Récit (extrait)

Avant le repos

Écrivaine

Italia Donati est nommée institutrice en 1883 par le maire du village toscan de Porciano. Cette très jeune femme, originaire d’une famille paysanne d’un autre village, n’aurait sans doute pas dû accepter, en plus, son hospitalité – quelques économies ne sont jamais superflues. Sa proximité avec le donjuanesque Raffaello Torregiani déchaîne contre elle une vague de rumeurs calomnieuses et infâmantes, dont seul le suicide la reposera. Elena Gianini Belotti, figure féministe culte en Italie, est allée sur les traces de l’une de ces « jeunes femmes tombées sur le champ de l’émancipation » et dont le Corriere della Sera fera connaître l’histoire dès sa survenue. Notre série d’avant-premières d’hiver continue avec le premier chapitre de ce récit à paraître aux Éditions Do, dans la traduction de Christine Lau.

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Parmi les lieux dans lesquels s’est déroulée et conclue l’existence d’Italia Donati, celui qui m’interpelle le plus fortement et avec le plus d’insistance est Cintolese, son village natal. À un siècle de distance, émue par son histoire, je pars sur ses traces. Je n’ai jamais visité cette région de la Toscane, qui fait partie de la province de Pistoia.

Sur la carte routière, Cintolese est un petit point insignifiant, à deux kilomètres environ de Monsummano, sur la route 436, qui parcourt la val di Nievole. Je m’obstine à imaginer une couronne d’édifices du dix-neuvième siècle encerclant une petite place plantée d’arbres, avec l’église en son centre, quelques vieux commerces d’alimentation destinés au peu de population qui y réside, et, éparses dans la plaine fertile qui s’étend vers le marais de Fucecchio, de rares maisons paysannes habitées par des métayers il y a quarante ans encore, éloignées les unes des autres ainsi que de la route principale, privées de communication, isolées au milieu de rien. Comme si cela ne suffisait pas, je m’entête à cultiver l’illusion que cette vallée, sillonnée sur la carte par les veines bleues des cours d’eau, des torrents, des ruisseaux et des canaux d’assainissement, a été préservée de l’assaut effréné du ciment.

Le premier coup au cœur, c’est Empoli qui me le porte. Malgré mes tentatives pour contourner la ville, je finis par me retrouver sans savoir comment dans la périphérie industrielle, un enfer d’usines, de bruit, de fumée, de poussière, de feux à n’en plus finir, de bataillons compacts d’automobiles ronflantes et fumantes. Il me faut une bonne demi-heure pour m’y frayer un chemin et finir par prendre la route 436, qui, sur la carte, suit paisiblement le marais dans l’antique « vallée des eaux et des nuages ».

C’est une route empruntée par les poids lourds, très fréquentée, où se succèdent des camions en rangs serrés et des agglomérations anonymes dont je ne parviens guère à lire les noms. Et je me demande, perdue : mais où est la campagne ? Elle existe, heureusement, mais il faut lever les yeux en direction de l’est, vers les collines : alors, perchés entre les oliviers et sur les pentes boisées de Montalbano, on aperçoit les pittoresques bourgs médiévaux, avec leurs tours et leurs clochers : Larciano, Cecina, Montevettolini, et au nord les ruines du château de Monsummano Alto.

Avec stupeur, au carrefour de Castelmartini où le trafic est ralenti, je lis sur la plaque : via Francesca ; autrement dit la légendaire via Francigena, empruntée au Moyen-Âge par les pèlerins de toute l’Europe en marche vers Rome, ou bien vers Otrante, le port d’embarquement pour la Terre sainte. Arrêtée au milieu des files de véhicules, je me prends à imaginer les pénitents, pieds nus et vêtus de loques, la tête couverte de cendre, marchant dans la poussière en s’appuyant sur leur bâton recourbé, je les imagine, épuisés, squelettiques, la besace sur l’épaule, quelques galettes, une gourde pour la soif torturante du long voyage. D’ailleurs, encore bien après l’époque où a vécu Italia, l’unique moyen de locomotion des pauvres, c’étaient les jambes.

