Poésie

Poèmes

Poète

Hugh MacDiarmid, poète écossais mort en 1978, fut exclu du National Party of Scotland parce que communiste et, symétriquement, du Communist Party of Great Britain pour cause de nationalisme. Cet auteur moderniste, méconnu voire inconnu en France, cultiva le paradoxe politique et fut un ardent défenseur du mouvement artistique de la « Renaissance écossaise » — et à ce titre expérimenta une langue composée de divers dialectes écossais. Mark Hutchinson et Antoine Jaccottet nous ont confié la traduction inédite de quelques-uns de ses poèmes. En voici huit, publiés entre 1925 et 1962, écrits en « Synthetic Scots » ou en anglais, comme « Sur une plage soulevée » (1934), l’un de ses poèmes les plus célèbres.

L’arc-en-ciel

 

Un soir d’été pluvieux et froid, après la tonte des brebis,

J’ai vu cette chose rare ;

Un arc-en-ciel avec sa lumière tremblante

Par-delà l’averse ;

Et j’ai pensé au regard farouche que tu as lancé,

Avant de mourir.

 

Dehors, la nuit était glaciale et sombre

— chez moi aussi.

Mais depuis, je n’ai cessé de penser

À cette lumière hagarde.

Et je crois avoir enfin compris

Ton regard d’alors, et tout ce qu’il signifie.

 

 

 

La pierre instable

Au plus profond de la froide nuit de moisson,

Le monde, comme une pierre instable,

Vogue dans le ciel ;

Et mes noirs souvenirs tombent

Comme un rideau de neige.

 

Comme un rideau de neige qui m’aurait empêché de lire

Les mots gravés dans la pierre

Si la mousse de la renommée,

Et le lichen de l’histoire,

Ne les avaient déjà recouverts.

 

 

Sur la tombe de mon père

La lumière encore sur moi, toi enveloppé de nuages,

Nous nous voyons aujourd’hui comme deux collines

De part et d’autre d’une vallée. Je ne suis plus ton fils.

C’est mon esprit, et lui seul, qui regarde,

Et l’immense obscurité que fut ta mort

Se dresse, et lui fait face de l’autre côté.

Qu’un homme en vie songe à un homme mort,

Et aucune pensée plus petite n’est possible.

 

 

Dans la brume du crépuscule

Allongé dans la brume du crépuscule

Dans un vallon entre les collines, je voyais

Lentement se former sur les tiges des bruyères

Des gouttes de rosée pas assez lourdes encore pour tomber.

 

Et je sentais que j’en étais encore là, hélas !

Vis-à-vis de Dieu ; toujours à attendre en vain

Qu’une seule goutte grise de son esprit

S’avive en quiddité parfaite.

 

 

Sur une plage soulevée

 

À James H. Whyte

 

Tout est lithogenèse — ou lochies,

Fruit carpolithe de l’arbre défendu,

Pierres plus noires que celles de la Caaba,

Pierres de Caen couleur crème, chatoyants éclats,

Céladon ou corbeau, bistre ou beige,

Glauques, chenues, enfoudrées, cyathiforme,

Auprès de quoi soleil et lune sont de simples facules,

Je vous étudie, rutilantes ou sombres, mais, faute

De cadrants pour vous ajuster, passe à nouveau

De l’optique à l’haptique, comme un aveugle

Vous effleurant des doigts, arête après arête, bosse après bosse,

Plans lisses, truités, plissures, fovéoles,

Exerçant en vain mes sens, infime angle d’attaque

Pour toutes vos cannelures et saillies,

Cavo-rilievo hachuré et brettelé du monde.

Pierres déictiques, fiducielles, chiliade par chiliade

Quelle bricole vous a entassées ici, stupéfiant cairn,

Quel artiste a fait poser la Terre en écorché, ainsi,

Pilier de la création engoulé en moi ?

Quelle éburnation vous accroît d’os humains,

Tout énergumène un Endymion encore ?

Toutes les autres pierres semblent présentes dans cette haeccéité,

Mais où, le roc Christophanique qui, un jour, bougea ?

Quel chant cabiréen s’élève de cette catasta ?

 

Il est rare qu’une conviction, qu’une préférence profondes

Puissent trouver les termes directs dans lesquels s’exprimer.

