Théâtre

Une pièce sombre

Ecrivain

Dans Une pièce sombre débarque une femme à qui est annoncé qu’elle sera dorénavant un être de seconde zone, soumise à une langue autoritaire, performative, cantonnée au sens propre. Ses histoires devront rendre compte à un interlocuteur institutionnel (dont le rôle, peu à peu, évoluera) d’un passé traumatique, lors d’une véritable injonction à témoigner et à « machiner » un récit crédible. Et cette impossibilité « de dire vrai », réduisant l’imaginaire, propriété des dominants, provoque des situations absurdes, cruelles, et parfois drôles. Ce premier volet inédit d’une trilogie fait déjà l’objet d’un travail de mise en voix. Après deux romans, Élodie Issartel devient dramaturge.

Un lieu quasiment vide, éclairé faiblement par une veilleuse de sécurité, tout au fond un bureau d’administration. Un homme entre doucement, referme la porte, c’est le silence, il s’approche du bureau qu’il caresse, puis il manipule les papiers qui se trouvent dessus, s’assoit, s’installe, se relève, s’assoit de nouveau, regarde dessous, se redresse, se penche, se relève, tend l’oreille, se dirige vers la porte, l’ouvre, du brouhaha, la referme, l’ouvre de nouveau, comme des ombres portées sur le mur, la referme, va s’assoir et ainsi de suite, puis finit par sortir, c’est le silence et la pénombre.

Un temps.

Une femme entre, regarde partout, elle marche avec précaution, regarde partout. Une silhouette masculine à peine remarquable est assise au bureau. La lumière monte, et elle se distingue peu à peu.

Au fur et à mesure que la lumière monte, les ombres au fond apparaissent et disparaissent, et parfois un brouhaha diffus, qui surgit et se tait. La lumière monte et descend comme s’il y avait un variateur. Rien n’interdit de penser que c’est l’homme assis au bureau qui le contrôle.

 

 I

 

La femme cherche où se mettre. Regarde partout, hésite, veut repartir, puis revient, remarque l’homme.

La femme : Je me mets où ?

La silhouette lui indique le devant de la scène. Elle s’y rend, le regarde.

L’homme : De l’autre côté.

La femme fait un pas de côté.

La femme : Comme ça ?

L’homme : Non.

Elle se retourne.

La femme : Comme ça ?

L’homme : Oui.

Elle attend et regarde le public qui lui fait face.

La femme : Je ne vous vois pas. Je suis prête.

L’homme : Je vous écoute.

La femme : Je suis prête.

L’homme : Très bien à vous.

La femme : Oui.

L’homme : Alors.

La femme : C’est moi qui ?

L’homme : Oui.

La femme : Qu’est-ce que je dois ?

L’homme : Ce que vous avez à

La femme : Je ne sais plus.

L’homme : Ah ?

La femme : Oui.

L’homme : Qu’est-ce que vous faites alors ?

La femme : Je suis venue.

L’homme : Continuez. Ne vous retournez pas.

La femme : Je suis là.

L’homme : C’est bien de le reconnaître.

La femme : J’ai ça à proposer.

L’homme : Bon début.

La femme : Tout ce que j’ai.

L’homme : On s’en fera une raison. Donc.

La femme : Donc. Voilà, c’est moi. Bonjour.

L’homme : Bonjour, poursuivez.

La femme : Je n’ai pas de raison, je suis poussée par

L’homme : La nécessité, je sais. Vous êtes ?

La femme : Non.

L’homme : Un pseudo ?

La femme : Babyface.

L’homme : Déjà pris.

La femme : Blanche neige.

L’homme : Également.

La femme : Beau regard.

L’homme : Vous êtes sûre ?

La femme : Oui. Alors.

L’homme : Montrez-moi. Il prend une voix de jeu de variété. Allez, c’est parti, vous n’êtes pas la seule, on y va.

Les ombres s’agitent. Certaines se lèvent, puis se rassoient.

La femme : Sans s’assoir, sans vous regarder, sans rien ?

L’homme : Ça pose problème ?

La femme : Sans se regarder, impossible.

L’homme : Comment ça, impossible ?

La femme : On ne croira pas à tout ce que je vais raconter s’il n’y a pas de siège, pas de lumière, pas de

L’homme : On vous demande de faire sans rien. Justement. Les gens adorent ça, ils adorent. Quelque chose d’inédit, qui nous ferait vous désirer, Silence. Et on ne se retourne pas.

Elle se met à tanguer d’un pied sur l’autre en regardant le public, et fait comme si elle avait un micro. Puis elle se retourne, rapidement, se remet en place. Regarde le sol, s’échauffe, respire, ferme les yeux. Se retourne, regarde le sol, respire. À plusieurs reprises.

L’homme : Vous avez préparé, n’est-ce pas ?

La femme : Le départ ça faisait des mois que je l’avais préparé. Mon petit sac d’abord. Pas trop lourd, que l’essentiel, mes affaires bien triées, le reste, je l’ai donné aux filles, rien à ma mère, elle ne voulait que moi, mais j’allais partir. Et je suis allée voir Pedro, il m’a dit que j’étais trop belle pour partir comme ça, et il m’a fait jurer de le faire venir après, ça l’a calmé et il m’a fait répéter. Au début j’étais confuse, je n’arrivais pas à trouver un bon début, alors je lui ai dit, Je ne peux pas t’emmener. Il m’a répondu Pleure, alors j’ai pleuré, c’était facile, les autres ont été émus, ils m’ont dit que j’étais douée mais j’étais perdue, et ma mère en larmes … alors Pedro les a fait sortir pour qu’on puisse se concentrer, parce que je pleurais, je pleurais, je ne savais pas au juste pourquoi, mais Pedro disait que c’était bien d’habituer mes yeux, comme ça le moment venu, je le ferai automatiquement. Vous voyez ?

L’homme : Ne vous retournez pas.

La femme : Vous voyez, je pleure là.

L’homme : C’est bien, continuez.

La femme : C’est l’histoire de notre séparation. J’ai fait mon sac, pas grand-chose, une robe, de bonnes chaussures, des chaussures de sport, un peu de rouge, et du charbon pour les yeux.

L’homme : Du charbon ?

La femme : Oui, bien noir, on m’a dit que ça pouvait avoir son effet au cas où.

L’homme : Au cas où ?

La femme : Oui. Avec mon sac et les biscuits que les femmes m’ont donnés, et les pièces que les hommes m’ont jetées, je suis partie. Tout s’embrouillait, je me récitais l’histoire, je la trouvais compliquée, je confondais le début et la fin, je m’emmêlais dans les différentes versions. La version A ressemblait à la C, ou à la B qui ressemblait à la D et je ne me souvenais plus, il y en avait tellement, il y en avait silence tellement. Ils m’ont dit qu’il en fallait plusieurs, que ça ne marchait jamais du premier coup, qu’il fallait les charmer, être convaincant, séduisant, émouvant, cohérant, pitoyable, je me souviens de ce mot, Pedro le répétait, les autres aussi, le mot clé, vous voyez ? Pitoyable. Le mot Clé. Je me suis entraînée à être comme il faut, avant de partir j’ai tout arrangé dans ma tête, j’ai travaillé dur,

L’homme : Ne criez pas, je vous entends.

La femme : Je ne crie pas.

L’homme : Si, vous criez. Donc, partie pourquoi au juste ?

La femme : Parce que je ne pouvais pas rester.

L’homme : Ils disent tous ça.

La femme : Impossible de rester, vous comprenez, je pleurais, un peu le matin, puis le soir, puis la journée et la nuit, alors ils m’ont dit que j’étais prête à partir. C’est comme ça que ça se déclenche chez nous, ensuite salut la compagnie.

L’homme : Vous dites tous la même chose, vous croyez qu’on ne pleure pas ici, qu’on n’a pas de mère aussi ?

La femme : Oui, mais

L’homme : Rien du tout, ce n’est pas une raison suffisante.

La femme : Attendez, ce n’est pas fini. Ma mère crevée qui

L’homme : On se fiche de votre mère.

La femme : Tu vois Pedro qu’il s’en fiche, je te l’avais dit. Tu as bien fait de ne pas venir, ici les gens ne croient pas à nos histoires

Elle se remet à tanguer en prenant le micro imaginaire entre les mains.

La femme : J’ai marché longtemps avant d’atteindre le terminal. Sur la route il n’y avait que moi. Quand il y en a un qui part, les autres rentrent pour ne pas être tentés, ils s’accrochent à leurs choses, s’enfouissent dedans et attendent qu’on ait disparu complètement. Je ne pouvais plus reculer. Qu’est-ce qu’ils auraient dit s’ils m’avaient vu revenir sans avoir essayé ? Ils m’avaient entraînée à déguiser le malheur, un malheur solide et incontournable qui arrive de l’extérieur comme l’ennemi, impitoyable.

L’homme : Votre mère est l’impitoyable

La femme : Oui, elle m’a mise dans son monde, alors que je veux être dans le vôtre.

L’homme : Mais notre monde se mérite, Beau regard, vous savez ça.

