Roman (extrait)

Recensement

Écrivain

L’écrivain, poète, artiste américain Jesse Ball dédie Recensement, sa première œuvre traduite en France, à son frère Abram atteint de trisomie 21 et mort à l’âge de 24 ans. Dans ce roman, un homme apprend sa mort prochaine. Et décide de devenir agent de recensement. Une occasion de partir sur la route, dont la fin est connue, avec son fils trisomique. Peu importe de savoir quel est ce pays où l’on recense les gens par tatouage. C’est un monde mystérieux, déroutant, inquiétant, ordinaire aussi, et dont la poésie est rendue évidente. Une merveille, à paraître au Seuil dans la traduction de Clément Baude. Voici le chapitre A, inédit.

En me retournant pour poser ma pelle contre le gris rouillé de la voiture, j’ai jeté un coup d’œil au fond de la tombe que j’avais creusée, et j’ai vu, sur le côté opposé ou latéral, dans les racines tremblantes, tout le chemin parcouru pendant ces mois que j’avais passés à faire le recensement dans les districts les plus reculés. Comme par hasard, mon œil a suivi les racines rouges et longilignes de plus en plus profondément dans la tombe, d’abord à gauche, puis à gauche, puis à gauche, puis à gauche, puis à droite, puis à gauche, puis à gauche, puis à droite, puis à gauche et à gauche, et toujours plus au fond. C’était comme si je sentais encore ma main sur le volant, quand je roulais sur les routes à travers champs, et je me suis senti presque renvoyé dans la personne que j’avais été – quelqu’un qui me ressemblait, quelqu’un que j’aurais moi-même pu connaître, quelqu’un qui était lancé, telle une flèche, vers moi, vers mon cœur et l’endroit où je me trouve actuellement. L’avais-je connu ? Qui peut prétendre jamais connaître sa propre apparence, ses propres idées ? Pourtant nous rentrons en nous-mêmes, inlassablement – il faut qu’il y ait une identification, quelque chose, même infime. Le faut-il ?

En ce qui me concerne, je reviens à moi-même, je reviens et ce que je trouve est – ce qui m’entoure. Le défilé des collines qui rencontre mon regard – il se poursuit à l’intérieur, ininterrompu. Il y a si peu en moi, désormais, pour provoquer un cri.

J’attends, et pendant que j’attends les images tournent – images de ma vie, de mon fils, de ces derniers jours. Tout ce qui est au-delà est obscur, et le devient toujours plus, même si de temps à autre quelque chose de vif survient, quelque chose de vif éclate le cadre, et à cet instant, peut-être surtout à cet instant, j’oublie qui je suis ou quand.

 

 

Qui peut comprendre le vide ? Nous, les humains, sommes pleins de désir ; ce qui est vide nous échappe. Être vide, renfermer au plus profond de soi un vide, ce doit être un talent – il faut l’avoir, et si possible l’avoir depuis le tout début. Je l’ai toujours eu.

Jeune, j’avais lu des choses, des choses comme :

Un recenseur doit avant tout rechercher, voire désirer, le vide.

Le fait que nous autres recenseurs, ne serait-ce que par notre seule présence, déparions nos impressions, déparions les lieux dans lesquels nous entrons – voilà une chose que nous feignons soigneusement, délicatement même, de ne pas savoir. Si nous le savions, nous ne pourrions même pas commencer notre travail rudimentaire. Pour nous, le recensement est une sorte de croisade dans l’inconnu. Quelqu’un a dit un jour à ce propos, aller dans la tempête muni d’une lanterne. Aller dans la tempête muni d’une lanterne – voilà des mots que j’ai prononcés à voix basse bien des fois, quoique à mes yeux ce sentiment ne soit pas héroïque, mais comique. Il y a une impuissance chez le recenseur. Les limites de ce que l’on peut faire sont très claires. Peut-être est-ce cet élément même qui attire ceux qui l’exercent vers ce métier terrible et totalement ingrat. Car il est évident que, quelque bien qu’elle paraisse faire, il n’y a aucun sens à trouver dans une chose pareille, et encore moins dans une partie infiniment petite d’une entreprise aussi incroyablement vaste. Ma femme, aujourd’hui morte, rirait en me voyant m’approcher des maisons avec mon vieux blouson sur le dos. Mais je les ressens tout de même, la chaleur de la petite lanterne, l’orage de la tempête.

