Roman (extrait)

Grandeur et décadence de la maladie de Parkinson

Ecrivain

Demian Lavrentievitch Parkinson, mort dans un camp de la Kolyma, est l’inventeur de la pathologie du même nom, la maladie originelle elle-même, l’authentique parkinsonisme selon lequel « l’homme est en fait une maladie incurable » et la santé son état négatif. D’où la nécessité de propager cette maladie : ce à quoi s’est employé Parkinson auprès de Staline, Atatürk et bien d’autres. Une nouvelle fois, l’écrivain serbe Svetislav Basara déploie un dispositif de l’absurde à sa façon dans Grandeur et décadence de la maladie de Parkinson. À l’occasion du prochain festival « Un week-end à l’Est » auquel il est invité, en voici le premier chapitre inédit, en primeur de sa parution aux éditions Notabilia en 2021.

Pavel Kouzmitch Kassatkin

MORBUS PARKINSON

Préface

 

Demian Lavrentievitch Parkinson, inventeur de la terrible maladie, est mort d’épuisement en 1947 dans un camp de travail de la Kolyma sous un faux nom, celui de Nikolaï Nikolaïevitch Kouznietsov. Parkinson portera encore ce nom éculé pendant quarante-trois sinistres années posthumes, jusqu’à la perestroïka, la glasnost et la dislocation de l’URSS, dislocation à laquelle – si l’on en croit les indications chronologiques et biographiques qui précèdent – Demian Lavrentievitch (désormais réhabilité) aura sensiblement contribué. D. L. Parkinson a donc été réhabilité en même temps que des centaines de milliers de prisonniers tant réels que fictifs ; il a réintégré le gîte de son être disparu – son nom. Sa maladie, cependant, est tombée dans l’oubli ; elle végète sous un statut dégradé. C’est toujours morbus Parkinson, ou, plus populairement, le parkinsonisme, mais – ses contemporains encore vivants s’accordent tous sur ce point – les symptômes et le tableau clinique de la pathologie moderne n’ont aucun rapport avec la maladie de Parkinson originelle. Et il ne s’agit pas là d’une mutation de la maladie elle-même, comme dans le cas de la tuberculose qui ne cesse de trouver de nouvelles stratégies biochimiques pour s’adapter aux antibiotiques ; non, et d’ailleurs, le parkinsonisme est incurable ; c’est maintenant un ensemble profane de symptômes empruntés à quelques maladies insignifiantes, qui, considérés globalement, font plutôt penser à la maladie d’Alzheimer. Le parkinsonisme moderne est manifestement une contrefaçon. Mais pourquoi falsifier une maladie ? Cette question tracasse également F. R. Voznessenski, un historien qui a accès aux archives de l’Okhrana impériale, du NKVD, du KGB et de la Loubianka. Mais par où commencer ? Les non-initiés – et en la matière c’est le cas de tout le monde – ne peuvent imaginer les dimensions de ces Archives, pour ne rien dire du nombre incalculable de documents qui y sont entreposés. (Selon certains témoignages[1], elles contiennent les recensements de toutes les routes, toutes les villes, tous les villages, toutes les rues, toutes les maisons, tous les individus, toutes les transcriptions de tout ce que ces individus ont pu écrire ou dire au cours de diverses conversations, et cela pour la période des trois derniers siècles.)

Ainsi dans ces Archives, la seule section Mitrofanovsk (le bourg insignifiant où Parkinson est né) occupe 57 000 m2, et compte 459 789 490 567 documents. Tout est là, rien n’est dissimulé, mais pour restituer l’image d’un événement, reconstituer la biographie d’un homme, il faut des décennies d’un travail assidu. Voznessenski n’a pas le choix. Il opte pour la méthode consistant à piocher dans les documents au hasard. En comptant sur son intuition. Il se fie à son sixième sens. S’agissant de Parkinson, c’est la meilleure solution. Les mois suivants Voznessenski travaille avec acharnement. Ce qui donne bientôt les premiers résultats : une biographie solidement documentée qui couvre les dix premières années de la vie de Parkinson. Mais il n’y a rien là-dedans. Du moins rien d’intéressant. On peut lire tout cela dans les romans sirupeux des écrivains réalistes russes. Ces romans, ces ancêtres des soap operas, sont en fait des modèles d’éducation et de formation des garçons russes de l’époque. Voznessenski, amateur fanatique – comme seul un Russe peut l’être – de la littérature, parvient à la conclusion consternante que le réalisme dans la littérature russe a ruiné la réalité russe ; qu’il a détruit la simplicité de l’âme russe ; qu’il a mis en circulation l’absurde idée de la justice sociale ; que, pour finir, Demian Lavrentievitch était parvenu à la même conclusion, notant dans un de ses écrits : « Après Dostoïevski, au lieu d’une multitude de variétés de l’âme russe, il n’est plus resté que cinq types psychologiques : ceux de Stavroguine, Raskolnikov, Marmeladov, Lebeziatnikov et Svidrigaïlov. »