Elle s’assoit par terre.

L’homme : On se relève. Allez. Vous parlez notre langue ?

Elle se relève.

La femme : Depuis toujours.

L’homme : C’est un bon point.

La femme : Ma mère m’a toujours parlé.

L’homme : Elle était prévoyante.

La femme : Oui.

L’homme : Babyface, ce n’est pas votre langue ça.

La femme : Non, c’est la vôtre.

L’homme : Pas la mienne. Non, enfin si, mais pas tout le temps, il y a des fois où elle se tait quand même, il ne faut pas exagérer. On se dépêche.

La femme : Déjà ?

L’homme : Non, je le dis toujours aux participants, il faut bien vivre (silence), et, vous dites ?

La femme : Rien, je ne dis rien.

Elle se retourne.

La femme : Votre langage, je vais l’apprendre, j’apprends vite vous savez. Posez-moi n’importe quelle question, je suis incollable, ils m’ont fait répéter, les grands hommes, les grands noms, les grands livres, les grands…

L’homme : On en était à Pablo.

La femme : Pedro. Il me revient quand je suis triste.

L’homme : Vous êtes triste ?

La femme : Horriblement.

L’homme : C’est embêtant ça, on ne prend que les malheureux, pas les tristes.

La femme : On ne peut pas être les deux ?

L’homme : Ah non, il faut choisir.

La femme : Je suis malheureuse alors.

L’homme : Bon choix. Les gens complexes ce n’est pas ce qu’on cherche. De la simplicité et de l’efficacité. Des mots simples, des gens simples, voilà ce qui peut nous être utile. Le reste on évacue, c’est assez compliqué comme ça. Alors la mère, la pitié, et tout le reste vous les gardez pour vous.

La femme : Même Pedro ?

L’homme : Non, Pedro est simple et efficace, vous pouvez continuer avec lui, des mots simples, un mot après l’autre, chemin faisant, vous comprenez ?

La femme : Je continue ?

L’homme : Allez-y.

La femme : Donc j’ai traversé la vallée de larmes.

L’homme : Déjà pris.

La femme : Quoi ?

L’homme : Cette image, déjà prise, et éculée en plus. Je vous déconseille les images, même nous, qui sommes là depuis longtemps, les employons avec parcimonie.

La femme : Vous n’employez pas d’images ?

L’homme : Jamais personnellement, nous en avons assez comme ça, des bien faites et prêtes à l’emploi, pourquoi s’embarrasser avec ces futilités. De la simplicité, c’est un conseil.

La femme : Tu entends Pedro ?

L’homme : Tout bien réfléchi, Pedro, c’est peut-être un peu attendu, non ? Un peu enfantin. Vous n’êtes pas un enfant que je sache, nous n’acceptons pas les enfants. Ça pourrait porter à confusion, voyez-vous, me retomber dessus, non, non, choisissez un autre moyen, je ne sais pas moi, La Petite Musique Intérieure par exemple, elle nous rend de grands services.

La femme : Vous voulez que je remplace Pedro par une musique intérieure ?

L’homme : Oui, bien ficelée, minimale, tenez, qui tient sur cette feuille, et basta. Je ne vais pas vous faire un dessin.

La femme : Ils sont autorisés ?

L’homme : Plus que jamais, ils simplifient. On ne se retourne pas.

La femme : Dessiner la Petite Musique ?

L’homme : Mais non. Continuez.

Elle remet ses mains sur le micro imaginaire.

La femme : Le terminal était désert, à un moment j’ai cru qu’il était fermé. Mais non, la silhouette était là, j’avais peur en m’approchant, peur de ne pas pouvoir répondre à la question, parce que tout d’un coup les mots se sont vidés de ma tête, et je n’étais plus qu’un évier vide,

L’homme : Pas d’images

La femme : Elle me regardait de ses yeux pénétrants, elle cherchait la question, j’avais l’impression qu’elle ne la trouvait pas, elle avait l’air fatigué de m’avoir attendue, elle restait immobile et me regardait, son regard sur ma nuque, elle aurait dû s’assoir, je ne sais pas pourquoi elle restait debout toute la journée. Elle ne trouvait pas la question, toutes les questions avaient déjà été posées, les réponses étaient toutes prises, il ne lui restait plus de mots neufs. J’ai cru qu’elle me tendait un piège. Mais elle a ouvert la porte et m’a laissée monter.

L’homme : C’est tout ?

La femme : Oui.

L’homme : Tout ça pour ça. Pas fameux.

La femme : Oui, j’ai été déçue moi aussi, je m’attendais à quelque chose de plus difficile, j’ai été vexée qu’elle ne m’interroge pas plus, après les réponses sont arrivées,

L’homme : Et c’était trop tard.

La femme : Dans le wagon, il n’y avait que des hommes jeunes.

L’homme : C’était ça le piège. Qu’avez-vous fait ?

La femme : Je me suis assise.

L’homme : Et ?

La femme : C’est tout. Ils dormaient les yeux ouverts, ils étaient là depuis longtemps, ils m’attendaient, et le train a démarré. Il a roulé dans la vallée. Le paysage était mouillé.

L’homme : La fameuse vallée ?

La femme : Oui.

L’homme : N’en dites pas plus, je la vois très bien.

Silence. Elle ferme les yeux.

La femme : Tu vois Pedro, j’y suis. Je la traverse sans pleurer, mes larmes je les garde pour après, j’y arrive, je n’ai pas les yeux humides, je suis comme ces hommes, j’ai les yeux secs, et fixes sur la dernière image. Roule. Roule. Roule. Je m’y accroche, et les autres aussi, c’est le silence dans le compartiment, je n’ai plus peur. Le trajet est long, personne ne bouge, personne n’a faim, ni soif, ni envie de se dégourdir, le train fonce, roule, roule, roule.

L’homme : Où est le piège, nom d’un chien !

La femme : Elle crie. Je ne sais pas ! Je ne l’ai pas trouvé.

L’homme : Vous n’allez pas me dire qu’il n’y en avait pas. Et ces hommes, ils ne vous ont rien fait ?

La femme : Non, pas dans cette histoire. Vous êtes déçu ?

L’homme : Évidemment.

La femme : C’est grave ?

L’homme : Non, mais ça aurait pu aider, vous comprenez.

La femme : Vous avez dit pas de victimes.

L’homme : Jamais dit ça, vous pourriez faire un effort. Pour mon plaisir à moi, j’existe aussi.

Elle se retourne.

L’homme : Retournez-vous. J’existe, c’est tout.

Elle ne bouge pas.

L’homme : Retournez-vous.

Elle ne bouge toujours pas.

L’homme : Si vous ne vous retournez pas, je vais vous faire

Elle reste immobile à le regarder.

L’homme : Garde ! Garde !

La femme : Je croyais qu’ils n’existaient plus.

L’homme : Vous ne les avez pas remarqués ?

La femme : Non.

Elle se retourne.

L’homme : Ils sont là mine de rien, on est bien obligés, c’est la rançon du succès. Donc il ne se passe rien ? Pas la moindre petite chose qui pourrait attirer notre attention ?

La femme : Quoi par exemple ? Peut-être que je m’y suis mal prise pour

L’homme : Quelque chose qui nous donnerait envie de

La femme : C’est vrai qu’il y a bien eu un petit événement.

L’homme : Ah ?

La femme : Oui.

L’homme : Lequel ?

La femme : Le train s’est arrêté.

L’homme : Et ?

La femme : La lumière s’est éteinte.

L’homme : Oui ?

La femme : Un certain temps, et les bruits ont commencé. Des raclements, des chuchotements, des pas, des sacs qu’on traîne. J’avais peur, je n’ai pas bougé.

L’homme : Et les hommes, que faisaient-ils ?

La femme : Ces bruits-là justement.

L’homme : Intéressant, très intéressant. Avez-vous d’une quelconque manière participé aux bruits ?

La femme : Non. J’écoutais.

L’homme : Et ensuite ?

La femme : La lumière s’est rallumée et le train est reparti.

L’homme : C’est tout.

La femme : J’étais seule dans le wagon.

L’homme : Ils n’étaient plus là ?

La femme : Oui.

L’homme : Non de non, mais c’est très intéressant. Une image, une image, vous sauriez les dessiner, ces hommes ?

La femme : Ils étaient beaux.

L’homme : Ils sont toujours beaux dans ces moments-là.

La femme : Vous savez cette beauté spéciale …

L’homme : Je la connais

La femme : Qu’on ne trouve pas ici

L’homme : Taisez-vous

La femme : La lumière que ça donne

L’homme : Je vois

La femme : D’essayer de parvenir

L’homme : Chut

La femme : Malgré tout

L’homme : Non

La femme : L’éclat de la détermination

L’homme : Pas ce mot

La femme : Les joues brûlées par

L’homme : Pas d’image

La femme : L’espoir ?

