Nouvelle

Taux de change

Ecrivain

Notre série d’avant-premières de la rentrée d’hiver en littérature étrangère se termine avec une nouvelle de l’auteure américaine Lionel Shriver et tirée de son prochain recueil. Propriétés privées, tel en est le titre, rassemble 12 histoires qui, en effet, déclinent la notion de propriété. Souvent incarnée sous les espèces d’une maison, elle est ici sarcastiquement et finement en jeu dans le rapport à l’argent de la famille Ivy. À paraître aux éditions Belfond, dans la traduction de Laurence Richard.

Désireux de choisir un lieu typiquement britannique, Elliot avait donné rendez-vous à son père dans un pub gastronomique du Cut, une rue de Londres qui incarnait en elle-même tout le charme excentrique des nomenclatures des rues de son pays d’adoption. (Elliot répertoriait les noms de rue loufoques. Un récent voyage d’affaires à Beverley lui avait permis de rapporter dans ses filets les charmants Old Waste et North Bar Within. Cette inclination était économique. A contrario, une collection de théières victoriennes lui aurait coûté des milliers de livres sterling ; les noms de rue étaient gratuits.) L’Anchor & Hope était accessible à pied depuis son appartement de Bermondsey, mais le trajet était juste assez long pour décourager son père de le raccompagner en pensant qu’il pourrait prendre un café chez lui et découvrir que son fils, à l’âge humiliant de quarante-trois ans, habitait avec des colocataires comme un quelconque étudiant sans le sou. Son père ne comprendrait pas que des adultes célibataires avec un emploi à plein temps louant ensemble un appartement étaient monnaie courante dans cette ville, où, dans les propos d’Elliot, les adjectifs abusif, outrancier et exorbitant avaient perdu tout leur impact en raison d’un usage excessif.

Quoi qu’il en soit, tout en plissant les yeux afin de déchiffrer les plats du jour sur l’ardoise, le père d’Elliot, Harold Ivy, bien que professeur d’histoire à la retraite spécialisé dans l’Angleterre du XVIIe siècle, ne discourait pas avec élégance sur les gels historiques de la Tamise qui avaient conduit les commerçants à vendre leurs marchandises à « prix gelé » à la surface du fleuve. Non, il ne cessait de parler du prix des choses. Comme tous les Américains qui, ces dernières années, avaient rendu visite à Elliot à Londres, son père faisait remarquer, indigné, qu’alors que le taux de change était de deux pour un, une livre et un dollar permettaient d’acheter sensiblement la même chose.

— Cette « salade de pousses de betterave » à l’« émincé » de canard, dit Harold en la pointant du doigt. Huit livres – ça fait seize dollars ! Dans un bar ! Pour un hors-d’œuvre !

— Ici, ça s’appelle une entrée.

Soudain, Elliot se sentit tout à la fois responsable des prix, et fier de pouvoir les assumer. Mentalement, il avait pris l’habitude de multiplier par deux le coût des marchandises britanniques pour obtenir leur équivalent en dollars, afin d’accroître l’impact du choc de l’autocollant promotionnel outrancier ; lorsqu’il retournait aux États-Unis, il divisait par deux 18,99 dollars, ce qui, en livres, faisait paraître joyeusement bon marché le dernier CD de Coldplay, X&Y.

— Et s’il n’y avait que les restaurants, fulminait Harold, mais c’est la même chose pour tout ! Quand j’étais à Oxford, à apporter les dernières touches à ma conférence, je suis tombé en panne de stylo. J’ai acheté un pack de trois dans une papeterie – six livres ! Soit quatre dollars le stylo !

— Bienvenue dans mon monde, répliqua Elliot. Il n’y a que deux bonnes affaires au Royaume-Uni : la marmelade et les céréales du petit déjeuner. Et tout le monde se paie des virées shopping à New York. On a le sentiment que tout est moitié prix là-bas.

— Ce ne sont pas quelques virées shopping qui font la différence. J’ignore pourquoi toute la population de Grande-Bretagne persiste à ne rien comprendre et n’émigre pas aux États-Unis. On a peut-être un imbécile comme président, qui continue d’envoyer l’armée s’enliser dans les sables mouvants du Moyen-Orient, mais au moins, on n’a pas à contracter une seconde hypothèque pour s’acheter un sandwich.

Harold fit ensuite remarquer qu’il était particulièrement soulagé qu’Oxford prenne en charge son hébergement à Londres, surtout depuis qu’il avait vu les prix des chambres de son hôtel.

— En plus, ajouta-t-il, bouffi d’orgueil, ils ne se sont pas fichus de ton père : shampoing et tutti quanti à la lavande, porte-serviettes chauffant. Et accès illimité au minibar ! Quel bien ça fait de pouvoir passer ses dépenses en notes de frais !

