi bien l’appeler « croissance » : des liens, des rires, des joies. Je m’enthousiasme, mais oui mais oui ! Pauvres, nous deviendrons plus riches !

Le rire de Fadi ruisselle, et nous traversons la Seine.

Quand le ciel de mai demeure clair alors que les jours s’interminent, quand les terrasses brouhahatent sans hâte, quand je me perds sur les places et les trottoirs, ou quand je découvre un jardin, un horizon dégagé, des arbres comme des mains tendues vers l’infini, du rose au bout des doigts, je gonfle ma poitrine, j’essaye de m’élargir, de me diluer, de m’infinir moi aussi dans toutes ces particules qui forment ma réalité, cette réalité impalpable mais vibrante comme la corde d’une harpe au repos, toute en puissance contenue, théorie des cordes bien modeste, mais qui me figure le diapason du monde. Le haschich qui brûle dans la clope de Fadi nous enveloppe doucement, et nous marchons vers des paradis fugaces.

Il dit : « Je parle beaucoup, mais je n’écris, je ne publie pas. Je sens qu’il faut que je fasse quelque chose. » Avec un sourire, tout à la fois las et malicieux, je ne saurais dire, il désigne sa roulée : « C’est aussi à cause de ça, ça rend un peu paresseux… » Lui qui vient du Delta, il est désormais à l’embouchure.

On reste un moment silencieux, et, pour dévier ses pensées noires, je lui désigne l’hypocrisie de la bourgeoisie : boulevard Raspail, un immeuble est mordu à un endroit, révélant derrière sa façade en pierres de taille ses murs de brique. C’est ça, la bourgeoisie, que de la gueule, et le règne de l’apparence. Sur les bâtiments, les dates de construction, de 1871 à la première guerre mondiale, c’est-à-dire la période coloniale et impérialiste française, témoignent du coût coupable de leur élégance. Les murs murmurent à qui sait les écouter. Je m’interroge :

« La beauté doit donc toujours être criminelle ? »

« Pensons à la majesté innocente des fleurs… »

Fadi : « Et l’amour ? et le désir ? »

Je vois son œil noir, brillant, onyx au-dessus du rouge dans nos verres. Fadi m’interroge comme un Socrate sensuel, avec pugnacité et délicatesse. Il croise les mains, se frotte les paumes, la pupille attentive. Tout cela pourrait être embarrassant, mais il me dorlote avec cette qualité de conversation, mêlant une douce séduction à une réelle interrogation métaphysique. Il fait partie de ces rares personnes qui prennent et laissent le temps de réfléchir, calmement, à une réponse.

Fadi, au carrefour de sa vie, sans plus rien à perdre, dans la clameur des soirs et de la pluie battante, le cœur comme un sismographe, veut atteindre mon point aveugle. Peu avant, durant notre balade, il m’a offert une petite bourse, issue de l’artisanat marocain. Évidemment, elle est plus précieuse que toute la menue monnaie que je mettrais à l’intérieur. Mais lui, désormais, entend déplier les replis de mon cœur comme on ouvre cette bourse, pour atteindre un autre trésor.

« Tu sais, j’en suis arrivé à me dire qu’une histoire d’amour peut durer des années, quelques semaines, et puis le temps d’un regard. » Le regard, oui, il insiste là-dessus. Il connaît le pouvoir de ses yeux noirs. Il faut savoir les saisir, ces longs regards, il faut savoir s’y plonger, en goûter tous les possibles, puis les laisser retomber délicatement comme des plumes : c’est la beauté du fugitif, avant la fatalité de la gravité. On se sent lourd et léger, en l’espace de quelques secondes.

Je prends mon verre de vin, et je déguste ce moment de suspens.

Dans ce regard, dans ce long regard oui que nous échangeons, nous nous demandons silencieusement si nous allons nous revoir, si nos souvenirs seront taillés dans les blocs granitiques des décennies, si notre amitié bâtie sur les trottoirs et les cafés parisiens continuera sa route dans nos mémoires.

Je cligne de l’œil.

« Je vais te confier un dernier cadeau. » Fadi me raccompagne dans la nuit. « Je te dévoile un de mes jeux, durant mes promenades. Pour m’approprier la ville, j’imagine que des gens que j’aime, ou même des gens à peine rencontrés, habitent là, ou là… » Il indique du doigt sur notre route des fenêtres illuminées ou non, se découpant dans les immeubles. « Ça, c’est chez Maurice, ici Adya, là Julie… » La ville affiche des visages connus derrière les fenêtres, et Fadi marche parmi ses amis, il peuple sa solitude.

Et moi, je respire le parfum des adieux.

Il se retourne vers moi, et enfin : « Je crois que nous nous sommes ratés. »

Fadi est parti. Il est fatigué de vivre dans cette fadeur, dans cette ville inerte, où il reste étranger, sans pouvoir se projeter. Tout à perdre je me dois vivre…

Fadi est parti : Paris, peine capitale, il capitule ; il retourne au Caire sans Claire, le Caire sans elle.

Et Paris a perdu l’un de ses meilleurs spécimens de flâneurs. Que gardera-t-il de ses années ici, de cette traversée du désert, maintenant qu’il en a rejoint un autre ? Il repart avec les valises trouées de la désillusion et dans son sillage, j’espère, égoïstement, qu’il a cueilli un peu de moi. Peut-être nous retrouverons-nous sur le pont des reviens-t’en.

Fadi a pris l’avion vers un retour qui est un nouveau départ, il voyage vers des bruits connus, vers une foule familière. Mais lui, le reconnaîtra-t-on ?

Les doutes sont redoutables, l’étreinte dure dans son cœur féroce.

Il a changé, c’est sûr, mais il ne le sait pas encore.

Mais au revoir au revoir, en avant, route !

On l’a vu, paraît-il, marcher dans Zamalek. Et il semblait heureux.

 


Ysé Sorel

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