Comment une association de charité sexuelle a révolutionné la société française
En ce début d’année 2048, on fête en grande pompe les trente ans de Corps social, l’association fouriériste consacrée à la charité sexuelle. C’est l’occasion de revenir sur son développement afin d’analyser la manière dont elle est venue perturber la société d’alors, en amorçant une nouvelle façon de concevoir les liens entre les personnes qui la composent. Nous ne reviendrons pas ici sur le détail des réformes auxquelles elle a donné lieu, que ce soit en matière d’éducation, de filiation, de mariage, ou de sexualité[1]. Nous souhaitons plutôt comprendre comment cette petite association a déclenché une remise en question aussi profonde de notre société, réalisant ainsi le rêve de ceux qui appelaient, au début du siècle, à recréer du lien social.
Le 31 mars 2018, elle est créée dans l’indifférence générale, à une époque où la misère sexuelle était encore conçue comme un malheur choisi ou mérité, auquel il fallait se résigner. Corps social considérait au contraire que la sexualité était une nécessité humaine trop importante pour être livrée aux aléas du marché érotique. Elle a donc cherché à prendre en charge les laissés pour compte du système sexuel d’une manière compatible avec la législation française de la fin des années 2010. À l’époque, la prostitution semblait être le seul moyen de palier à la misère sexuelle : or c’était un moyen dont on ne voulait pas entendre parler. Par exemple, lorsqu’en 2013 des associations d’handicapés revendiquèrent un droit à l’assistance sexuelle, le Comité consultatif national d’éthique rendit un avis défavorable sous prétexte qu’« il ne peut être considéré comme éthique qu’une société instaure volontairement des situations de sujétion [la prostitution] même pour compenser des souffrances réelles »[2]. La France allait ensuite durcir sa position et pénaliser les clients des prostitué(e)s dans une loi de 2016. Pour échapper aux législations répressives d’alors, l’idée de philanthropie sexuelle, empruntée au réformateur socialiste Charles Fourier, semblait la plus porteuse. C’est donc dans ce contexte, alors que la misère sexuelle était une question totalement négligée, que l’association de charité sexuelle Corps social vit le jour. Elle a pu recruter ses premiers bénévoles sexuels sans fracas, et offrir aux premiers nécessiteux et nécessiteuses l’accès gratuit à un minimum sexuel. Son développement ne s’est pas fait avec la même discrétion ; à vouloir offrir une solution crédible aux limitations des règles établies de l’ordre sexuel, elle en a amorcé le renversement.
Les débuts de l’association
Avant toute chose, il nous faut revenir sur le fonctionnement de l’association, car c’est bien le détail de ses règles et de ses procédures qui a assuré la légalité et la pérennité de son action. Distribuée sur tout le territoire français, Corps social se compose essentiellement de petits contingents de bénévoles, en charge d’entretenir des relations avec des nécessiteux et des nécessiteuses sexuels. Par principe, elle n’a jamais sélectionné les nécessiteux(ses) selon des critères définis à l’avance. Ils se définissent eux-mêmes comme tel, de sorte qu’ils recouvrent aussi bien les personnes handicapées ou enfermées que d’autres qui sont simplement trop timides, trop maladroites, trop peu socialisées, trop pauvres, trop ingrates, etc. C’est seulement dans des cas particuliers d’engorgement de la demande que Corps social a parfois dû mettre en place un système de rationnement ou de priorité en fonction des ressources financières de chacun.
Élément clef du dispositif, le recrutement des bénévoles s’est toujours fait avec beaucoup de soin. Depuis le début, l’association a privilégié les personnes les moins vulnérables, suffisamment socialisées et avec des ressources financières satisfaisantes. On les choisissait aussi pour leur délicatesse, leur capacité à mettre les nécessiteux en confiance et à les amener à se sentir désirables. À ce titre, la faculté des bénévoles à faire preuve d’empathie était prise très au sérieux : on favorisait les expériences dans le soin ou l’accompagnement (du médecin à la baby-sitter), l’enseignement, le conseil (de l’avocat au psychologue), le management, ou l’art pour la sensibilité et la générosité que cela présuppose.