Il y avait dans la voix de son père une inflexion qu’Elliot se remémorerait seulement quelques semaines plus tard, parce que, sur le moment, il avait été distrait par l’image de son père fourguant dans ses bagages tout le nécessaire de toilette chic de l’hôtel, et se lavant les mains à l’eau pour ne pas avoir à déballer le savon, et ainsi mieux profiter de son butin de retour chez lui. Il se souviendrait peut-­être même de rapporter un sac de pots de marmelade au citron/citron vert aux fins zestes de citron et des Weetabix de chez Rose.

Naturellement, Elliot suivit son radin de père et s’abstint de prendre une entrée ; en outre, il était bien sûr hors de question de commander une bouteille entière de vin. Et inutile de préciser qu’ils firent aussi l’impasse sur le dessert. Cela avait toujours été le cadre des repas au restaurant avec ses parents : un seul plat, de l’eau du robinet, éventuellement un verre de vin pour toute extravagance, puis l’addition, ce qui garantissait au moins que ces occasions de grappillage oppressant étaient relativement courtes.

Ce n’était pas tant qu’Elliot n’aimait pas son père, un homme vigoureux de soixante-treize ans à l’épaisse chevelure blanchie mais sans calvitie, ce qui donnait à Elliot quelque espoir pour sa propre tignasse rebelle, une fois la vieillesse venue. Certes, le poids qu’il avait pris ces dernières années était préoccupant ; les personnes âgées – une expression qu’Elliot appliquait à son père avec un sentiment mitigé, entre inquiétude et consternation – ayant bizarrement tendance à devenir obsédées par la nourriture. Quoi qu’il en soit, la passion de son père pour « la véritable guerre civile » – par comparaison à la guerre de Sécession américaine – s’était révélée notoirement contagieuse parmi les étudiants, et Harold continuait de se prononcer d’un ton péremptoire sur les questions d’actualité comme si le monde entier était suspendu au verdict définitif du Pr Ivy. L’enseignement conférait l’autorité arbitraire mais cependant absolue des dictatures de pacotille, et montait fatalement un jour ou l’autre à la tête de ceux qui s’y livraient. En outre, Elliot se réjouissait que son père n’ait pas glissé dans l’apathie passive de nombreux seniors qui se réfugient dans la confusion, ou qui se délectent avec un contentement sinistre de savoir que changement climatique, désertification et compagnie causeraient leurs pires effets dévastateurs sur d’autres qu’eux. Harold Ivy avait pris sa retraite d’Amherst, pas de la planète Terre.

Non, le problème était le sentiment d’inadéquation filiale d’Elliot, que sa banalité ne faisait que redoubler. Harold ne se montrait pas véritablement condescendant envers son fils cadet ; quant à Elliot, il détestait l’idée d’en être peut-être encore à chercher l’approbation de son père (bien que ce soit probablement le cas). C’était plutôt que la vie d’Elliot n’intéressait pas beaucoup son père. Tandis que ce dernier avait, dès sa première année à Princeton, montré des dispositions pour le parcours académique, Elliot n’avait jamais ressenti de forte vocation professionnelle. Après un diplôme d’histoire à Brandeis qui, rétrospectivement, procédait d’une motivation obséquieuse, il avait cofondé une entreprise de restauration qui avait fait faillite après qu’un client avait intenté une action en justice pour une intoxication alimentaire présumée. Il avait enseigné l’anglais à des irrécupérables de South Boston ; quand un de ses élèves l’avait menacé d’un couteau, il en avait eu assez de voir ses efforts si mal récompensés, et avait passé trois ans à un poste de cadre moyen chez AT&T – ce qui s’était révélé aussi ennuyeux que prévu. Commettant l’erreur de nombre de collègues chercheurs de son département à l’université de Boston, il avait commencé un master en psychologie clinique, nourrissant l’illusion que l’objectif était d’éclaircir ses propres confusions, plutôt que de devenir un diplômé sûr de soi et équilibré capable d’éclaircir les confusions d’autrui. Peu importait, puisqu’il avait abandonné en deuxième année, lorsqu’il était tombé follement et pitoyablement amoureux d’une touriste anglaise maligne et sarcastique qu’il avait rencontrée au Plough, à Cambridge – l’autre Cambridge –, et qui rentrait chez elle à Londres le mois suivant.

