Roman (extrait)

Une machine comme moi

Écrivain

En Angleterre, dans les années 80. Les Beatles sont au complet. Charlie regarde le journal télévisé sur son portable. La guerre des Malouines commence. À cette époque, on dicte ses mails et on peut s’offrir un androïde domestique parfaitement ressemblant. Et c’est ce que fait Charlie. Avec Miranda, sa belle voisine, il a sorti « Adam » de son emballage. Une fois la batterie chargée, et le ménage à trois parti sur sa lancée, d’autres choses se mettront à dissonner. Ian McEwan, dans son prochain roman, brouille jusqu’à la définition du fantastique, mais explore aussi le cœur humain. À paraître chez Gallimard, dans la traduction de France Camus-Pichon.

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C’était l’espoir garanti pour toute aspiration religieuse, c’était le saint graal de la science. Nous avions des ambitions, pour le meilleur et pour le pire : que le mythe de la création devienne réalité, que s’accomplisse un acte d’un narcissisme monstrueux. Dès que ce fut faisable, nous n’avions plus qu’à suivre nos désirs, et tant pis pour les conséquences. En termes plus nobles, le but était d’échapper à notre mortalité, d’opposer à la figure de Dieu, voire de lui substituer, un moi parfait. Plus concrètement, notre intention était de concevoir une version améliorée de nous-mêmes, plus moderne, et d’exulter devant notre inventivité, de jubiler de notre supériorité. À l’automne du vingtième siècle il eut enfin lieu, ce premier pas vers la réalisation d’un rêve ancien, début de la longue leçon que nous allions nous donner à nous-mêmes : aussi compliqués que nous ayons été, aussi défaillants et difficiles à décrire, même dans nos actions et manières d’être les plus simples, on pouvait nous imiter et nous perfectionner. Et j’étais là en cette aube glaciale, un jeune homme qui fut d’emblée un adepte enthousiaste.

Mais les humains artificiels étaient un cliché longtemps avant leur arrivée, si bien qu’une fois là ils en déçurent certains. L’imagination, plus rapide que l’histoire et que les avancées technologiques, avait déjà simulé l’avenir dans les livres, puis au cinéma et dans les séries télévisées, comme si des acteurs marchant avec une fixité particulière dans le regard, quelques mouvements caricaturaux de la tête et une certaine raideur du dos pouvaient nous préparer à la vie avec nos cousins du futur.

Je comptais parmi les optimistes, grâce à une rentrée d’argent inattendue après la mort de ma mère et la vente de la maison familiale, qui s’était révélée construite sur un site propice à une opération immobilière. Le premier androïde viable fabriqué en série, doté d’une intelligence et d’une apparence plausibles, de gestes et d’expressions crédibles, fut mis en vente une semaine avant que les soldats de la Falklands Task Force ne s’embarquent pour leur mission désespérée. Adam coûtait 86 000 £. Je le rapportai dans une camionnette de location à mon domicile, un appartement sans charme au nord de Clapham. J’avais pris une décision téméraire, mais j’étais encouragé par des allégations selon lesquelles sir Alan Turing, héros de la guerre et génie tuté­laire de l’ère numérique, se serait fait livrer le même modèle. Sans doute voulait-il le faire démonter dans son laboratoire pour en examiner en détail le fonctionnement.

Douze exemplaires de cette première version se pré­nommaient Adam, et les treize autres, Ève. Banal, de l’avis général, mais efficace sur le plan commercial. La notion de race biologique n’étant plus reconnue scientifiquement, les vingt-cinq avaient été conçus pour couvrir un éventail de caractéristiques ethniques. Il y eut des rumeurs, puis des plaintes, parce que l’Arabe ne se distinguait pas du Juif. Les aléas de la programmation ainsi que l’expérience vécue garantiraient toute latitude en matière de préférences sexuelles. À la fin de la première semaine, les Ève avaient été vendues en totalité. Au premier coup d’œil, j’aurais pu prendre mon Adam pour un Turc ou un Grec. Il pesait soixante-dix-sept kilos, et il me fallut demander à Miranda, ma voisine du dessus, de m’aider à le transporter depuis la rue sur le brancard jetable fourni à l’achat.

Pendant que ses batteries commençaient à se charger, je nous préparai un café, puis je fis défiler les quatre cent soixante-dix pages en ligne du manuel de l’utilisateur. Le langage était clair et précis pour l’essentiel. Mais Adam avait été créé en collaboration par plusieurs sociétés, et les ins­tructions avaient parfois le charme d’un poème surréaliste. « Soulever le haut du maillot de corps de B347k pour acti­ver l’émoticône souriante avec accès à la carte mère et atté­nuer le risque de sautes d’humeur. »

Enfin, le carton et le polystyrène de l’emballage jonchant le sol à ses pieds, il fut assis, nu, devant la minuscule table de ma cuisine, les yeux fermés, relié à la prise murale de treize ampères par un câble électrique noir branché dans son nombril. Il faudrait seize heures pour le charger. Suivraient les téléchargements des mises à jour et des préférences per­sonnelles. J’aurais voulu qu’il fonctionne tout de suite, et Miranda aussi. Tels de jeunes parents, nous étions impatients d’entendre ses premiers mots. Il n’avait pas de haut-parleur bon marché enfoui dans sa poitrine. Nous savions par la publicité euphorique qu’il formait des sons avec son souffle, sa langue, ses dents et son palais. Déjà, sa peau plus vraie que nature était tiède au toucher et aussi lisse que celle d’un enfant. Miranda prétendait qu’il battait des cils. C’était sûrement l’effet des vibrations du métro roulant à trente mètres sous terre, mais je ne dis rien.

Adam n’était pas un sex toy. En revanche, il était capable d’avoir des rapports sexuels et possédait des muqueuses opérationnelles, pour la maintenance desquelles il consommait un demi-litre d’eau par jour. Alors qu’il était toujours assis devant la table, je remarquai qu’il n’était pas circoncis, qu’il était bien pourvu, avec une abondante toison pubienne noire. Ce modèle hautement perfectionné d’humain artificiel reflétait selon toute probabilité les appétits de ses jeunes programmeurs. Les Adam et les Ève, avait-on décrété, seraient pleins de vigueur.

La publicité le présentait comme un compagnon, un interlocuteur digne de ce nom dans les échanges intellectuels, un ami et un factotum qui pouvait à la fois faire la vaisselle, les lits, et « réfléchir ». Chaque moment de son existence, tout ce qu’il entendait et voyait, il l’enregistrait et pouvait le retrouver. Il ne savait pas encore conduire et n’avait pas le droit de nager, de prendre une douche, de sortir sans parapluie quand il pleuvait ou de se servir d’une tronçonneuse sans surveillance. Quant à son autonomie, grâce aux progrès dans le stockage de l’électricité, il pouvait courir dix-sept kilomètres en deux heures sans recharger ses batteries, ou bien, à consommation énergétique équi­valente, converser non-stop pendant douze jours. Il était conçu pour durer vingt ans. Bien bâti, les épaules carrées, la peau brune, il avait des cheveux noirs et drus coiffés en arrière, un visage étroit dont le nez légèrement busqué suggérait une intelligence féroce, un regard songeur entre ses paupières mi-closes, et des lèvres pincées qui perdaient sous nos yeux la pâleur jaunâtre de la mort pour prendre une riche couleur humaine, leurs commissures se relâchant peut-être même un peu. Miranda déclara qu’il ressemblait à « un docker du Bosphore ».

Devant nous trônait le jouet ultime, un rêve séculaire, le triomphe de l’humanisme — ou son ange exterminateur. Follement enthousiasmant, mais frustrant. Seize heures à le regarder sans rien faire, c’était long. Je pensai que, pour la somme que j’avais versée après le déjeuner, Adam aurait dû être chargé et en état de marche. Cette journée d’hiver tou­chait à sa fin. Je fis des toasts et on reprit du café. Miranda, doctorante en histoire sociale, regretta que Mary Shelley adolescente ne soit pas là pour scruter non pas un monstre comme celui du docteur Frankenstein, mais ce beau jeune homme à la peau foncée qui prenait vie. Je répondis que les deux créatures partageaient le même appétit pour les pou­voirs de l’électricité.