Aujourd’hui sur ce replat caillouteux

Je comprends très bien cette réticence songeuse,

Cet entêtement pas indigne d’éloge,

Ces échafaudages d’un sentiment critique inexpressif,

Ces pierres résolues à défendre la création

Contre charlatans et iconoclastes. Rien n’a bougé

Depuis que je me suis allongé ce matin, il y a une éternité déjà,

Sauf un oiseau. La porte la plus grande ouverte garde le mieux des intrus :

Partout présente comme la lumière, pas plus visitée que le soleil.

Les portes intérieures d’un oiseau sont toujours ouvertes.

Il ne sait pas les fermer.

C’est là le secret de son chant,

Quant à celles de l’homme, on peut douter qu’elles soient même entrebâillées.

Je regarde ces pierres et je sais peu de choses sur elles,

Mais je sais que leurs portes elles aussi sont ouvertes,

Toujours ouvertes, depuis bien plus longtemps ouvertes que ne peuvent
l’être celles d’un oiseau,

Que chacune d’entre elles a eu ses portes grandes ouvertes plus longtemps encore

Que tous les oiseaux du monde, pour ne rien dire de celles des hommes,

Bien que par elles aucun homme ne puisse voir,

Aucun homme, ni rien qui soit né depuis,

C’est-à-dire tout ce qui existe sur terre.

Moi aussi, en m’allongeant ici, j’ai congédié tout le reste.

De ces pierres, c’est du pain désespéré que je tire, ma seule nourriture,

De ces pierres, qui sont à la terre ce qu’est à la lumière

Le soleil sans voile, qu’aucun homme ne doit voir.

J’aurais honte de faire appel à un public plus facile

Ou, l’ayant fait, de m’impatienter de sa réponse.

Je ne suis pas plus indifférent ou mal disposé envers la vie que la mort ne l’est ;

J’aimerais l’accepter tout entière comme le fait la terre ;

Déjà je sens périr en moi tout ce qui peut périr

Comme tant de choses ont péri et périront encore dans ces pierres.

Je dois commencer avec ces pierres comme le monde lui-même a commencé.

 

En viendrais-je à l’oiseau plus vite que la course du monde ?

À l’oiseau, et à moi-même, un homme ?

Et si je le faisais — et si j’allais plus loin encore ?

Je n’aurais fait qu’un peu de chemin pour revenir ensuite

Et ce serait comme un progrès frauduleux et éphémère,

Un progrès de charlatans, d’iconoclastes. De même que ces pierres

Ont presque tout rejeté de l’évolution, qui les a laissées intactes,

(Est-il rien à venir qu’elles ne rejetteront pas ainsi ?)

De même la vie des hommes, dans leur masse,

Est encore semblable à celle de leurs premiers ancêtres.

 

Les affrontements physiques ou la guerre psychologique

Liés au fait d’aimer, de se nourrir,

Font ressortir chez l’animal les motifs les plus audacieux et brillants,

Dissimulés d’ordinaire par l’habitude.

Il y a une brusque révélation de couleur,

La saillie d’une crête.

L’ornement qui s’éploie,

— Mais pas de principe général à tirer

De ces fragments étincelants que l’on voit,

De ces cloches d’écume sur les courants souterrains de l’être.

Le corps des animaux, comme toute substance visible,

Doit avoir forme et couleur, et celles-ci dépendent

En premier lieu de sa composition chimique, sa structure physique, son mode de croissance,

Ses rythmes psychologiques, et des autres facteurs en jeu,

Mais leur fonction réelle est une tout autre question.

Des animaux aux couleurs éblouissantes se cachent au fond de l’océan.

La taupe, la saison venue, prend une riche coloration sexuelle

Sous terre ; presque tous les animaux gardent des couleurs

Plus vives au dedans qu’au dehors.

Ce que montre le visible n’est rien à côté de ce qu’il est destiné à cacher,

Le sang qui embellit les joues d’une jeune fille

N’est pas moins rouge sous le visage pigmenté et velu d’un gorille.

Quelle que soit la variété des formes et des fonctions que la vie semble avoir déployées,

Elles finissent toutes par reprendre l’aspect de la pierre.

Ainsi, le meilleur accès aux stades intermédiaires, nous pouvons le trouver

Au lieu d’où nous venons et où nous retournons tous.