Personnellement, Elliot discernait un schéma répétitif : un mouvement de balancier constant entre trouver du sens et gagner de l’argent. Mais cette structure devait être imposée à un récit qui, pour son père, était tout bonnement incohérent. Aux yeux d’Harold Ivy, partir s’installer au Royaume-Uni, même si la motivation initiale – épouser Caitlin, originaire de Barnes – ne semblait pas tout à fait convenable pour un homme, était à peu près la seule chose un tant soit peu digne d’intérêt. Elliot sentait que, professionnellement parlant, il avait enfin trouvé sa place ; dans la société d’ingénierie qui l’employait, tout le monde s’accordait à dire qu’il était un planificateur d’événements hors pair. Mais jamais son père n’avait trouvé une quelconque question à lui poser sur son travail. L’idée qu’il se faisait de la « planification d’événements » était la préparation de la bataille de Marston Moor.

Fort heureusement, le temps passé à manger leur plat unique, ragoût de sanglier aux salsifis (dont le goût ne se distinguait guère d’un rôti de porc aux panais), avait été aisément occupé par les nouvelles familiales – l’opération de prothèse de hanche de sa mère s’était bien déroulée, le dernier coup réussi de son frère (une grosse commande d’installation de panneaux solaires sur une bibliothèque publique ; la façon dont Robert s’y prenait pour dissimuler sous une cape de vertu le fait qu’il ne soit en réalité qu’un vendeur était proprement agaçante), ainsi qu’une question embarrassante sur Caitlin, à laquelle Elliot avait été contraint de répondre qu’il n’en avait pas la moindre idée. Harold éplucha l’addition avant de régler en espèces. Elliot n’avait nul besoin de regarder pour savoir que le pourboire serait chiche.

— Au fait, dit Harold en sortant plusieurs billets de vingt livres de son portefeuille. Tu sais, je reprends l’avion demain matin pour Logan. Mais pour alléger la paperasse, Oxford a réglé ma rétribution et mes indemnités journalières en espèces. Qui ne me serviront à rien dans le Massachusetts, d’autant qu’il m’en reste la plus grande partie. Je suis passé dans une banque : ils prennent une commission de cinq livres. Dix dollars ! C’est gaspiller de l’argent. Je me suis dit, comme tu dépenses des livres tout le temps ici…

D’humeur ragaillardie, Elliot remisa mentalement son exaspération quant à l’attitude parcimonieuse de son père lors de leur dîner. Il semblait y avoir bien plus de cent livres dans cette liasse – pas assez pour un effet d’amélioration sur son apport immobilier jusque-là apocryphe, mais un supplément d’argent de poche était toujours le bienvenu. Il se composait une expression surprise mais reconnaissante, tandis que son père continuait de parler.

— Tu as toujours un compte bancaire américain, je me trompe ? Alors, je me suis dit que tu pourrais changer cet argent pour moi, ce qui me permettrait d’économiser cette scandaleuse commission.

L’expression d’Elliot passa de la surprise mêlée de reconnaissance à la surprise tout court.

— Eh bien, je n’ai pas un seul dollar sur moi…

— Pas de souci, il te suffira d’envoyer un chèque par la poste.

Harold compta les billets.

— Arrondissons à cent soixante. Ne t’inquiète pas, je te fais confiance. Pas besoin de reçu !

— D’accord, mais tu me fais confiance pour ne pas t’appliquer une commission de cinq livres ?

L’humour était un peu forcé.

Lorsqu’ils se séparèrent, les instructions détaillées d’Elliot à son père pour rejoindre la station de métro de Waterloo, juste au coin de la rue, visaient à masquer son agacement soudain. La soirée était gâchée, et quand il le serra dans ses bras pour prendre congé de lui, son cœur n’y était pas. Plus tard, il se souviendrait de cette étreinte : son manque d’attention, sa simple tape dans le dos, la crispation asymétrique dans son sourire dénué de sincérité.

En rentrant chez lui – le dos voûté, les mains enfoncées dans ses poches pour lutter contre un froid bien trop mordant pour le printemps –, Elliot se demanda la raison pour laquelle il était aussi agacé que son père le prenne pour un bureau de change. Comme les taux de change étaient toujours faussés en faveur de la banque, il appliquait lui-même une politique inflexible dans laquelle il se refusait à tout changement de devises. Les chèques modestes de ses parents pour son anniversaire et Noël (ils ne voulaient pas payer l’affranchissement pour l’international), ainsi que les rabais commerciaux de ses propres virées shopping aux États-Unis (seuls des crétins achetaient leurs ordinateurs au Royaume-Uni), il les déposait toujours sur son compte à la Citibank de Boston, qui contenait également les économies liées à son passage lucratif chez AT&T. Surtout depuis que la valeur de la devise américaine avait plongé – les Britanniques considéraient désormais le billet d’un dollar comme un petit rectangle de papier vert bon pour se torcher –, il n’avait nullement l’intention de diviser par deux son pouvoir d’achat en transférant ses précieux trente-sept mille dollars virgule quelques cents à la NatWest. En revanche, il thésaurisait les quelques livres sterling économisées pour un apport immobilier. Et maintenant, voilà qu’il devait faire pour le compte de son père ce que jamais, au grand jamais, il ne faisait pour le sien : échanger des dollars contre des livres.