L’organisation des rencontres a été pensée de façon à assurer la plus grande liberté aux participants. Ils restaient anonymes et n’avaient aucun moyen de se contacter directement. Les nécessiteux(ses) pouvaient choisir le ou la bénévole, à partir de caractéristiques comme l’âge ou des particularités de tempérament, éventuellement une photo. Il leur était toujours possible de refuser un bénévole, tout comme les bénévoles pouvaient refuser un(e) nécessiteux(se) : on s’engageait pour la rencontre et non pour le rapport sexuel. Mais le bien-être des nécessiteux(ses) a toujours primé sur celui des bénévoles. Aussi, l’association a parfois dû expliquer aux bénévoles un peu trop difficiles qu’ils n’étaient probablement pas faits pour ce type de charité. De même que tout le monde n’est pas fait pour être chirurgien, les mains dans les entrailles des patients sans sourciller, tout le monde n’a pas la disposition requise pour entretenir des rapports sexuels par charité.
L’objectif de l’association suppose en effet que les bénévoles soient tournés vers le bien-être et le plaisir des nécessiteux(ses). Et pour les stimuler dans cette dynamique charitable, l’équipe des fondateurs a rapidement mis en place un système de notation, grâce auquel les nécessiteux(ses) ont pu évaluer anonymement le talent des bénévoles[3]. Cela a permis à l’association d’être alertée lorsque des bénévoles trop maladroits froissaient les nécessiteux. Car il ne faut pas oublier que la réinsertion sexuelle figurait parmi les missions de Corps social : il s’agissait bien de les aider à s’émanciper de ses services. Une attention particulière était portée sur leurs ressentis : on veillait à ce qu’ils soient satisfaits et qu’ils prennent confiance. Le système de notation a su parfaitement répondre à cette exigence, car en plus de permettre le contrôle des bénévoles, il a créé une émulation entre eux. Il y avait une sorte de prestige à maîtriser l’art de donner du plaisir.
Enfin, notons que pour des questions de sécurité et pour prévenir le risque de viol, l’association mettait à disposition ses propres locaux. On constate toutefois que la grande majorité des rencontres avait lieu à domicile, à la manière des professions libérales.
Premières difficultés et premiers bouleversements
À ses débuts, l’association avait comme ambition de compléter l’offre prostitutionnelle, et non d’entrer en concurrence avec elle. Elle offrait un service gratuit, mais aussi moins élaboré : il s’agissait bien de fournir un « minimum sexuel[4] » destiné à un public spécifique. En réalité, et à la surprise générale, le dispositif a rapidement séduit un public plus large car il s’est avéré beaucoup plus attrayant que la prostitution. Non seulement c’était gratuit, mais cette alternative ne générait pas de misère collatérale, ce qui déculpabilisait les usagers. Les bénévoles étaient mus par leur générosité et non par des nécessités financières comme la plupart des prostitué(e)s. On les disait aussi beaucoup plus impliqués dans leur tâche, presque zélés, et les nécessiteux s’en trouvaient très satisfaits. L’association a ainsi pu prospérer deux ans, avant qu’elle ne suscite l’agacement de certains observateurs.
Les premières critiques vinrent des tenants de l’abolition de la prostitution. Ils arguèrent de ce que les bénévoles ne pouvaient pas véritablement consentir à des rapports dès lors que par principe, ils n’éprouvaient pas de désir sexuel vis-à-vis de leur partenaire. Il faut réaliser combien l’association paraissait étrange à l’époque. Les bénévoles semblaient n’être ni plus ni moins que des prostitué(e)s non rémunéré(e)s, et à ce titre, il fallait interdire l’association. Mais puisque les bénévoles n’étaient pas rémunérés et vu le soin employé pour les sélectionner, Corps social a pu échapper à ces attaques. Aux yeux de la législation, c’était la rémunération qui justifiait toute la répression en la matière. C’était cette rémunération qui présumait de la « violence inhérente » à la prostitution, du doute irréfragable quant à leur liberté d’y consentir[5]. Elle témoignait de l’absence de désir des prostitué(e)s, parce que, disait-on, ils/elles n’auraient jamais fait gratuitement ce qu’ils/elles acceptaient de faire contre une compensation. Or les bénévoles sexuels s’engageaient dans des rapports sexuels sans rien attendre en retour : ils ne le faisaient ni pour le plaisir qu’ils prenaient, ni pour le désir qu’autrui pouvait susciter chez eux, ni contre une quelconque compensation. Ils le faisaient par pure générosité, pour le plaisir de donner, par conviction. Sans rémunération, il n’y avait donc aucun fondement pour contester leur liberté. Il semblait même qu’ils le faisaient plus librement que quiconque parce que plus gratuitement que n’importe qui. Et au lieu d’être source de violence ou d’assujettissement, on a dû reconnaître qu’ils produisaient du plaisir et du bonheur.