Mais si rien de notable ne se passe dans les sous-sols des Archives, si le dossier (titré plus tard Grandeur et décadence de la maladie de Parkinson) souffre d’anorexie et reste désespérément loin d’une étude historique sérieuse, dans la vie privée de notre historien se manifestent les premiers signes d’un changement pathologique. Un soir, en rentrant chez lui, il surprend son épouse, Valentina Nikolaïevna, occupée à peigner ses cheveux, toute nue devant le miroir, scène par ailleurs banale dans les foyers russes de la classe moyenne. Cependant, cela est bientôt suivi de quelque chose d’inhabituel, quelque chose de tout à fait inquiétant pour une psyché formée dans un système politique fondé sur le matérialisme. À la salutation de son mari, Valentina répond en parlant par l’anus : « Zdravstvouï, daragoï ! » Le premier choc passé, Voznessenski essaie de rationaliser. Il met tout sur le dos de la fatigue. L’attribue à l’épuisement psychique. À un dérèglement passager de la perception. Or, notre historien ne sait pas (ou ne veut pas savoir) une chose capitale : les dérèglements de la perception, ça n’existe pas. On perçoit ce que l’on perçoit, et on est bien obligé de s’en accommoder comme on peut. Dès le lendemain, il se confiera à Édouard Mandarinov – le poète par qui nous apprendrons cette histoire –, moins par besoin de se confier que dans l’espoir que Mandarinov lui dise « Laisse tomber ces bêtises », chose que celui-ci fait d’ailleurs, en un sens. « Écoute, dit Mandarinov, tu passes tes journées à lire des manuscrits d’ivrognes endurcis. Crois-tu que ça puisse se faire sans conséquence ? »

Quelque peu rasséréné, Voznessenski continue à fouiller les Archives. Mais il en apprend bien davantage sur l’organisation interne et le sens caché de celles-ci que sur l’objet de ses recherches. Il se rend compte que les archives ne sont pas la mémoire collective mais l’oubli collectif du monde. Que les communautés humaines, de même que leurs éléments constitutifs, à savoir les hommes, ont un subconscient, une imagination et des fantaisies. Que les explorateurs des archives sont une sorte de virus. Néanmoins, on peut constater un certain progrès. En fait, un progrès considérable. Il découvre un exemplaire de la revue interdite Vie nouvelle avec un article de Parkinson intitulé L’Histoire de ma maladie. Il trouve dans cet article d’importantes références qui vont limiter dans une certaine mesure son champ d’investigation. Voznessenski est exalté. L’exaltation, c’est une règle, mène à la déprime. Le soir même, il se surprend dans une activité semi-consciente très troublante : ne voilà-t-il pas que lui, Voznessenski, assis devant la télé, déchire la Pravda en gros morceaux qu’il engouffre dans sa bouche et dévore avec délectation. Situation extrêmement embarrassante. Que Valentina Nikolaïevna ait naguère parlé par l’anus (et continue encore à le faire parfois en rêve), peut à la rigueur être attribué aux défaillances de la perception. Mais il n’est de fatigue si grande ni de perception si défaillante qui puisse justifier ce fait incontestable : il mange du papier et y trouve un plaisir quasi spirituel.

La nuit qui a suivi, Voznessenski n’a pas fermé l’œil.

