Récit

L’histoire de personne (Questions autour d’un accueil)

Ecrivain

S est arrivé du Sénégal via la Libye, et en France a trouvé l’hospitalité dans une petite ville de province grâce à un réseau d’accueil. Et puis, accusé de viol et objet d’une vengeance populaire, il en est parti du jour au lendemain. Aucune plainte auprès de la police, des on-dit et des SMS, une scène dont la vérité est indéterminable. Loin de juger qui que ce soit, l’important est de poser une question : « seul.e.s avec nos questions d’accueil, puisque les États européens ont renoncé, que risquons-nous et que faisons-nous risquer aux valeurs que nous défendons, aux droits fondamentaux que nous désirons protéger ? » Marie Cosnay, dont on connaît l’engagement dans les réseaux d’accueil, invite à ce retour sur soi, par les moyens d’une langue qui sait suspendre le jugement.

Des petits étaient en route, qui faisaient des pas de géants, pour moi le détroit de Gibraltar, c’est une piscine, les routes étaient empêchées, on mourait au désert et dans la mer, nous avions la certitude que cela ne pouvait pas durer, que nous ne pouvions pas continuer de choisir, de notre côté du monde, la mort de la population qui se déplaçait et se déplacerait, parce qu’elle n’avait pas la possibilité de faire autrement, sans visa.

Nous accueillions dans nos réseaux qui se constituaient ceux et celles qui venaient d’échapper à la mort, dans leurs pays ou sur la route.

Des enfants (ou presque) disaient avoir pris le chemin de l’aventure. Un monde se partageait ainsi : ceux qui ne prenaient plus depuis longtemps le chemin de l’aventure et ceux qui l’avaient pris. Les premiers ne pouvaient que s’incliner. Ceux qui l’avaient pris, le chemin de l’aventure, quelles que soient les raisons de le prendre, étaient en voie de séduire celles et ceux qui ne le prendraient jamais. Certes, les peurs des sédentaires étaient excitées, elles l’étaient depuis de nombreuses années. N’empêche, nous le constations au quotidien, le désir était plus fort que les peurs. Quoi que cache ou accompagne le désir. Là-dessus il nous faudrait travailler.

D’un côté, on aurait dit que les peurs s’emballaient, nous étions horrifiés de voir de plus en plus de votes extrémistes en Europe. De l’autre, autour de nous, ici ou ailleurs, on constatait le contraire : de plus en plus de gens résistaient aux peurs suggérées, ils accueillaient.

Cet été 2019 : réaliser que l’Europe a réellement peur à ses frontières. Qu’elle a fini par s’empoisonner elle-même de la peur qu’elle a voulu insuffler. Que réellement, l’Europe protège son mode de vie. Elle le fait avec des moyens guerriers (technologiques, armés). Elle protège ses frontières ? C’est qu’elle les juge attaquées. Cet été 2019, penser que c’est d’une guerre défensive qu’il s’agit, une guerre qui ne dit pas son nom et essaie même de conserver des apparences d’humanité, des règles propres aux temps de conflits, les « lois de la guerre » : faire débarquer, des bateaux de sauvetage, bloqués honteusement, et illégalement, à quelques miles des côtes, les malades, au compte-goutte. À cette guerre qui n’est pas nommée, le droit résistait, les tribunaux italiens, les procureurs. Les citoyens, les réseaux, et le droit résistaient.

Nous accueillions donc, dans nos réseaux. C’était franchement contre la noyade de l’Europe. J’ai adoré ça. J’ai adoré que nos réseaux, comme on disait, en figure des réseaux du passé et en imagination d’à venir, inspirent de proche en proche, de collectif à collectif, de village à ville, de maire à député, une idée simple : le monde fond et flue à flots mais il s’agit de pouvoir y circuler, de pouvoir s’y abriter, même provisoirement.

Vingt personnes dérivent sur une embarcation sans moteur. Huit se sont noyées hier soir. Soixante-quatre ont été repêchées et n’ont pas de port en Europe.

Ici, des familles se bricolaient en l’absence de tout cadre institutionnel ou générationnel. Des familles nouvelles soufflaient sur les liens d’antan, voici ma famille de Guinée, bienvenue. La vieille famille, on y mettait de l’air.

À l’été 2018, on a retenu la date, les premiers bateaux sont refusés, par l’Italie et Malte. Depuis, l’Espagne s’y est mise, qui empêche deux bateaux, l’un catalan, l’autre basque, de partir en sauvetage[1]. Un an avant, le monde s’offusquait de redécouvrir l’esclavage, l’esclavage à l’ancienne : des noirs enchaînés, vendus sur des marchés. Ça se passait en Libye, on a déjà oublié.

L’été 2019 n’a été qu’une longue suite d’empêchements, empêchements italiens, européens. Un bateau est resté des jours et des jours à la dérive devant un port sûr, bloqué par l’ex-ministre de l’Intérieur italien, malgré une décision de justice.

On était au mois d’avril ou mai quand j’écrivais : récemment, non contente, liée par les accords Dublin, d’empêcher les personnes fuyant leur pays de demander l’asile dans le pays dont ils parlent la langue et de les contraindre à le demander dans le premier pays où ils sont arrivés, à moins qu’ils aient échappé à la prise d’empreintes, pourtant exigée par ces mêmes accords, si bien qu’il n’y aurait pas moyen, si la machine ne s’enrayait, c’est-à-dire si l’Italie et l’Espagne, la Grèce faisaient diligence, de demander l’asile ailleurs qu’en Italie, en Espagne ou en Grèce, non contente donc d’empêcher et de forcer, au mépris même de la logique comptable qui est la sienne le reste du temps, l’OFII, l’office français de l’intégration et de l’immigration, distribue des avertissements : le demandeur d’asile de telle région ne pourra se déplacer librement dans une autre.

On le savait déjà, mais chaque pas, chaque nouvelle restriction heurtant le sens commun (ou le sens logique) et fabriquant lentement mais sûrement quelque chose comme un droit nouveau et aberrant pour quelques-uns, c’est-à-dire du non-droit, c’est-à-dire du non-sens, chaque pas nous rendait un peu plus fous.

À l’été 2019, l’OFII s’illustre en mettant au point des cartes de paiement pour les demandeurs d’asile, les empêchant de retirer de l’argent liquide.

Les mêmes populations, enfermées sans délit, retenues jusqu’à dix-huit mois en Europe, sans choix de pays ni de région, les mêmes populations qu’on se trouve légitime à ne pas chercher à sauver de la noyade alors qu’on sauverait un chien. Les mêmes populations, enfermées et torturées, livrées aux bourreaux, dans des centres informels de Libye, les mêmes populations, auxquelles l’Europe promet l’asile, dans les centres moins informels financés par l’Union européenne, entassés dans des conditions insupportables, sans espoir, puisque la relocalisation en Europe, c’est deux mille personnes chaque année, pas une de plus. Les gardes-côtes libyens les renvoient en enfer quand ils tentent, prenant tous les risques, d’y échapper. Six mille personnes enfermées, dans des conditions épouvantables, dans le camp de Samos en Grèce, prévu pour en recevoir six cents, enfermées sans autre espoir que de tomber malade pour le droit d’être transférées ailleurs.

Le bilan d’un monde clivé, savoir de quel côté du clivage on est (même si on y est mal), répondre de la manière qu’on a de se tenir de ce côté ou de ce côté du clivage, comment faire avec ça.

L’immensité des questions, « avec qui je veux vivre, comment on veut vivre ? », ou : « est-il légitime de me demander avec qui je veux vivre ? »

Ici, des familles nouvelles se composaient. Des gamins sans parents entraient dans des familles. On tentait d’aider ces enfants à trouver des solutions institutionnelles, les solutions institutionnelles se raréfiaient.

C’est ainsi que parfois, des parents s’improvisaient.

Des familles grossissaient d’enfants nouveaux.

Il est trop tard pour enfanter, n’empêche.

Exemple, Sara, dans la Bible.

L’enfant, dans l’Évangile, qui revient de loin, pour la petite histoire après qu’il a dilapidé la fortune paternelle, est fêté alors que celui qui est resté là, près du père, sagement, ne reçoit pas les mêmes hommages. Si l’enfant ancien, celui qui n’a pas bougé, perd la moitié de son bien devant l’enfant qui vient du risque, c’est beau. Il n’y a jamais à peser, on ne peut pas compter, jamais.