Il n’y a pas de fioritures dans cette basse continue.

 

Nous devons rester humbles. Nous sommes si vite déconcertés par les apparences

Que nous ne voyons pas que ces pierres ne font qu’un avec les étoiles.

Il leur est indifférent d’être hautes ou basses,

Au sommet d’une montagne ou au fond de l’océan, palais ou porcherie.

Il y a beaucoup de bâtiments en ruine dans le monde mais pas de pierres ruinées

Nul visiteur venu des étoiles

Qui ne leur soit semblable.

— Même, il est facile de trouver ici une spontanéité,

Une adaptation à la vie, une capacité

À la traverser avec l’aisance proche de l’allégresse,

Naturelle, édénique, d’une fille de la campagne

Qui, riant au soleil, vierge de toute passion

Sent dans le rebond de ses seins s’éveiller des forces

Capables de l’unir au flux de la vie terrestre qui l’entoure,

Mais sans avoir encore, comme ma Muse, cette ampleur de champ,

Ce rythme plus divin, pleinement à l’unisson

Avec la terre, traversant le Ciel avec elle, comme le font les pierres

Et comme nous le ferons tous bientôt.

Mais on a tort de se laisser aller à ces images

Au lieu d’accepter simplement les pierres.

C’est une piètre entreprise que de vouloir rabattre

La fureur ardue des pierres aux futiles rêveries des hommes,

À tout ce qui craint de pousser des racines dans la terre commune,

Comme il le lui faudra bientôt, à moins d’être transi jusqu’au cœur,

Comme il le sera — sans s’en porter plus mal pour autant.

L’impatience n’est pas un bon titre à l’immortalité.

Avoir le sang chaud ne sert à rien, quand il s’agit d’éternité,

Il est rare que des promesses, même accomplies,

Puissent longtemps soutenir un regard clair et pénétrant.

Mais une émotion transie est une émotion que l’on maîtrise ;

Voilà le chemin de la certitude :

Se préparer raisonnablement pour l’heure où la raison ne sera plus d’aucun secours.

Il est essentiel de connaître le point où se figent toutes les objections

Qui s’insinuent dans l’esprit, le combat des idées opposées

Qui donne la victoire aux plus fortes et aux plus universelles

Sur toutes les autres, et de le mener à son terme

Avec de plus en plus de liberté, de précision et de recul,

Un recul qui va à l’encontre de nos instincts et se moque de nos désirs.

Toutes les autres choses au monde s’annulent, s’équivalent, sont susceptibles

D’être remplacées par d’autres (de même que toutes les idées

Qui aujourd’hui tourmentent les hommes auront perdu de leur vigueur

D’ici quelques années pour être remplacées par d’autres — de même que toutes les religions,

Tous les sacrifices matériels et les contraintes morales,

Qui, en vingt mille ans, n’ont pu nous rapprocher de Dieu

N’ont aucune incidence sur les ajustements bien ordonnés,

Inaccessibles à toute connaissance perceptive,

Qui se font en permanence sur terre et dans les régions inconcevables qui l’entourent ;

Cet enchevêtrement précaire, la vie ; cette réalité volatile mais déterminée ;

Cette vibration intense dans les pierres

Qui nous les fait paraître immobiles).

Mais le monde ne peut se passer des pierres.

Elles seules ne sont pas redondantes. Rien ne peut les remplacer

Sinon une nouvelle création de Dieu.

 

Maintenant je dois entrer dans ce monde de pierre.

Ratchel, stries, mosaïque des tessères,

Innombrables nuances de gris,

Formes innombrables,

Et, par-dessous, une stupéfiante unité,

L’infini mouvement qui visiblement se défend

Contre les assauts de l’eau et des intempéries,

Toutes ses forces mobilisées simultanément,

Sur toute la longueur du front universel,

Toujours à l’extrême de ses forces,

Le fondement et la fin de toute vie.

Je les approche avec les vieux mots nordiques — hraun

Duss, ronis, queedaruns, kollyarum ;

Elles hvarf de moi dans toutes les directions

Sur le hurdifell — klett, millya, hellya, hellyina bretta,

Hellyina wheeda, hellyna gro, bakka, ayre, —

Et me laissent un monde en kolgref.