Le lendemain, Mandarinov le rassurera. « Fedja, lui dit le poète, tu passes ta vie parmi les papiers et tu te transformes en papier, alors qu’y a-t-il d’étonnant si de temps à autre tu en prélèves un petit bout pour le manger ? D’ailleurs, nous avons grandi dans un système où le champ de ce que l’on considérait comme normal était assez limité. Nous devons élargir notre esprit. Va savoir tout ce que mangent les gens à l’Ouest. L’important, c’est de savoir ce que l’on est et qui on est. Après, mange ce qui te chante. » Voznessenski s’est probablement dit : « En effet, où est le mal si je mange du papier ? Le papier, c’est de la cellulose. C’est comme si je mangeais du chou. » Quoi qu’il en soit, non sans une certaine inquiétude, Voznessenski poursuit son pénible travail de recherche. Les références mentionnées plus haut le conduisent jusqu’à la section Dostoïevski, l’une des plus grandes subdivisions des Archives, dont la surface est équivalente à celle d’une Bulgarie. Il est difficile d’y travailler parmi les hordes d’historiens de la littérature, de médecins, de philosophes, d’illuminés, d’oisifs ou, simplement, de fous qui parasitent le fonds Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski. Mais pas moyen de faire autrement. S’il démontre de façon incontestable que derrière l’épilepsie du grand écrivain se cachait en réalité la maladie de Parkinson, s’il établit un lien entre Parkinson et Dostoïevski, il y aura là un fait scientifique de premier ordre. Comme tout ce qui a trait à Dostoïevski. Cependant, des événements inquiétants se succèdent qui ne semblent pas vouloir s’arrêter. Voznessenski fait une découverte qu’aucun Russe ne doit apprendre, en aucun cas : non seulement Dostoïevski n’était pas atteint de la maladie de Parkinson, mais il n’a pas non plus souffert d’épilepsie ; ses crises – pas si fréquentes – de quelque chose n’étaient que la conséquence d’un épuisement nerveux dû aux longues heures passées devant les tables de jeu, et pourraient à peine entrer dans le cadre du diagnostic de l’insignifiant et trivial parkinsonisme moderne qui n’a rien de commun avec le parkinsonisme authentique.

Notre historien, témoigne Mandarinov, est au bord du désespoir. Pourquoi découvrir des choses qu’il ne souhaite pas apprendre ? Que personne ne doit découvrir ? Pourquoi exhumer du dépôt de livres interdits des informations qui, rendues par là même encore plus interdites et inaccessibles, vont devoir y retourner au plus vite ? Et peut-être accompagnés de lui, Voznessenski, devenu papier. Transformé en un document douteux. Voznessenski décide d’abandonner ses maudites recherches et de se consacrer à des affaires plus profitables et plus acceptables socialement. Pour commencer, il va se reposer dans sa datcha de la région de Moscou. Et pendant quelques jours, il se repose vraiment. Puis, un matin, il se trouve confronté à un événement très, très, très alarmant.

Il se réveille dans la porcherie, parmi les bêtes. Il n’avait pas bu la veille. La nuit d’avant non plus. Voznessenski, en fait, ne boit jamais, ou presque.

Il est vrai que l’URSS s’est disloquée, il est vrai que le système politique a changé et que la transition est en cours, mais rien ne change jamais fondamentalement en Russie. Voznessenski est conscient de s’être aventuré bien au-delà des limites d’un comportement normal, bien au-delà du territoire exigu de la réalité, dont les frontières n’ont pas été tracées par les révolutionnaires russes mais par les écrivains réalistes russes. Il prend prestement rendez-vous chez un psychiatre. Celui-ci, un typique mécanicien des âmes humaines, formé pendant l’ère de Khrouchtchev, ne sait que faire des symptômes disponibles. – Le patient a l’impression que sa femme parle par l’anus ! Bof ! Les femmes n’arrêtent pas de jacasser. Les murs renvoient leurs paroles. Il n’est pas toujours simple de savoir d’où elles viennent. – Le patient mange du papier. Rien d’extraordinaire. Les gens avalent des choses bien pires : couteaux, lames de rasoir, ciment, charbon… Il en a vu des vertes et des pas mûres dans sa pratique. D’ailleurs, il se pourrait que le métabolisme du patient ait besoin de plomb ou d’encre d’imprimerie. – Le patient a dormi avec les porcs. La belle affaire ! Le gaillard s’est saoulé, bien qu’il dise ne jamais boire. Classique. D’ailleurs, si les alcooliques sont alcooliques, c’est parce qu’ils ne reconnaissent pas qu’ils le sont. Tout compte fait, ce n’est pas un comportement habituel, mais le psychiatre connaît des personnes bien plus déséquilibrées placées à des postes-clefs dans l’armée et l’administration. Considérant le tout, il établit son diagnostic : « Vous souffrez d’une forme modérée d’hypochondrie. Je ne vous conseille pas de vous reposer. L’oisiveté a un effet néfaste sur la psyché. »

Ni le psychiatre ni l’historien ne savent ou, plus exactement, ne désirent savoir que l’hypochondrie n’existe pas. Que l’hypochondrie, comme la paranoïa, ne trompe jamais. Que l’absence de manifestations pathologiques ne signifie nullement que l’on n’est pas malade. Que, pour finir, il n’est pas possible de ne pas être malade. Que l’homme est en fait une maladie incurable.