En outre, nul doute qu’Harold s’attendait à ce qu’il raque le taux de change annoncé aux infos du soir – dernièrement, environ 1,97 dollar pour une livre, à quelque chose près. Mais jamais le pékin moyen n’aurait pu espérer 1,97 dollar ou un taux approchant dans des banques dont la relation entre les taux de change et le marché des devises était capricieuse, pour ne pas dire inexistante. À la NatWest, son père aurait pu s’estimer heureux d’obtenir 1,85 dollar. Et voilà qu’Elliot était censé faire un chèque de trois cent vingt dollars à son père – ce qui arrondissait le taux à deux pour un.

Soit, il ne s’agissait pas d’une somme exorbitante. Mais plutôt d’un principe. Sur une échelle même miniature, son propre père profitait de lui, tout ça pour économiser cinq malheureuses livres. Elliot n’était pas très au fait de sa situation financière paternelle, mais de ce qu’il en savait, elle devait être saine. À tout le moins, ses parents étaient propriétaires de leur maison, qu’ils avaient fini de rembourser, et qu’ils avaient achetée à cette même époque raisonnable où une maison représentait encore une acquisition normale pour des salariés normaux, avec un prêt normal remboursé sur une durée normale d’une vingtaine d’années. Aujourd’hui, même un trois-pièces exigu dans un immeuble sans ascenseur situé dans un « quartier en transition » douteux était devenu un luxe inimaginable dont de petits salariés comme lui ne deviendraient définitivement propriétaires qu’en prenant un second boulot au noir jusqu’à l’âge de cent cinquante-neuf ans. Quant à une vraie maison, cela relevait carrément de la chimère, du même ordre qu’un voyage privé sur la Lune, que seuls les gagnants du Loto, les cheiks arabes et les escrocs de la City pouvaient s’offrir.

En descendant Webber Street, Elliot lançait des regards furieux aux prétentieuses maisons mitoyennes en brique jaune avec leurs rideaux blancs bégueules et leurs pots de fleurs satisfaits. Avant de s’installer au Royaume-Uni, il n’avait jamais eu pour ambition de devenir propriétaire. Quoi qu’il en soit, il avait vécu la frénésie immobilière sans précédent des dix dernières années, et il se sentait exclu. Tout autour de lui, les gens faisaient fortune en revendant un taudis après l’autre, et pendant ce temps, il casquait huit cents livres par mois pour une seule chambre (d’accord, la plus grande) d’un quatre-pièces partagé, et il avait le sentiment de se faire avoir. Malgré toutes ses prétentions post-classes, la Grande-Bretagne moderne était tout aussi féodalement clivée entre serfs et noblesse terrienne qu’au Moyen Âge, et à l’entrée de son propre moyen âge, Elliot était encore un serf. Les écussons en laiton brillant semblaient enfermer personnellement Elliot Ivy dehors, tandis que les façades jubilantes des deux côtés de la rue se dressaient implacablement contre ce pauvre con d’Américain qui n’avait pas eu la jugeote de gravir l’« échelle foncière » tant vantée quand il en avait eu l’occasion. Maintenant, l’extrémité de cette échelle était suspendue à trente mètres du sol, et tous les propriétaires insouciants qui faisaient la bringue sur le dernier échelon le pointaient du doigt en se moquant.

Tout était la faute de ses parents.

Pendant toute son éducation, ils avaient été près de leurs sous – achetant du papier-toilette simple épaisseur, avec son problème notoire de manque d’étanchéité, habillant Elliot avec les vêtements que Robert ne portait plus et faisant l’impasse sur la climatisation, ce qui avait pour conséquence que ses amis boycottaient sa maison tout l’été. Préparés avec des légumes en promotion et leurs ignominieux autocollants jaunes, les poêlées des dîners exsudaient l’odeur ammoniaquée des champignons à la texture visqueuse. Moins par nécessité que par profession de foi, jamais sa mère ne s’était offert une robe de chez Filene’s Basement qui n’ait pas été en solde. Il avait beau, en théorie, résister à ces économies de peine­-à-jouir, qu’il le veuille ou non, le gène de la radinerie était profondément inscrit dans son propre ADN. Elliot aussi achetait du simple épaisseur.