Les abolitionnistes convaincus, d’autres mouvements féministes leurs ont emboîté le pas en critiquant le manque de parité de l’association. Nous étions alors en 2021, l’association était encore naissante : le problème venait moins des bénévoles qu’on recrutait activement[6] que des nécessiteux qui se présentaient d’eux-mêmes. Ils étaient presque exclusivement composés d’hommes. Pour résoudre ce problème et répondre aux critiques, l’association a donc instauré une nouvelle règle qui consistait à n’inscrire que les nécessiteux hommes qui parrainaient une nécessiteuse femme. Le premier avantage de cette règle a été d’informer les femmes de l’existence de l’association. On a donc commencé à voir venir (et revenir) des femmes. D’abord ce furent surtout des handicapées motrices car c’était souvent leur seul moyen d’avoir accès à la sexualité. Progressivement, elles ont été suivies par des femmes qui n’espéraient plus rien de l’ordre sexuel, soit qu’elles n’étaient pas compétitives sur le marché érotique, soit qu’elles étaient tout simplement déçues. Et contre toute attente, on a rapidement assisté à un afflux de femmes qui, semble-t-il, avaient pris conscience des avantages du dispositif. Certaines avaient tout sauf l’air de nécessiteuses sexuelles, elles pouvaient être belles et jeunes. Avec le recul, c’est véritablement cet attrait inattendu qu’ont eu les femmes pour l’association qui en a permis le développement, et qui a été à l’origine de tous les bouleversements qui suivirent.
L’afflux des femmes a permis de révéler l’ampleur de la misère sexuelle de ces dernières. Elles y ont trouvé une autre façon d’envisager les rapports sexuels, différente de tout ce qu’elles avaient pu connaître ailleurs. À la différence des hommes, leur problème n’était pas l’accès au sexe en tant que tel, mais l’accès à des rapports épanouissants. Elles venaient y découvrir leur plaisir en toute liberté et sans jugement. Avec les bénévoles, elles ne retrouvaient pas cette relation de « prédation » qui les mettait si mal à l’aise à l’extérieur. Elles n’étaient pas le trophée d’un homme et elles échappaient au mépris de ces derniers vis-à-vis de la « fille facile ». Elles n’étaient pas là pour « s’offrir », mais pour recevoir, les bénévoles tout entiers consacrés à leur procurer du plaisir. Le plaisir, l’honnêteté et la considération dans des rapports sexuels sans lendemain, voilà ce qu’il manquait aux femmes, voilà la revendication que l’association leur a permis de formuler.
Ici encore, le dispositif de l’association a été salutaire, il leur a permis de se présenter d’emblée comme des militantes plutôt que comme des personnes souffrantes, empêtrées dans leur misère sexuelle. Corps social s’était en effet toujours refusé d’adopter une approche médicale où les nécessiteux(ses) seraient accueillis comme des patients malades, des êtres diminués. Les bénévoles masculins ont largement contribué à cet esprit bon enfant, sans misérabilisme. Ils étaient plus libres d’inventer un nouveau rôle social et moins enclins que les bénévoles femmes à imiter la figure imaginaire de la mère qui soigne, guidées par le devoir plus que par le plaisir. Ainsi, les hommes bénévoles n’ont jamais boudé le plaisir que ces relations faisaient naître en eux[7]. Et malgré le dispositif artificiel de l’association, les séances étaient d’authentiques moments d’échanges que les participantes appréciaient pour eux-mêmes.
D’une révolution sexuelle à une révolution sociale
Par le biais de Corps social, ces militantes d’un nouveau genre ont donc entamé la remise en cause la plus profonde de l’organisation sexuelle de la société française. Elles revendiquaient le plaisir et la liberté sexuelle féminine en rejetant absolument tout essentialisme. Cela n’était pas rien pour une société sclérosée par le Genre : qui estimait que la nature des femmes ne les rendait pas dignes de certaines pratiques sexuelles, même consenties[8], ou qui légiférait pour se prémunir contre la prédation naturelle des hommes[9]. Ces militantes ne souhaitaient pas faire valoir la vertu féminine contre le vice masculin, mais plutôt fonder une sexualité dont les différences entre les individus n’étaient pas genrées.