Bien sûr, quelque chose nous soufflait qu’il fallait prendre soin de ce désir-là, de donner, d’accueillir, qu’il fallait en interroger les ressorts.

Les arbres boivent en haut, ça descend, ça leur descend dans les pattes. Cette idée était douce, à l’orée de la nuit.

Septembre 2019. Accueillir, c’est la question, pourquoi et comment, qui accueille, qui accueille qui. Je pensais : si on a peur pour cette partie du monde qui part à l’aventure, sans visa, on pose aussi, en même temps, la solitude effroyable de ceux qui, immobiles, les regardent passer.

La solitude effroyable de ceux qui mouraient et la solitude de ceux qui regardaient, impuissants, mourir.

Page 188, Politiques de l’amitié, Jacques Derrida : « Qui peut me mettre en question ? Moi seul. Ou mon frère. » « Ou bien, entre l’oscillation de l’alternative ou l’équivalence de l’équation. » Si c’est mon frère, c’est moi. On a pas mal d’histoires de frères ennemis, chez les Grecs, chez les juifs. Mon frère ou moi. Équivalence ou exclusion. C’est l’un ou l’autre, c’est-à-dire l’un à la place de l’autre, tellement l’un est l’autre. L’amour et la capacité de tuer, en même temps.

De l’autre, qui vient chez moi, je fais parfois un frère, un fils. De l’autre, étranger, lointain, qui n’est pas venu chez moi en réalité mais s’y trouve, je fais le plus proche. Tout autre et à ma place. Il n’est pas un invité, sa présence n’est pas limitée dans un temps et un cadre définis. C’est-à-dire que je fais de lui quelqu’un que j’attendais depuis longtemps. Il n’a rien et justement, il est tout. Il a vécu au XXIe siècle des aventures d’autres siècles. Il étonne mon rapport au temps et à l’époque. C’est peut-être pour ça qu’il touche au mythe. Il est mendiant – et dieu, peut-être. Je le remercie.

D’abord, il est tellement attendu. Ou plutôt : il a suffi qu’il vienne, il a suffi qu’il arrive pour que je me rende compte que je l’attendais. C’est une façon qu’il a de toucher mon rapport au temps. Son arrivée est au présent (il est arrivant, migrant), il cherche l’avenir meilleur, il touche mon passé : ce que j’attendais, je ne le savais pas. Lui que le futur définit est plus mon passé que mon passé.

C’est beau, je veux dire : l’étranger vient, il retourne comme un gant la question du propre, du soi, de chez soi, il est plus moi que moi.

« Il m’apprend tout. »

On l’a entendu.

Il est tout vulnérable : il faut lui donner tout.

Il est révélateur et hyper vulnérable.

Très fort, très puissant et très impuissant, les deux à la fois, ce qui le met en position intenable. Il ne se débrouille pas mal, lui, avec ses récits et ses bricolages, pour faire face à l’immense admiration et apitoiement (les deux) dont il fait l’objet.

Il faudrait penser quelque chose à propos de la frustration. L’immense frustration quand le combat s’épuise à force de nouvelles difficultés que les nouvelles lois, les nouveaux dispositifs engendrent. L’immense frustration s’assortit d’un immense besoin de puissance, comme par compensation. Je peux tellement rien que je ferai tout : t’aimer inconditionnellement, te donner toute la place.

C’est pour répondre justement à la frustration, inévitable, qu’on souhaiterait tellement théoriser l’impuissance, en vanter le talent.

Je pose égalité alors que le garçon n’a pas de famille, pas de toit, pas d’accès légal à une représentation. L’égalité radicale avec quelqu’un qui n’a rien et qui est tout, comment fait-on ? Il n’a rien, c’est un peu faux : il a pour lui la communauté de ceux qui comme lui sont accueillis, ça ne se joue pas par pays, ni par langue, la communauté. Plutôt par statut. Pourtant, ceux qui accueillent accueillent l’arrivant, chaque arrivant, comme isolé (et c’est d’ailleurs aussi ce que demandent les conseils départementaux quand les jeunes arrivants sont mineurs).

Qu’il soit isolé, seul, auréolé de son courage d’aventurier, de sa fragilité de solitaire.

Je pose égalité mais cet égal est sans droit. Je ne veux pas le savoir parce que je me sens au-dessus des droits. Je ne veux pas surtout voir qu’à défaut d’inégalité, il y a dans notre relation, un sacré déséquilibre.

Alors je dis : égalité.

Je pose : égalité.

L’autre, un égal, oui, mais un égal sans droit.

Que je protège, ou que j’ai à disposition.

L’autre est un égal par rapport au fait que je peux le mettre en question.

L’aimer, le mettre en question.

Dans les histoires bibliques, ou les histoires grecques, ça finit mal.

 

 

En novembre 2018, dans une ville solidaire, au cœur d’un réseau solidaire, un jeune homme sans droit, sans papiers, sans toit, bénéficiant jusque-là de l’hospitalité d’un groupe, a vécu une histoire d’amour, ou ce qui y ressemblait, avec une des filles du réseau solidaire. Ensuite, il a passé quelques nuits avec une autre. Qui a dit à quelqu’un qui l’a dit à quelqu’un qu’elle n’avait pas, en vrai, souhaité cela. Le groupe d’accueil a immédiatement, sans autre forme de procès, sans prendre aucun avis, organisé une séquence de vengeance populaire. Le groupe d’accueil a entouré, humilié, secoué le jeune homme, dans un bar associatif de la ville solidaire, l’a exilé et n’en a plus jamais parlé. L’a oublié. Ce jeune homme, nous le nommerons S, ici.

Il n’est pas question ici de défendre ni d’accuser qui que ce soit. Simplement, de poser une question inquiète : seul.e.s avec nos questions d’accueil, puisque les États européens ont renoncé, que risquons-nous et que faisons-nous risquer aux valeurs que nous défendons, aux droits fondamentaux que nous désirons protéger ?

Que risquons-nous et que faisons-nous risquer aux valeurs et droits que nous défendons si nous n’interrogeons pas nos besoins, désirs cachés, nos amours, nos raisons d’agir comme nous le faisons ? Si nous ne nous demandons pas avec qui nous voulons vivre, et à quelles conditions ? Si nous n’essayons pas de définir l’égalité radicale que nous disons souhaiter ?

Notre responsabilité politique est immense. Retour sur une histoire d’accueil.

 

Un an après les faits, l’histoire de S est devenue un fantôme. Elle a radicalement changé la vie d’une personne et elle a atteint aussi, je le crois, à sa façon muette et sournoise, un groupe qui refuse d’en parler.

L’histoire a révélé, l’espace d’un moment, l’envers du décor. Elle aurait pu nous aider à nous poser un tas de questions, nous n’avons pas su le faire.

Je raconterai pas à pas, fragmentairement et contradictoirement. Ce récit est un journal de découverte, à peine ravaudé, ici et là, d’informations acquises au mois de décembre 2018.

7 décembre 2018. La journée se termine par le mail d’Aurore qui dit que décidément, le militantisme, elle se disait bien, etc. Elle sous-entend que je serais à l’origine de l’appel qu’elle a reçu d’Adila, qui lui proposait de dire, pour l’émission « Les Pieds sur terre », ce qu’elle sait de S, ce qu’elle ne sait pas, ce qu’elle pense, comment elle a passé les mois vécus avec lui, avant. De dire l’émotion que lui a procuré l’affaire S, comme elle dit elle-même. Aurore pense que j’ai donné son contact à Adila et elle est en colère. Elle n’imagine même pas que S ait pu le lui donner lui-même.

Quand on parle, on ferme. C’est ainsi, pas autrement. On condamne. On compromet dès qu’on ouvre la bouche. Ou on déforme. On exagère. Je partage, dirait-on, cette crainte de parler avec S, avec Ahmed, avec Moussa. Avec Aurore, même. Aurore cède à la crainte. Dans son mail, elle dit qu’elle ne parlera pas. Qu’elle n’est pas témoin. Qu’il est malsain de dire. Les conditions sont particulières : il nous est clairement imposé le silence.