Voznessenski retourne à sa tâche. À la sortie de la station de métro Smolenskaïa, il aura l’impression d’être suivi. Il attribuera cependant cette impression à la fatigue et considérera dorénavant que personne ne le suit. Les postulats du matérialisme dialectique sont un sédatif efficace. Voznessenski raisonne probablement ainsi : « L’hypochondrie me pose déjà assez de problèmes, je n’ai vraiment pas besoin d’y ajouter la psychose. » Il a raison sur ce point. Il a suffisamment de problèmes. Il n’a nul besoin de paranoïa. Mais en réalité il ne s’agit pas de paranoïa. Voznessenski est bel et bien suivi. Plus exactement : c’est moi, Pavel Kouzmitch Kassatkin, qui le suis jour et nuit sur ordre du Service qui – à la différence de la maladie de Parkinson – a changé de nom mais pas de méthode ni de caractère. Comment, sinon, pourrais-je écrire ces lignes ? Comment, sinon, saurais-je tant de choses intimes sur le Dindon (nom de code de Voznessenski) ? Et c’est tout à fait logique. Les Archives sont bien ouvertes, elles sont bien accessibles aux scientifiques et aux chercheurs, mais les choses doivent rester sous contrôle. On ne doit pas sortir des Archives, et encore moins publier un iota de plus que le minimum nécessaire pour donner une image démocratique du pays. (Peut-être expliquerai-je plus tard comment j’en suis arrivé à enfreindre les règles très strictes du Service. À le trahir en rendant public ce que j’aurais dû empêcher d’être divulgué. Ou peut-être ne l’expliquerai-je pas. Je ne suis qu’un personnage épisodique de cette histoire.)

Voznessenski s’est donc remis à la tâche. Mais l’enthousiasme de naguère n’y est plus. Ni l’excitation. Ni l’élan. Peut-être les gens superficiels ont-ils raison de dire qu’il ne faut pas remuer le passé. Et encore moins chercher à réparer les injustices qui y ont été commises. Que rien n’arrive à personne qui n’ait été mérité. Il est bien possible que la superficialité soit le lot de l’homme, et que les prétendues profondeurs ne soient que des créations artificielles de son imagination. En fin de compte, peut-être faut-il faire crédit à l’autorité de Dostoïevski, qui dans un document (d’une authenticité problématique, il est vrai) parle ainsi de Parkinson et de la famille de celui-ci : « Il n’est même pas exclu que l’art médical des Parkinson repose sur une expérience personnelle, sur la syphilis de Samuel Longfelovitch, qui, dans une forme de plus en plus lourde, s’est transmise de génération en génération, pour culminer en la personne de Demian Lavrentievitch, l’incarnation de la syphilis en quelque sorte, dans laquelle nous n’avons plus affaire à un homme atteint d’une maladie, mais à une maladie faite homme. » « Que faire ? » se demande Voznessenski. S’il abandonne ses recherches, il ne connaîtra plus la paix. Valentina Nikolaïevna continuera à parler par l’anus. Peut-être même par de pires endroits. Qui sait ce qui l’attend encore ? Il existe, d’ailleurs, un point critique en toute affaire humaine, un point au-delà duquel il n’y a pas de retour en arrière. Le point après lequel il faut continuer d’avancer quelle qu’en soit l’issue. Et Voznessenski continue de frayer son chemin à travers les épaisses couches de matériaux archivés. Cela fait trois ans qu’il hante les Archives. Dans un nuage de poussière de papier se dessine lentement la silhouette de Demian Lavrentievitch Parkinson. C’est encore loin d’être une image claire. Mais c’est désormais évident : Parkinson entretenait des relations amicales et correspondait avec tant de gens éminents, intelligents et cultivés que l’affirmation de Dostoïevski qui faisait de Demian Lavrentievitch « un alcoolique et un syphilitique » ne tient simplement pas. Ce n’est pas pour rien que Voznessenski a émis une réserve en remarquant qu’il s’agissait d’un texte « d’une authenticité problématique ». (Quels couards ne font-ils pas, ces chercheurs !) « Qui diable était ce Parkinson, et qu’était cette maladie dont il souffrait ? » se demande-t-il alors dans son journal. Bien sûr, il ne sait pas que son cahier est fait d’un papier spécial, hologrammique ; il est loin de se douter que tout ce qu’il y note apparaît au même instant dans un journal-doublet qui se trouve quelque part dans les locaux des services secrets. Le Service et la psychiatrie s’interpénètrent, se complètent mutuellement, sans que la psychiatrie, du moins à ses niveaux inférieurs, n’en sache rien. C’est un cercle fermé. On ne peut pas aller chez un psychiatre et lui dire : « Docteur, tout ce que j’écris apparaît au même moment dans un journal-doublet et les agents des services secrets peuvent en lire chaque mot. »