L’homme : Sottises

La femme : D’une vie meilleure

L’homme : Les clichés maintenant

La femme : Oui

L’homme : Ils ne sont pas les bienvenus

La femme : Ils ont du bon

L’homme : Faux

La femme : Quand les images sont interdites

L’homme : Un portrait, je vous dis

La femme : Beaux

L’homme : Et ?

La femme : Leurs regards fixés sur l’imminence de leur disparition, beaux comme des magiciens, voilà.

L’homme : Pas de comparaisons non plus, nous les trouvons hors de propos. Elles nous appartiennent, il faut les manipuler avec précaution, elles peuvent fausser notre appréciation, elles

La femme : Ils ont pris la poudre d’escampette

L’homme : Voilà, parfait, sans risque, vous commencez à comprendre. Vous ont-ils violentée ?

La femme : Effleurée seulement.

L’homme : Quel dommage.

La femme : Très doucement.

L’homme : Ça aurait pu vous aider.

La femme : Mais non.

L’homme : Même pas une griffure ? un bleu ? une croûte ? une gencive ?

La femme : Rien, juste ce départ en beauté.

L’homme : Attention, ça sonne complice, départ en lâche, en douce, en …

La femme : En miettes.

L’homme : En sucette vous voulez dire.

La femme : Ils ont réussi ce qu’ils ont entrepris.

L’homme : Qu’en savez-vous, à l’heure qu’il est, ils ont certainement été repris, et beaucoup moins beaux qu’avant, ça je vous l’assure.

La femme : Vous les avez rendus laids.

L’homme : Évidemment.

La femme : Et moi, vous allez me rendre laide.

L’homme : Ne vous inquiétez pas, le processus sera naturel, c’est dans l’ordre des choses.

La femme : Tu vois Pedro, j’ai bien fait de ne pas t’emmener.

Une silhouette apporte quelque chose à l’homme assis au bureau. C’est un sandwich.

L’homme : Continuez je vous prie.

La femme : Vous mangez ?

L’homme : Oui, faut bien.

La femme : Je mangerais bien aussi.

L’homme : Plus vite on aura terminé, plus vite vous mangerez.

La femme : Vous mangez en travaillant ?

L’homme : Comme tout le monde, on ne perd pas de temps.

La femme : Celui qui vous a apporté le sandwich, c’en est un ?

L’homme : Oui.

La femme : Un des derniers ?

L’homme : Oui, nous l’aimons beaucoup.

La femme : Je pourrais le voir ?

L’homme : Il est déjà parti, il est très sollicité. Nous sommes très fiers d’avoir ce garde avec nous. Cela apporte un petit « je ne sais quoi ». Un « je ne sais quoi », vous voyez ce que je veux dire ?

La femme : Non je ne vois pas, il fait trop sombre, et

L’homme : On en était au compartiment vide, il était question de votre solitude, de votre déception à ne pas avoir été, comment dire, « prise à partie », par ces hommes beaux et déterminés.

La femme : Non. Dans cette version, là je suis seule dans le compartiment avec le paysage qui change en arrivant vers vous.

Elle se retourne rapidement, puis reprend sa position devant son micro imaginaire. Elle parle d’une voix fermant les yeux fixes devant elle.

La femme : Et j’ai peur, j’ai froid, je vais au casse-pipe. Je regrette. Voilà.

L’homme : Vraiment pas de quoi.

Elle tourne la tête rapidement, reprend sa position.

La femme : J’ai peur, je fais tinter les pièces dans ma poche

Elle se retourne, elle reprend la position

La femme : Je voudrais enclencher le chant mais il n’y a que la trompette. Elle répète en criant, Il n’y a que la trompette, je n’en veux pas mais elle s’invite, elle s’accroche, elle est forte, je crie, Elle crie, silence, tenant toujours son micro imaginaire, Je me débats.

L’homme : Bah voyons, je ne vois rien là.

La femme : Si. Je me débats, je crie, Elle crie

L’homme : Ridicule.

La femme : Ah bon ?

L’homme : Oui.

La femme : Que feriez-vous à ma place ?

L’homme : Je rentrerais chez moi.

La femme : Mais sinon ?

L’homme : À genoux peut-être, c’est à ce moment-là qu’il faut pleurer.

La femme : Une image sainte ?

L’homme : Ça peut aider.

Elle s’agenouille en position de prière.

Elle se relève, Ça je ne peux pas.

L’homme : Essayez, ça va venir.

Elle se remet en position

Silence

La femme : Ça ne vient pas.

L’homme : Ça va venir.

Silence

La femme : J’ai le mauvais chant dans la tête, les trompettes du

L’homme : Chut.

La femme : Le compartiment va trop vite, il suit les trompettes, partez salopes ! Je veux les violons. L’automne vient à moi à grande vitesse Elle crie et je sais que je viens d’abandonner le printemps.

L’homme : Pas d’images.

La femme : JE VOIS DES CHOSES, PEDRO !

L’homme : Vous voyez Pedro ?

La femme : Oui, les bras écartés

L’homme : Attention, cette posture est déjà

La femme : Il est prêt à me reprendre mais les hommes me caressent les cheveux.

L’homme : Les salauds, dites-le, ça peut jouer en votre faveur.

La femme : Les salauds, ils me caressent

L’homme : Je le savais

La femme : Aidez-moi !

Silence

Elle se relève

La femme : Voilà.

L’homme : Bravo, beau finish.

Silence

L’homme : Vous y allez maintenant.

La femme : Où ?

L’homme : Où vous voulez, on vous écrira, maintenant vous sortez.

 

NOIR

 

II

 

Le même endroit, la même lumière, le même bureau d’administration éclairé par une lampe, la même silhouette assise, le même brouhaha. Des ombres dans le fond qui ne constituent qu’une frange noire de silhouettes en train d’attendre. Ils auront des mouvements mécaniques, toujours les mêmes, chaque silhouette en aura un qui la singularise.

Une femme entre. C’est la même qu’au premier tableau, mais elle n’est pas habillée pareil, elle ne marche pas de la même manière, elle est plus lourde, ses contours sont moins dessinés, elle semble moins grande, moins droite, moins soignée, mais ces détails sont imperceptibles. Lorsqu’elle parle, sa voix est plus grave, plus posée, parfois plus ralentie.

La voix qui s’adresse à elle est la même mais le débit est plus nerveux. Un cran de patience a sauté.

Elle va se placer au bon endroit (c’est-à-dire celui qu’on lui a indiqué dans le premier tableau), mais se reprend, reste au milieu de la scène face au bureau, elle attend. La silhouette lui fait signe de la main de reculer, ce qu’elle fait sans se retourner, elle lui fait face, et arrive à la lisière de la scène.

L’homme : Stop ! On se retourne.

Elle se retourne, elle est très près du bord, elle recule de quelques pas.

La femme : Voilà.

L’homme : Je vous écoute.

La femme : J’en ai vu des choses.

L’homme : On espère bien.

La femme : Déjà au terminal la silhouette a voulu que je vide mon sac.

L’homme : Simple formalité.

La femme : Elle a pris mes choses, les a fait disparaître et m’a posé des questions auxquelles je n’ai pas su répondre, tout se mélangeait, je ne me rappelais plus les dates, ni ce qu’il fallait dire. Silence Ne surtout pas dire ce que j’avais déjà dit, mais c’était comme si j’avais tout oublié, j’avais peur

L’homme : Déjà ? La peur arrive tôt.

La femme : Faut pas ?

L’homme : C’est vous qui voyez. Un nom ?

La femme : Pardon ?

L’homme : Un nom ? Un pseudo ?

La femme : Non

L’homme : Obligatoire ici.

La femme : Babyface.

L’homme : Déjà pris.

La femme : Blanche neige.

L’homme : Également.

La femme : Nuage d’hiver.

L’homme : Vous êtes sûre ?

La femme : Oui. J’y vais ?

L’homme : Allez-y.

Elle se racle la gorge.

La femme : Quand je suis rentrée, on m’a tourné le dos, alors je suis allée m’enfouir le temps de, ma mère était morte de chagrin.

L’homme : C’est souvent le cas, comment les empêcher, continuez.

La femme : Au terminal, ils m’ont jetée dans la salle le temps que je retrouve les noms, les chiffres, Elle hausse la voix, ils m’ont donné la possibilité de me ressaisir, j’ai eu des semaines pour rassembler mes idées.

L’homme : C’est un très bon dispositif, qui fonctionne généralement très bien.

La femme : J’ai eu le temps d’échafauder. Elle claque les talons, se redresse, débite de manière mécanique : Moi, femme, partie de loin, revenue de tout, confiante, courageuse et simple. Pas d’images, ni comparaisons, ni victime, pas triste pour un sou, courageuse et déterminée, pas d’enfants surtout, seule et disponible, oui, et Pedro perdu à jamais, disponible. Ils m’ont dit que j’avais l’air dévastée, j’ai répondu absolument pas, et ils m’ont répondu dommage, dévasté est un mot qui plaide en votre faveur, et de nouveau je n’ai plus rien compris. Silence. La silhouette n’était plus aussi fatiguée qu’avant, ni aussi courbée, ni aussi maigre, ses habits étaient de bonne coupe. Silence. Chez moi, les visages s’étaient détournés, ils avaient voulu reprendre leur pièce mais il ne m’en restait qu’une petite, je devais la garder, sinon sur quoi fermer ma main ? Silence. Puis la silhouette a reculé, je pouvais entrer dans le wagon, j’étais autorisée à continuer l’aventure, ce mot dans le compartiment qu’ils répétaient et qu’on avait la possibilité d’employer. L’aventure. Un mot doux, ils disaient, et revigorant.