C’est dans cet esprit pacifique, quoique déterminé, qu’a commencé en 2025 le fameux « printemps des déflorées » et qui donna lieu à des débats publics sans précédents. D’abord ce fut la sexualité hétérosexuelle qui fut discutée, puis homosexuelle ; vint ensuite la question du mariage et de la famille, puis celle de la prise en charge des enfants et de la filiation[10]. Mais attardons-nous sur la première des controverses car elle a été déterminante pour la suite : celle du plaisir féminin. Les hétérosexuels en ont profité pour régler leurs comptes et dans une scène de ménage nationale, les femmes ont reproché aux hommes de ne pas se préoccuper de leur plaisir, de rejeter sur elles leur incapacité au plaisir. Les hommes se sont défendus : s’il leur semblait que le plaisir féminin était moins crucial que le leur, c’était parce qu’on supposait que les femmes s’offraient avant tout pour autre chose que le plaisir : pour l’argent, la sécurité, le couple, l’amour. C’est cela qui véritablement les intéressait. Les femmes rétorquaient : face à des hommes qui ne sont là que pour prendre sans donner, comment ne pas chercher ailleurs la satisfaction des rapports sexuels ?
Dans cette confusion générale, on commença à prendre la mesure de ce qui était en train de se produire. Corps social avait introduit une sorte de « rapport social non identifié », celui de relations sexuelles authentiquement gratuites : sans rémunération mais aussi sans lendemain, sans promesse d’amour, sans projet de conjugalité ou de maternité. Les bénévoles venaient pour donner, sans rien attendre en retour, les nécessiteux(ses) venaient pour recevoir, sans être redevables de personne. Cela pouvait paraître grotesque et artificiel. Il n’en est pas moins vrai que c’est précisément la bizarrerie du dispositif qui avait produit des effets : par contraste elle a révélé combien les relations sexuelles habituelles engageaient toujours autre chose que l’échange réciproque de plaisirs sexuels. Les femmes semblaient toujours perdre au change, et pour que les partenaires soient quittes, il fallait qu’il en « coûte » aux hommes quelque chose en plus (un dîner, un cadeau, une promesse d’amour…). Ce phénomène était connu, des anthropologues avaient déjà décrit la logique des échanges « économico-sexuels »[11] qui structuraient les rapports hommes-femmes. Dans les relations sexuelles, quelque chose d’autre que le plaisir sexuel s’y négociait. Le sexe impliquait des enjeux économiques implicites qui touchaient les hommes et les femmes de manière différente et qui contribuaient à les mettre en opposition. Cette analyse semblait s’appliquer bien au-delà des sociétés occidentales, un peu comme une constante, une loi de la nature. Elle semblait indépassable, bien qu’elle fût déplorée. En proposant un moyen de sortir de ce système qui organisait la méfiance des hommes et des femmes, Corps social a créé un appel d’air dans lequel toute la société française s’est engouffrée. Le modèle des relations sexuelles charitables – et donc gratuites – a ouvert la voie à une réelle émancipation sexuelle donnant lieu à un raffermissement des liens sociaux.
L’association Corps social a suscité un nouvel élan dans la société bien au-delà de la question de la misère sexuelle. Trop étrange pour l’époque, elle ne pouvait se maintenir comme la béquille de l’ordre sexuel puisqu’elle le questionnait. Il lui fallait soit disparaître et préserver l’ordre sexuel en place, ou bien subsister et donc le renverser. L’association, n’ayant pas été interdite, s’est donc imposée comme une entreprise révolutionnaire.
L’ampleur de son action a donc été essentiellement symbolique, dépassant largement le cadre strict de ses missions. Les Français ont ainsi adopté le modèle de Corps social. Non pas qu’ils soient tous devenus bénévoles de l’association, mais ils en ont mimé les codes. Ils ont compris tout l’intérêt qu’il y avait à adopter une disposition d’esprit charitable en matière de sexualité. D’une certaine manière, c’est leur intérêt individuel et égoïste qui les a poussés les uns vers les autres, et ce pour le bonheur de tous. Prenons par exemple la question du prestige, que l’association entretenait subtilement au travers de son application mobile destinée à l’évaluation anonyme des bénévoles. Ceux qui se virent recommandés par les nécessiteux(ses) pour leur talent et leur délicatesse n’ont plus souhaité rester anonyme ; ils ont plutôt saisi l’opportunité de se faire un nom. Le public s’est mis à rêver de profiter du talent des plus populaires d’entre eux, on jalousait leur maîtrise de l’art de donner du plaisir. Le comble du chic dans la bonne société consistait à exceller dans cet art, et à satisfaire un maximum de prétendant(e)s sans distinction de leur attrait sexuel. Il est ainsi devenu très bien vu d’être charitable dans les rapports sexuels, si bien que tout le monde y trouvait son compte. Car s’offrir à un individu moins désirable que soi était aussi l’assurance pour chacun d’avoir accès à plus désirable que soi. Plus les Français donnaient, plus ils pouvaient espérer recevoir en retour.