« Nous aussi. » Elle avait parlé comme si elle ne faisait allusion qu’à nous deux plutôt qu’à toute l’humanité dépendant d’une charge électrochimique.

Elle avait vingt-deux ans, dix de moins que moi, et était très mûre pour son âge. Vu de loin, nous n’avions pas grand-chose en commun. Nous incarnions la jeunesse dans toute sa gloire. Mais j’estimais avoir atteint un autre stade de l’existence. Mes études étaient loin derrière moi. J’avais subi une série d’échecs professionnels, financiers et personnels. Je me considérais comme trop endurci, trop cynique pour une jeune femme aussi charmante que Miranda. Et même si elle était belle avec ses cheveux châtains, son long visage mince et ses yeux qui semblaient souvent plissés par une hilarité réprimée, et même si au gré de mes humeurs il m’arrivait de la regarder avec émerveillement, j’avais très tôt décidé de la confiner au rôle d’amie et de voisine bienveillante. Nous partagions un hall d’entrée, et son petit appartement se trouvait juste au-dessus du mien. On se voyait de temps à autre pour prendre un café et parler de nos relations, de politique et de tout le reste. Avec juste la distance qu’il fallait, elle donnait l’impression d’être à l’aise quoi qu’il arrive. Pour elle, semblait-il, un après-midi de plaisir avec moi aurait eu la même importance qu’une conversation chaste et amicale. Elle était détendue en ma compagnie et je préférais penser que le sexe gâcherait tout. On restait bons copains. Mais il y avait chez elle un goût du secret ou une retenue qui me séduisaient. Peut-être, sans le savoir, étais-je amoureux d’elle depuis des mois. Sans le savoir ? Quelle minable formulation !

À contrecœur, on tomba d’accord pour se désintéresser quelque temps d’Adam, et vaquer chacun à ses occupations. Miranda devait assister à un séminaire au nord de la Tamise, j’avais des mails à dicter. Au début des années soixante-dix, la communication numérique avait perdu son aspect pratique pour devenir une corvée quotidienne. Idem pour les trains à grande vitesse — sales et bondés. Les dictaphones, miracle des années cinquante, s’étaient depuis longtemps transformés en outils astreignants, des populations entières consacrant chaque jour des heures à monologuer. L’interaction avec des machines intelligentes, fruit de l’optimisme des années soixante, éveillait à peine la curiosité d’un enfant. Ce pour quoi les gens faisaient la queue tout un week-end présentait, six mois plus tard, autant d’intérêt que les chaussettes à leurs pieds. Qu’étaient devenus les casques qui devaient faciliter l’apprentissage, les réfrigérateurs parlants doués du sens de l’odorat ? Disparus, et avec eux la souris d’ordinateur, le Filofax, le couteau élec­trique, le service à fondue. L’avenir frappait sans cesse à la porte. Nos jouets flambant neufs commençaient à rouiller avant même d’arriver à la maison, et pour l’essentiel la vie continuait comme avant.

Adam m’ennuierait-il un jour ? Il n’était pas facile de dicter des mails en luttant contre le remords après un tel achat. D’autres personnes, d’autres esprits, continueraient sûrement à nous fasciner. Lorsque les êtres artificiels nous ressembleraient jusqu’à devenir comme nous, puis supé­rieurs à nous, jamais nous ne nous lasserions d’eux. Ils nous surprendraient forcément. Ils pourraient nous trahir de dif­férentes façons qui dépassaient l’imagination. La tragédie était possible, mais pas l’ennui.

La corvée, c’était la perspective d’affronter le manuel de l’utilisateur. Les instructions. J’avais dans l’idée que toute machine incapable de vous montrer par son fonctionne­ment comment s’en servir ne valait pas le coup. Obéissant à un réflexe démodé, je me mis à imprimer ce manuel, puis à chercher un classeur. Tout en continuant à dicter des mails.

Je ne réussissais pas à me voir comme l’« utilisateur » d’Adam. Je supposais qu’il n’y avait rien à apprendre sur lui qu’il ne puisse m’enseigner lui-même. Mais le manuel entre mes mains s’était ouvert au chapitre quatorze. Là, le texte était limpide : préférences, paramètres de la person­nalité. Puis une série de titres : Agréabilité. Extraversion. Ouverture d’esprit. Conscienciosité. Stabilité émotionnelle. Cette liste m’était familière. La théorie des cinq facteurs. Après des études en sciences humaines, je me méfiais de catégories si réductrices, même si je savais par un ami psy­chologue qu’à chacune d’elles correspondaient de nom­breuses sous-catégories. Jetant un coup d’œil à la page suivante, je découvris que j’étais censé choisir différents réglages sur une échelle de un à dix.

Je m’attendais à me faire un ami. J’étais prêt à traiter Adam comme mon hôte, comme un inconnu que j’ap­prendrais à connaître. J’avais cru qu’il arriverait préréglé. Les réglages d’usine : un synonyme moderne du destin. Mes amis, ma famille et mes relations, tous étaient appa­rus dans ma vie comme préréglés par l’histoire immuable de leurs gènes et de leur environnement. Je voulais qu’il en soit de même pour mon nouvel ami coûteux. Pourquoi s’en remettre à moi ? Bien sûr, je connaissais la réponse. Peu d’entre nous sont préréglés de manière optimale. Le doux Jésus ? L’humble Darwin ? Une fois tous les mille huit cents ans. Même en connaissant les meilleurs paramètres de la personnalité et les moins néfastes, ce qui était impossible, une multinationale avec une réputation à défendre ne pou­vait risquer un accident. Caveat emptor. Acheteur, prends garde.

Dieu avait jadis offert au premier Adam une compagne sous sa forme définitive. Je devais inventer moi-même mon nouveau compagnon. Il y avait par exemple Extra­version, et une suite graduée d’énoncés puérils. Il aime jouer les boute-en-train, puis : Il sait à la fois divertir et commander. Et, tout à la fin : Il se sent mal à l’aise en société, et : Il préfère sa propre compagnie. Au milieu : Il aime faire la fête, mais il est heureux de rentrer chez lui. C’était moi. Mais devais-je créer une réplique de ma propre personne ? Si je choisissais un énoncé au milieu de chaque série, je risquais de créer une âme insipide. Extraversion semblait inclure son antonyme. Comme dans cette longue liste d’adjectifs accompagnés de cases à cocher : enjoué, timide, émotif, loquace, réservé, vantard, modeste, intrépide, dynamique, imprévisible. Aucun d’eux ne me convenait, ni pour lui ni pour moi.

Sauf lors de décisions irrationnelles, je passais le plus clair de mon existence, surtout quand j’étais seul, dans un état d’esprit neutre, avec ma personnalité — quelle qu’elle ait pu être — en suspens. Ni intrépide ni modeste. Simplement là, ni content de mon sort ni morose, mais faisant ce qu’il y avait à faire, pensant au dîner ou au sexe, contemplant mon écran, prenant une douche. Avec quelques regrets occasionnels, quelques mauvais pressentiments, et à peine conscient du moment présent, excepté sur le plan sensoriel. La psychologie, après s’être tellement intéressée aux milliards de façons dont l’esprit peut dérailler, s’attachait désormais à ce qu’elle considérait comme les émotions les plus courantes, du chagrin à la joie. Mais elle avait négligé un pan immense de la vie quotidienne : en l’absence de maladies, de famines, de guerres ou d’autres épreuves, on vit la majeure partie de son existence dans cette zone neutre, un jardin familier mais gris, quelconque, aussitôt oublié, difficile à décrire.