Plus que tout, c’est mon fils qui m’a préparé à ce travail, qui m’a montré, non par le langage mais par son comportement quotidien, que nous sommes par nature une sorte de mesure, que nous nous mesurons à chaque instant les uns les autres. Tel est le recensement qu’il a commencé à la naissance, qu’il poursuit encore aujourd’hui. C’est son recensement à lui qui a conduit au nôtre, à notre travail de recensement, à notre voyage vers le nord.

C’est sa vie, sa manière de penser, qui ont fait paraître ce travail de recensement possible, voire inéluctable.

 

 

Mais avant cela, avant que je me rende dans un bureau pour devenir recenseur, il se trouve qu’un message m’a été délivré, non pas à propos du recensement, non pas à propos de quelque chose en particulier, mais bien le contraire : à propos de tout, un message à propos de tout. En un certain sens, un messager s’est présenté à moi avec une enveloppe pour me la remettre en mains propres, et à cet instant j’ai su que j’allais bientôt mourir. En un autre sens, tel qu’on pourrait voir les choses de l’extérieur, je vaquais simplement à mes affaires, je parlais à une infirmière dans mon cabinet, debout, en train de gesticuler dans le couloir. L’instant d’après, j’étais couché sur le dos dans une salle d’examen, avec des visages soucieux au-dessus de moi, qui me voyaient comme pour la première fois.

De là, je suis allé voir un médecin, un ami, qui m’a ausculté. Il a appuyé et tapoté un peu partout, puis s’est redressé, la mine sombre.

Je pourrais te faire des examens, a-t-il dit, mais je pense qu’on sait toi et moi ce qu’ils montreraient.

Il a ri. C’était sa manière de faire.

On est restés assis comme ça un petit moment, et finalement il m’a donné une tape amicale sur l’épaule.

Mais ton fils, qu’est-ce qu’il va devenir ? Est-ce que quelqu’un voudra le recueillir ? Qui pourrait faire ça ? Est-ce qu’il irait dans un centre d’hébergement ?

La façon dont il a dit centre d’hébergement était atroce. J’ai fait non de la tête.

J’ai dit que je connaissais une femme qui avait passé un accord avec ma femme et moi. Elle avait promis de regarder mon fils grandir, de s’occuper de lui s’il nous arrivait quoi que ce soit, ma femme et moi. Elle habitait au bout de notre rue, pas loin, elle était ordinaire, quelconque, gentille, merveilleuse.

Je quittais la pièce, il me raccompagnait vers la sortie, quand il s’est arrêté. Il a rajusté mon col avec sa main et a hoché la tête comme à lui-même.

Je pense que tu devrais arrêter de travailler. Je pense que tu devrais aller dans un endroit où il fait sec, quelque part dans le nord, près de Z. Le voyage te ferait du bien. Penses-y. Rien ne t’oblige à mourir là où tu as vécu. Ce n’est pas plus noble.

J’ai sorti mon fils de la maison où il était, des gens avec lesquels il était. Ils ignoraient tout de ce qui s’était passé. Je leur ai dit que nous partions en voyage, que mon fils ne reviendrait pas avant un bon moment. Ils en ont fait des tonnes devant lui à propos de ce voyage, à quel point c’était beau de partir en voyage. Il était content, et ravi. Il était en train de construire quelque chose avec des baguettes et il me l’a montré. Je lui ai dit que j’aimais bien, qu’est-ce que c’est. Notre maison, m’a-t-il dit. Évidemment, ai-je répondu, évidemment que c’est notre maison, je n’avais pas bien regardé.