L’année de son installation à Londres s’était révélée un tournant, et non parce que les travaillistes étaient arrivés au pouvoir. Avec le recul (même si, bien sûr, en prenant des décisions « avec le recul », tout le monde serait riche), il aurait dû inciter Caitlin à vendre son appartement, afin qu’ils démarrent leur vie conjugale dans un chez-eux qu’ils auraient acheté ensemble. À l’époque, il aurait pu facilement transférer les économies sur son compte Citibank (à l’ère désormais nostalgique des taux de change parfois aussi bas que 1,40 dollar) et faire moitié-moitié pour l’apport. Au lieu de quoi, avec la déférence arrangeante caractéristique d’un étranger dans un pays étranger, il avait contribué pour moitié au remboursement de son prêt immobilier pendant quatre ans, au cours desquels l’appartement de Caitlin avait pratiquement doublé de valeur. Lorsqu’ils s’étaient séparés, il avait découvert que tout ce temps, il ne s’était pas constitué une part dans la valeur résiduelle montante du bien, mais, la bouchée de pain versée en guise d’apport initial l’ayant été par Caitlin, il avait simplement payé un « loyer ». L’amertume n’était jamais séduisante, mais sur ce sujet – les sommes en jeu avoisinant les cinquante-cinq mille livres, plus qu’il n’en aurait fallu pour avoir son chez-lui –, Elliot était bel et bien amer. Pour un couple, le véritable test ne porte pas sur la façon dont les partenaires gèrent la maladie, s’ils sont « soutenants » l’un envers l’autre ou sexuellement fidèles ; on ne découvre véritablement le bois dont sont faits les gens que sur l’épineux sujet de leur rapport à l’argent.

Avec le recul, aussi, dès qu’il avait renoncé au mariage (Caitlin avait l’impression fallacieuse qu’elle l’avait viré), il aurait dû, là encore, se servir de ses économies américaines pour acheter le premier appart merdique sur lequel il pouvait mettre la main. Mais à ce moment-là, l’immobilier britannique semblait déjà outrageusement surévalué. Fatalement, il en était arrivé à louer cet appartement à Bermondsey avec deux collègues, résolu à attendre. Depuis, l’immobilier s’était apprécié d’un ahurissant taux de soixante pour cent. Sa mère en serait-elle consternée ou satisfaite ? Elliot avait vainement attendu que le prix des maisons baisse.

Alors qu’il remontait Pilgrimage Street pour tourner sur Manciple Street (deux noms de rue ajoutés il y a longtemps à sa collection), même les anciens immeubles d’appartements sociaux semblaient le railler dans un mépris de cour d’école, « On a été achetés avant 1997, nana nère ! » Puisqu’il était impossible de se déplacer à pied dans cette ville sans traverser des quartiers résidentiels, même des mouchoirs de poche comme ceux-là suscitaient en lui une intense rancœur.

En ouvrant la porte de son appartement en colocation sur Long Lane, il songea, l’humeur morose, qu’il pouvait toujours retourner aux États-Unis. Lorsque des Britanniques perplexes lui demandaient pourquoi il restait dans ce pays morne et paumé, il avançait des âneries sur la « culture », mais une réponse plus honnête aurait tourné autour des « meubles ». Avec une largesse ostentatoire destinée à couvrir quelque minuscule trace de honte du fait de l’avoir baisé à propos de l’appartement, Caitlin, dans une grande démonstration de magnanimité, avait mis un point d’honneur à diviser rigoureusement en deux les biens achetés en commun. C’est ainsi qu’il s’était retrouvé l’heureux propriétaire d’une belle table à manger de deux cents ans dont il aimait beaucoup le façonnage robuste et viril. Constituant à l’heure actuelle le centre social de l’appartement, c’était une lourde pièce en noyer à rallonges permettant d’asseoir huit personnes autour d’elle – trop massive pour être transportée, trop aimée pour être abandonnée. Il se voyait vivre dans cette ville pour le restant de ses jours, menotté aux pieds de cette table.

De plus, nargué par ces façades de brique vaniteuses et autosatisfaites, ébranlé par les forces hostiles de stylos à bille à quatre dollars l’unité, Elliot se refusait à s’avouer vaincu.

Naturellement, les cent soixante livres sterling de son père se virent rapidement dépensées en broutilles. Il s’offrit bien quelques déjeuners corrects au lieu des habituels wraps au poulet de chez Marks and Spencer chichement garnis, mais sinon, il dissémina les billets entre des piles neuves pour le thermostat télécommandé de l’appartement de Long Lane, de la lessive non bio de chez Sainsbury’s qui coûtait la peau des fesses parce qu’il avait la flemme d’aller jusqu’au Lidl, une note de pressing exorbitante… En gros, le type de dépenses qui ne permet pas d’acheter ce qu’on n’avait pas auparavant.