 

Ce n’est pas ici un amas d’images brisées.

Que l’homme trouve la foi qui édifie les montagnes

Avant de chercher la foi qui les soulève. Il ne peut espérer

Survivre à l’effondrement des montagnes,

Qu’il ne verra pas plus qu’il ne les a vues naître,

À moins d’être plus concentré et plus déterminé,

Plus fidèle à lui-même, et avec plus de raisons de l’être,

Que ces pierres. Et aussi inamovibles qu’elles.

Leur unique souci est que ce qui peut être ébranlé

Soit ébranlé, et disparaisse,

Que seul subsiste l’inébranlable.

Quelle hardiesse chez l’homme qui puisse un tant soi peu se comparer à ça ?

Il faut prendre position, et s’y tenir.

Ces pierres traversent l’homme, et vont droit à Dieu, s’il en est un.

Que n’ont elles déjà traversé ?

Empires, civilisations, éons. En elles seules,

Et en rien d’autre, Sa création peut se confronter à Lui.

À peine sorties de l’eau, elles se sont arrêtées pour toujours.

Le soleil, ce paresseux folâtre, n’a plus eu pour jouets depuis

Que de simples sous-produits ;

La lune fait mouvoir les eaux en avant, en arrière,

Mais impossible de faire avancer d’un pouce ces pierres,

Ni de ce côté de l’éternité, ni de l’autre.

Qui croirait que Dieu est plus facile à connaître qu’elles ?

Qu’il essaye de toucher l’homme davantage, ou autrement, qu’elles ?

Ces pierres auront plus tôt fait de venir à nous que nous à elles

Froides, impassibles, éternelles, sublimes.

À tous les torrents de la vicissitude

Elles opposeront toujours une paix plus que romaine.

Je n’ai plus l’horreur physique de la mort.

Je suis prêt à partager avec tout le reste,

Le soleil et l’ombre et le vent et la pluie

Et la vie et la mort, même si elle est aussi nue que ces pierres,

Dans quelque ordre que décrétera la nature ;

Mais, pas encore indifférent à la lutte,

Ni à l’ataraxie que pourrait induire

Le fatalisme, c’est à une question plus profonde encore, plus profonde même

Que celle du suicide, que je me trouve confronté ici.

C’est la réalité qui est en jeu.

L’être et le non-être, à armes égales

S’affrontent pour elle, le non-être encore invisible

Mais toujours, semble-t-il, sur le point de se découvrir —

À moins que ce ne soit sa sourde contagion qui engendre

Cette folie dans mon cerveau toujours à vif,

Pour ensuite, par un mouvement caché qui lui est propre, me conduire

Comme dans une vision esthétique, au point supposé

Où, par la logique de la mort, tout se recompose,

Objet et image ne faisant qu’un, délivrés d’une séparation

Qu’à tort je perçois encore parfois entre cette plage et moi.

Ce qui nous advient

Est sans importance pour la géologie du monde,

Mais ce qui advient à la géologie du monde

N’est pas sans importance pour nous.

C’est nous qui devons nous réconcilier avec les pierres,

Et non les pierres avec nous.

Ici l’homme doit se défaire des entraves qui amortissent

Son contact avec les choses élémentaires, de ces vétilles

Qui semblent indissociables d’une vie humaine, pour entrer seul

Dans un monde plus simple et plus sévère, d’une beauté plus oppressante,

Un monde austère et enivrant ; la première gorgée vous suffoque ;

Peu y survivent. Il me remplit d’un sentiment de perfection formelle,

La fin perçue dès le commencement, comme dans un chant.

Un chant ne donne jamais l’impression

Qu’il n’a aucune raison de cesser,

Mais la forme apparentée dont j’ai conscience ici

Est le commencement et la fin du monde,

Le chef-d’œuvre inconnu, la musique des sphères,

L’Alpha et l’Oméga, la Parole Omnipotente.

Le silence de ces pierres est celui du suprême pouvoir créateur,

Avec cette façon d’œuvrer, franche, imperturbable,

Qui seule conduit à la grandeur.

Quelle expérience un homme a-t-il pu cristalliser,

Quel poids de conviction accumuler,

Quelle profondeur de vie soudain percevoir

Lors d’un instant quasi surnaturel,

Pour en faire un symbole auquel se mesurer —

Avec une telle résolution, une telle impassibilité spartiate ?