À l’époque, je ne pouvais savoir que ces options graduées auraient peu d’effet sur Adam. Le facteur réellement déterminant était ce que l’on appelle « apprentissage automatique ». Le manuel de l’utilisateur ne donnait qu’une illusion d’influence et de contrôle, du genre de celle que les parents entretiennent à propos de la personnalité de leurs enfants. Ce n’était qu’un moyen de tisser un lien avec mon achat et d’assurer une protection juridique au fabricant. « Prenez votre temps, conseillait le manuel. Choisissez avec soin. Accordez-vous plusieurs semaines si nécessaire. »

Je laissai passer une demi-heure avant de retourner voir comment allait Adam. Pas de changement. Toujours assis devant la table, bras tendus, yeux clos. Mais je trouvai que ses cheveux, du noir le plus profond, avaient gagné en volume et en brillance, comme s’il venait de prendre une douche. M’approchant, je découvris avec ravissement que, même s’il ne respirait pas, il y avait près de son mamelon gauche une pulsation calme et régulière, environ une par seconde d’après mon estimation inexpérimentée. Comme c’était rassurant. Il n’avait pas de sang à faire circuler, mais cette simulation produisait son effet. Mes doutes s’estom­pèrent légèrement. Adam éveillait mon instinct protecteur, même si j’en mesurais l’absurdité. Je posai la main à plat sur son cœur et perçus contre ma paume ce paisible rythme iambique. J’eus le sentiment de violer son intimité. Il était facile de croire à ces signes de vie. La chaleur de sa peau, la fermeté et la souplesse des muscles qu’elle recouvrait : ma raison pensait « plastique » ou un équivalent, mais au tou­cher je réagissais à sa chair.

Cela faisait froid dans le dos, d’être debout près de cet homme nu, écartelé entre ce que je savais et ce que je ressentais. J’allai me placer derrière lui, en partie pour sortir du champ visuel de ses yeux qui pouvaient s’ouvrir à tout moment et me trouver penché sur lui. Il avait la base de la nuque et le dos musclés. Ses épaules étaient velues. Ses fessiers dessinaient des concavités. Plus bas, des mollets noueux comme ceux d’un athlète. Je ne voulais pas d’un Superman. Je regrettai une fois de plus d’être arrivé trop tard pour une Ève.

En quittant la pièce, je jetai un coup d’œil derrière moi et fis l’expérience d’un de ces moments qui peuvent détraquer votre vie émotionnelle : la prise de conscience saisissante d’une évidence, un bond en avant absurde dans la compréhension de ce qu’on sait déjà. Je restai figé, une main posée sur la poignée de la porte. Sans doute la nudité d’Adam et sa présence physique avaient-elles précipité cet accès de lucidité, mais ce n’était pas lui que je regardais. C’était le beurrier. Ainsi que deux soucoupes et deux tasses, deux couteaux et deux cuillers épars sur la table. Les ves­tiges de ma fin d’après-midi avec Miranda. Deux chaises de bois éloignées de la table étaient tournées l’une vers l’autre comme pour se tenir compagnie.

Miranda et moi étions devenus plus proches au cours du mois écoulé. La conversation était facile entre nous. Je m’apercevais qu’elle m’était précieuse et que je pouvais la perdre par négligence. J’aurais déjà dû lui parler. Je tenais son amitié pour acquise. Un événement malheureux ou n’importe qui, un ami étudiant, pouvaient nous séparer. Son visage, sa voix, sa manière d’être faite de réserve et de sagacité semblaient étrangement présents. Le contact de sa main contre la mienne, cet air absent et préoccupé qu’elle avait. Oui, nous étions devenus très proches et je n’avais rien remarqué. J’étais un crétin. Il fallait que je lui parle.

Je regagnai mon bureau, qui me servait également de chambre. Entre la table de travail et le lit, il y avait assez de place pour faire les cent pas. Que Miranda ignore tout de mes sentiments devenait source d’angoisse. Les lui décrire serait gênant, périlleux. Elle était une voisine, une amie, une sorte de sœur. Je m’adresserais à quelqu’un que je ne connaissais pas encore. Elle serait obligée de se dévoiler, d’enlever un masque et de me répondre en des termes que je n’avais jamais entendus dans sa bouche. Je suis vraiment désolée… Je t’aime beaucoup, mais, tu vois… À moins qu’elle ne soit horrifiée. Ou peut-être folle de joie d’apprendre la seule chose qu’elle désirait, qu’elle aurait voulu dire elle-même sans la peur d’une fin de non-recevoir.

Par chance, nous étions tous les deux libres. Elle avait bien dû y penser, penser à nous. Ce n’était pas un fantasme impossible. J’allais devoir lui parler les yeux dans les yeux. Insupportable. Inévitable. Et ainsi de suite, en cercles concentriques. N’y tenant plus, je retournai dans la pièce voisine. Je ne constatai aucun changement chez Adam en le frôlant pour atteindre le réfrigérateur, où se trouvait une demi-bouteille de bordeaux blanc. Je m’assis en face de lui et levai mon verre. À l’amour. Cette fois, je m’attendris moins. Je pris Adam pour ce qu’il était : une réalisation inanimée dont le rythme cardiaque était une décharge électrique à intervalles réguliers, et la tiédeur de la peau uniquement due à la chimie. Une fois activé, une sorte de mécanisme de balancier microscopique lui ouvrirait les yeux. Il donnerait l’impression de me voir, mais il serait aveugle. Et encore, même pas. Une fois en route, un autre dispositif produirait l’apparence de la respiration, mais pas de la vie. Un homme amoureux depuis peu sait ce qu’est la vie.

Avec mon héritage, j’aurais pu acheter une maison quelque part au nord de la Tamise, à Notting Hill ou à Chelsea. Miranda aurait même pu venir s’y installer avec moi. Elle aurait eu la place de mettre tous ses livres restés dans des cartons au fond du garage de son père, à Salisbury. J’envisageai un avenir sans Adam, cet avenir qui était le mien jusqu’à la veille : le jardin d’une maison de ville, de hauts plafonds avec des moulures, une cuisine en inox, de vieux amis à dîner. Des livres partout. Que faire ? Je pouvais rapporter Adam — le ramener, plutôt —, ou le revendre sur Internet en perdant un peu d’argent. Je lui lançai un regard hostile. Il avait les paumes à plat sur la table, le visage toujours orienté vers ses mains. Moi et ma passion ridicule pour la technologie ! Un service à fondue de plus… Mieux valait s’éloigner de cette table avant que je ne m’appauvrisse encore en donnant un bon coup du vieux marteau à pied-de-biche de mon père.

Je ne bus pas plus d’un demi-verre de vin, puis je réin­tégrai mon bureau pour me distraire avec les marchés des changes asiatiques. Sans cesse je tendais l’oreille, guettant un bruit de pas à l’étage au-dessus. Tard dans la soirée, je regardai à la télévision où en étaient les forces spéciales qui traverseraient bientôt l’océan, huit mille milles nautiques pour reconquérir les îles Falkland, ainsi qu’on appelait encore l’archipel des Malouines.

À trente-deux ans, j’étais complètement fauché. Dilapider l’héritage de ma mère pour l’achat d’un gadget ne représen­tait qu’une partie de mon problème — mais c’était emblé­matique. Dès que l’argent rentrait, je m’arrangeais pour qu’il parte en fumée, j’en faisais un feu de joie, je le fourrais dans un haut-de-forme et j’en sortais une dinde. Souvent, même si ce n’était pas le cas en l’occurrence, je comptais en tirer par magie une somme bien plus importante avec un minimum d’efforts. Les stratagèmes, les ruses plus ou moins licites et les combines astucieuses n’étaient pas pour moi. Je préférais les coups d’éclat. D’autres s’y risquaient et prospéraient. Ils empruntaient, faisaient fructifier cet argent et devenaient riches tout en remboursant leurs dettes. Ou bien ils avaient un métier, une profession comme moi aupara­vant, et s’enrichissaient plus modestement, mais sûrement. Pendant ce temps-là je boursicotais ou, plutôt, je travaillais à ma ruine dans un deux-pièces humide en rez-de-chaussée, dans un morne no man’s land aux rues bordées de maisons jumelles de style edwardien entre Stockwell et Clapham, au sud de Londres.