Dans mon cas, la crainte de parler rejoint la crainte d’écrire. Justement parce que je sais que j’écrirai. La crainte de parler et d’écrire, c’est-à-dire de faire la seule chose que je suis capable de faire, est une crainte habituelle, je m’en rends compte, je ne m’en rends compte qu’à présent, merci à l’affaire S, comme dit Aurore.

Même quand ce qui est décrit est enthousiasmant, les gens dont on fait le portrait ne se reconnaissent pas, trouvent les traits forcés, ou bien ceux qui n’y sont pas s’y reconnaissent, dans tous les cas tous y entendent, comme Aurore, des hyperboles et interprétations abusives. D’autres n’osent pas penser quelque chose, les regards deviennent furtifs. Quant à moi, c’est comme si je pensais : je vous ai aimés sur le papier mais je vous blesse, à vous défigurer ou vous intimider ainsi. J’aimerais dire : vous, ce n’est pas vous. Moi ce n’est pas moi. C’est ce que nous donnons, en un instant, alors que nous ne sommes que mouvements, vous et moi. Ce que nous nous donnons. Je jure que je ne recommencerai pas. Et puis j’oublie. Je recommence.

Mais quand ce qui se passe est tenu secret, est tabou, quelque chose qui provoque de la honte, ce n’est pas que ce n’est pas facile d’écrire : c’est impossible.

Cependant, tenter de comprendre l’histoire est pour moi la seule suite à donner à ce que nous avons voulu mener.

Qu’avons-nous voulu mener ? Il y avait ces passants, nous savions que nous étions capables de les accueillir, nous faisions à la place des États qui ne faisaient pas. Si on nous demandait pourquoi nous faisions ? C’était une évidence, les garçons arrivaient auréolés des périls qu’ils avaient traversés, nous tenions à dire que nous avions besoin de ça, besoin de l’air nouveau qu’ils portaient, nous étions en panne de risques et de périls, nous en avions besoin – comme nous avions besoin d’affirmer que politiquement nous valions mieux que ce qui se passait depuis des décennies – non, nous ne glisserions pas.

Ce qui s’est passé était prévisible. Cela reste pourtant invraisemblable. Essayer de comprendre l’invraisemblable est la moindre des choses, la suite logique de ce que ce que nous avons souhaité : faire en essayant de savoir ce que cela nous faisait, de faire.

Adila proposera demain son micro aux garçons, au club de foot de S, à celles.ceux qui voudront parler. On ne sait pas ce que fera le club de foot, qui a subi de grosses pressions, a dit l’entraîneur, pour se permettre, lors de l’affaire, il y a une quinzaine de jours, de garder S, qui était pourtant une chance pour lui – et dont le foot était la vie.

J’ai noté dans un carnet : ces garçons, citoyens de seconde zone, et ce sont les comités ou collectifs d’accueil aux migrants qui le leur signifient.

Décembre 2018. Les filles ont créé un climat de peur chez leurs hôtes, accueilli.e.s et accueillant.e.s, à tou.te.s elles ont demandé de bannir S comme elles, elles le bannissent. Elles passent des centaines de coups de téléphone. Placardent son image sur les réseaux sociaux. Certains garçons s’étaient arrêtés ici, séduits : ils préfèrent tenter d’autres villes.

Aurore, qui m’a donc écrit un mail pour dire que c’était malsain de parler, pense qu’elle n’hébergera plus, ça a été trop angoissant. Elle dira à Adila qu’il ne faut pas exagérer, on ne peut pas parler de justice expéditive. Un règlement de compte dans un local où on te fait rentrer par ruse puis par force, où on t’insulte, te fait tomber à terre, t’humilie ? Aurore est raisonnable, mesurée, douce, elle n’aurait jamais imaginé ça de S, comme quoi, dit-elle, on ne peut jamais savoir. Il était pudique, respectueux, il n’a jamais essayé quoi que ce soit. A-t-elle dit, avant de ne plus rien vouloir dire.

Chaque jour apporte à l’histoire une surprise, c’est tellement inattendu que je ne comprends pas comment je ne m’y suis pas attendue. Ou plutôt : je l’ai vu venir, je le sais maintenant, mais j’étais figée, comme le dit Ahmed, absolument figée. J’ai pensé l’impensable impensable – erreur.

Aujourd’hui, il faut faire la route et comprendre. S dit qu’Aurore, elle, peut-être, saurait évoquer les souvenirs avec justesse, avec justice.

Elle me réveillait, elle avait besoin de parler, on parlait jusqu’à trois heures du matin, jamais, jamais je n’ai tenté quelque chose. C’est vrai. Aurore a dit la même chose.

Clotilde aussi, quand elle venait en ville m’appelait, je sortais à n’importe quelle heure pour l’accompagner boire des bières. Je n’ai jamais jamais rien fait. J’étais au service, hébergé et aidé, on buvait des bières. Je voulais me reposer, il y avait l’entraînement, mais c’était le collectif, alors je sortais. Aujourd’hui je sais ce qu’elles veulent ces filles, je le sais parfaitement : elles veulent imposer. C’est le deuxième visage du collectif. On n’est pas un enfant, on est venus de loin pour une vie, pour une vie meilleure.

Ce qui me revient maintenant : comment S avait imaginé d’appeler telle hôte maman pour mettre entre elle et lui l’épaisseur d’un tabou – l’inceste.

Puis la question, dans la nuit, m’obsède : comment des filles, chacune avec son histoire (différente), ses qualités et ses défauts, comment des filles, cinq au départ, davantage ensuite, suivent-elles aveuglément un mot d’ordre, sans se poser de question, du moins sans poser la question de la présomption d’innocence, pas seulement comme l’article 11 de la déclaration de l’homme et du citoyen le prévoit, mais comme ce qu’on doit à un ami quand il est supposé avoir rompu le pacte qui rend l’amitié possible ?

C’est ma première question. Se ranger, toutes, comme une seule, derrière une parole de condamnation ? Qui prononce la parole de condamnation ? Les regards qui fuient, les paroles refusées, les retournements : de quoi a-t-on peur, de qui ? La question est angoissante et s’accompagne d’autres questions : l’accueil, par des hôtes de notre pays, sans tiers, d’étrangers perdus sur la route, entre pays de départ et sans pays de destination, sans communauté protectrice, peut mal tourner. La scène produite (un garçon noir, des filles blanches dont il dépend en tous points l’entourent, violentes ou mimant la violence après qu’elles l’ont accusé d’avoir violé une – ou plusieurs – filles blanches) a-t-elle été atrocement (inconsciemment) irrésistible ?

Parmi les rôles secondaires, il y a Milena, une étudiante étrangère. Elle ne veut pas, elle non plus, parler. Elle se fâche. Elle se sent harcelée. Elle n’a pas le temps. Elle va rater ses examens. Si on veut la faire parler, c’est son trimestre, son année, sa vie ici, son passé, tout, dit-elle, c’est tout qui sera fichu.

Elle écrit, très agacée, ceci, sur un souffle : oui, quelqu’un est venu me dire que S avait violé une fille comme j’étais en colère j’ai détourné une histoire en mentant pour le culpabiliser ensuite à partir de là il m’a expliqué sa version des faits mais je ne connais pas la fille qui l’accuse je ne connais pas la vérité je crois ce que S me dit c’est tout à partir de là je ne peux pas faire plus car je n’ai pas été confrontée directement à cette histoire ni aux personnes concernées je ne peux donc pas vous promettre la vérité car je n’ai que la version de S comme je vous l’ai dit si je peux aider plus faites-moi signe et j’ai besoin de travailler je suis désolée j’ai pas le temps.

Il y a donc un mensonge, au moins un, dans l’histoire. Un mensonge avoué, le seul, qui visait à salir S, par colère. Il y a le mensonge de Milena qui par colère (pourquoi ?) détourne une histoire (laquelle ?) pour salir S. Ce mensonge-là.