L’époque est frénétique et confuse,

Une touffe de mauvaises herbes sur le site d’un immeuble démoli.

Comment nous y opposer,

Imperturbables, impénétrables, dans le monde tout en n’y étant pas,

Gardant le silence sous les tourments qu’il nous inflige,

Avec toujours le même centre,

La même unique inspiration, des fondations fermes et invariables ;

Par quel immense déploiement de volonté,

De discipline, de courage, d’endurance inouïe,

Par quelle purification de soi, quel refus de l’humain,

Être nous-mêmes sans interruption,

Adamantins et inexorables ?

Il sera de plus en plus nécessaire de trouver,

Dans l’intérêt de l’humanité tout entière,

Des hommes capables de rejeter tout ce que les autres

Pensent, de même qu’une pierre

Reste essentielle au monde, indissociable de lui,

Alors qu’elle rejette toute autre forme de vie.

Les grandes œuvres ne s’accommodent pas de la soumission à la foule.

— Oui, la vérité que nous cherchons est aussi libre

De tout ce qui a été pensé qu’une pierre l’est de l’humanité.

En ce lieu sans flou ni hésitation,

Un peu de cette force nécessaire est entrée en moi.

J’attends toujours de voir une manifestation de l’esprit humain

Digne d’échapper, ne serait-ce qu’un instant,

À une nouvelle pétrification — pour s’en tirer, si elle peut.

Tout est lithogenèse — ou lochies ;

Et je ne peux rien souhaiter de mieux,

Une grande familiarité avec l’imaginaire des hommes

Me convainc qu’eux non plus n’en sont pas capables

(Sinon, leurs désirs seraient aussitôt exaucés,

— En attendant, les choses doivent rester ce qu’elles sont)

Mais bien sûr je garde toujours l’esprit ouvert,

Un esprit aussi ouvert que la tombe.

Vous direz peut-être que la vérité ne se laisse pas écraser,

Qu’on peut déverser sur elle tout le poids du monde ;

Et pourtant, sous des formes chétives, distordues, fantasques peut-être,

Elle resurgira ; elle se fraiera un chemin

Par quelque fissure inattendue ? Regardez bien cette plage.

Quel signe de vie rudérale ou rupestre y a-t-il ?

Quelle floraison pour confirmer de telles crédulités ?

Faites surgir de cette plage une férule

Et je vous écouterai ; en attendant,

C’est vous qui devez m’écouter — on n’écrase pas la Vérité ;

C’est elle qui écrase, gorgone qui pétrifie tout.

La difficulté est de la reconnaître ?

Vous n’y aurez aucun mal le moment venu.

Ce n’est pas avec moi qu’il faut discuter, mais avec ces pierres.

La vérité, elle, n’a aucun mal à se connaître.

La voilà. La dure réalité. Les faits inattaquables,

Voilà quelque chose à digérer.

Avalez déjà ça, et l’on verra s’il vous reste de l’appétit

Pour un monde au-delà.

Dans la première et l’ultime croûte terrestre, je vous porte en toast

Les rochers tintant dans les mers spiritueuses.

 

Ô nous de peu de foi,

De même qu’à un philistinisme d’époque qu’ils croyaient irrémédiable,

Les romantiques tendaient à opposer, non pas une volonté virile, mais une attente sans fin,

— oui, comme tout penseur ou écrivain

Devant l’indifférence des masses —

Ainsi la plupart des hommes à l’égard des pierres,

Même ceux qui jonglent en vain avec leur lexique de lapidaires, de maçons, de géologues,

Et toute leur science des pierres,

Alors que ces pierres présentent beaucoup plus de différences de couleur, de forme et de taille

Que la plupart des hommes à mes yeux —

Même ceux qui, à partir de ces mornes surfaces,

Élaborent des théories précises pour d’immenses distances.

La culture humaine tout entière n’est qu’un Goliath

Que fera chuter la moindre de ces pierres.

Même les arguments les plus fous

Finiront bien par prendre un certain poids,

Et tous ceux qui parlent à la légère doivent savoir

Que, pour accroître leur éloquence, ils auront, tel un caillou de Démosthène,

La terre entière à rouler dans leurs bouches.