Quand l’asthmatique cortège se remet en mouvement, sur les côtés de la route défilent usines et magasins de chaussures, alternant avec des fabriques de balais, modernes héritiers des anciens et humbles cordonniers et bottiers comme Italiano, le frère aîné d’Italia, et balaitiers, comme son père Gaspero. Les balais, naturellement, ne sont plus ceux, rudimentaires, que l’on fabriquait avec le sorgho récolté dans le marais, mais utilisent les matériaux naturels et artificiels les plus variés.

Les toponymes locaux sont en revanche restés inchangés, parfois juste un peu déformés dans leur graphie, et résonnant d’échos et de connotations que les lieux ont perdus. Après Uggia, encore un assemblage de maisons sans caractère, l’écriteau signalant Cintolese émerge à l’improviste du nuage de fumée du véhicule qui me précède. Je mets le clignotant à droite et me faufile rapidement dans le premier espace que je trouve, avec la peur que le camion qui me suit me percute. Sortie saine et sauve de la file, je me range de façon moins précaire, je descends et j’erre le long de la grande route en tentant de m’orienter. Pas de centre historique ; même pas la petite place plantée d’arbres de mon imagination ; la vieille église de 1750, dédiée à San Leopoldo et récemment ravalée, se tient de guingois sur un emplacement bordant la route, et autour d’elle des bâtiments neufs de deux ou trois étages forment des blocs désordonnés bordés par des routes non encore goudronnées : un air d’improvisé et de provisoire.

Des vieux commerces, aucune trace. À leur place se dresse un gigantesque supermarché Conad. Il y a un va-et-vient de femmes entrant avec leurs chariots, escortées de leur famille, et qui ressortent en les poussant à grand peine. La tragique pénurie d’autrefois a été remplacée par une surabondance tumultueuse et tyrannique.

Je continue de suivre le trottoir, intriguée par un édifice aux lignes nobles, bien restauré, dont les larges et élégantes fenêtres possèdent des rebords en grès, et, quand je tourne au coin, je découvre un escalier de secours qui escalade le mur jusqu’au dernier étage. Cela a tout l’air d’un bâtiment public, mais je n’y vois aucune plaque. Le portail est fermé et je pourrais renoncer, mais la curiosité me pousse à en faire le tour, et je trouve à l’arrière une seconde porte, grande ouverte, et sur le mur une plaque de marbre : École élémentaire d’État Italia Donati. J’ai un sursaut : il y a donc une trace. Et je découvre ainsi que la lumineuse et vaste école lui a été dédiée il y a quelques années.

D’après le recensement familial de janvier 1865, « situation de famille numéro 7 », il s’avère que les Donati demeuraient aux Case Bini en même temps que six autres familles : les Mariotti, les Bianchini, les Barni, les Magnani, et deux familles Tognozzi (le même nom que celui de Cristina, la mère d’Italia, peut-être des parents) mais aucun Bini. Le toponyme dérive probablement de Bini présents plus anciennement, nom d’ailleurs fréquent aujourd’hui encore dans la région. Puisque à cette époque, à ce qu’il semble, la numérotation des habitations partait de l’église, le numéro 7 suggérerait une certaine proximité avec l’église San Leopoldo. Et pourtant non.

Pour les gens du coin, aujourd’hui encore, le lieu dit Case Bini est un hameau, à un kilomètre et demi environ de Cintolese : on prend la via Francesca en sens inverse, on s’engage à un croisement dans la rue qui mène à Bizzarrino et on tourne presque tout de suite à droite, en traversant un quartier périphérique où s’entassent maisons et villas jusqu’à ce que, au bout de quelques centaines de mètres, on arrive dans la campagne. Là, au bord d’une petite route qui à l’époque était peut-être simplement la cour commune, il reste une ferme à deux étages, en pierre et briques, dont l’aile gauche est toujours habitée, et où les ajouts successifs sont clairement visibles.

À l’angle, il y a un mûrier imposant, au tronc puissant marqué par les ans, aux feuilles grasses et luisantes : la plaine, quand chaque famille élevait des vers à soie pour arrondir ses maigres revenus, devait être sillonnée par des rangées de mûriers, maintenant disparus.