Mais c’est grâce à ce journal-doublet imprégné d’une encre hologrammique que j’ai été en mesure de reconstituer tous les détails de l’aventure exploratrice de F. R. Voznessenski. Autrement, je n’aurais pu connaître ses pensées. Ses rêves. Alors qu’ainsi il suffit que je feuillette le soir son journal pour apprendre, par exemple, que le 23 mai 1993 notre historien a rêvé de Jakob Boehme. « Je n’ai aucune idée de l’apparence de Jakob Boehme, et je sais pourtant avec certitude que c’est lui. D’ailleurs, c’est un rêve absurde. Boehme réparait une paire de bottes et ne cessait de répéter : “L’âme, Voznessenski, l’âme…” » On ne peut pas dire que ces jours-là Voznessenski ait beaucoup de temps à consacrer à l’âme. Références, écrits, notes en bas de page, annotations dans les marge des livres – tout cela l’incite à aller poursuivre ses recherches dans la section Lénine, dont la surface coïncide avec celle de l’ex-URSS. Quels documents n’y trouve-t-on pas ! Quelles merveilles ! Dans l’énorme catalogue des écrits interdits sur Vladimir Ilitch, Parkinson occupe une place d’honneur. Peu de gens se risqueraient à jeter seulement un coup d’œil sur à peu près 99% de tout cela, et encore moins à l’étudier ou à le publier. Tout à fait par hasard, Voznessenski découvre une lettre-doublet importante pour l’histoire du Service, car il s’agit de la version primitive du papier hologrammique ; on y lit, tracé de l’écriture à peine lisible de Parkinson :

Lénine est à tel point acquis à la doctrine matérialiste qu’il se transforme peu à peu en matière pure[2]. Ce grâce à quoi il a une santé de fer. Et une volonté de fer. S’il ne se trouve personne pour entamer avec une balle ou une forte dose de poison cet organisme composé exclusivement de cellules malignes, il y a menace que V. I. Lénine vive jusqu’à 350 ans. La Russie ne peut se le permettre. Il est vrai qu’il sera sévèrement puni pour ses méfaits : après sa mort, on le préparera comme un sanglier[3] et on l’exposera aux regards de la foule, ce que son âme pécheresse – que les démons tourmentent déjà[4] – contemplera pendant de nombreuses années.

Voznessenski est sous le choc. La lettre est adressée à Fanny Kaplan, une révolutionnaire qui, un an plus tard, en 1918, tirera sur Vladimir Ilitch Lénine. C’est un fait scientifique de premier ordre. La preuve incontestable que Demian Lavrentievitch Parkinson est l’inspirateur du complot contre Vladimir Ilitch. L’ennui, c’est que cela ne peut être publié. Malgré tout, Voznessenski poursuit ses recherches. Il ne se laisse pas séduire par la facilité suspecte avec laquelle on accède aux versions officielles et aux documents ; il cherche des griffonnages sur les paquets de cigarettes, des notules sur les manchettes de chemises, des quittances et des factures. Se rend à la section des livres-doublets[5] et y trouve l’étude Staline, que E. Radzinski n’écrira qu’en 1996. « Dans sa déposition, y lit-on à la page 161, Fanny Kaplan dit avoir tiré sur Lénine parce qu’elle pense qu’il fait régresser l’idée du socialisme de plusieurs décennies. Interrogée sur ses complices et le parti auquel elle est affiliée, elle affirme avoir exécuté l’attentat sans l’aide de personne. Le 3 septembre, le commandant du Kremlin, Malkov, emmène Fanny Kaplan dans la cour et l’exécute d’une balle dans la nuque. Le poète Demian Bedny, par intérêt personnel, a assisté à la scène. Le cadavre de Fanny Kaplan a été brûlé dans un tonneau. »

Pourquoi Voznessenski lit-il un livre qu’il sait être un faux ? De telles questions ne peuvent être posées que par ceux qui ne connaissent pas les secrets des archives russes. De même qu’il n’y a pas de crime parfait, il n’y a pas non plus de falsification parfaite. Toute falsification contient une certaine part de vérité. Il suffit de partir de la falsification et d’aller vers l’authentique. Notre historien se rend à la bibliothèque des Archives ; dans le catalogue, à la lettre M, il trouve Malkov, Apolonovitch Viatcheslav, puis le livre de celui-ci, Cuisine russe, recettes de plats maigres ; il l’ouvre ensuite et, page 161, à la place de la recette du borchtch aux betteraves et aux champignons, trouve la déclaration authentique de Fanny Kaplan :

Je voulais tuer le scélérat qui a l’intention de guérir la Russie de sa maladie salutaire. C’est tout.