Une chose, encore. Ce sont les larmes. Celle-ci pleurait quand elle a tendu le piège. Au moment du piège, c’est-à-dire au moment où S est entouré de filles et de garçons inconnus qui sont venu.e.s lui régler son compte, celle-ci pleurait, dit S, ainsi qu’une autre, C. C avait eu une histoire d’amour avec S. Elle protestera d’ailleurs, au téléphone, quelques jours plus tard : moi, il ne m’a pas violée. Elle est là, C, dans le cercle de « défense offensive ». Elle est encore là le lendemain, cherchant partout S disparu, pour lui donner en mains propres le billet de bus qui l’exile, lui qui, déjà exilé plusieurs fois, a une fois de plus pris les devants. Quand S est, sans comprendre dit-il, piégé dans le bar associatif de la petite ville, C pleure.

Après, au téléphone, en manière de revendication, C : moi, il ne m’a pas violée. Dans ce bar de nuit, tandis que la bande le passe à tabac, elle le regarde en pleurant.

S’endormir, en tête les paroles de S et le grand rire d’Adila, : ça ne va pas, ça ne va pas, on ne peut pas raconter les choses comme ça, on ne peut pas les raconter comme les raconte S.

Qu’est ce que je peux faire si elles sont toutes amoureuses de moi, je ne peux pas sortir avec toutes les filles de la ville, qu’est-ce que je peux faire si elles sont toutes amoureuses, je ne peux pas être avec Clothilde, Magda, C, avec L, avec, avec, avec, qu’elles me le disent si elles m’aiment, moi je faisais semblant de ne pas voir, je ne pouvais pas être avec chacune des filles qui me demandaient, on éclate de rire – eh, garçon, dit Adila, toutes ces filles, calme-toi, mais c’est bien ce qu’on voyait pourtant, c’était exactement ça.

C’est pour ça qu’on est figé, comme le dit Ahmed, aujourd’hui, parce qu’on voyait et ne voulait pas voir, parce qu’on ne pouvait pas le penser alors qu’on le voyait, impossible de voir ça et impossible de raconter ça. On éclate de rire. Voilà bien où sont les pièges, les rets qui ficèlent ensemble les filles d’accueil, aux besoins d’air et de vie, les garçons qui parfois faisaient semblant de ne pas voir que les filles avaient soif d’eux, parfois étaient d’accord pour savoir, et tous les autres, qui aujourd’hui ne veulent toujours pas savoir. Tous, dans les mêmes rets.

Au regard de l’exil de millions de personnes, des conditions de vie qu’offre l’Europe dans chacun de ses pays, aux exilés, au regard des violences aux frontières, l’histoire qui nous occupe aujourd’hui est une bien petite histoire. Il y est question de S, de toi, de moi, de chacun, et on ne fait jamais rien d’autre, au fond, que s’intéresser à toi, à S, à elle, à lui.

La violence faite à S, quoi qu’il ait commis, n’a pas été nommée. Est-ce ainsi que nous concevons l’accueil, aurait-on pu se demander. Pourquoi pas ? Nous débarrasser de ceux sur qui plane une suspicion, nous pourrions le revendiquer. Ce n’est pas le cas. La violence est produite dans un contexte où un idéal d’égalité est promu. La violence est restée lettre morte, elle est fantôme, le fantôme nous hante.

Le 18 décembre 2018 : la journée a été longue, certain.e.s d’abord ont dit oui, on parlera, les beautés de l’accueil, le coude à coude collectif et mairie, l’urgence, les frontières politiques volant en éclats devant les passages, et puis de l’eau a coulé sous les ponts, oh ce n’est pas beaucoup d’eau, juste un peu, un jour d’eau mais ça a suffi, d’abord ils ont dit oui, puis plus rien. On n’imagine pas comment s’est imposé à tou.te.s le silence, je ne crois pas que quelqu’un ait donné l’ordre, silence, n’empêche, le téléphone sonne dans le vide.

Alors quoi ? On frôle les murs, on regarde ailleurs ? Personne n’a dit, sans doute, de faire le silence, pourtant le silence pèse, et avant que cela devienne un silence sûr de lui, un bon gros silence, chacune des personnes, au téléphone, nerveuse, tendue, crie. Il n’y a que l’entraîneur de foot qui dit assez tranquillement : pauvre S, on nous a dit qu’il avait violé plusieurs personnes, on ne pouvait pas le garder, l’entraîneur lui a donné de l’argent pour Paris, il n’est pas furieux, il dit que la réputation du club est en jeu, il ne sait pas qui est venu le prévenir mais quelqu’un est venu, du collectif, il ne connaît pas, il croit que ce sont des amies des victimes, il ne sait d’ailleurs pas qui sont les victimes, les victimes, au pluriel, il ne sait pas, il a parlé à S, après, c’est le seul qui a parlé à S après, c’est le seul qui a parlé à Adila qui cherche à comprendre. Quand il a parlé, il a un peu brouillé les pistes, il n’a pas dit tout à fait la vérité, il a dit on ne connaît pas d’Alexandre, c’est dommage, Alexandre est un supporter qui d’après S a reçu les confidences de L après sa nuit avec S.

Elle te kiffe, mec.

On ne connaît pas d’Alexandre, a dit l’entraîneur.

L’an dernier, Ahmed, du haut d’un immeuble, jetait les clefs de la ville à la foule qui s’apprêtait à faire la fête, on le prenait en photo, un journal affichait à la une le Soudanais pris dans la tradition, l’identité heureuse allait de pair avec la capacité à accueillir le déplacé. Dans ce même café aujourd’hui on tourne le dos à Ahmed qui n’est soupçonné d’aucun crime, lui, mais s’est montré solidaire de S, ou plutôt ne s’est pas prononcé sur la culpabilité ou l’innocence de S. On lui tourne le dos et on lui demande s’il compte revenir ici car il n’est pas le bienvenu.

Dans le quartier interdit, M se promène pourtant. Il raconte la même chose que ce qu’a raconté S : les filles l’appelaient chaque soir. Des heures au téléphone avec telle hôte qui voulait se marier avec un noir pour plaire à son père. Le désir, les bringues. Il n’a jamais voulu quoi que ce soit, il s’est toujours méfié. C’est sa chance, quoique aujourd’hui ce pays, contre lui, comme contre S, s’est retourné. Il ne comprend pas, il dit je suis figé. Il n’est pas tombé dans les séductions, d’ailleurs il avait mis S en garde : tant que tu n’as pas de papier, garde ta méfiance. Méfiance qui n’empêche pas l’amitié, tu sais, dans nos amitiés confiance et méfiance vont de pair, c’est particulier ; c’est en tout cas quelque chose, ce mélange de confiance et méfiance, que personne n’a trop envie de regarder.

Je pense à ce qu’a dit S. Il a dit, vite après son exil de la ville où il était, provisoirement du moins, installé : des collectifs d’entre-aide, je peux en trouver ailleurs. Un club de foot comme ça, je le regretterai toujours.

Ici, c’est une étape, une étape sur un chemin plus long, circulaire, chemin comme tous les chemins, intemporels, soumis à des séquences qui ne pardonnent pas, calcul des dates, des fiches de paie, des récépissés, des mois, des durées. Je n’ai rien mais ma dignité. Je ne suis pas votre enfant, je suis venu de loin pour une vie meilleure.

Novembre 2018. Adila et moi apprenions le fait divers qui venait d’avoir lieu dans la ville où j’habitais : l’expulsion, par le collectif d’accueil, d’un jeune homme soupçonné de viol. Le jeune homme, qu’ici j’appelle S, ne se reconnaissait pas coupable de viol. Il souhaitait parler. Il souhaitait qu’on porte plainte contre lui, qui était sans papiers, sans droits, pour pouvoir s’expliquer, être jugé. Bien secoué dans un bar associatif de la petite ville, justice ou vengeance expéditive, cette histoire était à volets, et à moins de conclure à la pathologie d’un ou deux personnages démoniaques, l’adjectif est de S, on se trouvait devant un cas exemplaire, femmes et migrants, dominées.dominés, un de ces cas qui pouvait nous pousser à regarder précisément ce qu’on fait, quand, bénévoles, on fait à la place des institutions.

Nous avions observé bien des dérives : infantilisation des personnes accueillies, complaisance à garder chez soi des migrant.e.s qui pouvaient pourtant trouver des solutions institutionnelles, autoritarisme que S appelle besoin de s’imposer. Nous ne sommes pas vos enfants.