La partie inoccupée de la maison possède de petites fenêtres étroites, un toit délabré, une porte en mauvais état, des espaces étroits et mal distribués, l’aspect, sans nul doute, de la misère profonde d’époques révolues. Derrière coule un petit canal d’assainissement, presque à sec. En face, de l’autre côté de la route, les vieilles maisons ont été transformées en pavillons. C’est dans l’une d’elles, ou bien dans la vieille ferme, qu’habitait Italia. Une centaine de mètres plus loin la petite route rejoint la via Francesca, très proche du marais à cet endroit.

Je regarde autour de moi et j’essaie de me représenter la désolation de ces lieux pendant les années où Italia y vivait, l’isolement de ces maisons misérables, les distances qu’il fallait parcourir à pied pour rejoindre le moindre endroit, ce que coûtait de temps et d’énergie la simple survie. Tout devait être conquis et payé au prix d’un effort continuel et exténuant. Et l’instruction devait apparaître comme un luxe inconcevable, une prétention scandaleuse, une ambition coupable qui ne provoquait que le blâme. Et sous le blâme couvait la jalousie.

Je le sais parce que ma mère, fille de très pauvres paysans de la val Seriana, dans la province de Bergame, avait étudié pour être institutrice. Elle était née en 1890 ; elle était l’aînée de quatre enfants, un frère et deux sœurs, qui en revanche n’étaient allés que jusqu’au CE2 et ne lui avaient jamais pardonné ce privilège. Je me souviens d’une discussion entre elle et une de ses sœurs, alors qu’elles avaient autour de soixante ans : ma tante lui reprochait âprement ce qu’elle considérait comme une injustice commise par leurs parents envers leurs autres enfants, et dont elle la jugeait personnellement responsable. Ma mère, lui semblait-il, avait connu une vie facile et confortable, avait gagné et dépensé autant qu’elle voulait et qu’il lui plaisait, se donnait des airs et faisait la fière, alors qu’elle-même était restée une pauvre paysanne. Elle revenait encore avec une rancœur qui ne s’était pas dissipée, elle qui n’avait jamais vu la mer, sur des vacances d’été que maman avait passées à Varazze, en 1920, immortalisées par une photo de groupe sur la plage.

Cela mettait ma mère en colère, parce que personne dans la famille, y compris son père, un ouvrier, ne comprenait la terrible difficulté d’enseigner à une classe de soixante élèves, et qu’ils lui jetaient au visage ce qui constituait à leurs yeux la seule tâche vraiment difficile, le travail manuel. Que faisait une institutrice, sinon bavasser ? Et pourtant, elle le connaissait très bien, le travail manuel — et arrivée à la vieillesse elle souffrait encore à ce souvenir — car à l’âge de neuf ans on l’avait envoyée travailler dans une filature de soie, dans un village situé à sept kilomètres du sien. On préférait les fillettes à cause de leurs doigts tout menus, plus habiles à tirer sur le début du fil de soie des cocons, et parce qu’on les payait bien trois fois moins que les femmes adultes : il suffisait qu’elles aient un tabouret sous les pieds pour accéder aux récipients d’eau bouillante dans lesquels ils étaient immergés.

Elles travaillaient douze heures par jour, y compris le samedi, leurs mains brûlées se couvraient de plaies saignantes qui ne cicatrisaient jamais, elles dormaient toutes ensemble dans une pièce glaciale, surveillées par une gardienne comme les prisonnières d’un camp de concentration, mangeaient peu et mal de la polenta froide et du stracchino[1], des pommes de terre, quelques châtaignes. Elles n’avaient même pas une idée de l’endroit où elles étaient, ne mettaient jamais le nez hors de la filature. Elles rentraient chez elles le samedi soir, à pied, dans la neige et l’obscurité quand c’était l’hiver, en escaladant la colline pour prendre un raccourci à travers bois, le dimanche elles se levaient à cinq heures pour les matines, lavaient leurs affaires au ruisseau, participaient aux tâches domestiques. Dans l’après-midi, mortes de fatigue, après le catéchisme et l’office à l’église, elles prenaient à rebours le sentier qui coupait à travers les hauteurs. Elles chantaient, me racontait-elle, un peu pour se donner du courage dans l’obscurité, un peu parce que c’était un des rares divertissements à leur portée, puisqu’il ne coûtait rien.