Certaines choses sont désormais plus claires pour Voznessenski, même si elles ne le seront jamais tout à fait. Au contraire, avec le temps, elles vont être de plus en plus obscures. D. L. Parkinson, s’avise Voznessenski, n’est pas un simple théoricien, un rat de bibliothèque, mais un homme d’action. Un contrerévolutionnaire ! Chef d’une société secrète qui a failli de peu changer le cours de l’histoire russe. Notre historien décide, en dépit des dangers d’une telle entreprise, de mettre au jour ne serait-ce qu’une parcelle de la saga de Parkinson et de sa maladie. Mais une maladie soudaine l’en empêche. Un étrange épuisement. Une épouvantable nausée. Une fièvre qui par moments monte à quatre-vingt degrés Celsius. Cette température anormale n’est pas le signe avant-coureur d’une mort prochaine, mais le feu de la purification. La phase alchimique Nigredo, dont Voznessenski sort avec la conscience que sa vie est arrivée à un tournant et que, s’il veut percer le mystère de la biographie de Parkinson et du parkinsonisme, il doit lui aussi contracter la maladie de Parkinson.

Voznessenski prend la décision de tomber malade.

« L’état que nous appelons santé – note-t-il ce soir-là dans son journal-doublet, et je le lis le même soir – est en fait un état d’apathie, d’engourdissement provoqué par l’absence de douleur. L’organisme sain est une sorte de soupe protéinique – un substrat nourrissant pour les maladies profanes. Je me suis senti soulagé aussitôt après m’être infecté. Avant tout, le parkinsonisme est une maladie que l’on attrape volontairement. C’est une affaire de libre arbitre. Ce n’est même pas une maladie au sens classique du terme, mais plutôt ce que Jean de la Croix appelle la nuit obscure de l’âme : la prise de conscience de notre misère biologique et métabolique, l’appréhension de la déchéance de l’âme. Comme l’écrit Jean de la Croix, la lumière divine rayonne toujours, mais au début l’âme ne peut voir que ce qui est proche d’elle, ou, plutôt, ce qui est en elle. c’est-à-dire ses ténèbres et ses déchéances. Dans notre époque obscure, la maladie de Parkinson est la forme la plus élevée de la foi.

Pour Voznessenski, tout est désormais différent. Ce qui était facile devient insupportable. Ce qui était ardu se transforme en facilité. À la stupéfaction générale de ses amis et de sa famille, sans explications, il divorce de la superbe Valentina Nikolaïevna et deux jours plus tard se marie avec une certaine Katarina – Nikolaïevna elle aussi, mais Bezoukhova –, femme indescriptiblement laide, unijambiste, ivrognesse impénitente au caractère insupportable, qu’il comble d’une tendresse touchante et d’attentions. Il ne se soucie pas le moins du monde des réprobations, des rumeurs et des commérages. Dans sa vie, dorénavant, seules deux choses importent : veiller sur Katarina Nikolaïevna, supporter patiemment ses caprices et ses vexations, et travailler assidûment aux Archives. Le comportement de sa deuxième femme est véritablement odieux. Tout infirme, laide, à moitié saoule qu’elle soit, elle réussit même à trouver un amant (le concierge de leur immeuble, un gredin, Klimka Vorochilov) et trompe ouvertement Voznessenski. Si ouvertement et éhontément qu’à plusieurs reprises j’ai été tenté de les liquider avec mon arme de service et de maquiller la chose en règlement de compte de la mafia tchétchène. Mais je me suis abstenu, convaincu que Voznessenski savait ce qu’il faisait. Que tout cela avait un sens caché. Et il s’est avéré que j’avais raison.

Je finirai par succomber, moi aussi. Par être infecté. Ce sera une sorte d’accident de travail, car le parkinsonisme se transmet par la lecture des histoires sur le parkinsonisme. Mais, pour des raisons évidentes, je n’aurai pas l’avantage d’obtenir une pension d’invalidité.