L’homme : Nous ?

La femme : Je connais les grands livres, les grands noms, les grands hommes, les grands contrats, j’ai tout appris et, Silence, je jure que j’ai oublié d’où je viens, je suis tombée du nid, Elle mime l’oiseau avec ses ailes, j’ai une cervelle d’oiseau toute simple.

L’homme : C’est bien.

La femme : Je fais ce qu’on me dit.

L’homme : Bien.

La femme : Jamais ce qu’on ne me dit pas, silence, et je suis travailleuse.

L’homme : Tiens donc.

La femme : Le travail m’intéresse, travailler et pour pas grand-chose, j’aime la beauté du geste, la réalisation dans le travail pour le grand nid c’est ça qui est beau, et je parle très bien votre langue, sauf les images, mais je n’en fabriquerai jamais avec les mots, ça non, je connais ça quand on n’a pas le droit, il ne faut pas insister.

L’homme : Contentez-vous de mots simples, petits, aimables, c’est ça qu’on aime ici, les grands mots on s’en occupe, pas besoin de vous encombrer, on est là pour vous quand même.

La femme : Dans le wagon on ne pouvait pas parler, si on le faisait, les visages se détournaient, et sifflaient Chut, les yeux devenaient gros et les lèvres se pinçaient, leurs yeux étaient à ras bord, et leur bouche avait disparu, et dans un tunnel, le train a ralenti, et beaucoup ont sauté, je crois qu’ils se sont enfuis.

L’homme : Ça arrive, des petits malins qui ne feront plus les gros yeux, de la mauvaise graine. Après, le train est reparti ?

La femme : Oui je crois, j’ai dormi un moment.

L’homme : C’est embêtant, ça fait un trou, on voit d’un très mauvais œil les coupes dans le récit, trop facile,

La femme : Je ne suis pas restée longtemps endormie.

L’homme : Tant mieux.

La femme : Après tout est revenu très vite, les petits mots, les grandes femmes, les

L’homme : Nous aimons les contempler.

La femme : Les grands hommes je voulais dire.

L’homme : Donc, le train redémarre

La femme : Et quand je suis arrivée, tout se ressemblait, pas un arbre qui, pas un banc pour s’assoir, pas une lumière qui ne soit pas aveuglante, qui me poursuit jusqu’à ce que j’aie vidé les lieux, et c’est moi au final le vide.

Silence

La femme : Le projecteur me pousse dehors, je n’ai pas le temps de regarder.

Silence

La femme : Je ne me repère pas,impossible d’avoir une idée précise.

Silence

La femme : Juste la lumière bleue qui nous poursuit et nous amène jusqu’au lit, je me souviens, la salle, la nudité, le froid aux pieds, la honte

Silence

La femme : La gentillesse.

L’homme : Pardon ?

La femme : Les gens qui donnent la serviette, l’eau tiède et grise, les visages attentifs, je me souviens, la boisson chaude, le gobelet qui brûle, la déglutition en silence, nos petites affaires, fouillées, étiquetées, confiées.

L’homme : On fait les choses bien, ça fait plaisir que vous le reconnaissiez.

La femme : À ce moment-là de l’histoire je n’ai plus d’histoire, je souffle sur mon gobelet, nous ne sommes plus très nombreux, beaucoup ont sauté en marche.

L’homme : Les salauds, les lâches, les petits, les mornes, les débiles, les perdants, les salauds, les lâches, les petits, les mornes, les débiles, les perdants, les salauds, les lâches, les

La femme : Dehors pas un banc pour s’assoir, rien pour s’étendre que de l’herbe, je m’allonge et je dors, et toutes les histoires se couchent sur moi, Pedro me tourmente, ma mère aussi, les hommes me jettent des pièces et les femmes tirent ma robe, elle vont la déchirer.

L’homme : Moins fort.

La femme : Je ne crie pas.

L’homme : Si vous criez.

La femme : Ma seule robe, ma vie est mauvaise, pas moi, arrêtez

L’homme : Les femmes de mauvaise vie ne sont pas les bienvenues, vous savez.

La femme : Mais maintenant je vais avoir une bonne vie ? C’est écrit sur le papier, là, sur le mur, UNE VIE MEILLEURE PARMI NOUS.

L’homme : Je ne sais pas si ça vous concerne, nous n’en sommes pas là, et pour être franc, des gens qui ont besoin, il y en a plein cette pièce, et elle est encore pas mal cette robe, si vous arrangiez l’ourlet derrière, elle pourrait encore servir un bon moment, et vos chaussures

La femme : Des chaussures de sport.

L’homme : Oui, bien qu’elles n’aillent pas avec votre robe, elles ont l’air confortables, vous avez les pieds bien au sec, c’est le principal, les pieds secs et la tête froide, c’est ce qui compte, honnêtement rentrez tant que vos chaussures le peuvent, après ça sera trop tard, et puis vous avez vu l’état de nos bancs, et nous ? Où s’assoit-on ? Rendez-nous nos bancs crient les nôtres. Et l’herbe est plus verte chez nous, vous en conviendrez, elle est là pour vous accueillir, on n’est pas chien, notre herbe, on la partage, mais pour ce qui est des bancs, il a fallu faire quelque chose, surtout pour nos anciens, ils n’en pouvaient plus. Et un monde qui ne respecte pas ses anciens, vous voyez ce que je veux dire. Silence. Donc les hommes vous ont arraché votre robe.

La femme : Ce n’est pas ce que j’ai dit.

L’homme : Je croyais que

La femme : C’est-à-dire, Silence, si, ils ont arraché ma robe.

L’homme : Ah, voilà.

La femme : Ils s’y sont mis à plusieurs, ils me faisaient mal avec leurs ongles.

L’homme : Des ongles longs.

La femme : Oui, et sales, noirs, durs.

L’homme : Durs et crochus.

La femme : Crochus, c’est le mot que je cherchais.

L’homme : Des rapaces, des raclures, des moins que rien, des

La femme : Oui, tout ça, et leurs yeux, noirs de désirs.

L’homme : Des salauds.

La femme : Des salauds, voilà. Silence. C’est bon comme ça ?

L’homme : Pas encore, un peu court, on aime les détails ici, continuez un peu.

La femme : Et

L’homme : Et ?

La femme : Et je me suis retrouvée avec ma robe en lambeaux.

L’homme : Ce n’est pas celle que vous portez ?

La femme : Non, une autre, heureusement.

L’homme : Vous vous attendiez à l’adversité.

La femme : Je m’étais préparée avec Pedro, l’idée que je puisse me retrouver nue devant d’autres que lui, il avait cette idée en tête dès le début.

L’homme : Il était prévoyant.

La femme : Il avait renoncé mais ses yeux étaient noirs.

L’homme : Un salaud.

La femme : Non pas un salaud. Triste.

L’homme : Les tristes ne nous intéressent pas. On vous voyait à travers les lambeaux ?

La femme : Un peu.

L’homme : Rien qu’un peu ?

La femme : Beaucoup je voulais dire.

L’homme : C’est parfait ça. Et qu’est-ce qu’on voyait, soyez plus précise.

La femme : De la peau.

L’homme : De la chair.

La femme : Oui, de la chair.

L’homme : Vous ne parlez pas encore bien.

La femme : Si, interrogez-moi sur les grands hommes, les grandes mesures, les chiffres, je les connais par cœur.

L’homme : Mais on ne vous en demande pas tant, ne vous compliquez pas la vie, des choses simples, comme l’herbe bien verte, de bonnes chaussures, et des mains solides, comment vont-elles vos mains ?

La femme : Parfaitement bien.

L’homme : Donc vous vous êtes retrouvée la chair en lambeaux ?

La femme : Oui, ça pendait de partout.

L’homme : Et vous aviez mal ?

La femme : Extrêmement.

L’homme : Et vous pleuriez.

La femme : Abondamment.

L’homme : Vous avez été touchée dans votre chair, c’est ça ?

La femme : Oui.

L’homme : Il faut rester optimiste, vous êtes là, en chair et en autre, rien n’est gagné pour autant, je vous préviens, mais

La femme : Vous voulez dire « en chair et en os ».

L’homme : Oui, c’est ce que j’ai dit.

La femme : Non, vous avez dit « en chair et en autre ».

L’homme : Mais non.

La femme : Mais si.

L’homme : Je sais ce que je dis quand même.

La femme : Je ne suis pas sourde, vous avez dit « en chair et en autre », je ne l’ai pas inventé.

L’homme : Vous ne maîtrisez pas bien notre langue, c’est pour ça.