Le fleuve était plein, très noir, sous le ciel de décembre. Je nous voyais bien lâches, d’une part nous chantions les puissances de l’accueil au village et dans nos maisons, d’autre part nous laissions les démons, comme dirait S, nos démons, faire, entre nous et l’autre, n’importe quoi.

Nous ne sommes pas venus dans vos maisons.

On a ici des éléments explosifs, d’ailleurs ça a explosé. S aussi parlait d’explosion. Il disait : la vérité explosera. Adila : ça va craquer. Quelque chose va craquer. Une situation explosive, Noël 2018, nos frontières fermées, migrations empêchées.

Notre tout petit bout de la lorgnette, nos flots, nos flux à nous, flots et flux de passions, de passés et souffrances. Qu’est-ce qu’on tentait de régler par flots et flux interposés ?

Je suis figé. Figé, le passant libre qui a traversé un monde, désert, mer Méditerranée. Figé, le passant considérable, libre, figé car point de fixation de fantasmes. Figé et point de fixation, un comble pour le migrant voyageur.

L’accueil emporté de l’autre est parfois le renversement de la peur et du rejet. Il faudrait arriver à ceci : l’autre, qui vient chez moi, n’est qu’un autre, un autre avec ses fantaisies et ses défauts, un autre que je connais un peu mais pas trop. Pas trop de romantisme. Pas trop d’exaltation. Je partage ma salle à manger et je préférerais cent fois qu’il ait la sienne.

20 décembre. L’affaire S. Ou les affaires S. La scène des premières violences (supposées, celles de S sur la fille ou les filles, jamais nommées). La scène numéro deux, violence collective sur S, scène du cœur de ville, lorsque des filles, après lui avoir tendu un piège pour qu’il accepte de rentrer dans le bar associatif, l’insultent et le mettent à terre, avec l’aide de garçons qui ne le connaissent pas. Jamais, ni avant ni pendant ni après, personne ne lui demande de s’expliquer. La plupart de ses agresseurs.ses ne savent pas pourquoi elles et ils l’agressent.

J’essaie de garder vive la conscience que S a pu agresser une fille, une autre. Je suis bien sûr influencée par son récit. Son récit progressif.

Personne n’a porté plainte et le nombre des victimes de S varient selon les locuteurs. Quatre, parfois. On évoque des mineures. S ne sait pas de qui on parle. Il ne sait pas qui on l’accuse d’avoir violé. Un jour, il a fait l’interprète, en wolof, pour deux jeunes filles de passage. Il ne connaît pas leurs noms. Il ne s’est rien passé avec ces jeunes filles.

Ce que je veux comprendre, c’est comment se règle ou ne se règle pas, dans une ville dite accueillante, une question complexe. Si S a violé, on serait après tout moins fous, moins folles, ce serait presque un bénéfice.

Je me répète : je ne sais pas ce qu’a fait S, je ne le saurai sans doute pas. Je me répète : ce n’est pas la question. Bien sûr, ce n’est pas tout à fait vrai que je me moque de le savoir. Comme ce n’est pas tout à fait vrai que je n’ai pas une impression.

Je n’ai pas tout fait pour rencontrer les filles qui ont agi ainsi et ont poussé d’autres à agir ainsi. Je crois que j’ai eu peur de ne pas être à la hauteur de la situation. J’ai eu peur de leur agressivité, aussi. J’ai eu peur de trop vouloir savoir ce qui s’était passé dans le lit de S, ce que je disais ne pas être ma question.

On ne saura jamais ce qui s’est passé entre L et S même si on en sait beaucoup (on sait les faits, les heures, les dates, les invitations, les nouvelles invitations, les SMS, les selfies, les films vus ensemble, le lit partagé, le lendemain soir, les sourires sur les selfies).

L m’écrit par SMS, une vingtaine de jours après les faits. Je fais partie des femmes que S a agressées. Il y en a d’autres, donc.

S dit, avec précision, qu’il n’a pas eu l’impression de forcer la jeune fille. Après deux nuits, L accuse le garçon.

Une rumeur de viol multiple se répand, avec la rumeur l’interdiction est prononcée de parler à S, on « gâte » son nom, comme il le dit, on menace son club de foot de rendre publique, s’il y reste comme joueur, la protection accordée à un violeur. On exclut Ahmed quand il émet des réserves sur un viol, unique ou multiple, commis par S.

En réalité, il n’y a pas que la question « viol, femmes en auto-défense et migrants dans la ville » qui m’intéresse. L m’intéresse. Celles qui la conseillent m’intéressent. Ce que peut le groupe m’intéresse. S m’intéresse. Il me raconte sa longue première soirée avec L. Ils ont regardé un film pornographique, dit-il, il n’était pas à l’aise. Il a demandé qu’on change de film, ils ont mis La Casa de papel. Il adorait, mais il y avait cette histoire d’heure qui tournait, il était là à l’invitation de L, il pensait à l’entraînement de demain, au foot, les épisodes se succédaient. Il était tard, il fallait dormir, L a proposé qu’il reste là. Il n’y avait pas d’autre lit que le sien, il s’est demandé ce qu’elle attendait de lui, il a fait quelques difficultés, il n’avait pas d’affaires pour dormir. Elle lui a donné une robe. Il a dit qu’il n’avait pas l’habitude de dormir en robe, que ça le dérangeait. Il a demandé s’il pouvait dormir en caleçon. L a dit que ça ne la dérangeait pas. Ils sont au lit, S raconte, s’excuse, c’est difficile à dire. Il dit pourtant : qu’est-ce qu’elle attend de moi ? Il y a une histoire de mains qui se frôlent. Il dit : si je ne fais rien, peut-être elle va croire que je ne suis pas un homme. C’est ce qu’il dit. Les mains, une cuisse. Attendre. Oser.

J’ai entendu parler de différence culturelle. Différence culturelle : entendre que le garçon venu du Sénégal accorde une trop grande importance à la différence sexuelle. S disait elles sont trop gentilles, pourquoi, certainement il se demande ce que la jeune femme veut de lui quand, à une heure du matin, elle lui propose son lit. Certainement, le garçon venu du Sénégal imagine une réponse. Comme il le ferait aussi s’il était né à Chambéry ou à Rodez. Il s’inquiète pourtant, retourne la question. De cette manière : s’il fait, c’est un problème, s’il ne fait pas, c’en est un autre. C’est le collectif d’aide, il ne veut pas froisser. Il ajoute que la jeune fille lui plaît. Il ajoute qu’il est prêt à vivre une histoire, sérieuse de préférence, avec une jeune fille qui lui plaît.

Il est possible que de son côté, la jeune fille qui propose la vidéo, la soirée, son lit et sa robe, ne veuille pas plus. Il est possible qu’il soit possible qu’elle ait envie plus tard, mais pas forcément. Il est possible qu’elle soit habituée à dormir avec des amis. Il est possible qu’elle le lui ait dit, que le garçon n’ait pas compris ou pas voulu comprendre. Elle n’accorde pas une aussi grande importance que S à la différence sexuelle. Quand elle désire, c’est un corps de femme ou un corps d’homme.

La confusion de S n’est toutefois pas attachée à sa nationalité sénégalaise, à une irréductible frontière entre deux cultures. La jeune fille, même si elle a grandi dans une culture et un temps qui lui permettent d’être au-dessus d’attentes conventionnelles, a tout pour savoir que la situation qu’elle propose (et pourquoi pas ?) peut poser question à S.

L’histoire ne dit pas si S pose les questions qu’il se pose à haute voix, ni si L y répond. Non, sans doute. Entre l’histoire de la première série TV, qu’il juge pornographique, qu’il vit mal de regarder avec elle si bien qu’il lui demande de changer de programme, le lit proposé quand il n’y avait pas pensé, la robe, on peut s’interroger sur son consentement, à lui, S. On peut penser qu’il obéit à ce qu’une certaine habitude lui souffle (et ne souffle pas qu’à lui) : que peuvent, veulent ou doivent, même, faire un garçon et une fille dans un même lit.