Une fois l’argent dépensé, maintenant qu’il devait encore envoyer le chèque à son père, Elliot était en proie à un nouvel élan d’exaspération. N’aurait-il pas été plus élégant de la part d’Harold de donner ces espèces à son fils ? Son père avait-il vraiment besoin de ces trois cent vingt dollars – qui plus est arrondis au dollar supérieur ? Tout le cirque qu’il lui restait à faire valait à peine cinq livres : établir le chèque, rédiger l’adresse sur l’enveloppe, et faire les trois quarts d’heure de queue habituels pour un affranchissement vers l’étranger dans l’un des rares bureaux de poste londoniens qui n’avaient pas encore été fermés, maintenant que la Grande-Bretagne considérait la poste comme un luxe aussi extravagant qu’un toit au-dessus de sa tête.

Mais surtout, tout ce cirque pour économiser cinq livres n’illustrait-il pas parfaitement tout ce qui clochait chez ses parents ? La mesquinerie de son père à l’Anchor & Hope réveillait la radinerie rabat-joie qui avait tyrannisé l’enfance d’Elliot. Le pain de mie blanc de marque distributeur acheté en format d’un kilo, un poil moins cher au poids que le format de cinq cents grammes, qui, à coup sûr, le forçait à avaler dès la deuxième semaine des sandwichs rassis au déjeuner, avec des taches de moisissures sur la croûte. Les tiroirs de la cuisine de son enfance étaient encombrés de timbres-primes Green Stamps et de coupons de réduction de dix cents pour du Tang. Lorsqu’il avait ses grands-parents au téléphone, son frère Robert et lui se voyaient sans cesse rappelés de « faire court », car il s’agissait d’appels – et l’expression était toujours mentionnée à voix basse et d’un ton révérencieux – « longue distance » ! Maintenant, tous ses grands-parents étaient décédés. Ce n’en était pas, ça, de la longue distance ?

Coïncidence, alors qu’Elliot traînait les pieds pour rendre à Harold en dollars le montant de sa participation à la conférence, la livre sterling chuta à son taux le plus bas depuis des années, et s’échangeait désormais sur le marché à 1,78 dollar. Bien décidé à donner une leçon à son père, quand bien même il n’aurait trop su dire au juste laquelle, il fit un détour par la NatWest en allant travailler. Cette banque vendait des dollars au taux prévisiblement moins généreux de 1,69 dollar. De retour chez lui ce soir-là, Elliot sortit sa calculette. Ces 160 livres sterling étaient loin de valoir 320 dollars, mais tout juste 270,40 dollars. Allant au bout de son désir de précision, avant de rédiger au penny près le montant du chèque, il retira de la somme 1,27 dollar – soit les 75 pence de l’affranchissement par avion.

Aussi, une semaine plus tard, un e-mail arriva dans la messagerie Gmail personnelle d’Elliot, envoyé par prof.harold.ivy@aol.com, dont l’objet indiquait « Erreur de calcul ? ». Le message était laconique, et dépourvu de formule d’appel : « Chèque reçu. semble un peu insuffisant. 160 livres = 269,13 dollars???????? »

Cette réponse prodigua à Elliot une étrange satisfaction. Cela ne ressemblait guère à son père, à cheval sur la correction grammaticale, même sur ce médium au registre, par convention, plus relâché, de faire l’impasse sur les majuscules ou d’omettre le sujet de ses phrases. La profusion juvénile des points d’interrogation était des plus inhabituelle dans le style d’ordinaire réservé d’Harold Ivy, et indiquait que le message – quel qu’il ait pu être – avait fait mouche.

Ce soir-là, alors qu’il s’attardait sur la préparation de sa réponse en buvant un verre de rioja, Elliot adopta le même ton didactique auquel il avait lui-même été soumis, enfant, durant d’innombrables dîners. Patiemment, il expliqua le fonctionnement du marché des devises, et les raisons pour lesquelles les taux figurant dans les pages financières du Boston Globe n’étaient aucunement représentatifs des taux de change sur High Street à Londres. Il souligna comment, dernièrement, la livre sterling avait chuté, en défaveur, hélas, d’Harold. Il déplora d’un ton léger le montant de l’affranchissement postal, « bien plus coûteux » au Royaume-Uni qu’outre-Atlantique – tournure à la plaisante connotation anglaise –, d’où la déduction de 1,27 dollar. Terminant par une fioriture allusive, il tapa « Bienvenue dans mon monde » et cliqua sur « envoyer ».

Cependant, les jours suivants, en l’absence de réponse, le triomphalisme d’Elliot se mua bientôt en abattement tourmenté. Puis le téléphone sonna.