La femme : Je la maîtrise, j’ai appris, j’ai révisé, les grands

L’homme : Je sais, je sais, vous avez aussi lu qu’ici , on ne conteste pas.

La femme : Je ne conteste pas.

L’homme : Vous me prêtez des mots qui ne sont pas les miens, et vous sous-entendez que je ne maîtrise pas les expressions, alors que c’est ma spécialité : en chair et en os, avec un moral d’acier, en forme olympique, en long, en large et en travers, de A à Z, mettre les voiles, tirer sa révérence, prendre la poudre d’escampette, n’y voir goutte, avoir de la bouillie dans les yeux.

La femme : De la merde.

L’homme : Non, de la bouillie, dans la merde, vous l’êtes.

La femme : Non, je suis dans votre bureau.

L’homme : Qu’insinuez-vous ?

La femme : Que je ne peux pas être ailleurs que là où je suis.

L’homme : Charabia, et vous me répondez.

La femme : On parle.

L’homme : Vous me tenez tête, c’est le pompon sur le gâteau.

La femme : La cerise, vous voulez dire la cerise, et je ne tiens rien du tout. Silence Même pas un tête-à-tête puisque je n’ai pas le droit de me retourner. Elle fait volte-face.

Il se lève précipitamment, fait quelques pas vers la femme.

La femme : J’ai révisé, interrogez-moi, je les connais par cœur vos auteurs, des morceaux entiers, on m’a dit qu’ils fournissaient de bons modèles et enrichissaient notre vocabulaire, nous sommes si pauvres nous autres, que la peau sur les os.

L’homme : Restez à votre place, c’est une chose qu’on vous demande aussi, il ne s’agit pas d’être autant que, enfin vous comprenez, mais d’atteindre un niveau acceptable. Autonomes, calmes, humbles, casaniers, on aime ça, et propres, ce n’est pas sorcier.

La femme : Je suis propre, comme un sou neuf, pas comme cette pièce. Elle sort la pièce de sa poche, la contemple, la remet en place.

L’homme : Pas de comparaison, pas d’images, du dessin, du coloriage, c’est tout.

La femme : Comme avec les enfants.

L’homme : C’est ça, vous avez compris.

La femme : Ce n’est pas nouveau.

L’homme : C’est dans les vieux pôts qu’on fait les bonnes confitures.

La femme : Et ce n’est pas à un vieux singe qu’on apprend la grimace.

L’homme s’est encore approché.

L’homme : Arrêtez maintenant !

La femme : Vous ne restez pas à votre place ?

Il recule et fait le tour du bureau, se place devant, retourne derrière, hésite, puis avance doucement vers le milieu de la scène.

L’homme : Je vais où je veux, je fais ce que je veux, understand ? Capiche ? Comprendo ? Il recule. Moi aussi je les connais les trains, les robes déchirées, les silhouettes, et les figures sans visage, les grands livres, les petits mots, je connais tout ça par cœur, pour qui me prenez-vous, pour un bleu ? Des bleus j’en ai eus, vous n’êtes pas la seule, je rêve ! Et les questions, ces maudites questions, jamais tout à fait les mêmes, et les histoires, vous ne pensez pas que je n’en ai pas eues aussi des histoires, des histoires à revendre, en veux-tu en voilà, bien ficelées, bien vraisemblables, bien tristes, non mais, j’en ai eu de toutes sortes, des drôles aussi, parce qu’il faut penser à ceux qui vous écoutent, c’est la clé, le sourire derrière le désespoir, discrètement caché derrière le voilage, tout en transparence, ne pas en faire trop, comme ça, Il sourit mélancoliquement, en mimant le voilage. Il avance. Comme ça je vous dis, faire venir les larmes, mais ne jamais les faire couler, surtout pas, ici, si ça coule c’est foutu, c’est pourquoi, les jeunes hommes, il ne faut pas en abuser, parce qu’ici ils nous sont utiles, et ça se retournerait contre vous, Il avance encore, vous les convoquer avec tact, Bonjour Messieurs, comme ça, humblement, enfin vous voyez, sinon, ça les dégoûte, pas moi grand Dieu, j’en ai vu des vertes et des pas mûres, mais si vous étiez tombée sur un autre moi, un plus jeune, il l’aurait mal pris, nous les formons à ne pas tout accepter quand même, ils s’identifient et se vexent, suivez mon conseil : avec parcimonie.

Pendant la réplique, l’homme s’est avancé petit à petit vers le devant de la scène alors que la femme a reculé pour s’adosser au bureau.

L’homme : Vous comprenez ?

La femme : Oui.

L’homme : Quelque chose comme : Le train caracolait vers mon bonheur, et je souriais à ces hommes heureux comme moi d’aller vers un monde meilleur. Certains tordaient leur mouchoir en pensant à ceux qu’ils laissaient là-bas. Mais moi je savais qu’en arrivant ici, je rencontrerais le père de mes enfants, et Pablo serait oublié à jamais.

La femme : Pedro.

L’homme : Oui, Pedro. Pedro comprendra un jour la forte qui m’a poussée à vivre cette aventure

La femme : Ma mère n’était pas moqueuse, pas d’humour la pauvre.

L’homme :La force, je voulais dire « la force qui m’a poussée », des fois j’ai des sautes.

La femme : Des sautes ?

L’homme : Oui, ça dérape et je ne sais plus où j’en suis, à force de vous écouter, vous m’avez contaminé, c’est plus fort que moi, des fois je pense comme vous, et le pire c’est que je parle comme vous.

La femme : Quelle horreur.

L’homme : Vous l’avez dit.

La femme : On ne vous décontamine pas ?

L’homme : Si, mais les mots résident quand même, ils sont tenaces.

La femme : Résistent ?

L’homme : Oui, ils s’agrippent, et ne vous lâchent pas, on a beau les ignorer, ils reviennent à la charge. On ne peut rien y faire, une vraie peste, on a beau faire, ça débarque.

La femme : Les images

L’homme : Se précipitent pour vous enduire d’erreur.

La femme : Vous induire en erreur.

L’homme : Déjà dans le train, elles m’ont assailli, les histoires s’embrouillaient, les grands hommes devenaient petits, et lorsque je suis descendu, tout était devenu petit, et propre, et rassurant, mais effroyablement petit, alors que c’est moi qui aurais dû être le petit, le malheureux, l’affamé, rien de tout ça, je suis descendu avec ma majesté et mes grands mots, c’était horrible. J’ai dû ressayer plusieurs fois avant d’y arriver. À CHAQUE FOIS, C’ÉTAIT PLUS FORT QUE MOI, CETTE GRANDEUR QUI NE VOULAIT PAS EN RABATTRE QUAND JE DÉBARQUAIS, ET LES CHOSES QUI S’ENTÊTAIENT À RESTER PETITES, RASSURANTES ET FROIDES, ET, La femme fait chut avec l’index, Non je ne crie pas.

La femme : Si vous criez.

L’homme : Vous voyez, c’est la grandeur qui veut sortir, rien à faire, dès que je dis plus de trois phrases, elle reprend ses droits. Un conseil, pas plus de trois phrases à la fois, après vous respirez, vous regardez autour de vous, vous vérifiez que vous êtes restée simple. Trois phrases, une pause, et trois phrases encore, si tout va bien, petit à petit, vous continuez, mine de rien, si vous arrivez avec vos grosses chaussures, vous saccagez tout, et c’est la porte de sortie. Je ne devrais pas vous le dire, mais on est là pour conseiller un peu, ça humanise.

La femme : C’est vrai, qu’assis à votre bureau vous aviez l’air petit.

L’homme : Je suis arrivé à me faire petit, tout petit derrière le bureau, vous y arriverez vous aussi, ça demande un peu d’endurance, mais à force on s’y plie, en deux, en quatre, et voilà, on a les dimensions requises.

La femme : Mais vous êtes plutôt grand.

L’homme : Ne dites pas ça, je suis petit, tout petit, j’y suis parvenu, minuscule à tel point que je ne me reconnais pas moi-même, je n’ai plus rien de l’original, j’en suis fier, de longues années pour atteindre ce niveau-là de

La femme : Réduction

L’homme : De concentration, il ne reste que le meilleur de moi-même, on peut trouver la chose ridicule au début, mais elle a du sens croyez-moi, si tout le monde faisait ainsi, si on se concentrait sur le meilleur, on aurait moins de problèmes, c’est la grandeur, la soif de grandeur qui nous malmène, et je sais de quoi je parle, des nuits entière à faire taire cette satanée grandeur qui voulait sortir par tous les moyens, en traître, elle profitait de mes états de faiblesse pour ressurgir, vous imaginez, toujours au mauvais moment, on croit dormir sur ses deux oreilles, mais non, la voilà qui ressurgit et qu’elle tambourine comme si votre dernier quart d’heure était arrivé, mais à force elle s’est réduite, et maintenant elle se tait. Mais je sais qu’elle se tient dans un coin, endormie quelque part, même si ça fait longtemps qu’elle ne s’est pas réveillée. J’ai peur qu’elle surgisse la journée, et de ne pas pouvoir la retenir.