Quand elle eut dix-huit ans, le curé, ayant remarqué son sérieux et son intelligence, conseilla à ses parents de la faire étudier pour être institutrice. Je ne sais pas comment ces grands-parents paysans que je n’ai jamais connus avaient pris la chose. Peut-être avaient-ils beaucoup hésité, en considérant que leurs finances très insuffisantes seraient privées pendant quelques années de ce que gagnait leur fille. Peut-être avaient-ils pris en considération à quel point le dur labeur de leur aînée les avait aidés, eux et ses jeunes frère et sœurs, et jugé qu’elle méritait une trêve. Peut-être avait aussi joué en sa faveur une ambition inavouée de revanche ou bien un calcul intéressé des avantages économiques qu’ils pourraient en tirer. Les pauvres ne peuvent se permettre d’en faire abstraction.

C’était ce même curé qui leur avait indiqué l’internat de l’École Normale des sœurs Ursulines de Bergamo Alta. Pendant trois ans elle avait vécu dans ce bâtiment sombre et austère, elle avait souffert de la faim et d’un froid glacial du fait de la pingrerie féroce des sœurs, et enduré un effort quotidien non moindre que ceux de son enfance et de son adolescence. Les élèves les plus pauvres étaient tenues de compenser le rabais qu’on leur accordait en travaillant à l’entretien de l’ensemble de l’internat. Au collège aussi, elle était donc forcée de se lever à cinq heures pour la première messe, se lavait à l’eau glacée et souffrait d’engelures aux mains et aux pieds. Les journées étaient partagées entre le travail, les cours, l’étude, les prières, les offices à l’église et les maigres repas. La faim lui tordait l’estomac. À huit heures du soir les dortoirs étaient plongés dans le silence et l’obscurité.

Elle avait étudié avec acharnement, sans s’accorder une pause, obsédée par le cauchemar de l’échec, intolérable pour elle-même et pour sa famille. Mais ce qu’elle appréhendait par-dessus tout, c’était le jugement du village, qui avait âprement critiqué ce choix présomptueux, une faute d’orgueil impardonnable aux yeux de paysans pauvres et ignorants. Elle était l’unique jeune fille à étudier pour être institutrice, et de surcroît loin de chez elle. Dès l’obtention de son diplôme — à l’unanimité —, elle avait eu une place de suppléante à Fiobbio, un hameau de la même vallée, à quelques kilomètres de chez elle. Elle faisait la navette à pied. C’était en 1911, l’année précisément où la loi Daneo-Credaro avait soustrait les écoles élémentaires à la juridiction des communes — et au pouvoir des maires — pour les rattacher à l’État.

 

Je quitte les Case Bini et rejoins la via Francesca, la traverse et prends une petite rue latérale goudronnée menant au marais ; sur ses bords de vigoureuses touffes de roseaux révèlent la présence souterraine de l’eau. Des deux côtés s’étendent les champs cultivés de maïs et de tabac et les prairies de trèfle, jusqu’aux denses peupleraies des bords du canal. Çà et là, isolés dans la verdure, pointent les toits de tuiles rouges, neuves et brillantes de villas récentes. Ce sont peut-être de vieilles fermes rendues méconnaissables par les restaurations, ou alors elles se sont effondrées et ces maisons-ci ont émergé sur leurs ruines.

La petite rue qui s’avance en zigzag devait à l’époque être un sentier, qui probablement, au moment des pluies hivernales, était submergé par l’eau qui débordait des canaux et des étangs. Je m’efforce de redessiner par la pensée les paysages qu’Italia avait chaque jour sous les yeux en supprimant tout ce qui s’y est ajouté depuis un siècle. Entreprise rien moins que facile.

