Le Bleu au-delà
Tout à la fin – toujours une époque surprenante – mon père développa une obsession pour le sabaillon. Ce ne sont que des rumeurs, comprenez-vous, mais j’aime à penser que le jour où mon père a acheté son premier fait-tout en cuivre, quand, vêtu de sa blouse de dentiste, il s’est rendu au minuscule magasin d’ustensiles culinaires dans l’unique centre commercial d’une ville d’Alaska presque à l’abandon, quand il a fait un bond étonnant vers sa nouvelle vie, j’aime à penser que j’étais à ses côtés pour choisir un fouet de cuisine.
La maison de mon père était dépourvue de meubles. Elle était flambant neuve, et tout y était encore brut, elle n’avait même pas d’adresse. Une petite colline non loin d’un sommet de crête, des bouleaux à papier espacés aussi régulièrement que des bougies, l’obscurité tombant à 4 heures de l’après-midi ce 15 mars 1980, les aurores boréales en jolies nuances de vert, inaperçues, un garçon et son père en parka, une lampe torche, un fait-tout en cuivre, un fouet, du sucre acheté à la dernière minute, et bien que l’esprit refuse le terme, une sensation de chez-soi. Tout ceci transporte le garçon et son père, le père et son garçon, dans la cuisine où l’air n’est pas tout à fait propice à la préparation du sabaillon, trop sec peut-être, alors le père ferme bien les portes et les fenêtres, laisse couler l’eau dans l’évier, isole la cuisine du reste de la maison tandis que le garçon fourre des torchons dans chaque interstice afin de créer une étanchéité hermétique.
— Il me faut un tablier, dit le père.
Mais il n’y a pas de tablier, il le sait. C’est une maison neuve. Avant l’arrivée du garçon, il n’y avait personne. Si les rideaux avaient existé, il en aurait détaché un de la fenêtre au-dessus de l’évier et l’aurait utilisé en guise de tablier.
— OK, dit le père en accrochant son épaisse parka autour de sa taille. On va se contenter de ça. Mettons tout sur le plan de travail.
Trois livres de recettes neufs, trois œufs, un séparateur de jaune d’œuf, une cuillère à soupe, un sac de deux kilos de sucre, un verre mesureur, une bouteille de marsala, deux saladiers, deux verres à sherry, deux cuillères, un fouet et un fait-tout en cuivre. J’aime à penser que le garçon se rend utile, que les divers éléments sont soigneusement disposés. Le père n’a pas de casserole spécifique pour le bain-marie, mais il a un saucier en métal qu’il remplit d’eau et place sur la gazinière.
— Hmm, dit-il quand il allume le gaz et que l’allumeur cliquète mais qu’il n’y a pas de flamme.
— « Le sabaillon pur est trop riche pour être consommé seul, sans accompagnement », lit le garçon à voix haute pour son père. Mais c’est ce qu’on est en train de préparer, non ?
— Où est-ce que tu as lu ça ? demande le père et il prend le livre des mains de son garçon.
Il lit, son front opaque plissé. La fenêtre est sombre, l’unique son provient du cliquetis de la gazinière. Le garçon n’a pas encore dîné et il se sent sur le point de s’en plaindre. Plus il y pense, et plus son estomac est creux.
— Ce n’est pas celui-là que j’ai lu, dit le père. Du moins pas en entier. L’auteur – Giuliano Bugialli – ah, sacré nom – parle sans arrêt d’une cuillère en bois, et je n’ai même pas de cuillère en bois. « Juste au moment de l’ébullition » , dit le mec ici, « le sabaillon » – et il l’épelle différemment, en plus – « le sabaillon devrait être assez épais pour adhérer à la cuillère en bois. C’est le moment exact où il est prêt. »
Le père rend le livre à son garçon. Imitant l’accent italien et agitant le bras en l’air, il répète :
— C’est le moment exact où il est prêt.
Le garçon sourit.
Le père ouvre un autre livre de recettes.
— Tiens, voilà, dit-il. Tout simple. Battez vigoureusement à l’aide d’un fouet métallique jusqu’à ce que le mélange épaississe en crème.
— On n’a qu’à utiliser celui-là, dit le garçon, voulant à tout prix faire plaisir.
— D’accord, dit le père en plein accomplissement de ses rêves.