Une silhouette entre et pose un sandwich sur le bureau, et un verre d’eau. La femme boit le verre d’eau.

La femme : Comme maintenant par exemple.

L’homme : Mais non, à vous j’en parle comme d’une chose morte, vous voyez bien, pour conseiller, je vous fais part de mon expérience.

La femme : Moi je n’ai pas soif de grandeur.

L’homme : Ils disent tous la même chose.

L’homme se retourne.

L’homme : Il vous a vue ? Il m’a vu ?

La femme : Lui ?

L’homme : Oui, cet homme, il nous a vus ? Nous n’étions pas à nos places, c’est très grave. Il va le dire.

La femme : À qui ?

L’homme : Aux autres. Cette eau m’était destinée.

L’homme : Elle n’était pas très fraîche de toute façon.

Il revient à son bureau. S’assoit. Elle retourne à sa place.

La femme : Je pourrais chanter, ça détendrait.

L’homme : Vous êtes folle, vous voulez la réveiller ?

La femme : Qui ?

L’homme : Qui vous savez. Il chuchote, la grandeur.

La femme : Parce qu’elle réagit au chant ?

L’homme : Évidemment.

La femme : Tout doucement, elle n’entendrait pas.

L’homme : Elle est aux aguets je vous dis.

Il mord dans son sandwich brutalement. Saisit le verre mais constate qu’il est vide, le contemple.

L’homme : Je crois que vous n’êtes pas prête, vous outrepassez.

La femme : Je suis prête.

L’homme : On vous demande de vous concentrer, et vous débordez. Tout ce flou autour, vous n’êtes pas précise, regardez-vous.

Elle se penche sur sa robe, la plaque sur ces cuisses, rallonge les manches, serrent les jambes, redresse le menton, met les bras le long du corps, s’immobilise dans une position de garde-à-vous.

La femme : Comme ça ?

L’homme : Non, rien à voir, pas assez naturelle, trop fière, de l’humilité, je vous le répète, vous n’êtes pas prête.

Elle se tasse sur elle-même.

La femme : Comme ça ?

L’homme : C’est mieux.

Elle plie les genoux.

La femme : Et comme ça ?

L’homme : Grotesque, vous n’avez aucun don ma parole, j’en ai vu de plus doués avec lesquels au quart de tour on y croit, de vrais porteurs de fiction, ils sont crédibles tout de suite, c’est réglé, le papier signé, au suivant, next, c’était le bon temps, les normes ont changé, avec vos histoires qui ne se tiennent pas, comment voulez-vous, on ne peut pas se laisser embarquer à chaque fois, on n’est pas nés de la dernière pluie.

La femme : Moi, je l’aime bien mon histoire

L’homme : Toujours la même. Assez. Vous n’êtes pas prête, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ?

La femme : Que suis prête, que je suis belle, que vous allez me donner une chance

L’homme : Allons donc. Silence. Si on vous fait vous retourner, c’est justement à cause de la beauté.

La femme : Mais vous m’avez vue, je me suis retournée.

L’homme : Je n’ai rien vu, je n’ai vu que votre obstination à dépasser les limites, je ne sais pas si vous êtes belle, et je n’en ai rien à faire. Silence. Et nous nous méfions des gens beaux.

Elle se retourne.

L’homme : Les gens beaux nous déconcentrent. Retournez-vous. Nous voulons des petites gens tout simples.

La femme : Les hommes m’ont trouvée belle, si belle qu’ils

L’homme : Taisez-vous je ne veux rien savoir.

La femme : Je ne peux plus raconter ?

L’homme : Je n’ai plus envie de vous écouter.

La femme : Vous en avez le droit ?

L’homme : Oui, je suis à ce bureau, et c’est vous qui vous tenez là, je peux tout, je peux même, je peux vous demander de sortir, je peux me lever, je peux boire, je peux manger, je peux chanter si ça me chante, je suis petit, mais plus grand que vous quand même, il ne faut pas tirer le bouchon trop loin, et je me fiche des jeunes hommes, de votre mère et de Pablo.

La femme : Pedro.

L’homme : Je me fiche de ce qui vous amène ici, ça y est vous me faites dépasser les bornes, sortez. Sortez immédiatement.

La femme : Vous m’écrirez ?

L’homme : Certainement pas.

 

NOIR.

 

III

La même femme entre, elle porte une robe courte de mauvaise qualité sur des bas filés. Elle a mauvais genre, et elle donne l’impression d’avoir passé la nuit dehors, ses cheveux sont emmêlés, elle est fatiguée, sa démarche n’a plus rien de l’assurance du premier tableau.

L’homme est à son bureau, il est nerveux, il regarde à droite puis à gauche comme s’il redoutait l’entrée de quelqu’un. Il est raide et sa silhouette est coupante.

La femme : J’ai reçu votre lettre.

L’homme : Je n’ai écrit aucune lettre.

La femme : Une lettre très belle, déchirante.

L’homme : Je ne vous connais pas, je n’écris jamais de lettre déchirante, ce n’est pas dans mes attributions.

La femme : Est-ce que vous avez reçu la mienne, je vous informais de mon arrivée.

L’homme : Jamais, je ne vous connais pas, je ne m’occupe pas de ceux qui persistent, je les confie à d’autres, enfin vous voyez ce que je veux dire.

La femme : Ça a changé ici.

L’homme : Votre identité. Un pseudo ?

La femme : Babyface.

L’homme : Déjà pris.

La femme : Blanche neige.

L’homme : Également.

La femme : Belle des champs. Vous vous souvenez ?

L’homme : Pardon ?

La femme : Quand je venais à vous avec ma robe fleurie.

L’homme : Non. Silence. Belle des champs, vous êtes sûre ?

La femme : Oui, c’est toi qui

L’homme : Vous confirmez ? Bon, Belle des champs, avant de poursuivre, que je vous explique, ici on se vouvoie, vous maîtrisez notre langue ?

La femme : Oui.

L’homme : Une langue simple, efficace, vous me suivez ?

La femme : Dans ce champ fleuri, tu te rappelles, tu avais presque mis ma robe en lambeaux, tu revenais, tu avais sauté du train, tu étais revenu.

L’homme : Pour rien au monde je ne reviendrai, ce monde, je l’ai, j’y reste, vous faites erreur, et quand j’ai sauté, ce n’était pas pour revenir, mais pour recommencer, ça fait une différence, et les tissus à fleurs n’ont jamais été mon type, je préfère l’uni, les motifs ça complique tout. Et votre motif à vous ?

La femme : Te retrouver, j’ai mis du temps.

L’homme : On se vouvoie, vous comprenez ? Vous ne retrouvez rien du tout puisque tout est nouveau pour vous. Que je vous explique, vous racontez et ensuite on fait suite, ou pas. Reprenez depuis le début.

La femme : La troisième fois, tu, Silence, vous avez décidé de tenter le coup vous aussi, c’était l’été, silence, le moment parfait, marcher au soleil, c’est mieux pour tout le monde, on vous a suivi un moment sur la route, tu avais mis les biscuits dans ta poche, ramassé les pièces, et pris celle que je t’avais donnée, la pièce, pour te porter chance, et elle t’a

L’homme : Vous.

La femme : Et elle vous a porté chance, vous êtes là, derrière ce bureau, et moi je suis là devant vous, avec tout mon, silence, et je voudrais que vous

L’homme : Il faut raconter mieux que ça, un début, une fin, des choses au milieu, comment voulez-vous qu’on s’y retrouve, et

La femme : Vous l’avez déchirée c’est ça, ma lettre comme le reste, comme ma robe, et maintenant le costume bien droit, tu n’en portais jamais d’aussi droit, les épaulettes tu n’en as jamais eu besoin, les épaules larges, ils t’ont rapetissé, tu as l’air petit sous les épaulettes, elle sort un papier de sa robe, même l’écriture est petite, des mouches parfaitement bouleversantes, après on regrette ces mots-là, je les ai serrés sous la robe, ici avec ton uniforme, tu ne peux pas les entendre, elle lit, Petite fleur des champs

L’homme : Arrêtez, ça ne nous concerne pas,

La femme : Il est question de toi, de moi, sous ma robe en plein champ,

L’homme : Arrêtez, ce n’est plus moi

La femme : Si c’est toi

L’homme : Non

La femme : Je te reconnais

L’homme : Ils disent tous ça

La femme : J’ai raison

L’homme : Garde !

La femme : Mais si

L’homme : Chut

La femme : Je suis restée longtemps dehors, si j’étais vraiment abîmée ils ont dit que ça pouvait marcher, qu’au moins avant de vous éconduire ils réparaient, question d’image, ils recousent, nourrissent, font dormir

L’homme : On fait les choses dans les règles, on a une réputation à tenir,

La femme : Des repas chauds, équilibrés,

L’homme : On a toute une équipe, les pauvres, ils en voient, ils prennent soin de vous, ils sont

La femme : Fatigués

L’homme : Dévoués plutôt, ça leur fait du bien d’être utiles

La femme : Les mêmes que nous

L’homme : Ils vous traitent parfaitement

La femme : Des ombres

L’homme : D’admirables collaborateurs qui un jour finiront avec des épaulettes,

La femme : Comme vous

L’homme : Comme nous tous ici, qui

La femme : Qui ?