On est en juillet, la chaleur est étouffante ; au-dessus de la vallée s’épaissit une brume qui rend l’air opaque et épais, les sommets des Apuane s’entrevoient à peine derrière les hauteurs de Montecatini, la montagne conique de Monsummano Alto, entaillée par les terrassements d’une carrière de pierre maintenant abandonnée, apparaît voilée et lointaine. À l’est s’allonge le Montalbano : le toponyme, au fil du temps, s’est contracté en un seul mot. Le marais est une vaste cuvette d’un vert luxuriant ; depuis la plaine on ne saisit pas sa forme ni son étendue, faite d’une intrication d’étangs, de lacs, de canaux, alimentée par d’innombrables cours d’eau : la Nievole, le Pescia di Collodi, le Salsero, le rio Pietraie, le rio Cecina, le rio Bronzuoli, le rio Caliano. Au-delà, après les Cerbaie, s’élève la silhouette isolée du mont Serra, brouillée par la chaleur de l’après-midi. C’est un lieu singulier, autant que son histoire séculaire d’assainissements, d’ouvrages hydrauliques ininterrompus, entre assèchements, fossés d’écoulement et travaux de colmatage, combattus ensuite par des moulins, des écluses et des pêcheries, pour obéir aux intérêts de seigneurs qui se succédèrent au fil du temps, depuis Cosimo de Médicis jusqu’au grand duc Pietro Leopoldo di Lorena. Il s’ensuivit une succession de révoltes récurrentes des paysans de la plaine à cause des dommages qu’ils subissaient, pestes et fièvres des marais, provoquées par les eaux stagnantes des canaux et des fosses, typhus et choléra dus à l’eau gâtée des puits, qui rendaient encore plus précaires leurs conditions de vie déjà si difficiles.

De nos jours, le marais de Fucecchio est une zone humide protégée, fragile et fascinante, à visiter à pas feutrés. Mais du temps d’Italia, les pauvres gens qui vivotaient aux alentours s’évertuaient à tirer de ces eaux tout ce qu’ils pouvaient : ils pêchaient, souvent en braconnant, anguilles, brochets, tanches et carpes ; ils chassaient colverts, canards plongeurs, foulques, en se déplaçant sur leurs embarcations traditionnelles à fond plat. Mais surtout, d’avril à la mi-août, ils récoltaient les plantes lacustres servant pour le fourrage du bétail, pour les toits des granges, pour les brosses, les balais, le rembourrage des oreillers et des matelas. Avec les plus robustes, ils fabriquaient des nattes sur lesquelles étendre à sécher les cocons des vers à soie, des filets et autres « dragues » pour la pêche, des cages pour la chasse, des paniers et des paillages pour les fiasques et les dames-jeannes, des rouets, des peignes à carder et des quenouilles pour filer. Des « troupeaux » d’une centaine de femmes, sous les ordres d’un chef qui rendait des comptes au patron, coupaient les plantes à la faux, les liaient en gerbes, les réunissaient en une botte, les portaient sur leurs épaules jusqu’aux fossés et les chargeaient sur une barque. En guise de repas elles mangeaient du pain et des courgettes, du pain et des concombres, du pain et des melons ; quant à l’eau, dans sa grande bonté le patron la fournissait, mais elles buvaient toutes au même gobelet.

Toutes ces activités, qui devaient, de l’aube au crépuscule, remplir de voix et de bruits le marais maintenant silencieux et désert, ajoutaient de très modestes profits aux revenus dérisoires des métayers riverains, pressurés de surcroît par un impôt exorbitant. Gaspero, le père d’Italia, était avant sa naissance vendeur de fruits. Mais quelque chose devait évidemment être allé de travers, puisque peu d’années après il se retrouve balaitier, confectionnant donc des balais avec le sorgho du marais. Et il s’enfonce alors dans une misère encore plus grande.

Depuis Cintolese il est difficile d’accéder au cœur du marais, les sentiers sont interrompus par les canaux secondaires périphériques. Je suppose qu’au temps où vivait Italia, pour se déplacer de la périphérie vers les lacs plus intérieurs, on utilisait les barques. Je retourne donc à ma voiture et me dirige vers le sud.

L’après-midi est déjà avancé quand, à Castelmartini, je prends la rue qui mène au canal du Terzo : tout de suite à droite, il y a la villa Poggi Banchieri ; durant des siècles ils furent propriétaires d’une grande fabrique et d’une réserve de chasse. La route tourne brusquement et pénètre dans le bois de Chiusi, peuplé de chênes rouvres, de chênes chevelus, d’érables, d’ornes et de pins maritimes, une authentique et superbe forêt, où il fait frais comme dans une cave, où la lumière se fraie difficilement des chemins. À deux pas, après un petit pont de bois sur le canal, s’étend le port des Morette, où flottent, immobiles sur l’eau stagnante, quelques barques amarrées à la rive. Le sentier continue vers la droite, en longeant le canal du Terzo.