La gazinière cliquète mais toujours pas de flamme. Le père déplace son saucier métallique sur le plan de travail et soulève le haut de la gazinière pour y regarder de plus près.
— Toute neuve, dit-il, et il essaie un autre feu – toujours ce cliquetis et un léger sifflement. Tu peux casser les œufs et séparer les jaunes des blancs pendant que je m’occupe de la gazinière, dit-il.
— D’accord, dit le garçon, voulant de tout cœur faire plaisir.
Mais quand il lit la recette, il voit qu’elle exige six jaunes d’œufs. Ils n’ont que trois œufs. L’autre recette en demandait seulement trois. Le garçon lutte contre sa peur de l’anéantissement. Va-t-il oser pointer un autre défaut ? Tout cela ne va-t-il pas finir par sembler être sa faute ? Le garçon casse les œufs et sépare les blancs dans un saladier, les jaunes dans l’autre.
Le père referme la porte du four.
— Aucun indice ici non plus, dit-il. Je ne sais absolument pas comment ce foutu truc fonctionne.
Il adresse un sourire au garçon.
— On pourrait essayer avec une allumette, suggère le garçon.
— Une allumette ! s’écrie le père, triomphant. Ça, c’est mon garçon.
Et loué soit-il, un des tiroirs de la cuisine près de l’évier contient effectivement une boîte d’allumettes. Le garçon est enhardi ; c’est peut-être un défaut de sa propre personnalité. Oubliant un instant les conséquences, il fait remarquer à son père l’histoire des six œufs.
— Six ? dit le père.
L’anéantissement survient aussitôt. Le garçon recule contre l’évier tandis que son père parcourt attentivement les trois livres. Le garçon n’a plus faim. Il a perdu l’appétit et se sent un peu étourdi. Si son père est déterminé à se tuer, le garçon ne veut plus être impliqué. Il ouvre la porte du placard sous l’évier et se faufile à l’intérieur.
— Oh, et puis merde, dit le père. On va essayer avec trois.
Le garçon entend le saucier métallique qu’on replace sur la gazinière, l’eau qui clapote un peu, les fines parois qui tintent – comme un gong plongé dans l’eau, presque, un doux chatoiement. Puis un grattement d’allumette, une explosion, l’air qui se vide dans les poumons du garçon, et le garçon imagine de minuscules flocons de parka incandescente, d’un père qui tourbillonne ardemment dans l’air.
Le garçon survit, bien sûr, car il est à des milliers de kilomètres de là. Le père n’a pas cette chance. Des lumières rouges, les arbres silencieux. Mais je devrais commencer plus près de la vérité.
Préfigurant ma propre existence, le célibataire vivait seul, mesurait sa vie en conserves de soupe et en paquets de gaufres surgelées. S’il n’y avait pas eu ses invariables routines, son saucier métallique utilisé et réutilisé à l’infini sans jamais être lavé, conservé au chaud sur la gazinière, la vie telle que je la connais n’aurait peut-être jamais existé.
Voûté et myope, penché sur des ouvrages d’anatomie, de parodontologie, d’endodontie et d’autres sciences dentaires, serrant sa mâchoire qu’il connaissait parfaitement mais stimulait peu, enfermé dans des royaumes de néons et de lino, ne rêvant que de nature ensoleillée, de cannes à pêche et de fusils de chasse, et du bruit de bottes de randonnée usées, cette créature inspira de la pitié chez une femme qui n’avait elle-même aucun talent domestique mais qui avait l’intelligence, parfois, de manger au restaurant.
— Je l’ai invité à manger un repas dans un resto chinois, je lui ai servi une tasse de café et un bol de glace à la menthe dans mon appartement, et il a été à moi, me raconta ma mère.
La créature se mit à marcher le dos droit, à perdre sa pâleur, à voir occasionnellement la lumière du soleil, à goûter les mets riches de lointains pays, à rêver de choses plus douces et plus variées que ses bottes en cuir. La créature reçut un nom. On l’appela Chéri.
— Les deux premières années furent agréables. Et puis il a cessé de m’apprécier à ma juste valeur. Je lui ai donné une vie, et il était tellement content qu’il s’est mis à donner cette vie à d’autres. À une standardiste prénommée Gloria, pour être exacte.