L’homme : Qui le méritons, voilà c’est dit, il va falloir

La femme : Viens près de moi

L’homme : Certainement pas

La femme : Pour le final

L’homme : Je n’ai rien à finir, pour moi ça continue,

La femme : Avant tu avais de bonnes épaules.

L’homme : Il se lève. C’est la position assise, c’est trompeur.

La femme : Tu t’es tassé, tu as fait ton petit trou avec tes pattes de mouches, tu es dégoûtant.

L’homme : Pas de ça ici, je peux très bien me passer de vous, tout ce temps sans vous je me suis déshabitué, c’est la vie, loin des yeux comme on dit, on nous apprend à oublier aussi, pour notre bien, pas de nostalgiques qui infestent notre herbe, on n’est pas fous quand même.

La femme : Je ne te reconnais plus.

L’homme : Je suis toujours moi, mais au sommet de mes capacités, ça fait drôle au début, participer aux grands travaux, on se sent petit, et

La femme : Tu es petit.

L’homme : Non, je suis grand, je suis le gardien, le passeur, je suis immense,

La femme : Minuscule, avant tu étais grand.

L’homme : Avant je n’étais rien, rien de rien, maintenant je sers la grandeur de ma fonction. C’est le service qui est grand, pas moi.

La femme : Rends-moi service.

L’homme : On ne tutoie pas ici, c’est familier, c’est comme si on se connaissait.

La femme : On se connaît.

L’homme : Non, on s’est reconnu, ça fait une différence.

La femme : Tu le reconnais.

L’homme : Je ne reconnais rien du tout, et c’est une autre que j’ai connue, pas ce bout de chiffon, une autre, fleurie, avec de jolies chaussures. C’est toujours la même chose, vous nous sautez au cou, et vous faites mine de nous rattraper avec votre passé, mais il ne s’est rien passé il ne faut pas confondre, je suis blanc comme neige, j’ai tout vidé, il ne reste plus rien, on ne m’aura pas à coup de nostalgie. Il crie, les nostalgiques, dehors, ils n’ont rien à faire ici, les amours champêtres, dans les livres. Ici pas de champ, vous avez remarqué, de l’herbe verte, un point c’est tout. Silence Si vous êtes prise, on vous fournira le nécessaire

La femme : Le nécessaire ?

L’homme : Oui, pour que vous vous teniez tranquille

La femme : Le nécessaire ? Je suis prise ?

L’homme : Ce n’est pas ce que j’ai dit, et il y a des choses dont il fadra se débarrasser, vous avez lu notre brochure, pour être totalement là, disponible, silence, vous avez appris

La femme : Oui les grands.

L’homme : C’est ça, maintenant il faut les appliquer, et les grandes choses ne doivent pas se mélanger, il faut oublier les petites.

La femme : Comprends pas.

L’homme : Mais si, Pablo

La femme : Pedro.

L’homme : Celui-là, il faut l’oublier, la robe fleurie aussi, pas de salope chez nous, et vos mots parfumés soi-disant, ils sentent mauvais ici, cette poésie de pacotille, les champs fleuris et tout le tralala, de la dignité, nous l’exigeons. Que faites-vous ?

La femme : J’enlève la robe fleurie. Elle commence à se déshabiller.

L’homme : Interdit à ce stade

La femme : Quand dois-je le faire ?

L’homme : Plus tard, lorsqu’on vous donnera les vêtements, je ne m’occupe pas de cette étape.

La femme : Tu n’as pas envie de voir ?

L’homme : Certainement pas.

Elle continue à se déshabiller.

L’homme : Je vous demande de vous arrêter !

Elle continue. Il se lève, court vers elle. Il l’entoure de ses bras pour l’empêcher. Il replace la robe, la recoiffe.

La femme : Tu as les mains froides. Tu as toujours eu les mains froides.

L’homme : Jamais pu m’en débarrasser. Plus fort que moi ces mains.

La femme : J’ai froid moi aussi.

L’homme : S’il vous avait vue, ils vous auraient emmenée. Les salopes, pas de ça chez nous, compris ?

La femme : Ils nous ont vus, ils vont venir nous chercher, nous mettre au trou.

L’homme : Mais non, personne n’a rien vu, on va en rester là, je regagne ma place, ni vu ni connu.

La femme : Nous deux réunis

L’homme : Lieu commun

La femme : Au chaud, comme avant, un trou à notre mesure, notre champ, l’herbe tassée, nos corps dans l’herbe, comme avant, viens, on se serre

L’homme : Cliché. Un cliché piétiné, tassé et retassé, faites mieux, je ne donne pas cher de vous, pas de champ ici, de l’herbe, c’est déjà beaucoup, et les fleurs vous oubliez, faut pas exagérer.

La femme : Bien tassés l’un contre l’autre, ma robe en chien de fusil, les mains fraiches, tu te souviens?

L’homme : Non. Juste ce trou aménagé petit à petit en toute discrétion, mon trou, un beau vert uniforme, facile à entretenir. Il se penche pour regarder sous le bureau. Ni triste, ni gai, un vert semblable, il vous plait ? Elle se penche pour regarder.

La femme : Il est un peu commun, non ?

L’homme : Oui, très réussi.

La femme : Pas de place pour moi là-dedans, Silence, elle le regarde. Tu n’y es jamais arrivé c’est ça. Un lieu à dormir dehors, je comprends. Moi qui croyais que tu m’attendais au chaud. Tu n’es jamais arrivé, dis-le. Tu campes dans l’entrée comme un vieux chien, c’est ta petite niche, Elle aboie, et je ne serai pas ta chienne, certainement pas, je n’ai pas fait tout ce chemin pour ce cul-de-sac.

L’homme : Je vous interdis de

La femme : Tu es plus que petit, tu es minuscule, plus petit que le monde que tu as quitté. Ils sont où les grands ? Elle se penche, Pliés en deux, et toi brisé, petit cure-dent, aucune fleur ne poussera dans ce trou, de la visite, il est évident que tu n’en auras jamais.

L’homme : Entrez là-dedans, on y est mieux que vous croyez.

La femme : Jamais.

L’homme : Je vais les appeler, ils vont te faire taire.

La femme : Ta petite cache, je vais leur montrer.

L’homme : Ils ne verront que toi, vipère.

La femme : Tapie dans l’herbe.

L’homme : C’est ça. C’est toujours notre herbe que vous voulez, chacun son petit lopin,

La femme : Et le tien n’est même pas un trou, c’est un dessous de table badigeonné. Tu n’as rien creusé du tout, c’est une planque, pas un terrier, un nid, pas une antre, silence, finalement tu n’aurais jamais dû partir, dès la première fois je l’ai su, ta figure quand j’entrais. Ta voix, tes mots, ta silhouette, méconnaissable.

L’homme : Je ne vous ai pas reconnue non plus, toujours pas d’ailleurs.

La femme : Tes épaules, qu’est-il arrivé à tes épaules ?

L’homme : Rien.

La femme : La veste, ça doit être la veste, tu ne portes pas le costume.

L’homme : Si.

La femme : Non. Tu as l’air costumé, on n’y croit pas.

L’homme : Vous m’avez appelé monsieur tout à l’heure.

La femme : Certainement pas.

L’homme : Mais si.

La femme : Non, repasse la bande, et tu verras que je n’ai pas prononcé ce mot.

L’homme : Et bien justement, pas de monsieur pas de papiers.

La femme : Tu veux dire, pas de planque, pas d’herbe verte mais des coups de genoux. Elle rit.

Silence. Il la regarde.

L’homme : Le soir quand tout le monde est parti, je peux dévisser cette planche, Il lui montre un côté du bureau. Il démonte un pan du meuble. Comme ça, j’ai de la place pour étendre mes jambes, je dors mieux ainsi, Il s’allonge pour lui montrer, et le matin, je remonte.

Il se redresse.

La femme : Personne ne sait ?

L’homme : Je ne suis pas le seul, mais les places sont rares, il y a plein d’avantages, je ne vais pas les énumérer, vous vous doutez bien.

La femme : S’ils te découvraient ?

L’homme : J’ai les tampons.

La femme : Les tampons ?

Ils se regardent un temps. La lumière monte et descend. Les ombres s’agitent. Le brouhaha augmente et baisse. Ils sont face à face, ils attendent que le calme soit revenu, comme s’il s’agissait d’une interruption momentanée, l’homme est inquiet mais ne le montre pas. Il remet le bureau en place, va à la porte, revient, la femme le regarde, elle a pris de l’assurance, elle le laisse faire, il retourne écouter à la porte, puis se rapproche du bureau.

La femme : Ils arrivent, ils vont nous prendre.

L’homme : Vous prendre, vous, je n’ai rien fait, que mon boulot, efficace, réactif, courageux, je leur dirai, c’est cette salope qui a commencé à me faire des avances, je ne suis pas un pourri moi !