J’avais grandi dans un village près de Stratford, Warwickshire, fils unique d’un père musicien et d’une mère infirmière à domicile. Comparée à celle de Miranda, mon enfance était culturellement sous-alimentée. Il n’y avait ni le temps ni la place pour les livres. Malgré un intérêt précoce pour l’électronique, j’avais fini par décrocher une licence d’anthropologie dans une obscure université du sud des Midlands ; j’avais suivi une formation pour me reconver­tir dans le droit et, mon diplôme en poche, j’étais devenu fiscaliste. Une semaine après mon vingt-neuvième anniver­saire, j’avais été viré, échappant de peu à quelques semaines de prison. Mes cent heures de travaux d’intérêt général m’avaient convaincu de ne plus jamais reprendre d’emploi stable. J’avais gagné de l’argent grâce à un livre sur l’intel­ligence artificielle écrit à toute vitesse : aussitôt perdu dans un projet de pilules pour l’allongement de la vie. J’avais tiré une somme substantielle d’une opération immobilière : aussitôt perdue dans un projet d’agence de location de voi­tures. Mon oncle préféré, qu’un brevet de pompe à chaleur avait enrichi, m’avait légué quelques fonds : aussitôt perdus dans un projet de mutuelle de santé.

À trente-deux ans, je survivais en spéculant en ligne sur les cours de la Bourse et les taux de change. Un projet de plus. Sept heures par jour j’étais courbé sur mon clavier, achetant, vendant, hésitant, levant le poing en triomphe et jurant la minute d’après, au début du moins. Je lisais les cotations mais, croyant avoir affaire à un système aléatoire, je me reposais avant tout sur mes intuitions. Tantôt je devançais le marché, tantôt je plongeais avec lui, mais sur un an je gagnais en moyenne presque autant que le facteur. Je payais mon loyer, modique à l’époque, je me nourrissais et m’ha­billais correctement, et je pensais que je me stabilisais, que j’apprenais à me connaître. J’étais déterminé à mieux réussir comme trentenaire que durant la décennie précédente.

Or l’agréable maison de mes parents avait été vendue alors même que le premier être artificiel convaincant appa­raissait sur le marché. 1982. J’avais une passion pour les robots, les androïdes et les doubles, plus encore après les recherches effectuées pour mon livre. Les prix baisseraient forcément, mais il m’en fallait un tout de suite, une Ève de préférence, mais un Adam ferait l’affaire.

J’aurais pu prendre une autre voie. Claire, mon ex-compagne, était une fille raisonnable, une assistante den­taire. Elle travaillait dans un cabinet de Harley Street et m’aurait dissuadé d’acquérir Adam. Elle avait les pieds sur terre, elle. Elle savait organiser sa vie. Et pas seulement la sienne. Mais je l’avais offensée par une infidélité indéniable. Elle avait rompu lors d’une scène spectaculaire, à la fin de laquelle elle avait jeté mes vêtements par la fenêtre. Dans une rue du nom de Lime Grove. Elle ne m’adressait plus la parole et figurait en tête de la liste de mes erreurs et de mes échecs. Elle aurait pu me sauver de moi-même.

Encore que. Par souci d’équité, laissons ce moi privé de salut plaider sa cause. Je n’avais pas acheté Adam pour gagner de l’argent. Au contraire. Mes motivations étaient pures. J’avais dépensé une fortune par curiosité — ce moteur dévoué de la science, de la vie intellectuelle, de l’existence même. Ce n’était pas une passade. Il y avait une histoire, un compte en banque, un dépôt à terme, et j’avais le droit de m’en servir. L’électronique et l’anthropologie : de lointains cousins, que les derniers développements de la modernité avaient rapprochés et unis par les liens du mariage. Adam était l’enfant de ce couple.

J’apparais donc devant vous en tant que témoin de la défense, à la fin d’une journée de cours, un spécimen typique de l’époque : culottes courtes, genoux écorchés et couverts de croûtes, taches de rousseur, coupe de cheveux dégageant la nuque et les oreilles, onze ans. Je suis le premier de la file qui attend l’ouverture du laboratoire et le début des activités du « club Électricité ». M. Cox préside, un aimable géant aux cheveux couleur carotte, notre professeur de phy­sique. Je projette de construire un poste de radio. C’est un acte de foi, une prière prolongée qui mettra des semaines à être exaucée. Je dispose d’un socle en contreplaqué de quinze centimètres sur vingt-deux et demi, où il est facile de percer des trous. Tout est dans les couleurs. Des fils électriques bleu, rouge, jaune et blanc suivent modestement les contours de la planche, tournant à angle droit, disparaissant pour émerger ailleurs, ensuite interrompus par des nodules brillants, de minuscules cylindres aux rayures colorées — des condensateurs, des résistances —, puis par une bobine d’inductance montée par mes soins, et par un ampli. Je ne comprends rien. Je suis le schéma de montage comme un moine novice psalmodiant les Écritures. M. Cox me donne des conseils de sa voix douce. Je soude maladroitement telle pièce, tel fil électrique, tel composant. La fumée et l’odeur de la soudure sont une drogue que j’inhale profondément. J’ajoute à mon circuit imprimé un interrupteur en bakélite dont je suis convaincu qu’il vient d’un avion de chasse, sûrement un Spitfire. La touche finale, trois mois après le début du projet, consiste à relier ce bout de plastique marron foncé à une pile de neuf volts.

La nuit tombe, en ce jour de mars froid et venteux. Les autres sont penchés sur leurs projets. Nous sommes à une vingtaine de kilomètres de la ville natale de Shakespeare, dans l’un de ces lycées polyvalents qui seront ensuite connus comme les « temples de la médiocrité ». Un excellent éta­blissement, en fait. Les tubes au néon du plafond s’allument. M. Cox est au fond du laboratoire, le dos tourné. Je préfère ne pas attirer son attention, en cas d’échec. J’actionne l’interrupteur et, miracle, j’entends un grésillement. Je tourne le bouton de réglage des stations : de la musique, une musique horrible, me dis-je, car il y a des violons. Puis retentit une voix de femme au débit rapide, qui parle une autre langue que l’anglais.

Personne ne lève les yeux, tout le monde s’en fout. Construire un poste de radio n’a rien d’extraordinaire. Mais j’en reste muet, au bord des larmes. Depuis, aucune technologie ne m’aura autant ébahi. L’électricité, en circulant à travers des pièces métalliques montées par moi avec soin, capte dans l’air la voix d’une étrangère assise quelque part, très loin. Cette voix semble bienveillante. Elle n’a pas conscience de mon existence. Je n’apprendrai jamais le nom de cette femme ni sa langue, et je ne la rencontrerai jamais, du moins pas à ma connaissance. Avec ses points de soudure irréguliers sur une planche, mon poste de radio ne m’émerveille pas moins que la conscience s’élevant de la matière.

Le cerveau et l’électronique sont étroitement liés, je l’avais découvert durant mon adolescence en construisant des ordinateurs tout simples et en les programmant moi-même. Puis des modèles plus complexes. Avec de l’électricité et des bouts de métal, on pouvait faire des additions, créer des mots, des images, des chansons, mettre des choses en mémoire et même convertir des paroles en texte.

L’année de mes dix-sept ans, Peter Cox m’avait convaincu d’étudier la physique à l’université locale. Un mois plus tard, je m’ennuyais et cherchais à changer de voie. Cette discipline était trop abstraite, les maths me dépassaient. J’avais lu un ou deux livres à l’époque, je m’intéressais à la fiction. Catch 18 de Joseph Heller, The High-Bouncing Lover de Fitzgerald, The Last Man in Europe d’Orwell, Airs Well that Ends Well de Tolstoï — je n’étais pas allé beaucoup plus loin et pourtant je comprenais l’intérêt de l’art. C’était une forme d’investigation. Mais je ne voulais pas étudier la littérature — trop intimidante, trop intuitive. Un résumé de cours en une page, que j’avais trouvé à la bibliothèque universitaire, présentait l’anthropologie comme « la science des gens dans des sociétés données, à travers le temps et l’espace ». Une approche systématique, le facteur humain en plus. Je m’étais inscrit.