 

Je me suis épris du désert, enfin.

Le lieu de la suprême sérénité est nécessairement un désert.

Ma disposition me porte aux questions spirituelles

Soumises à une clarté inhumaine ; rien ne doit s’interposer

Entre ma sensibilité et cette réalité stérile mais belle ;

La terrible clarté de cette « vision d’un homme affamé »

Que seules ces traces d’une fièvre éphémère

Feront varier, la troublant certes,

Mais de manière à ce qu’elle devienne, un instant,

D’une clarté surhumaine, menaçante — le reflet

D’une lumière intense dans un cristal flamboyant.

Une culture exige du loisir, et le loisir présuppose

Un rythme de vie librement choisi ; la capacité d’être seul

En est l’épreuve ; c’est à cela que le désert nous reconnaît.

Il ne s’agit pas d’échapper à la vie

Mais, au contraire, d’acquérir la force nécessaire

Pour exercer la solitude, l’indépendance, des pierres,

Et cela ne se peut qu’en sachant que notre fonction demeure,

Aussi isolés que nous puissions paraître, pas moins fondamentale à la vie que la leur.

Nous avons perdu les assises de l’être,

Nous n’avons pas bâti sur le roc.

Pensant à toutes les hautes régions

Auxquelles l’esprit de l’homme se trouve confronté, je sais qu’elles sont aussi dépourvues

De toute soi-disant culture que la moindre de ces pierres ;

De toute la littérature, ce qui survit n’est même pas

Un simple brin de scriota qui pousse

Sur un rocher — (aussi intéressante qu’elle puisse paraître,

Comme la découverte par de Bary et Schwendener

De la nature double des lichens,

De la symbiose entre tel champignon et telle algue).

Je prends une de ces pierres et je tiens dans ma main

Le commencement et la fin du monde,

Moi-même, et, telle que je ne l’avais jamais vue,

La main vide de mon semblable,

L’humanité qu’aucune culture n’a pu atteindre, la foule.

Notre tâche impossible, intelligentsia, notre tâche impérative !

 

« Ah ! dites-vous, si seulement une de ces pierres pouvait bouger

— Ne fût-ce que d’un pouce — de son propre gré.

Voilà la résurrection que nous attendons,

— La pierre soulevée du tombeau du Seigneur.

Je sais qu’il n’y a pas de pesanteur dans l’espace infini,

Pas d’imperméabilité dans l’infini du temps,

Mais il est aussi difficile de comprendre, et de garder patience ici,

Que de savoir que le sublime

Appartient à ces pierres autant qu’à nous, n’est pas plus limité

Aux hommes que celui des hommes à quelques phares parmi eux. »

(Les masses aussi ont mendié leur pain auprès des pierres,

Des pierres humaines, elles-mêmes incluses,

Pour l’obtenir, non pas de leurs semblables,

Mais de pierres comme celles-ci… et encore.)

Ô intellectuels coupés du monde, pas une pierre ne bougera,

Pas la moindre d’entre elles, même d’une fraction d’un pouce.

La réalité de la vie n’est pas difficile à connaître,

Elle est plus proche que tout et plus facile à saisir,

Mais il faut y participer pour la proclamer.

— Je soulève une pierre ; c’est le sens de la vie que j’empoigne,

Qui est mort, car c’est là le sens de la mort ;

Comment, sinon, un homme peut-il participer

À la vie d’une pierre,

Comment, sinon, se rendre suffisamment proche de la création, suffisamment seul,

Jusqu’au jour où, comme la pierre qui le recouvre, il gît muet

Et la pierre à l’entrée du tombeau n’est pas renversée ?

— Chaque pierre sur cette plage soulevée,

Chacune des pierres du monde,

Recouvre la mort infinie, hors d’atteinte

Des morts qu’elle recèle ; et rien encore ne peut l’écarter,

Rien laisser surgir aucun d’entre eux, comme autrefois

L’amour fit bouger une pierre

(Non pas qu’un tel exemple

Me soit vraiment nécessaire.)

Ayons donc méfiance de la mort ; les pierres

Finiront bien par prendre leur revanche ; nous ne savons plus les aborder,

Mais bientôt nous serons pareils à celles que nous avons trahies,

À notre tour nous serons scellés dans nos tombes,

Comme notre indifférence, notre ignorance, les ont elles-mêmes scellées.