La femme : Elle le regarde un moment, Je ne vous ai pas fait d’avances monsieur, c’est vous qui vous êtes avancé, je ne demandais rien, je vous montrais ma capacité à tout oublier, je me montrais à vous avec innocence, et vous avez foncé sur moi.

L’homme : Salope.

La femme : Non, pas salope, déterminée, je croyais que ça comptait pour vous la détermination, que ça pouvait faire la différence.

L’homme : Mais on ne vous demande pas d’être déterminée, on vous demande d’être adaptée. Vous faites n’importe quoi.

La femme : Ils arrivent.

L’homme : Mais non.

La femme : Si, écoutez, j’entends des pas.

L’homme : C’est votre cœur qui

La femme : Qu’en savez-vous ?

L’homme : Je le sais, j’ai vécu moi aussi, je sais de quoi je parle. Le cœur tape fort et on a l’impression d’être encerclé par les bottes, mais ce ne sont que les battements, ils finissent par se calmer. Respirez profondément. Il respire profondément, à plusieurs reprises.

Ils respirent à l’unisson pendant quelques minutes.

L’homme : Vous les entendez toujours ?

La femme : Moins, mais ils ne sont pas rangés loin, là. Elle montre ses tempes.

L’homme : Normal, tout à fait normal. On s’arrange pour n’être jamais très loin en cas de problème, prêts à intervenir. Pour votre sécurité. Continuez à respirer. Vous les entendez toujours ?

La femme : Non, ils se sont arrêtés, ils attendent.

L’homme : Je vous l’avais dit.

La femme : Ils sont là.

L’homme : Oui, ça fait partie de vos avantages. Il tend l’oreille. Quand je vous disais qu’on s’occupait de tout. Il se tait, écoute. À n’importe quel moment vous pouvez avoir affaire à eux, n’est-ce pas merveilleux ? Silence. Chut, j’entends quelque chose, vous entendez ?

La femme : Oui. Ce n’est rien, ce sont eux qui se dégourdissent.

L’homme : Vous croyez qu’ils n’ont que ça à faire ?

La femme : Parfois il le faut bien.

L’homme : Je les entends.

La femme : Respirez profondément.

Silence.

L’homme : Ils sont vraiment là.

Elle marche de long en large et essaie de faire sonner ses pas, qui ne sonnent pas car ses chaussures de sport amortissent le son de la marche. Elle frappe fort le sol en marchant et provoque un bruit sourd.

La femme : Entre mes tempes, ça fait ce bruit. Comme un afflux de sang régulier, j’ai le cœur en pleine tête. Elle tape du pied en marchant.

L’homme : Ça doit être la peur. La peur est bonne, ça maintient dans le raisonnable, Silence, chut, vous entendez ?

La femme : Pas distinctement.

L’homme : Chut.

Il se lève, fait le tour du bureau, s’immobilise, se rassoit.

L’homme : Ou alors la fatigue, ça doit être la fatigue.

Elle s’approche du bureau.

La femme : Finalement, je vais me mettre là.

L’homme : Ah non, il n’y a pas de place pour deux.

La femme : Mais si en se serrant bien. La peur on la partage. Allez.

L’homme : Il crie. C’est mon trou, je vous interdis d’y toucher. Je l’ai fait tout seul avec mes mains j’ai gratté, gratté pour qu’il soit bien, je plie les genoux, je m’y mets, j’y suis bien, je suis grand pour ce trou, dans l’ordre des choses, je m’y retrouve, pas de place pour vous, ni pour personne, vous entendez, j’y suis j’y reste, et

La femme : Ils arrivent, écoutez, Elle marche de long en large, elle le regarde, un temps, elle le regarde intensément, Cachez-vous, je ne dirai rien, d’accord, allez-y seul, Silence, enlevez votre veste, vous allez la froisser, elle prend trop de place, je la mets sur mes épaules, ni vu ni connu, regardez, je m’assois comme ça ils ne vous verront pas.

L’homme hésite, se résout à enlever sa veste puis se glisse sous le bureau. La femme s’installe au bureau et attend.

La femme : Elle est formidable cette veste, je n’aurais pas cru, et douce, on nous gâte ici. Elle jette un œil sur les papiers du bureau, les classe, met de l’ordre.

L’homme : Ton odeur a changé, tes jambes ont changé, mon dieu cette odeur, et cette robe, tu n’en portais jamais d’aussi, pousse tes genoux, je suis grand tu sais.

Elle lui donne un coup de pied.

L’homme : Tu vois, je suis courageux. Silence. Je n’ai jamais crié, même au début, je savais qu’il fallait, Silence, … et les trous ça me connait, je suis bon à ça.

La femme redonne un coup. Il résonne. La lumière monte, elle est très vive.

La femme : Maintenant vous êtes soumis à ma discrétion. Elle redonne un coup. Moins fort. Elle frappe de nouveau.

L’homme : Je suis intégré, comprends pas, regarde comme je m’intègre, pile aux dimensions, je tiens là-dedans, tout juste, mais je tiens. Dans la file d’attente j’ai toujours tenu, de profil, bien droit, et surtout ne jamais croiser un regard, ça non,

La femme frappe de nouveau.

L’homme : Passer la nuit devant les grilles, je suis grand pour ça aussi, de bonnes chaussures, un thermos, et une petite chanson en tête quand les yeux commencent à piquer du nez, Il chantonne, à chaque refus, il faut recommencer, repartir à zéro,

La femme : Les yeux ne piquent pas du nez. Les yeux piquent, brûlent, mais ils n’ont pas de nez.

L’homme : Avoir du nez, réussir l’entretien les doigts dans le nez, faire le nez, j’en connais un rayon,

La femme : Se retrouver nez à nez

L’homme : Oui, comme nous, enfin presque, Silence. Et pour prouver qu’on existe, il faut les histoires. Et ce satané tampon, jamais assez droit, assez noir, il le faut bien noir, bien net, sinon, rebelote, retour à l’envoyeur, ce que j’ai pu en envoyer promener à cause de ce tampon, sans bavure, l’encre brillante, bien lisse, pour qui me prend-t-on ? Je suis un expert, c’est la moindre des choses, je connais la musique, exigeant j’ai appris à l’être, naturellement. La moindre irrégularité, je la vois, elle me saute dans les yeux. Tu verras quand tu seras de l’autre côté.

La femme : Je suis de l’autre côté.

L’homme : Il ne faut pas lâcher, rester courtois, sinon on est foutu.

La femme : Je ne veux rien savoir, je suis au chaud, maintenant c’est moi qui tiens le guichet,

L’homme : J’étouffe, Il sort la tête du bureau, s’allonge sur le dos, son buste sort du meuble, il regarde le plafond.

L’homme : Mon certificat je l’ai,

La femme : C’est bien, vous commencez à comprendre, patience et longueur de temps, vous connaissez nos auteurs,

L’homme : Oui, les grands, j’ai de bonnes fréquentations, et la cérémonie avec trompettes, j’y ai eu droit, qu’est-ce que tu crois

La femme : Vous êtes petit, vous êtes de deuxième classe,

L’homme : Non,

La femme : Si. Elle redonne un coup de pied. Ils restent un moment silencieux. Ils sont partis. Silence, Sans cesse recommencé, c’était la réponse la première fois, et la deuxième fois je n’ai pas eu à répondre, ils ne m’ont rien demandé, ils n’ont pas pris cette peine, pourtant je savais, mais je n’ai pas eu à ouvrir la bouche. On se tait quand on arrive, il faut savoir se taire, les visages aveugles dans le compartiement répétaient leur histoire silencieusement, ils ne dormaient pas, ne pleuraient pas, ne regardaient pas le paysage qu’ils connaissaient par cœur, à quoi bon. Si tu le regardes, il va te retenir, Ne regarde pas, Silence, Récite l’histoire pour être prête, les noms, les dates, les bons mots, l’ordre des jours, il faut s’entraîner jusqu’au bout, Silence, et ceux qui avaient oublié sautaient, Elle donne un coup dans le bureau, sautaient, Elle redonne un coup, sautaient.

L’homme ne réagit pas, on dirait qu’il dort. La femme se lève, le regarde, se penche, s’éloigne, puis se rapproche de lui pour l’observer, elle hésite, se redresse, se penche encore, elle approche, se place tout au bord de la scène, regarde le public intensément, puis se dirige vers la porte au fond, attend, puis une ombre apparaît, la femme tend le doigt vers l’homme au sol.

La femme : Il est là.

 

NOIR.

 

La lumière remonte doucement, la femme assise au bureau actionne le variateur.

Un homme entre, il s’arrête en la voyant. C’est peut-être le même, ou pas. La femme lui fait le geste de reculer, encore et encore, jusqu’au bord du plateau. Il lui fait face.

La femme : Stop. Retournez-vous.

L’homme fait face au public.

La lumière baisse doucement jusqu’au noir.


Élodie Issartel

Ecrivain, Plasticienne, Professeure de lettres