La première chose que j’avais apprise : ce cours manquait lamentablement de moyens. Pas question de partir pour les îles Trobriand où, comme je l’avais lu, manger devant autrui était tabou. Les bonnes manières voulaient que l’on se nourrisse seul, en tournant le dos à ses amis et à sa famille. Les îliens connaissaient des sorts pour rendre beaux ceux qui sont laids. La sexualité entre enfants était activement encouragée. Les ignames étaient l’unique monnaie d’échange. Les femmes déterminaient le statut des hommes. Aussi étrange que stimulant ! Ma vision de la nature humaine avait été façonnée par la population majoritairement blanche qui s’entassait dans le quart sud de l’Angleterre. On me laissait à présent libre face à un relativisme sans fond.

À dix-neuf ans j’avais rédigé un essai plein de sagesse, traitant des civilisations fondées sur le sens de l’honneur et intitulé « Des chaînes forgées par l’esprit ? ». Sans parti pris, j’avais réuni mes études de cas. Que savais-je, et quel était l’intérêt ? Il existait des lieux où le viol était si courant qu’il n’avait pas de nom. On égorgeait un jeune père parce qu’il avait manqué à son devoir de venger une querelle ancienne. Ailleurs, une famille ne pensait qu’à tuer l’une de ses filles, aperçue main dans la main avec un adolescent d’une autre religion. Ailleurs encore, de vieilles femmes participaient volontiers à la mutilation des organes génitaux de leurs petites-filles. Et l’instinct parental qui pousse à aimer et à protéger ? Le signe d’appartenance culturelle était le plus fort. Et les valeurs universelles ? Renversées. Rien à voir avec Stratford-upon-Avon. Tout était affaire de morale, de tradition, de religion — rien d’autre qu’un logiciel, pensais-je désormais, et mieux valait ne pas porter de jugement de valeur.

Les anthropologues ne jugeaient pas. Ils observaient et rendaient compte de la diversité humaine. Ils célébraient les différences. Une mauvaise action dans le Warwickshire passait inaperçue en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Sur place, qui pouvait dire où était le bien et où était le mal ? Certainement pas une puissance coloniale. J’avais tiré de mes études des conclusions malheureuses en matière d’éthique, qui me conduiraient quelques années plus tard sur le banc des accusés d’un tribunal d’instance, pour tenta­tive de fraude en réunion et à grande échelle envers l’administration fiscale. Je n’avais même pas essayé de convaincre le juge que loin de son tribunal, sur une plage avec des cocotiers, ce genre d’infraction valait sans doute le respect. Au contraire, je m’étais ressaisi juste avant de m’adresser à lui. La morale était juste et fondée, le bien et le mal étaient inhérents à la nature des choses. Nos actions devaient être jugées à cette aune. Voilà ce que je tenais pour acquis avant que l’anthropologie n’ait croisé ma route. Avec des trémolos dans la voix, j’avais servilement présenté des excuses à la cour et évité une peine de prison.

Quand je pénétrai dans la cuisine le lendemain matin, plus tard que d’habitude, Adam avait les yeux ouverts. Ils étaient bleu pâle, pailletés de minuscules bâtonnets noirs. Ils avaient des cils longs et fournis comme ceux d’un enfant. Mais le mécanisme commandant le clignement de ses pau­pières n’était pas encore opérationnel. Il était réglé pour se mettre en route à intervalles réguliers, en fonction des humeurs et des gestes, et pour réagir aux actes et aux paroles d’autrui. À contrecœur, j’avais lu le manuel de l’utilisateur tard dans la nuit. Adam était équipé d’un clignement réflexe afin de protéger ses yeux d’objets volants. Dans l’immédiat, son regard était vide de sens, d’intentionnalité, et donc sans effet sur moi, aussi éteint que celui d’un mannequin dans une vitrine. Pour l’heure, il n’avait aucun de ces mouve­ments infimes qui animent et caractérisent le visage humain. Et pas du tout de langage corporel. Quand je lui pris le pouls au poignet, je ne trouvai rien — un rythme cardiaque sans pulsation. Quand je soulevais son bras, il était lourd et l’articulation du coude résistait, comme menacée par la rigidité cadavérique.

Je lui tournai le dos et fis du café. Miranda occupait mes pensées. Tout avait changé. Rien n’avait changé. Durant ma nuit presque sans sommeil, je m’étais souvenu qu’elle rendait visite à son père. Elle avait dû aller directement de son séminaire à Salisbury. Je la voyais d’ici dans son train parti de la gare de Waterloo, un livre sur ses genoux, regardant sans se soucier de moi le paysage défiler, les ondulations des lignes téléphoniques. Ou ne pensant qu’à moi. Ou se souvenant d’un étudiant de son séminaire qui tentait de lui faire baisser les yeux.

Je suivis le journal télévisé sur mon téléphone portable. Une mosaïque de sons et de lumière marine étincelante. Portsmouth. La Falklands Task Force était sur le départ. La quasi-totalité du pays se jouait une pièce de théâtre en cos­tumes d’époque. Fin du Moyen Âge. Dix-septième siècle. Début du dix-neuvième. Fraises, hauts-de-chausses, jupes à crinoline, perruques poudrées, bandeau sur l’œil, jambes de bois. L’exactitude était antipatriotique. Historiquement parlant, nous étions à part et cette flotte réussirait forcé­ment. La télévision et la presse encourageaient la mémoire collective à se souvenir des ennemis vaincus : les Espagnols, les Hollandais, les Allemands par deux fois au vingtième siècle, les Français — d’Azincourt à Waterloo. Un défilé aérien d’avions de chasse. Un jeune homme en tenue de combat, frais émoulu de l’école militaire de Sandhurst, fronçait les sourcils en expliquant à l’interviewer les difficultés à venir. Un officier supérieur évoquait l’inébranlable détermination de ses hommes. Je fus ému, alors même que je détestais tout cela. Quand un détachement de joueurs de cornemuse des Highlands avança vers la passerelle de son bateau, mon moral remonta en flèche. Puis retour au studio pour les cartes, les flèches, la logistique, les objectifs, les voix de la raison, toutes du même avis. Pour les initiatives diplomatiques. Pour la Première ministre dans son élégant tailleur bleu sur les marches du 10 Downing Street.

L’idée commençait à me plaire, même si je m’étais souvent déclaré contre. J’aimais mon pays. Quelle aventure, quel courage fou. Huit mille milles nautiques. Et quels types bien, pour risquer ainsi leur vie. Je bus un second café dans la pièce voisine, fis le lit pour qu’elle ressemble à un bureau, me rassis pour réfléchir à l’état des marchés mondiaux. À la perspective de cette guerre, l’indice du Financial Times Stock Exchange avait encore perdu un point. Toujours d’humeur patriotique, je croyais probable une défaite de l’Argentine, et je misai sur la marque de jouets et de gadgets qui produisait les drapeaux britanniques que les gens agitaient. J’achetai également des titres de deux importa­teurs de champagne et pariai sur un redémarrage généralisé de la croissance. Plusieurs navires de la marine marchande avaient été réquisitionnés pour le transport des troupes dans l’Atlantique sud. Un ami qui travaillait à la City dans la gestion de patrimoine m’apprit que, selon sa société, certains d’entre eux seraient coulés. Il semblait logique de lâcher les principaux acteurs du marché des assurances pour investir dans les chantiers navals sud-coréens. Je n’étais pas d’hu­meur à faire preuve d’un tel cynisme.