Mais n’ayons pas peur de mourir.

Les pierres ne sont pas plus lourdes, ni plus froides, dans la mort,

Pas plus silencieuses, ni immobiles,

Qu’elles ne le sont dans la vie aux yeux des hommes.

Il n’est pas plus difficile dans la mort qu’ici

(Même si les forces qui nous feront lever du tombeau

Sont aussi lentes à s’accroître que les pierres)

De se faire une vie digne d’être vécue ;

Et dans la mort, contrairement à la vie, nous ne perdons rien qui vraiment nous appartienne.

 

Diallage du débat du monde, et de la longue auxèse,

Bien qu’aucune ébrillade de Pégase ne puisse me secourir,

Je préfère vos caractères enchoriaux — futhorc du futur —

À tous les autres hiéroglyphes de la Nature.

Le chant, ton apprenti encrinite, semble balayer

Le Ciel d’un dernier mouvement d’entroque

Et, sur le mot même qui l’a inaugurée, clôt

De la terre la vaste épanadiplose.

 

 

Parfaite

 

Sur le littoral ouest de South Uist

(Los muertos abren los ojos a los que viven)

 

J’ai trouvé le crâne d’un pigeon sur le rivage

L’ossature était d’un blanc pur, sèche et crayeuse,

Mais parfaite,

Sans fêlure ni défaut.

 

À l’arrière, s’élevant au-dessus du bec,

Comme des bulles d’os fin, deux dômes jumeaux

Presque transparents. Le cerveau, jadis, y logeait,

Qui gouvernait l’inclinaison des ailes.

 

 

Burak

 

Dès que je vois venir un poème, je travaille

Avec la plus grande économie d’effort.

La vieille selle Visalia, balafrée, est réduite

À l’essentiel — les petits quartiers, taillés,

Ne dépassant qu’à peine de l’arçon — les étriers

Coupés à ras des rosettes. Pas de pendants,

Et les deux étrivières gainées de cuir vert

Pour maintenir les étriers en place.

Un lasso et un licol

Parachèvent mon équipement.

— Et, croyez-moi, je vais tout faire

Pour le dompter.

 

Or toujours et toujours, il en ira pour moi

Comme pour Mahomet à Jérusalem

La nuit de lailat ul mi’raj, lorsqu’il monta au Paradis

Sur un mulet fabuleux nommé Burak.

 

 

Des cristaux couleur de sang

 

Je me souviens, il y a longtemps, d’avoir trouvé

Des cristaux couleur de sang dans une pierre brisée.

 

J’avais ramassé un éclat de roche compacte

Et le tournais dans tous les sens.

Il était plus lourd qu’on aurait pu croire,

Étant donné sa taille. Une de ses faces était pétrie

De calcaire brun. Mais le reste

Était une sorte de quartz dur, d’un gris verdâtre,

À peine accentué de taches plus sombres.

Et ce quartz était parcouru de veines et de perles

Du plus beau rouge magenta.

 

Et je me souviens plus tard, d’avoir vu

Comment on tire le mercure du cinabre

— Le double anneau de fer des marteaux-pilons

Allait et venait avec une précision monotone

Comme les pattes multiples d’une araignée terriblement symétrique,

Décrivant toujours le même cercle

Et frappant sans cesse à grands coups verticaux

Avec une force assourdissante.

Plus loin, un autre convoyeur retirait du fond

Le minerai broyé pour le hisser jusqu’à une ouverture,

En haut d’un gigantesque fourneau gris-blanc.

 

Ainsi, je pense à la façon dont on extrait le mercure

Chaque fois que je compare le souvenir vivace que j’ai de toi

À ton corps bien aimé qui pourrit ici sous la terre

— Et je sens de nouveau se libérer en moi

Les torrents éclatants de l’allégresse, du naturel et de la foi

Que tire de toi ma mémoire, en tournant sa roue.

 

Traduction par Mark Hutchinson et Antoine Jaccottet.

Hugh MacDiarmid, « Complete Poems », Michael Grieve et W. R. Aitken éd., vol. I et vol. II, Manchester, © Carcanet Press Limited, 1996.


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