Pour jouir de la vue du cratère palustre sur la gauche, on grimpe sur les talus d’où partent d’étroits sentiers hérissés de joncs et de roseaux, longeant de petits canaux. Au-delà, bordé d’épaisses cannaies, s’allonge l’étang central, vaste, bleu, lumineux, avec une petite île toute verte de fougères à peu de distance de la rive : sur l’eau tranquille glissent des canards de surface, des colverts, des sarcelles, des foulques.

Un petit vent vespéral s’est levé, dissipant la brume, et l’air est devenu pur et transparent. Le soleil est bas sur l’horizon et teinte de rose, de rouge et d’orange la surface des étangs : je retiens mon souffle devant cette merveille, le silence est presque absolu, rompu seulement par les menus bruissements des roseaux remués par la brise et par les rares cris discordants d’un oiseau aquatique caché on ne sait où. De temps en temps, un bruit étouffé et un gargouillis d’eaux déplacées : un poisson qui affleure et repart, une grenouille qui plonge. Un busard des roseaux en quête d’une proie, haut dans le ciel, vole lentement en larges cercles concentriques. Et pendant que je contemple enchantée la beauté de ce lieu, je me demande si Italia se l’est un jour permis. Les malheureux paysans, talonnés par la peine quotidienne, ne s’accordaient guère de temps ni de trêve pour redresser leur dos douloureux et lever leur regard vers la beauté de la nature. Peut-être ne s’apercevaient-ils même pas de cette beauté dans laquelle leurs jours étaient plongés.

J’ai en tête l’unique portrait d’Italia, qui dégage de la gentillesse et de la réserve, de la sensibilité et de la timidité. Elle porte un chemisier orné d’un volant, au cou un camée pendant à une chaîne, ses épais cheveux sont arrangés à la mode de l’époque. Elle appartenait à une famille analphabète — seul son frère savait lire et écrire — mais elle avait réussi à se hisser à la condition d’enseignante, aussi modeste fût-elle. Et bien que son attachement à ses racines et à ceux qui lui étaient chers restât inaltéré, d’autres horizons s’étaient déployés à ses yeux, d’autres objets de curiosité, d’autres désirs avaient éclairé son esprit, enflammé ses pensées. Ainsi, je la vois se dresser à mes côtés et contempler avec extase le soleil qui s’enfonce derrière les Monti Pisani et l’eau des étangs qui se teinte de lilas et de violet.

 

Je retourne au port des Morette. À quelques pas se trouve une maison en ruines, aux fenêtres comme des lunettes noires : c’est le pavillon del Criachi, du nom de la famille qui s’y installait en été pour surveiller le travail des ouvriers récoltant les roseaux. Sur le mur de gauche, une plaque de travertin porte les noms de certains des hommes tués par l’armée nazie le 23 août 1944. Toute la bande périphérique du marais est peuplée de pierres commémorant le massacre. Un groupe de résistants menait des actions dans la région ; quelques jours plus tôt ils avaient attaqué et blessé deux motards allemands. Des représailles avaient été décidées pour briser définitivement le prétendu soutien de l’ensemble de la population à la résistance : à l’état-major, on allait jusqu’à raconter que des femmes tiraient depuis les toits et les fenêtres des maisons, et que les enfants, « des sales graines de traîtres », faisaient fonction d’estafettes en portant du ravitaillement et des messages aux hommes qui avaient pris le maquis. Il s’agissait en réalité de gens inoffensifs, des familles de paysans des alentours — à qui s’étaient joints des amis, des parents et quelques réfugiés — qui, par peur des occupants, des rafles d’hommes pour le travail forcé en Allemagne, des bombardements (à l’époque le front était tout proche, sur le cours de l’Arno), ou bien parce que leurs maisons avaient été réquisitionnées, s’étaient réfugiés dans des cabanes, des huttes, des granges, des campements, parmi les bois, les fossés, les canaux et les étangs de la bande externe de la zone marécageuse. Le marais semblait une cachette sûre, une garantie de salut, avec ses enchevêtrements, tous ses chemins tortueux et secrets, la densité de sa végétation, et ses dangers qui le rendaient impraticable aux étrangers, alors qu’il était connu des natifs et que chacun de ses sentiers et de ses points d’accostage leur était familier, ainsi que chacun de ses chemins d’eau et de fuite.