Mon ordinateur de bureau, acheté d’occasion dans un dépôt-vente de Brixton et datant du milieu des années soixante, était lent. Je mis une heure à faire une offre au fabricant de drapeaux. J’aurais été plus rapide si j’avais pu mettre de l’ordre dans mes idées. Quand je n’étais pas occupé à guetter les pas de Miranda dans l’appartement du dessus, je pensais à Adam, me demandant si je devais le revendre ou commencer à m’occuper de sa personnalité. Je vendis des livres sterling et je pensai à lui. J’achetai de l’or et je pensai une fois de plus à Miranda. Aux toilettes, je m’interrogeai sur les francs suisses. À mon troisième café, je me demandai où passerait l’argent d’une nation victorieuse. Dans les hamburgers. Les pubs. Les téléviseurs. Je fis des placements dans ces trois secteurs et me sentis vertueux, comme si je participais à l’effort de guerre. Ce fut bientôt l’heure du déjeuner.

À nouveau assis en face d’Adam, je mangeai un sandwich au fromage et aux cornichons. D’autres signes de vie ? Pas à première vue. Son regard, dirigé au-delà de mon épaule gauche, était toujours éteint. Pas de mouvement. Mais cinq minutes plus tard, je levai les yeux par hasard et je vis qu’il commençait à respirer. J’entendis d’abord une série de cli­quetis rapprochés puis, lorsque ses lèvres s’entrouvrirent, un bourdonnement aigu comme celui d’un moustique. Rien ne se produisit pendant trente secondes, puis son menton trembla, et il émit un authentique bruit de déglutition en avalant sa première gorgée d’air. Il n’avait pas besoin d’oxygène, bien sûr. Cette nécessité métabolique ne serait pas au point avant plusieurs années. Sa première expiration fut si longue à venir que je cessai de manger et attendis avec impatience. Elle arriva enfin — en silence, par les narines. Son souffle prit un rythme régulier, sa poitrine se gonflait et se contractait comme il le fallait. J’étais sidéré. Avec ses yeux sans vie, Adam avait l’air d’un cadavre qui respirerait encore.

Quelle part importante de la vie nous attribuons aux yeux ! Si seulement les siens étaient fermés, pensai-je, il aurait au moins l’apparence d’un homme en transe. J’abandonnai mon sandwich pour aller près de lui et, par curiosité, j’approchai ma main de sa bouche. Son souffle était moite et tiède. Astucieux. Dans le manuel de l’uti­lisateur, j’avais lu qu’il urinait une fois par jour en fin de matinée. Astucieux, là aussi. Lorsque je voulus fermer son œil gauche, mon index lui effleura le sourcil. Il tressaillit et détourna violemment la tête. De surprise, je reculai. Et j’attendis. Pendant une vingtaine de secondes il ne se passa rien, puis, sans à-coups et en silence, avec une lenteur infinie, sa tête et ses épaules revinrent à leur position antérieure. Le rythme de sa respiration ne fut pas perturbé. Le mien et mon pouls s’étaient accélérés. Je restai à deux mètres de lui, fasciné par la façon dont il retrouvait son calme, tel un ballon se dégonflant doucement. Je décidai de renoncer à lui fermer les yeux. À l’affût d’un nouveau signe de vie chez lui, j’entendis Miranda se déplacer à l’étage au-dessus. De retour de Salisbury. Entrant et sortant de sa chambre. Assailli une fois encore par la jubilation trouble de l’amour non déclaré, j’eus alors les prémices d’une idée.

Cet après-midi-là, j’aurais dû gagner et perdre de l’argent devant mon ordinateur. Au lieu de quoi je suivis du ciel, comme si j’étais à bord de l’hélicoptère, les navires amiraux de la Falklands Task Force qui contournaient la pointe de Portland Bill et longeaient la plage de Chesil. Ces noms de lieux méritaient à eux seuls un salut respectueux. Quel génie. En avant ! me répétais-je. À l’assaut ! Bientôt, la flotte atteignit la côte jurassique où des troupeaux de dino­saures avaient jadis brouté les fougères géantes. Soudain on redescendit parmi les habitants de Lyme Regis, qui se rassemblaient sur la jetée du Cobb. Certains avaient des jumelles, d’autres agitaient les mêmes drapeaux que ceux sur lesquels je misais — en plastique, un bâtonnet de bois en guise de hampe. Une équipe de télévision les avait peut-être distribués. La vox populi. Celle des travailleuses locales, douce, étreinte par l’émotion. Celle des vieux briscards qui s’étaient battus en Crète et en Normandie, et opinaient silencieusement du chef, ne lâchant rien. Oh, comme j’aurais voulu y croire moi aussi. Mais je pouvais y croire ! Installé quelque part sur le cap Lizard, un téléobjectif mon­trait les bateaux qui se réduisaient à des points minuscules, prenant courageusement le large sur une mer agitée au son de la voix rauque de Rod Stewart, tandis que je m’efforçais de retenir mes larmes.

Que d’agitation pour un après-midi de semaine. Un être d’un genre nouveau à ma table, deux ou trois mètres au-dessus de moi la femme que j’aimais depuis peu, et le pays lancé dans une guerre d’un autre âge. Mais, relativement discipliné, je m’étais promis de travailler sept heures par jour. J’éteignis le téléviseur et retournai à mon ordinateur, où m’attendait le mail de Miranda que j’espérais.

Jamais je ne deviendrais riche, je le savais. Les sommes que je plaçais, prudemment réparties sur quantité de sup­ports, étaient modestes. Durant le mois écoulé, j’avais fait des bénéfices grâce aux batteries à semi-conducteurs, et j’avais essuyé des pertes presque équivalentes sur le marché à terme des terres rares — un saut imprudent dans l’inconnu. Mais je me refusais à faire carrière, à trouver un emploi de bureau. C’était pour moi la moins mauvaise option dans la poursuite de la liberté. Je persévérai tout l’après-midi, résistant à la tentation d’aller voir Adam, même si je devinais que ses batteries seraient entièrement chargées. L’étape suivante était le téléchargement des mises à jour. Suivraient ces préférences personnelles si problématiques.

Avant le déjeuner, j’avais envoyé à Miranda un mail pour l’inviter à dîner le soir même. Elle venait d’accepter. Elle aimait ma cuisine. Pendant le repas, je lui ferais une pro­position. Je choisirais à peu près la moitié des préférences concernant la personnalité d’Adam, puis je lui donnerais le lien et le mot de passe, et la laisserais choisir les autres. Je n’interviendrais pas, ne chercherais même pas à savoir quelles décisions elle aurait prises. Peut-être serait-elle influencée par une version d’elle-même : formidable. Ou bien elle se représenterait l’homme de ses rêves : instructif. Adam entrerait dans nos vies comme une personne réelle, les strates de sa personnalité complexe se révélant au fil du temps, des événements, de ses rencontres. En un sens, il serait comme notre enfant. Nos entités séparées se fon­draient en lui. Miranda se laisserait prendre au jeu. Nous deviendrions des partenaires, et Adam serait notre souci commun, notre création. Nous formerions une famille. Mon plan n’avait rien de sournois. Je verrais sûrement Miranda plus souvent. On s’amuserait bien.

En général mes projets tombaient à l’eau. Celui-ci était différent. J’étais lucide, incapable de me mentir à moi-même. Adam n’était pas un rival amoureux. Miranda avait beau être fascinée, il lui répugnait physiquement. Elle me l’avait dit. La tiédeur de son corps était « flippante », m’avait-elle confié la veille. Elle trouvait « un peu bizarre » qu’il forme des mots avec sa langue. Mais il avait un vocabulaire aussi vaste que celui de Shakespeare. C’était l’esprit d’Adam qui éveillait sa curiosité.

Ainsi fut prise la décision de ne pas le vendre. Il fallait que je le partage avec elle — de même que j’aurais partagé une maison. Il nous donnerait un cadre. Suivre ses pro­grès, comparer nos notes, partager nos déceptions. À trente-deux ans, je me considérais comme un expert en amour. Une déclaration solennelle la ferait fuir. Mieux valait faire le voyage ensemble. Elle était déjà mon amie, me prenait parfois par la main. Je ne partais pas de rien. Des sentiments pouvaient naître en elle comme ils étaient nés en moi. Dans le cas contraire, j’aurais au moins la consolation de passer davantage de temps avec elle.