Avec telle hôte, avec Aurore, avec Clothilde, il n’a pas cédé, dit S qui est persuadé (à tort ou pas) qu’il était sollicité. Celle-ci ne lui plaisait pas. Celle-là, il pensait qu’il avait trop à perdre. Il a donc son mot à dire, il choisit, il consent avec L, en connaissance de cause, il consent parce qu’il croit que c’est possible.

Ce dispositif : un garçon noir qu’entoure d’insultes et de coups un groupe de blancs et blanches.

Le collectif d’accueil a tout de suite cru S violeur, sans même savoir qui l’accusait, ni de quoi exactement. Bien sûr, la scène a lieu en un temps où nous désirons accueillir la parole des femmes sans la mettre en doute. Mais ici, la croyance en la parole des femmes se double de l’idée que noir et sénégalais, S ne sait probablement pas exactement ce qu’est un viol. Voire, qu’il y est prédisposé.

Les questions que se posait S, qu’il s’est posées auprès de L, auprès d’Aurore et auprès de celle qu’il appelait maman pour ne pas lui céder, les questions auxquelles il répondait différemment selon les circonstances, contredisent évidemment l’image véhiculée par le groupe.

Il semble en revanche que le groupe de blancs français s’emprisonne et s’empoisonne en emprisonnant l’autre dans des injonctions contradictoires. À la fois il faut que S soit S, sénégalais, en différence culturelle (vive l’accueil, l’exotisme, le foot et l’aura sexuelle), à la fois il faut que S sache, sans qu’on le lui explique, qu’une fille qui regarde avec un garçon un film pornographique et dort à ses côtés n’a pas forcément envie de lui. Par ailleurs, personne n’a souhaité parler avec S après la scène de vengeance populaire. Personne ne veut parler, personne ne parle mais tout le monde sait.

Parmi celles et ceux qui ont hébergé S longuement, personne ne veut savoir ce qu’il a à dire, lui ? L parle, on ne sait pas à qui, on ne sait qui d’autre parle aussi, et tout de suite, la vengeance s’organise. Celle-là même qui va tendre le piège ne cherche pas à entendre S. Aurore me dit qu’elle non plus ne cherche pas à l’entendre. Mathilde, qu’il tente de joindre, qu’Adila tente de joindre, ne répond pas. On crée une amitié de plusieurs mois (chacune de ces filles ont de longues discussions, souvent de nuit, avec S), on ne cherche pas à savoir ce qu’il a à dire, lui, des viols qu’on lui reproche.

Parce que la justice n’est pas à la hauteur, on a abandonné l’idée de porter plainte. Cet abandon de la scène du droit n’est-il pas archaïque, alors qu’il passe pour progressiste ? Les femmes, le viol, l’affaire de tous ? L’affaire d’un groupe ? L’affaire d’un groupe de femmes, dans notre histoire d’ici. Mais aussi l’affaire du groupe localement dominant.

On l’aimait bien, S, il était beau, il était migrant, tellement bon en foot et footing, on l’aimait bien, S. Il veut parler ? Que personne ne lui réponde. Il veut parler ? Il n’a pas la parole.

Magda détient le passeport de Ahmed, elle le gardait pour qu’il ne soit pas contrôlé avec, aujourd’hui elle ne veut pas le rendre. Je la revois, Magda, qui venait chercher un jeune homme chez moi pour lui faire faire du sport. Tout à fait la fille à vouloir faire faire du sport à tout le monde, la fille à trouver pour tous des vêtements de sport, des crampons de marque, je la revois, qui venait chercher le garçon pour lui faire faire du sport, elle me parlait de S qui arrivait, elle l’avait rencontré à la gare routière, il avait supporté les tortures de Libye, un naufrage en mer Méditerranée, un deuil.

Je ne sais pas aujourd’hui si quelqu’un se souvient de ce que Magda m’a raconté ce jour-là. Que j’ai ré-entendu un jour, on parlait de traumatismes, S était sur son téléphone, je pensais que c’était bien étrange de parler traumatismes devant les traumatisés, de poser les mots à la place des traumatisés sur les gouffres au fond desquels ils étaient, je ne sais pas si j’avais clairement pensé que celles et ceux qui parlaient ignoraient leurs propres gouffres. Libye ou non, deuil ou pas, les gouffres sont des gouffres, ignorés. Je ne sais pas aujourd’hui qui se souvient du deuil de S, du traumatisme de S vécu en Libye et en échappant à la Libye.

Magda est dans mon couloir, on attend le garçon qui ne se presse pas, Magda est dans le couloir, chez moi, et elle dit que S est chez elle, elle attend un relais, elle dit qu’elle prend S dans ses bras, c’est un frère, elle est une sœur, elle n’attend rien, le serre contre elle, c’est déjà ça, il est endeuillé, il n’attend rien, elle non plus n’attend rien, ils sont frère et sœur, elle dit, c’est beau, ce qui se passe, elle dit, moi dans le hall de ma maison, attendant que le garçon descende, je suis émue de la douleur et douceur de Magda qui sont sœurs des douleurs de S.

Du temps a passé, il faut croire que S va mieux, il loge chez X et ses deux enfants. C’est lui qui le dit : il aimait ces enfants, il allait les chercher à l’école, les gardait quand les parents n’étaient pas là.

Un groupe de filles met par terre un garçon. Elles le font, au nom de la justice qui ne fait pas son travail. Il y a là quelque chose qui ne leur appartient pas, quelque chose qui inlassablement roule en arrière : un garçon noir, venu de loin, viril, toujours prêt à prendre la ou les femmes blanches.

Aurore n’avait senti aucun danger auprès de S, au contraire. Comme quoi, on ne peut jamais être sûr, concluait-elle. Il est question de préjugés, refoulés jusque-là. Malgré l’effort hors de soi, malgré la passion de l’exotisme, les préjugés sont intacts. Il est question de viol et d’un migrant venu d’Afrique ? Il n’y a aucun doute, l’histoire ressemble à celle qu’on attendait, au fond – on ne se pose et ne lui pose aucune question. L voulait habiller S en robe. Sans doute sous prétexte de renverser les lois du genre.

Il y a quelques mois, si le peu d’attention politique portée aux personnes déplacées dans le monde, c’est un euphémisme de le dire ainsi, nous angoissait, nous nous rassurions, ou plutôt nous espérions quelque chose des nombreuses initiatives citoyennes en matière d’accueil des étrangers. Nous désirions donner à voir l’accueil ; l’évidence de l’hospitalité, son urgence, tout ce que nous faisions pour ouvrir les portes fermées (des maisons et du droit, des administrations) nous permettaient de prendre quelques distances avec la question politique qui glissait à toute allure, on ne le perdait pas de vue. On répondait, entre nous, par des capacités phénoménales à penser les choses autrement, on découvrait ces capacités partout, dans les villes, villages, les campagnes. Ces initiatives devraient, plus tard, si ce n’était pas trop tard, être contenues politiquement, pour l’instant il n’en était pas encore question, non qu’on n’en ait pas besoin, on savait en avoir besoin, mais ces mouvements spontanés, tellement enthousiastes, cherchaient leur libre mouvement.

Je me souviens, on est au mois d’octobre, nous sommes épuisés, les collectifs informels ont besoin de relais, ils ne vont pas tenir. J’ai un peu honte de dire ça.

Un mois et demi plus tard, Aurore qui a hébergé S, minuscule exemple, dit qu’on ne l’y reprendra plus, on ne sait jamais. Retour à la case départ, plus loin encore. On sait que les retours peuvent être violents, ce sont de grandes claques dans la figure. Ce face-à-face, moi et l’autre, sans engagement des États, départements, alors même que les associations sont en perte d’autorité, provoquent des renversements que, je crois, nous n’avons pas mesurés.

Je n’ai pas d’immenses capacités d’adaptation. Débrouillons-nous comme on peut. Des hauts, des bas. Toujours reprendre, repriser, repenser. Les limites du bénévolat, de la bonne volonté, des gens bien qui veulent le bien. On savait déjà.

Sidérant : c’était précisément autour d’un projet d’accueil des étrangers que nous découvrions des conduites transgressives – voire, fascistes. Comment comprendre ? Il y a des élans, des idées, des enthousiasmes. Des élans qui, livrés à eux-mêmes, se croient purs. Les désirs de lointains, quand rien ne vient les border, sont rattrapés par la seule parole d’autorité qui vaille, qui traîne partout, qui ratisse large. Nos réseaux en sont victimes les tout premiers, on s’en aperçoit avec effroi.