Maintenant que Voznessenski est malade, Parkinson et le parkinsonisme lui apparaissent comme des semblables à un semblable. Devant lui s’ouvrent les abîmes de la maladie sacrée. C’est une maladie très ancienne. Demian Lavrentievitch n’en est pas l’inventeur ; il n’est, si je puis dire, que l’un des bodhisattvas successifs du parkinsonisme. En fait, le dernier. Qui a proposé au monde la maladie salutaire, alors que le monde a choisi la trompeuse et mortelle santé. Voznessenski retrouve L’Arbre généalogique des grands malades de Parkinson, arbre dont le père fondateur est Job le Juste. L’Ancien Testament est abondamment parsemé de tableaux cliniques de la maladie de Parkinson. Jetons un œil sur les Psaumes de David, jouissons des afflictions bénies : « Je suis dans la détresse, mon visage, mon âme et mon corps sont usés par le chagrin… ma vie se consume dans la douleur… ma vigueur est épuisée, et mes os dépérissent… je suis comme un vase brisé… mon cœur est agité, ma force m’abandonne, la lumière a déserté mes yeux, mes amis et mes connaissances s’éloignent de ma plaie, et mes proches se tiennent à l’écart… » Les prophéties de Nostradamus annoncent pour le XIXe siècle une mystérieuse « maladie en laquelle on verra tout d’abord la santé, alors que ce sera une maladie mortelle ; et apparaîtra aussi, brièvement, la sainte santé sous les traits de la maladie ; et il y aura dans le monde la lutte entre les deux maladies jusqu’à ce que périssent le roi de l’Occident et le roi du Septentrion. La santé mortelle vaincra pour un temps. L’Antéchrist régnera dans le nord. »

Ses amis abandonnent en effet F. R. Voznessenski. Jusqu’au dernier. On peut difficilement le leur reprocher. Comment poursuivre une relation amicale avec un homme qui ne mange rien d’autre que du papier et dort de plus en plus souvent dans des étables et des porcheries ? Comment être l’ami d’un excentrique marié avec une femme estropiée, vicieuse et perpétuellement ivre ? Notre historien n’en a cure. Tout cela est peut-être bien désagréable, mais l’essentiel, c’est que ce soit éthiquement juste, que ça cadre avec le texte biblique. La maladie de Parkinson n’est pas limitée à l’espace d’un corps humain comme nos maladies banales. Non ! La sainte maladie est de telle nature que dans sa progression elle utilise la pathologie des événements et des gens du siècle. Mais elle agit aussi sur eux. Le parkinsonisme n’est pas passif ; ses manifestations prennent souvent la forme de l’action politique. Et pas seulement politique. Les lecteurs qui ont de la mémoire se rappellent sans doute la série d’attentats nocturnes inexpliqués contre les stades de football et les gymnases, au milieu des années quatre-vingt-dix, à Moscou, Tbilissi et Saint-Pétersbourg. Tous ont été attribués aux Tchétchènes. En réalité, ils étaient l’œuvre de Fiodor Voznessenski. L’expression de sa juste colère contre les temples où se pratique le culte de la santé impie.

Demian Lavrentievitch lui-même ne répugnait pas à recourir parfois à des actions terroristes. Au début, surtout parmi les gens cultivés, le parkinsonisme est plus populaire que le marxisme, le socialisme et le nationalisme. Mais, avec le temps, l’affaiblissement progressif de la discipline des masses faisant du chemin, les séduisantes doctrines de satiété et de santé ont progressé victorieusement vers la défaite de l’humanité. Il n’y avait pas d’autre choix : les masses devaient être infectées de force. Et y a-t-il une circonstance plus favorable à la contagion, à la propagation et aux épidémies que la guerre ? « L’Histoire – note Demian Lavrentievitch – est une maladie pernicieuse que même le parkinsonisme n’est pas capable de guérir. Il y faut des mesures radicales. Une intervention chirurgicale universelle. Une guerre mondiale qui retirerait les tissus malades. » La société secrète Les petits frères de Parkinson, présidée par Demian Lavrentievitch, œuvre assidûment à la création des conditions propices à l’éclatement d’un conflit armé universel. En ce qui le concerne, Parkinson a horreur du sang versé. Mais il sait qu’il s’agit d’un sang mauvais. Si, par exemple, Fanny Kaplan n’avait pas, sur l’ordre de Demian Lavrentievitch, attenté à la vie de Lénine et entamé ainsi la santé de celui-ci, Vladimir Ilitch aurait vécu assez longtemps pour réaliser – dogmatique et opiniâtre qu’il était – le projet communiste d’une société idéale. Tous, dans l’utopie de Lénine, auraient eu leur appartement, leur emploi, leur salle de bains, leurs assurance santé et la scolarité gratuite ; la formule : huit heures de travail, huit heures de culture et de loisir, huit heures de repos, aurait fonctionné à merveille. Cela aurait donné une communauté heureuse. Mais il n’y a rien de plus néfaste pour l’être humain que le bonheur. Après quelques générations, le péché originel aurait fait partie du code génétique de l’homme.