Mon réfrigérateur vétuste, dont la poignée rouillée se détachait presque, contenait un poulet nourri au maïs, un quart de beurre, deux citrons et un bouquet d’estragon frais. Dans un bol sur le côté, quelques gousses d’ail. Dans le bac à légumes, des pommes de terre terreuses qui germaient déjà — mais une fois épluchées, elles doreraient joliment. Une laitue, une vinaigrette, une bouteille de cahors revigorant. Tout simple. D’abord, allumer le four. Ces préoccupations triviales à l’esprit, je quittai mon bureau. Un vieil ami journaliste avait un jour dit que le paradis sur terre, c’était de travailler seul toute la journée avec la perspective de passer la soirée en agréable compagnie.

Distrait par le repas que j’allais préparer pour Miranda et par la remarque plaisante de mon ami, je ne me souciai pas d’Adam dans l’immédiat. Ce fut un choc de le trouver debout près de la table en entrant dans la cuisine, nu, le dos tourné ou presque, tripotant d’une main le câble électrique branché sur son nombril. Il avait porté son autre main à son menton qu’il caressait, les yeux dans le vague — effet d’un algorithme sophistiqué, sans nul doute, mais qui donnait l’impression convaincante d’un moi songeur.

Je repris mes esprits. « Adam ? »

Il se tourna lentement vers moi. Quand il me fit face, il croisa mon regard, cligna des yeux une fois, deux fois. Le mécanisme fonctionnait, mais trop ostensiblement.

« Charlie, dit-il. Enchanté de faire enfin votre connais­sance. Ça ne vous ennuierait pas de vous occuper de mes téléchargements et de prévoir les différents paramètres… »

Il s’interrompit et me fixa, ses yeux pailletés de noir détaillant mon visage par saccades. Me jaugeant. « Vous trouverez tout ce que vous avez besoin de savoir dans le manuel.

— Je vais le faire, répondis-je. En temps et en heure. »

Sa voix de ténor léger me surprenait et me plaisait à la fois. Son débit était normal, ses intonations bienveillantes et chaleureuses, mais sans la moindre obséquiosité. Il parlait comme un Anglais de la classe moyenne du sud du pays, avec dans ses voyelles une pointe d’accent des comtés de l’Ouest. Mon cœur battait à tout rompre, mais je tenais à paraître calme. Je me forçai à avancer ostensiblement d’un pas. On se dévisagea en silence.

Des années auparavant, encore étudiant, j’avais lu le récit d’un « premier contact », au début des années 1930, entre un explorateur du nom de Leahy et quelques habi­tants des hauts plateaux de la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Les membres de cette tribu ignoraient si les silhouettes pâles qui avaient surgi sur leurs terres étaient des humains ou des esprits. Ils étaient retournés en discuter dans leur village, laissant un adolescent épier les Blancs de loin. La question fut réglée quand celui-ci raconta qu’un collègue de Leahy avait fait ses besoins derrière un buisson. Dans ma cuisine en 1982, à peine un demi-siècle après, les choses étaient moins simples. Le manuel m’informait qu’Adam avait un système d’exploitation en même temps qu’une nature — une nature humaine —, et une personna­lité dont j’espérais que Miranda m’aiderait à l’élaborer. Je m’interrogeais sur la façon dont ces trois substrats se recoupaient ou interagissaient. Du temps de mes études d’anthropologie, on ne croyait pas à l’existence d’une nature humaine universelle. C’était une illusion romantique, le produit variable des conditions de vie locales. Seuls les anthropologues, qui étudiaient d’autres civilisa­tions en profondeur et connaissaient l’étendue magnifique de la diversité humaine, saisissaient totalement l’absurdité des universaux humains. Les gens qui restaient conforta­blement chez eux ne comprenaient rien, pas même leur propre civilisation. L’un de mes professeurs aimait citer Kipling : « Et que connaissent de l’Angleterre ceux qui ne connaissent que l’Angleterre ? »

Lorsque j’eus environ vingt-cinq ans, la psychologie évolutionniste commençait à réaffirmer l’idée d’une nature essentielle, héritée d’un patrimoine génétique commun, indépendante du temps et du lieu. La réaction du courant dominant au sein des sciences sociales fut le dédain, parfois l’indignation. Parler de gènes à propos des comportements humains rappelait le souvenir d’Hitler et du IIIe Reich. Les modes changent. Mais les fabricants d’Adam surfaient sur cette nouvelle vague de la pensée évolutionniste.

L’intéressé se tenait devant moi, parfaitement immobile dans la pénombre de l’après-midi hivernal. Les vestiges de l’emballage qui l’avait protégé étaient encore à ses pieds. Il en émergeait telle la Vénus de Botticelli de son coquillage. Par la fenêtre orientée au nord, la lumière déclinante soulignait les contours d’une seule moitié de son corps et de son visage noble. On n’entendait que le murmure amical du réfrigérateur et le vrombissement sourd de la circulation. Je sentis alors la solitude d’Adam s’installer comme un poids sur ses épaules musclées. Il se réveillait dans une cuisine miteuse du sud de Londres à la fin du vingtième siècle, sans amis, sans passé ni perception de son avenir. Il était véritablement seul. Tous les autres Adam et les autres Ève étaient dispersés à travers le monde avec leurs propriétaires, même si on racontait que sept Ève étaient concentrées à Riyad.

J’appuyai sur l’interrupteur pour éclairer la pièce.

« Comment vous sentez-vous ? »

Il détourna le regard pour réfléchir.

« Pas très bien. »

Cette fois son intonation était plate. Ma question sem­blait le démoraliser. Mais cerné par tant de microproces­seurs, qu’était son moral ?

« Qu’y a-t-il ?

— Je n’ai pas de vêtements. Et…

— Je vous en trouverai. Quoi d’autre ?

— Ce câble. Si je tire dessus pour l’enlever, je vais me faire mal.

— Je m’en occupe, vous n’aurez pas mal. »

Je ne joignis pas aussitôt le geste à la parole. En pleine lumière je pouvais observer son expression, qui changeait à peine quand il parlait. Ce n’était pas un visage artificiel que je voyais, mais le masque d’un joueur de poker. Sans l’apport vital d’une personnalité, il avait peu de choses à exprimer. Il fonctionnait sur un mode « par défaut » qui lui servirait jusqu’à ce que tous les téléchargements aient été faits. Il répétait des gestes, des formules, des procédures qui lui donnaient un vernis de plausibilité. Il pouvait assurer le service minimum, mais pas grand-chose d’autre. Comme un homme avec une terrible gueule de bois.

Je pouvais me l’avouer à présent : j’avais peur de lui et j’hésitais à m’approcher davantage. Et puis j’encaissais les implications du dernier mot qu’il avait prononcé. Il lui suffisait de feindre d’avoir mal pour que je sois obligé de le croire, de réagir comme s’il souffrait. Trop difficile de ne pas le faire. Trop contraire à la compassion humaine. Dans le même temps, je n’arrivais pas à le croire capable d’éprouver une douleur, des sentiments, ou la moindre sensation. Et pourtant je lui avais demandé comment il se sentait. Sa réponse avait été appropriée, ainsi que ma proposition de lui apporter des vêtements. Or je n’y croyais pas. Je jouais à un jeu vidéo. Mais un jeu grandeur nature, aussi réel que la vie en société, et je n’en voulais pour preuve que les battements désordonnés de mon cœur et ma bouche sèche.

De toute évidence, Adam ne parlait que si on lui adressait la parole. Résistant à l’instinct de le rassurer davantage, je retournai dans la chambre et lui trouvai de quoi s’habiller. C’était un solide gaillard qui mesurait cinq centimètres de moins que moi, mais mes vêtements lui iraient sûrement. Des baskets, des chaussettes, un boxer, un jean et un pull-over. De retour devant lui, je lui mis la pile dans les mains. Je voulais le regarder s’habiller pour voir si ses fonctions motrices étaient aussi au point que le promettait la prose publicitaire. N’importe quel enfant de trois ans sait com­bien il est difficile de mettre ses chaussettes.