Je ne sais pas si j’arriverai à établir la liste exhaustive de tout ce qui s’est donné à l’envers, dans l’affaire S. Un réseau d’accueil expulse S (lui achète un billet de bus pour lui faire quitter la ville). Accueil et expulsion, donc. Les blanches, le noir. Scène de « lynchage ». Le rituel, on lui a tendu un piège, on a pensé les détails, ce qui rappelle hélas d’autres passages à tabac de noirs par des blancs. Le non-racisme versus le racisme le plus déchaîné, le plus exhibé. La tendresse (les enfants la veille encore, aller les chercher à l’école, la vie familiale) et la violence de bande. Le désir, la cruauté. Les femmes (dominées, en obligation de se défendre) et leur domination, exercée en cercle. Le besoin d’un homme, la robe dont on le vêt.

Qui a la parole ? L’expulsion de S, si elle n’est pas pensée, condamnée, ne risque-t-elle pas d’abîmer l’idée qu’on a de soi, l’idée qu’on a de son pays ? Au pays où je vis, je veux accueillir des hôtes ? Des hôtes isolés ? Une communauté d’hôtes ? À quelles conditions ? Qui ne peuvent rester ici que si je les y autorise, le temps que je les y autorise ? Qui fait les conditions ? Qui tranche ? Au nom de quoi ? Un groupe d’ici ?

Poser l’autre au cœur, au cœur de soi, l’autre à l’intérieur, auprès de ses enfants, dans sa maison, à sa place, puis l’en exiler violemment.

Ce qui s’est joué ici, c’est l’inversion de la violence sur l’homme supposé violeur qu’est S. On peut critiquer la justice populaire qui n’est pas une justice puisque ni S ni un défenseur de S n’ont eu droit à la parole, mais peut-être faut-il considérer que cette histoire, même ratée, témoigne aussi d’une bonne nouvelle : le refus par un groupe de femmes, suivi par un groupe entier, de refuser ardemment domination masculine et culture du viol. Peut-être.

L demande à S de porter une robe avant de lui proposer son lit. Cette première soirée. La seconde scène : lynchage dans le bar associatif dont C a la clef.

Il est tard, les textos échangés entre S et L, S les a gardés. Veut-il sortir maintenant. Oui, il a prévu. Ils se rendent chez L, en plein déménagement. Il l’a rencontrée dans l’après-midi, ils ont échangé leur numéro de téléphone. Elle propose un film, un film pornographique. S est gêné, on passe à La Casa de papel. Demain le foot, l’entraînement. La robe proposée par L. La nuit. Le lendemain, petit déjeuner, bonheur, il dit. La nuit d’après. L’amour deux fois. Le selfie avant que L parte chez ses parents, chercher des affaires pour conclure son déménagement. Le selfie, la bague qu’elle lui offre. La bague est, sur une photo, au doigt de S. L part et ne reviendra jamais, en quelque sorte. Ou reviendra, dénonciatrice. Je n’ai jamais entendu S la critiquer. Il dit la pauvre. Il dit qu’elle est manipulée. S lui a écrit, du bus, du bus qui l’expulsait. Elle a répondu par un message qu’il n’a pas compris et qu’il ne retrouve pas.

On recommence. L propose son lit à S, veut l’habiller en robe, l’accuse de viol. On ne sait si la proposition de mettre une robe tire du côté de la chasteté (on est des copines, la question de la différence sexuelle est gommée), ou du côté de l’érotisme, codes et genres inversés (une femme désire un homme vêtu en femme). Dans tous les cas, c’est L qui habille S, qui propose, décide – du moins dans le récit de S. C’est elle qui se dit victime. Dominatrice puis victime. Ce qui complique le tableau, c’est que L, si elle ne fait pas exactement partie du collectif de soutien aux étrangers de passage, en est proche. Pour S, c’est comme si elle en faisait partie. Ainsi, la domination est sociale. L a des papiers, un toit, elle est du côté des aidants. En demandant au garçon aidé de dormir en robe auprès d’elle, elle exerce une autre domination encore que celle qui est dictée par la situation. Elle nie qu’il est un homme (ce qui n’empêche peut-être pas qu’elle le désire dans cette inversion du genre). Elle nie qu’il est un homme ou joue à le nier. Elle joue à dire ce qu’il est ou n’est pas. Confusion des genres pour confusion des rôles. D’ailleurs, c’est bien la question que se posait S : dois-je agir, ou bien attendre ? Actif ou passif ? Question de mains, de cuisses. En se transformant, le lendemain (ou le surlendemain, ou quelques jours plus tard), en une victime absolue, L rend le garçon, plus ou moins passif jusque-là, actif absolument, comme il faut qu’il le soit pour ressembler à l’idée qu’on en a.

De l’objet qui est dans son lit, elle fait un agresseur. Puis une victime – victime de la vindicte populaire, d’un gang de blancs et blanches déchaînés. Toutes les places, tous les rôles, pour tous et pour toutes.

La seconde scène. Le piège. Ce coup de téléphone de T, elle dit qu’on a besoin de lui, S. Il a des béquilles, il est blessé. T insiste pour qu’il vienne quand même. Si T demande, il dit qu’elle sait qu’il viendra, tant les liens sont forts, tant il lui doit. Elle dit : viens, on y va à pied. Il demande où. T ne répond pas. Sur le chemin elle lui demande s’il n’a pas quelque chose à lui dire. Il ne voit pas. T était au courant de sa relation avec L, précise S. On s’arrête devant un bar, une table est dehors. T dit : on va aider les gens du bar à rentrer cette table. S dit : non, je suis blessé. Tu le fais quand même, le ton a changé. À l’intérieur, il voit les filles, C, L, Magda, Clothilde. Une autre jeune fille qu’il connaît mais dont il ne sait pas le prénom. D’autres jeunes filles. Il ne les a jamais vues. Une bande, il dit. La bande l’attendait à l’intérieur, comme il ne rentre pas, un garçon l’attaque par derrière, le met à terre. Deux autres garçons, plus loin. Les filles crient violeur, sale porc. Il dit qu’alors qu’il est à terre, Clothilde tente de lui arracher les clefs de la chambre où il dort, pour aller y chercher ses affaires et l’expulser. Il résiste. Il dit que sans doute cette bande est payée pour le tabasser. Il dit que ça dure longtemps, puis les policiers arrivent. Quatre voitures de police, des policiers armés, S leur demande si ce qu’on vient de lui dire est vrai, on vient de lui dire que quatre plaintes ont été déposées contre lui. Les policiers vérifient, infirment. Ils embarquent S, S montre aux policiers les messages anciens de C et ceux de L, il a tout gardé, il ne sait pas qui on l’accuse d’avoir violé, les policiers non plus, d’ailleurs, qui disent qu’il pourrait porter plainte pour violence en réunion et diffamation. Il est dehors. Le lendemain, elles veulent l’obliger à prendre le bus, il est déjà parti.

Qu’ont pensé blanches et blancs en entourant un noir accusé de viol sur des blanches, ainsi réduit au silence ? Est-ce que quelqu’un a pensé à l’image donnée et, au-delà de l’image, à ce qui pouvait se répéter ici, même malgré soi ?

Qui a pleuré ? Qui n’a pas supporté ? Qui en a parlé ? Qui a eu envie d’en parler ? Ce moment où la décision est prise d’aller plus loin, sans retour.

S disait : je ne peux pas sortir avec toutes les filles. On l’a vu, il sort quand on lui dit de sortir. Il descend quand on lui dit de descendre. Il écoute quand on lui dit d’écouter. C’est presque toutes les nuits qu’on lui demande quelque chose.

Est-ce qu’à Fatou, hôte sans papier qui dort comme lui chez T, S a fait violence ? C’est ce qu’on entend, même si personne ne l’a entendu de F. On ne sait pas qui l’a dit, qui l’a entendu. Il faudrait s’asseoir autour d’une table, comme dit S que dit F.

S’asseoir autour d’une table.

Ce que personne ne fait, ne veut faire.