De retour à notre maison, j’ai fait le tour des pièces l’une après l’autre. Je me suis dit, maintenant je ne vivrai plus ici. Même mon fils ne vivra plus ici. D’une certaine façon, personne ne peut plus vivre ici maintenant.

J’ai laissé mon fils tout seul pendant une heure et je suis allé au bout de la rue.

Vous avez en effet la tête de quelqu’un qui va mourir, a-t-elle dit. Je n’ai jamais pensé que vous survivriez à votre femme.

Je l’ai fait, ai-je dit.

Mais pas longtemps.

Je vais partir en voyage, lui ai-je dit. Je vais partir vers le nord, pour le recensement. Ça nous donnera quelque chose à faire, une dernière saison ensemble, un but comme un autre, et qui pourtant n’a aucun but. Mon fils et moi, on pourra être ensemble. On pourra voir les mêmes choses et les regarder. Je ne m’éloignerai pas de la voie ferrée, et ensuite, si les choses tournent mal, mon fils fera le voyage en sens inverse. Je vous tiendrai au courant pour que vous sachiez qu’il faudra aller le chercher au train.

Elle a dit qu’elle n’aurait pas envisagé les choses de la sorte, mais qu’elle pouvait comprendre pourquoi je voulais qu’il en soit ainsi.

Un dernier voyage ensemble, mon fils et moi. Et peut-être que j’irai mieux.

C’est possible, a-t-elle dit.

J’ai commencé à dire certaines choses sur la manière de s’occuper de mon fils, certaines choses, ou certains besoins qui étaient les siens.

Je sais tout ça.

Laissez-moi simplement le dire.

Vous pouvez le dire si vous le voulez, mais je le sais déjà. Je m’occuperai de lui, ne vous inquiétez pas. Ce sera comme avant, peu importe comment c’était.

Je sais que vous n’aimiez pas ma femme, ai-je commencé à dire.

C’est votre fils qui vivra avec moi, pas votre femme, Dieu merci. Ne vous inquiétez pas.

 

 

Le lendemain matin, je suis allé au bureau du recensement. J’y suis resté un long moment, et j’en suis reparti confirmé dans un nouveau poste, un nouveau métier.

Ma femme et moi avions toujours voulu voir du pays. Pourquoi est-ce qu’on n’irait pas voir du pays, disait-elle. Curieusement, ça ne s’est jamais fait. Bien qu’en un sens mon fils fût la meilleure raison concevable pour voir du pays, c’est aussi lui qui nous en empêchait. Quoi qu’il en soit, tant que ma femme était en vie, nous n’avons pas vu, nous ne pouvions pas voir du pays. Aussitôt après sa mort, néanmoins, j’ai senti qu’il n’y avait pas d’autre choix que de voir du pays. Il me semblait que je devais trouver un moyen de le faire, et que le recensement en était un, un chemin clair menant nulle part, puis nulle part, puis nulle part, puis nulle part. Cela paraissait soudain évident : je pourrais devenir recenseur, et mon fils et moi pourrions voir du pays, et il n’y avait pas d’obstacles.

J’ai récupéré mon fils, nous sommes allés à la maison, nous avons quitté la maison, nous nous sommes mis en route.

Je me sentais faible. D’un autre côté, cela fait des années que je me sens comme ça. J’ai persisté, j’ai travaillé quand peut-être je n’aurais plus dû exercer, car je voulais garder mon fils dans une belle maison, avec de belles choses. Depuis le jour de sa naissance, nos vies, celle de ma femme, la mienne, se sont repliées autour de lui comme un bouclier.

Pour sa part, il vivait simplement sans regrets. Il est difficile de penser qu’un être vous doit quelque chose s’il vit sans regrets. Ce que vous faites pour lui, vous le faites pour vous, non ?

 

Jesse Ball, « Recensement », traduit de l’anglais (États-Unis) par Clément Baude, © Éditions du Seuil, 2020.

En librairie le 6 février.

 


Jesse Ball

Écrivain , Poète, Artiste