La chose appelée Chéri, qui avait appris à marcher, à voir, à goûter et à rêver, marcha plus loin encore, vit de mieux en mieux, goûta avec extravagance puis en rêva, encore et encore. On demanda à la chose d’arrêter de marcher mais la chose continua à marcher. La chose se mit à gonfler et à s’élever au-dessus de la ville, plus légère que l’air.
— Je lui ai donné un ouvre-boîte le jour où on a divorcé, dit ma mère. Il ne savait pas à quoi cela servait. Je lui ai répondu qu’il le découvrirait bien assez tôt.
La chose éclata, s’écrasa comme un minestrone, une chute plus terrible encore que la gamelle d’Icare tête la première. De cette substance visqueuse jaillit une main qui pouvait tourner et ouvrir, tourner et ouvrir, tourner et ouvrir.
Au cours des années suivantes, j’essayai de connaître mon père. Je l’appelai Papa, j’apportai des provisions chez lui et, malgré mes inhibitions naturelles, j’appris à cuisiner les spaghettis. Dans l’espoir d’obtenir une réaction, je lui posai même des questions précises sur sa vie.
— Quand est-ce que tu as compris pour la première fois que tu avais fait une erreur ? demandai-je.
— Quelle erreur ?
J’aurais baissé les bras, si seulement il n’avait pas été le seul père au monde, les vestiges de tous les prétendants et prétendants potentiels. Je fis avec ce qu’on m’avait donné.
Et voilà ce qu’on m’avait donné : une chose maussade, facilement blessée, qui s’asseyait à une table de jeu vêtue d’une blouse de dentiste et qui faisait des promesses : « Laisse-moi t’aider avec les pâtes. Ta mère ne m’a jamais compris ; ce qui s’est passé, c’est plus profond qu’elle ne le pense. Je pourrais préparer la salade. Tu veux que je fasse la salade ? »
Le père avait des yeux bleu-gris délavés, et diverses petites douleurs et petits maux. Quand il trompait la copine actuelle, il avait toujours une diarrhée matinale. À l’automne et au printemps, il avait des allergies. Quand il pensait à l’argent, à tous les investissements hâtifs et bancals qu’il avait faits au fil des ans, une étroite ligne d’intense douleur s’élevait derrière son œil droit et décrivait une spirale dans son front.
De temps à autre, brusquement ébranlé, le père se rendait compte que j’avais une existence indépendante et me lançait à son tour quelques questions.
— Comment va la fille avec qui tu sors, comment elle s’appelle déjà ?
— On a rompu en août, Papa. Et là, on est en novembre.
— Hmm. (Mais il rebondissait rapidement.) Tu te souviens du tracteur ?
— Quoi ?
— Le tracteur vert, tu sais. Je te faisais monter dessus quand tu étais petit. Tu te souviens de ça ?
— Non. Je ne crois pas, non.
Puis il y eut la sortie au centre commercial. Le père en était très nerveux. Il fallait un cadeau pour l’anniversaire de la copine actuelle.
— Je ne sais pas, dit-il, ce qui véhiculait plusieurs choses : pas de cadeau signifiait pas de copine, pas de copine signifiait s’écraser au sol encore une fois comme un minestrone, s’écraser encore une fois de cette manière signifiait une existence entière de culpabilité, de honte et d’autodépréciation chez l’unique responsable qui, évidemment, était moi.
— J’aimerais beaucoup m’en charger, dis-je.
Dans le rayon des laques pour cheveux et des vêtements en lycra, je soutenais la créature tremblante en évoquant les souvenirs de nos parties de chasse. Je racontai le célèbre récit du cerf que je tenais en joue à bout portant mais qui avait bondi par-dessus la balle de mon fusil avant de disparaître dans les fourrés. Je racontai le sanglier qui m’avait surpris à revers lorsque je n’étais armé que d’une paire de jumelles, et qui m’avait coursé le long des crêtes escarpées jusqu’à ce que je manque tomber (les petites pierres chutant dans le précipice), et à qui j’avais échappé de justesse en me hissant dans les branches de l’unique arbre aux alentours, un chêne haut d’à peine trois mètres. Ni le cerf ni le sanglier n’avaient existé, bien sûr. J’avais tiré ce coup en l’air. Le sanglier, lui aussi, était né d’une alchimie d’ennui, de fierté, de fantaisie et de terreur profonde.