Une centaine d’hommes, quelques femmes, passent chaque jour la frontière et sont hébergées dans la ville qui a été le théâtre muet du retournement de l’accueil. Par ailleurs, Clothilde et Magda jouent à ne pas rendre à Ahmed ses papiers. Aurore dit qu’elle vient de retrouver son récépissé d’asile dans sa poubelle et quand Ahmed vient le chercher, elle tremble comme une feuille, dit celui-ci.

Prends la première scène. Celle où ils sont tous les deux, L et S, dans le lit. Ils y sont seuls. Une scène invisible. Prends la deuxième scène. Des blancs frappent un noir, le chassent. Une scène visiblement raciste.

Les filles sont très jeunes et à leur âge, mon dieu, dit quelqu’un, on ne sait pas ce qu’on aurait fait. Le désir est un dieu puissant. Un dieu qui bouscule tout, qui met en haut ce qui est en bas et le contraire. On ne veut pas renoncer au désir parce qu’on sait, justement, qu’il va tout secouer. La transgression est un moteur qui rend vivant, vivant jusqu’à mourir, c’est la question – celle qu’on ne veut pas poser.

Quand Antigone meurt, dans la pièce de Sophocle, les vieillards chantent une ode à Eros. La jeune fille qui avance à la mort fait la loi. Elle est comme le désir, comme Eros, la jeune fille, elle est la loi. Elle est en lien (et en bazar) avec tous les hommes de la famille. Ses frères, évidemment. Son père Œdipe, avec son désir précédent et tordu. Son oncle, avec qui elle est en conflit. Le fils de son oncle, son amant, qu’elle abandonne en mourant, qui va mourir aussi, poussé par son propre père, au fond. Quel bazar. Le désir met à l’envers, il est le glaive, il porte la guerre dans les familles.

Même quand nous disons que nous agissons contre la criminalité de l’Europe qui laisse mourir à ses frontières, le désir fait n’importe quoi. C’est tout lui, le désir : faire n’importe quoi. Il peut devenir (pour plein de raisons) l’outil de retour au point de départ, l’outil de retour en-deçà du point de départ. Les filles désiraient un garçon, un garçon venu du péril et de l’aventure. Quelque chose se passe mal avec ce garçon. Il devient illico, ou redevient, le migrant, le noir, le sans papier, l’ex-colonisé. Immédiat retour de racisme, à l’endroit le moins suspect de racisme.

Je me suis étonnée déjà de ne pas avoir cherché plus que ça à entendre les femmes concernées. Adila a essayé. Elles n’ont pas voulu parler. Elles gardaient pour elles, leurs amies, les garçons en renfort, le secret de la violence. Les garçons en renfort, qui prenaient S de dos, ne savaient pas mieux que nous à qui la violence avait été faite. On s’est étonnés de ne jamais entendre, dans l’histoire, F, la fille guinéenne et migrante, à qui seul S a donné son prénom. J’avais reçu un message d’une amie lointaine chez qui la rumeur avait couru, elle disait : une migrante se plaint d’avoir été violée par S.

C’était donc une migrante, sans prénom, et c’était du bout des lèvres. Plus tard F a dit à S qu’elle voudrait qu’on s’assoie, pour parler, autour d’une table, c’était une bonne idée mais personne n’avait suivi, personne n’avait eu jusque-là accès à F – sauf S qui avait dit qu’il ne souhaitait pas pourtant l’appeler, pour ne pas la gêner car elle était dans les mains de Clothilde et T, dépendante.

On s’était étonnés de ces femmes qui donnaient l’image qu’elles voudraient sans doute plus que tout éviter de donner : celle de femmes blanches et sédentaires protégeant des hommes noirs et migrants les femmes noires et migrantes. Si la scène en esquisse une autre, coloniale, les femmes protégées malgré elles de la domination masculine, cela ne signifie pas qu’il ne faut pas aider F. Le peu qu’on a su, dans le silence qui a suivi l’événement, scène après scène, exclut tellement le récit de F, qui était prête, pourtant, à le produire à certaines conditions.

À supposer que F ait été victime de S et ait dénoncé le crime, a-t-elle été associée au passage à tabac qui a suivi ? Elle n’était pas présente dans le bar associatif, le jour J. Seule absente parmi les présumées victimes de S. Pourquoi ?

Kokou disait : les garçons qui ont quitté leur pays passent. Ils ne souhaitent pas s’arrêter ici. Ni ici. Ni ici. Ce sont des passants. Ils ne viennent pas chez vous. S’ils s’arrêtent quelques jours, un mois, trois ans, tant mieux, ils rencontrent de bonnes personnes. Ils passent et en passant peuvent produire, on l’espère du moins, de bonnes choses. Mettez-vous dans la tête qu’ils ne viennent pas dans vos maisons, mettez-vous dans la tête qu’ils peuvent sortir de vos maisons. On ne peut pas leur mettre la corde au cou. Quand ce sont des jeunes femmes, dit Kokou, qui accueillent des jeunes gens, ça devient compliqué puissance deux, il faut être rusé, ce n’est pas donné à tout le monde.

Il faut partir dès que c’est moins limpide. Ces jeunes dont tu parles n’ont pas su faire. Ce sont des gamins, d’un côté, ils ont été séduits, ce sont des gamines de l’autre côté, qui voulaient s’amuser de leur pouvoir sur des hommes sans droits. Les garçons savaient ce qu’ils risquaient. S n’aurait jamais dû se retrouver dans cette situation, entre deux, trois, quatre filles. Il ne fallait jamais répondre à une fille à une heure ou à quatre heures du matin. Il ne fallait pas refuser non plus de lui répondre. Il fallait et il ne fallait pas, injonctions contradictoires c’est vrai, mais alors S devait quitter.

Il faut, dit Kokou, ramener un peu la scène, du moins avant le règlement de compte violent, à ce qu’elle est : des gamineries, où les filles remportent un trophée, noir. Des gamineries dangereuses. Avec de sales conséquences.

Que voulait-on faire, quand, il y a un an et demi, presque deux ans, on cherchait à loger chez les un.e.s et les autres les passants, comme dit Kokou, d’Afrique subsaharienne, ceux que l’État ne logeait pas ? Quelle était notre intention ? Renverser les tendances politiques, rien que ça. Les forces d’extrême droite grossissaient, pensait-on, parce que les États n’accueillaient pas, ils créaient les peurs de toutes pièces.

 

 

Le temps a passé et S tourne en rond, de pays européen en pays européen, tentant de transformer, après sa première condamnation, l’enfermement dans le règlement Dublin, la deuxième, celle d’un groupe d’accueil antiraciste et pro-migrant qui l’a accueilli dans une petite ville de province.

Le temps passe, nous ne tirons aucun bénéfice de cette histoire.

Entendre un jeune homme expliquer qu’épouser une femme plus âgée est la solution. La minorité, c’est fini, l’asile, on n’y compte pas, le travail, dans le meilleur des cas il faut attendre cinq ans, et encore, on craint que la circulaire qui permette cela ne soit attaquée. Le mariage, faire un enfant. Un mineur isolé, comme on dit encore, un mineur non accompagné, seize ou dix-sept ans, peut-être plus mais pas beaucoup, va être papa. La femme qui l’hébergeait, l’âge passé de sa mère, est enceinte. Les jeunes sourient. Service contre service, amour contre protection, le tout tacitement.

Celui qui a des papiers, dit encore le jeune homme qui raconte, celui qui a une maison et une famille ne voudrait pas, lui, épouser une femme plus âgée, ni même, comme moi, faire un CAP en alternance, dans le bâtiment, pour une chance à la majorité d’obtenir un titre de séjour. Le jeune homme rit. L’inégalité, radicale, lui, il connaît.


[1] Ils y sont partis quand même. Il s’agit de l’Open Arms et de l’Ait Mari, qui naviguent avec à bord les ONG et associations suivantes : Proactiva Open Arms et Maydayterraneo.

Marie Cosnay

Ecrivain, Traductrice

Rayonnages

FictionsRécit

Notes

[1] Ils y sont partis quand même. Il s’agit de l’Open Arms et de l’Ait Mari, qui naviguent avec à bord les ONG et associations suivantes : Proactiva Open Arms et Maydayterraneo.