Dès qu’il entendit la voix de sa mère, Elliot sut qu’il se passait quelque chose. Bien que la déréglementation de l’industrie des communications ait considérablement baissé le coût des appels internationaux, Bea Ivy était toujours réticente aux appels « longue distance », préférant échanger par le biais d’e-mails longs, bavards et gratuits. À moins d’une improbable étourderie lui ayant fait oublier le décalage horaire de cinq heures, elle devait savoir qu’il était 4 heures du matin à Londres.

Impressionnante de pragmatisme et de factualité, sa mère lui annonça la fin du monde telle qu’elle le connaissait.

— Je suis désolée d’avoir à te l’annoncer, et je me doute que cela va être un choc. Son dernier bilan était parfait. Mais ce soir, un peu après le dîner, ton père a fait une crise cardiaque. Je reviens tout juste de l’hôpital. De ce que je sais, les médecins ont fait tout ce qui était en leur pouvoir. Mais, Elliot…

Il y eut quelques crachotements sur la ligne.

— Ton père n’a pas survécu.

Naturellement, elle était saisie de crises de larmes. Mais Bea connaissait également des moments de répit, et tel était le cas lorsqu’ils se sont tous retrouvés dans la maison d’Amherst après les obsèques.

— Comme je suis soulagée que tu aies vu ton père le mois dernier à Londres, dit-elle à Elliot, en acceptant poliment une brochette de poulet au saté proposée par les extras du traiteur, avant de la poser discrètement sur la cheminée. Dans un sens, tu as pu lui dire au revoir.

— Dans un sens, concéda Elliot.

— Et je suis très heureuse qu’Harold ait pu faire cette conférence à Oxford. Tu n’imagines pas à quel point cette invitation était importante pour lui. J’imagine que j’ai un peu cherché à te préserver de ses sautes d’humeur. Tu as ta vie, dans une grande ville pleine d’opportunités, où tu sors tout le temps – et où j’espère que tu te cherches une jeune femme qui aurait de meilleurs goûts que cette Caitlin.

Sa mère faisait toujours référence à son ex en disant « cette Caitlin » – tournure qu’elle avait peut-être reprise de Bill Clinton.

— Pour tout te dire, ma vie à Londres n’a rien d’une fête perpétuelle.

Depuis qu’il avait appris la nouvelle, Elliot était d’une humeur de chien battu.

— Bref, ces cinq dernières années ont été assez difficiles pour ton père. Lui qui avait l’habitude d’être tout le temps par monts et par vaux, à participer à des conférences dans le monde entier. Toujours à travailler sur un article après le dîner ou sur ses cours. Contrairement à la grande majorité des professeurs, il ne se contentait pas de resservir encore et toujours les mêmes cours. Il continuait de faire des recherches, d’affiner ses idées. Puis ça a été la retraite. Ça ne lui convenait pas. Une petite vie plan-plan, ce n’était pas son truc. Il n’avait pas envie de se mettre au jardinage ni de remplir ses journées d’activités frivoles comme les cours de cuisine indienne. Il lisait, mais ce n’était plus la même chose. Avant, s’il lisait, c’était pour en faire quelque chose.

— Il était déprimé, c’est ce que tu veux dire ?

— J’imagine qu’on peut dire ça comme ça. Le téléphone sonnait rarement et, certains jours, il ne recevait pas le moindre e-mail. À Amherst, il se plaignait d’être inondé de messages, et du fléau qu’était devenu le courrier électronique. Mais, comme on dit, il faut faire attention à ce qu’on souhaite.

— Il recevait bien quand même quelques e-mails ? insista Elliot.

— J’ai été si heureuse quand il a été sollicité pour cette conférence à Oxford – le berceau de son dictionnaire sacré ! C’était un tel compliment, puisque les Anglais, évidemment, ont dans leur propre pays quantité d’historiens spécialisés dans l’Angleterre du XVIIe siècle. Quand l’invitation est arrivée, ça a changé tout son… Il était redevenu lui-même.

— Oui, il avait plutôt la pêche quand on a dîné ensemble.

Pour la première fois, Elliot prit conscience qu’il n’avait jamais demandé à son père quel était le sujet de sa conférence.

— Ce n’était pas que l’invitation. Traverser de nouveau l’Atlantique, frais de déplacement pris en charge. Séjourner à l’hôtel, tous frais compris. Et même percevoir une rémunération, lui qui était payé pour parler. Oh, c’était juste un petit quelque chose, un geste, pour l’université. Oxford n’a pas autant d’argent à dépenser qu’Harvard, je n’ai pas besoin de te le dire ! N’empêche, gagner de nouveau un peu quelque chose, plutôt que de devoir seulement piocher dans sa retraite…

Un peu nauséeux, Elliot déposa à son tour son canapé au saumon fumé sur la cheminée, à côté de la brochette au saté.