— Tu as eu de sacrées expériences, c’est sûr, dit le père en reluquant le derrière d’une lycéenne, provoquant un instant de doute en moi : un menteur, après tout, serait le plus en mesure de reconnaître un autre menteur.
Mais le père était requinqué, en tout cas.
— Allons dénicher un collier, peut-être, dit-il. Ou un autre bibelot du genre.
Nous passâmes le restant de l’après-midi à frôler de l’index, le doigt du tireur, chaque morceau d’or et d’argent disponible dans le centre commercial. Les jambes arquées du père se firent agiles, et sa langue se délia.
— Je t’ai déjà dit que j’aurais aimé devenir peintre ? demanda le père.
— Toi ?
— Tout à fait. J’étais une sorte de Brueghel mais avec moins de patience.
J’y réfléchis un moment. Puis je demandai :
— Et quoi d’autre ?
— Comment ça, quoi d’autre ?
— Qu’est-ce que je devrais savoir d’autre sur toi ? Je sais très peu de choses, tu vois.
— Eh bien, fiston, laisse-moi tout te raconter.
Le père ne me raconta jamais rien, évidemment, mais avec le recul, je comprends que je ne m’étais jamais senti aussi proche du père que cet après-midi-là. C’était peut-être simplement dans ses gestes – la façon dont le père remontait son jean, son sourire en coin devant le baratin d’un commerçant, la gratitude et l’amour que je crus percevoir dans certains petits mouvements de ses yeux – mais même si j’avais imaginé ces indices, ils semblaient m’apporter ce dont j’avais tant rêvé depuis longtemps.
Avec le recul, je comprends aussi que le père avait atteint une sorte de point culminant, cet après-midi au centre commercial. Je dirais même que le père s’était envolé une fois encore au-dessus de la ville. Ravi d’avoir trouvé un ras-du-cou en trois nuances d’or, sans soupçonner la chute inévitable et imminente, comme si la spirale descendante de sa vie s’était un instant figée, le père avait escaladé une gondole d’exposition dans un coin du magasin de sport Oshman’s, et tandis que je détournai l’attention des vendeurs en frappant le mur opposé avec une balle squash, encore et encore, participant solitaire d’un jeu à deux, il s’était glissé dans le harnais d’un parapente accroché au plafond. Arborant un coupe-vent jaune fluo et un casque sportif sans lanière, il leva les pouces à mon attention, et s’envola.
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Ma mère, évidemment, avait prédit la série complète des chutes inéluctables dans la vie post-maritale du père.
— Certaines choses sont incapables d’apprendre, dit-elle. Si ton père était un lemming, il aurait escaladé la falaise pour ressauter.
Nous n’avons peut-être jamais été assez généreux avec le père. Un père, après tout, est une chose difficile. Cela peut paraître amer, j’imagine, mais loin de moi l’idée d’être amer ; par certains côtés, le père m’a montré avec clarté ce que je deviendrais, et c’est assurément une forme de cadeau, à défaut d’une bénédiction.
Aujourd’hui, le père est une petite plaque de granit plantée près de la maison de ma mère, dans une prairie d’herbes folles et de plantes grasses au bord de la mer. Mère aime l’avoir près d’elle et affirme que leurs conversations se sont bonifiées.
— Je ne suis plus obligée de me fâcher, dit-elle. Je peux avoir pitié de lui, maintenant, et jouer la routine de la vieille-femme-pleine-de-souvenirs-et-de-regrets. Bien qu’il m’arrive parfois de laisser tomber.
La petite plaque de granit répond plutôt bien à mes propres besoins, aussi. J’apporte des fleurs, je m’assieds avec lui, comme dans le temps, sauf que je ne suis plus obligé de préparer des spaghettis. J’écoute les vagues se déchiqueter, je pince une tige de plante grasse entre mes doigts, je lève les yeux vers le bleu au-delà, et parfois, quand j’entraperçois dans les courants d’altitude un battement d’aile insistant et plein d’espoir, j’imagine presque que le père a enfin pris vie.
David Vann, « Le Bleu au-delà », recueil de nouvelles traduit de l’anglais (États-Unis) par Laura Derajinski, © Éditions Gallmeister, 2020.
En librairie le 2 janvier 2020.