Et Voznessenski en est conscient. Il fait tout ce qu’il peut pour éliminer de sa vie tout ce qui de près ou de loin rappelle ce sentiment grossier. De même qu’il a soudain divorcé, puis s’est remarié, il démissionne aussi soudainement de son poste à l’Institut d’histoire contemporaine, vend pour trois fois rien son appartement luxueux de la rue Arbat, achète une maison paysanne à la périphérie de Moscou et y ouvre une échoppe de cordonnier. Il cesse de se rendre aux Archives. D’ailleurs, l’accès lui en est interdit. Et ne lui sert plus à rien. Il communique désormais directement avec Demian Lavrentievitch.

Avant d’avoir quitté pour toujours sa bicoque de Podmoscovié et, qui sait sous quel nom et quelle apparence, d’être parti dans une direction inconnue, Voznessenski a composé une chrestomathie – mélange de chronologie, de biographie et de bibliographie – où il a compilé les documents accessibles concernant Demian Lavrentievitch, peu fiables pour la plupart, ainsi que les fragments des écrits de celui-ci, dans lesquels un lecteur attentif peut pour le moins entrevoir les contours de la doctrine parkinsonienne. Grâce aux papiers-doublets, je suis entré en possession de la copie de ce manuscrit. Je le reproduis et l’envoie aux maisons d’édition dans l’espoir illusoire que quelqu’un osera le publier et dans l’espoir encore plus illusoire qu’il se trouvera peut-être en ces obscurs temps postparkinsoniens quelques personnes courageuses prêtes à se lancer dans l’aventure de la sainte maladie.

Les autres, ceux qui, de quelque façon que ce soit, entrent en contact avec ce livre ne sont pas en danger, car bien que le parkinsonisme se transmette par la lecture, il reste une affaire de libre arbitre.

 

Traduit du serbe par Gojko Lukić.

« Grandeur et décadence de la maladie de Parkinson » paraîtra en 2021 aux Éditions Noir sur blanc/Notabilia.

NDLR – Svetislav Basara fait partie des auteurs invités au festival « Un week-end à l’Est » (27 novembre-2 décembre). Il sera présent à la soirée d’ouverture, le 27 novembre à 19h ; le 28 novembre à 11h pour « La Serbie littéraire contemporaine à travers deux colosses » ; et le 1er décembre, à 15h, pour « L’art et l’illusion ». 


[1] Voir le texte Mes souvenirs de Demian Lavrentievitch de V. L. Mekdonald.

[2] Cela s’est révélé exact. Dans le compte-rendu de l’autopsie de V. I. Lénine, l’éminent docteur V. Ossipov note entre autres : « … de sorte que le diagnostic final écarte la syphilis et l’intoxication à l’arsenic dont on a tant parlé. Il s’agit en fait d’une artériosclérose qui a gagné entièrement le cerveau. Les dépôts calciques étaient si importants que pendant la dissection ils produisaient un bruit semblable à celui d’une pierre que l’on frappe. »

[3] Comme on le sait, cela aussi s’est révélé exact. Lénine est embaumé puis exposé sur la place Rouge, où son âme aujourd’hui encore contemple sa dépouille dans un cercueil transparent.

[4] Encore une prophétie avérée de Parkinson. Dans sa monographie sur Staline, E. Radzinski rapporte qu’après son hémorragie cérébrale Lénine chuchotait : « Au secours… Oh, le Démon… le Démon… Au secours. »

[5] Les livres-doublets ressemblent aux journaux-doublets et aux lettres-doublets. La différence, c’est que les livres-doublets sont écrits par le Service. Plus précisément, réécrits pour la plupart après quelques années.

Svetislav Basara

Ecrivain

Notes

[1] Voir le texte Mes souvenirs de Demian Lavrentievitch de V. L. Mekdonald.

[2] Cela s’est révélé exact. Dans le compte-rendu de l’autopsie de V. I. Lénine, l’éminent docteur V. Ossipov note entre autres : « … de sorte que le diagnostic final écarte la syphilis et l’intoxication à l’arsenic dont on a tant parlé. Il s’agit en fait d’une artériosclérose qui a gagné entièrement le cerveau. Les dépôts calciques étaient si importants que pendant la dissection ils produisaient un bruit semblable à celui d’une pierre que l’on frappe. »

[3] Comme on le sait, cela aussi s’est révélé exact. Lénine est embaumé puis exposé sur la place Rouge, où son âme aujourd’hui encore contemple sa dépouille dans un cercueil transparent.

[4] Encore une prophétie avérée de Parkinson. Dans sa monographie sur Staline, E. Radzinski rapporte qu’après son hémorragie cérébrale Lénine chuchotait : « Au secours… Oh, le Démon… le Démon… Au secours. »

[5] Les livres-doublets ressemblent aux journaux-doublets et aux lettres-doublets. La différence, c’est que les livres-doublets sont écrits par le Service. Plus précisément, réécrits pour la plupart après quelques années.