— Je crois qu’on fait trop peu de cas de la satisfaction qu’il y a à gagner de l’argent, dit sa mère, philosophe. Je m’en suis rendu compte quand j’ai commencé l’édition en indépendante, et je m’en suis voulu de ne pas avoir eu quelques revenus avant. Oh, c’était seulement du temps partiel, et on n’avait pas spécialement besoin de cet apport d’argent. Mais j’adorais la sensation que j’avais en recevant les chèques par la poste. Je valais quelque chose, littéralement, selon des critères que les autres prenaient au sérieux. On fait tout un foin sur le plaisir de dépenser de l’argent, mais je crois qu’en gagner est une expérience bien plus profonde que celle d’acheter une babiole quelconque de plus. Et ton père devait certainement ressentir la même chose. Quand j’ai commencé à travailler, j’ai même été un peu contrariée, comme si Harold m’avait tout ce temps caché ce secret. Comme si, au lieu de pourvoir généreusement aux besoins de la famille, toutes ces années, il s’était octroyé un plaisir égoïste.

Bien qu’étonnamment maîtresse d’elle-même compte tenu des circonstances, Bea n’aurait pu se contrôler au point de feindre l’innocence ; de toute évidence, son père avait gardé pour lui son agacement à propos du chèque de la Citibank. Mais à savoir ainsi cet épisode enterré à son avantage, Elliot ne se sentait que plus mal.

Tout en acceptant, la mine abattue, un troisième verre de vin sans en exclure un quatrième, Elliot se remémora la soirée à l’Anchor & Hope. De fait, il était parti du principe que son père paierait l’addition. C’est ce que faisaient les parents. Mais il avait quarante-trois ans et un travail à plein temps ; il n’était pas un ado travaillant au McDo du coin pour se payer sa moto. Ça l’aurait tué d’offrir un repas à son père dans sa propre ville ? Étonnamment, il ne se souvenait pas d’avoir dîné une seule fois dehors en compagnie de ses parents et d’avoir réglé l’addition. Il n’avait jamais invité son père au restaurant et, désormais, il ne le pourrait plus.

Se livrant à une soustraction mentale dont la difficulté suggérait qu’un quatrième verre de vin était une mauvaise idée, Elliot calcula qu’en appliquant à son père le taux de change « réel » au lieu d’arrondir à deux pour un, il avait lui-même économisé la somme princière de 50,87 dollars.

Qui sait, le problème était peut-être génétique ?

Après les funérailles, sa mère fit preuve d’une détermination particulière, d’un sens aigu de la résolution qu’Elliot trouva prématuré. Les quarante-huit années de mariage de ses parents étaient arrivées à leur terme, et il ne s’attendait pas à ce qu’elle fasse preuve aussi vite d’une telle détermination prospective. Mais il avait mal interprété sa motivation. Ce n’était pas si inhabituel, quand le mariage était sain. En quelques semaines, elle décéda à son tour.

Aussi, une fois que les roues de la succession eurent fini de tourner, Robert et lui se retrouvèrent avec un héritage bien plus important que ce qu’Elliot aurait jamais pu envisager.

Quand l’argent atterrit à la Citibank, Elliot ne se le représenta pas comme une suite de zéros, des liasses de billets ou encore des lingots d’or. Il s’imagina plutôt des lots de timbres verts S&H et des bons de réduction de dix cents pour du Tang, des piles de robes à l’odeur de renfermé, des montagnes de pain de mie blanc de marque distributeur en train de moisir, et des tours chancelantes de papier-­toilette – simple épaisseur. Dans un coffre quelque part à Boston, en train de pourrir, des centaines, peut-être des milliers d’entrées et de desserts jamais commandés, de cafés non bus. Et il y faisait un froid glacial, avec ces quarante­-huit étés de climatisation dont ses parents s’étaient passés.

À un taux de change même défavorable, Elliot pouvait désormais s’offrir facilement une propriété respectable à Londres — où, à la faveur d’une récession économique brutale, les prix de l’immobilier avaient commencé à baisser et où il était peut-être en effet possible de dénicher une maison à vendre. Pour l’acquérir, il pouvait mettre bout à bout non seulement son héritage, mais aussi son pécule en livres sterling à la NatWest, ainsi que ses économies aux États-Unis s’élevant à trente-sept mille dollars, sans oublier un chèque de 269,13 dollars qui n’avait jamais été encaissé.

 

Lionel Shriver, « Propriétés privées », traduit de l’américain par Laurence Richard, © Belfond, 2020.

En librairie le 20 février.


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