En lui donnant ses vêtements, je sentis une vague odeur qui émanait du haut de son torse et peut-être de ses jambes, des relents d’huile chaude comme celle, pâle et fortement raffinée, dont se servait mon père pour lubrifier les clés de son saxo. Adam gardait les vêtements dans ses bras, les mains tendues vers moi. Il ne tressaillit pas lorsque je me penchai pour lui enlever le câble électrique. Ses traits bien dessinés ne trahirent rien. Un chariot élévateur s’approchant d’une palette n’aurait pas été moins expressif. Puis, sans doute, une fonction logique ou le circuit entier s’activa, et il chu­chota : « Merci. » Ces mots s’accompagnèrent d’un hochement de tête approbateur. Il s’assit, posa la pile sur la table, prit le pull qui se trouvait sur le dessus. Après un temps de réflexion, il le déplia, l’étendit à plat, face contre la table, glissa la main et le bras droits à l’intérieur jusqu’à l’épaule, fit de même avec la main et le bras gauches, et d’un puissant haussement d’épaules passa la tête, tirant le pull à la hauteur de la taille. Ce pull en laine polaire jaune pâle s’ornait du slogan humoristique, en lettres rouges, d’une association caritative que j’avais soutenue : « Dyslexiques du monde entier, ussinez-vous ! » Adam prit les chaussettes et resta assis pour les mettre. Ses gestes étaient adroits. Aucune trace d’hésitation, aucun problème d’appréciation des distances. Il se releva et, tenant le boxer devant ses jambes, l’enfila, le remonta, procéda de même avec le jean, ferma le zip de la braguette et le bouton argenté de la ceinture d’un seul geste continu. Il se rassit, glissa les pieds dans les baskets et attacha les lacets avec un double nœud, à une vitesse prodigieuse qui aurait pu paraître inhumaine à certains. Mais pas à moi. C’était le triomphe du design et de l’informatique : un hommage à l’ingéniosité humaine.

Je m’éloignai de lui pour entamer les préparatifs de mon dîner. Au-dessus de moi, Miranda traversa la pièce à pas feu­trés, comme si elle était pieds nus. Elle s’apprêtait à prendre une douche, se faisait belle. Pour moi. Je l’imaginai encore ruisselante, en robe de chambre, ouvrant le tiroir contenant ses dessous et s’interrogeant. De la soie, oui. Couleur pêche ? Parfait. Pendant que le four chauffait, je disposai les ingrédients sur le plan de travail. Après une journée de transactions mercenaires, rien de tel que de faire la cuisine pour retrouver le monde dans ce qu’il a de meilleur, sa longue histoire de l’art de nourrir autrui. Je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule. Saisissant, l’effet de ces vêtements. Assis là, les coudes sur la table comme un vieux pote, Adam attendait que je serve le premier verre de la soirée.

« Je prépare un poulet rôti à l’estragon », annonçai-je. Pure malice de ma part, connaissant son austère régime à base d’électrons.

Il répondit du tac au tac, et du ton le plus neutre : « Les deux vont bien ensemble. Mais on peut facilement brûler les feuilles d’estragon en faisant dorer l’oiseau. »

Dorer l’oiseau ? C’était sûrement correct, mais sonnait bizarrement.

« Vous me conseillez quoi ?

— Recouvrez le poulet de papier aluminium. À en juger par sa taille, je dirais soixante-dix minutes à cent quatre-vingts degrés. Puis vous enlevez les feuilles d’estragon pour les mettre dans le jus pendant un quart d’heure, le temps que le poulet dore à la même température sans le papier alu. Ensuite vous le recouvrez d’estragon, avec le jus et du beurre fondu.

— Merci.

— N’oubliez pas de le laisser reposer dix minutes sous un torchon avant de le découper.

— Je sais tout cela.

— Désolé. »

Avais-je semblé agacé ? Au début des années quatre-vingt, nous avions depuis longtemps l’habitude de parler aux machines dans nos voitures et chez nous, en contactant des centres d’appels et des cabinets médicaux. Mais Adam avait estimé le poids du poulet depuis l’autre extrémité de la pièce et s’excusait d’avoir donné son avis sans y être invité. Je lui jetai un nouveau coup d’œil. Il avait retroussé les manches de son pull, laissant voir des poignets robustes. Il avait le menton posé sur ses mains jointes. C’était lui, sans sa personnalité. De l’endroit où j’étais, avec la lumière qui mettait en relief ses pommettes saillantes, il n’avait pas l’air commode, un de ces types peu loquaces accoudés au bar et qu’on préfère ne pas déranger. Pas le genre à vous donner des tuyaux en cuisine.

J’éprouvai le besoin de prouver que c’était moi le chef. « Adam, vous voulez bien faire deux fois le tour de la table ? Je voudrais vous voir vous déplacer.

— Bien sûr. »

Son pas n’avait rien de mécanique. Entre les quatre murs de la pièce, il réussit à prendre une démarche chaloupée. Quand il eut fait deux fois le tour, il s’immobilisa et attendit près de sa chaise.

« Maintenant, vous pourriez ouvrir le vin.

— Certainement. »

Il vint vers moi, m’offrant sa paume sur laquelle je déposai le tire-bouchon. C’était le modèle à levier qui avait les faveurs des sommeliers. Il ne présenta aucune difficulté pour Adam. Celui-ci porta le bouchon à ses narines, cher­cha un verre dans le placard, versa un ou deux centimètres de vin et me tendit le verre. Pendant que je dégustais, il ne me quitta pas des yeux. Sans être un premier cru ni même un second, le vin n’était pas bouchonné. J’approuvai de la tête, Adam remplit le verre et le posa avec soin près du fourneau. Ensuite il regagna sa chaise, tandis que j’allais préparer la salade.

Une demi-heure s’écoula paisiblement sans qu’aucun de nous ne dise mot. Je préparai la vinaigrette et coupai les pommes de terre en rondelles. Miranda occupait mes pensées. J’étais convaincu d’atteindre un de ces moments cruciaux de l’existence où l’on se trouve à la croisée des chemins. Le long du premier, la vie continuerait comme avant, sur le second elle serait transformée. L’amour, l’aventure, l’enthousiasme à l’état pur, mais aussi un retour à l’ordre avec une maturité nouvelle — adieu les projets déments —, un foyer, des enfants. À moins que ces deux derniers points ne soient justement des projets déments. De nous deux, Miranda avait la meilleure nature, elle était bienveillante, belle, amusante, immensément intelligente…

Un bruit derrière moi me ramena au réel, je l’entendis à nouveau et me retournai. Adam était toujours assis devant la table de la cuisine. Il venait d’émettre, puis de répéter, le même son qu’un homme qui toussote intentionnellement.

« Si je comprends bien, Charlie, vous faites la cuisine pour votre amie de l’étage au-dessus. Miranda. »

Je ne répondis pas.

« À en croire mes recherches de ces dernières secondes et ma propre analyse, vous ne devriez pas trop lui faire confiance.

— Quoi ?

— À en croire mes…

— Expliquez-vous. »

Je foudroyais du regard le visage impassible d’Adam. Il reprit, d’une voix calme et triste : « Il se peut que ce soit une menteuse. Une menteuse invétérée, et malveillante.

— C’est-à-dire ?

— Il me faudrait du temps, or elle descend l’escalier. »

Son ouïe était meilleure que la mienne. Quelques instants plus tard, on toqua doucement à la porte.

« Voulez-vous que j’aille ouvrir ? »

À nouveau, je ne répondis pas. J’étais indigné. Je me rendis dans mon entrée miniature de fort méchante humeur. Pour qui — ou pour quoi — se prenait cette machine stupide ? Pourquoi devais-je supporter cela ?

J’ouvris la porte d’un geste brusque, et Miranda était là, dans une jolie robe bleu clair, me souriant joyeusement, un bouquet de perce-neige à la main. Elle n’avait jamais été plus adorable.

 

Ian McEwan, « Une machine comme moi », traduit de l’anglais par France Camus-Pichon, © Éditions Gallimard, 2020.

En librairie le 9 janvier.


Ian McEwan

Écrivain