Dans le courant de la nuit du 22 août, des détachements de l’armée d’occupation, arrivés d’un autre secteur, se répartirent sur les différentes routes menant à la zone marécageuse et s’éparpillèrent pour l’encercler. À cinq heures du matin, au moment où, en août, le soleil est sur le point de se lever, le massacre commença : les détachements postés sur les bords, de Pieve à Nievole, Montecatini, Monsummano, Cintolese, Uggia, Castelmartini, Larciano, et jusqu’à Cerreto Guidi, Massarella, Fucecchio, Uzzano et Ponte Buggianese, pénétrèrent en même temps à l’intérieur en tuant tout ce qu’ils trouvaient, se ruèrent dans des cabanes, des huttes, des granges, forcèrent les gens à sortir à découvert et fauchèrent avec leurs mitrailleuses cent soixante-quinze personnes, parmi lesquelles beaucoup de femmes et de vieillards et vingt-sept enfants, certains, âgés de quelques mois, dans les bras de leurs mères. Un vieil homme fut abattu alors que, assis tout seul au bord d’un fossé, il prenait avant d’aller travailler à la villa Poggi Banchieri son frugal déjeuner de pain et de melon. Même repas que celui des femmes qui récoltaient les herbes du marais du temps d’Italia. Un homme d’une soixantaine d’années, qui chaque matin quittait à pied Larciano avant le lever du soleil, fut abattu alors qu’il était courbé à couper des roseaux dont il se servait pour confectionner des brosses. Un jeune garçon infirme qui gardait un troupeau fut tué à bout portant d’un coup de revolver, d’autres bergers furent d’abord rassemblés avant d’être mitraillés tous ensemble. Le marais s’emplit du bruit des coups de pistolets et des rafales de mitraillettes, des cris gutturaux des soldats, des hurlements, des pleurs et des gémissements des blessés et des moribonds, un macabre concert de mort qui dura une heure. Des cadavres gisaient de toutes parts, en tas ou isolés, des flammes et des colonnes de fumée s’élevaient de cabanes et de granges incendiées.

Quelques-uns en réchappèrent, certains par pur hasard. Ce fut le cas pour ceux qui mêlés aux tas de cadavres eurent la présence d’esprit de feindre d’être morts, pour un homme en proie à la fièvre des marais qui, la veille au soir, était providentiellement rentré chez lui, pour quelques jeunes gens contraints par les nazis à transporter les caisses de munitions, et aussi une fillette de dix ans qui fut épargnée alors qu’elle courait en pleurant vers le soldat qui venait de faucher toute sa famille, ainsi qu’un homme qui dès les premiers coups de feu avait couru se cacher au plus épais de la végétation, et un autre qui avait réussi à fuir dans les champs par la porte de derrière, un autre qui sans hésiter s’était jeté dans l’eau d’un canal.

À la fin de la matinée, quand le marais fut redevenu silencieux et immobile, on lança en l’air deux fusées pour faire savoir aux patrouilles dispersées que tout était fini. Le soir, les officiers nazis firent la fête ; la musique, les rires, les cris avinés résonnèrent jusqu’aux premières lueurs du matin.

Maintenant je contemple ce lieu calme et paisible, animé seulement par le murmure des feuillages remués par la brise, sur lesquels s’allongent lentement les ombres du soir. Les gens de ces temps tragiques, qui y étaient nés, y avaient vécu et le connaissaient depuis toujours, le tenaient pour un refuge impénétrable, bien protégé et défendu, et y avaient cherché protection. Et pourtant, un matin d’août, il y a près de soixante ans, il s’était brusquement transformé en un piège mortel.

Et c’était aussi vers un piège mortel que, un matin radieux de septembre 1883, persuadée d’être à la veille d’un tournant essentiel et difficile de sa jeune vie, ignorante et confiante, Italia se mettait en route.

 

Elena Gianini Belotti, « Avant le repos », traduit de l’italien par Christine Lau, © Éditions Do, 2020.

En librairie le 14 janvier.


[1] Fromage de vache du nord de l’Italie. (Toutes les notes sont de la traductrice.)

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Notes

[1] Fromage de vache du nord de l’Italie. (Toutes les notes sont de la traductrice.)