Mais l’élan charitable en matière de sexualité ne saurait s’expliquer sans mentionner le fantasme du don. Il est vrai qu’au début, c’est sans doute par snobisme que certains se sont évertués à entretenir des relations sexuelles dans un état d’esprit charitable : bien vu dans certains cercles, c’était un moyen de se distinguer. Ce faisant, ce fut l’occasion de découvrir ce « fantasme du don » plus répandu qu’on aurait pu l’imaginer. Il désigne la jouissance que l’on éprouve à se mettre dans cette position de don pur, qui consiste à tout faire pour le plaisir de l’autre, y compris mettre en scène son propre désir quand bien même l’autre nous laisse de marbre. On n’a pas manqué de parler d’hypocrisie et de perversion dégradante pour celui qui était en état de recevoir. En vain, puisque tous les adeptes de cette pratique contredisaient l’analyse : ils finissaient par éprouver un désir intense vis-à-vis de ceux qui leur inspiraient au début indifférence ou dégoût. Le plaisir ne consistait pas à duper celui qu’on ne désirait pas mais à se duper soi-même en se jouant de la chimie de sa chair : de la dépasser pour rapprocher les âmes. Il a bien fallu admettre la valeur sociale de ce fantasme du don qui permettait de rapprocher les inconciliables, de transformer la répulsion en attraction, la domination en égalité.
Rien n’a donc pu empêcher la charité sexuelle d’entrer dans les mœurs des Français : donner du plaisir était devenu le signe d’un raffinement sexuel et social très valorisé tout autant que l’assurance d’être comblé en retour. Mais bien que la satisfaction de l’appétit sexuel soit fondamentale, elle n’est pas une fin en soi. Et s’il faut avouer que c’est une certaine avidité sexuelle qui a permis de faire de la charité sexuelle une mode, c’est ensuite l’apaisement sexuel de la majorité qui l’a maintenue comme une tradition. La charité sexuelle comme pratique répandue – et attendue – a permis d’assainir les relations sociales, de les rendre plus sincères et plus plaisantes. Progressivement, les Français qui s’étaient prémunis contre la misère sexuelle ont été moins frustrés et plus confiants. L’issue sexuelle d’une rencontre était moins préoccupante et les relations sociales en général s’en sont trouvées plus authentiques. Les femmes s’engageaient davantage dans des rapports sexuels. En retour, les hommes, apaisés par la plus grande disposition sexuelle des femmes, ont appris à donner au lieu de se limiter à prendre. Et parce que les individus étaient plus généreux pendant leurs ébats, tout le monde gagnait en plaisir. Le sexe a cessé d’être perçu comme une menace ou comme une inquiétude parce qu’il était charitable et sans conséquence. Il a cessé d’être une chose rare et précieuse parce qu’il était disponible et gratuit. Le sexe est ainsi devenu un égard qui a imprégné les règles de bienséance. Il n’est pas inutile de se rappeler qu’il y a moins de trente ans, proposer des faveurs sexuelles à un invité comme on propose un café ou comme simple réconfort amical aurait été perçu comme un affront. Et dans certains contextes précis cela aurait même pu être pénalement répréhensible !
Le sexe, nouveau maillon du lien social
On ne réalise plus le chemin parcouru. Il est pourtant immense et c’est important d’en prendre conscience. Le sexe n’avait pas de valeur sociale en lui-même, c’est pour cela que l’activité de l’association a d’ailleurs pu paraître absconse au tout début. On ne comprenait pas que même l’espace réduit d’une séance entre un bénévole et un nécessiteux puisse être précieux : aussi structurant que toutes les relations que l’on tisse dans la vie quotidienne, avec les commerçants, notre médecin, nos voisins, des passants anonymes. À défaut de nous lier spécifiquement à chaque personne que l’on croise, ces interactions nous lient à la société dans son ensemble. Ces relations sont tout autant anodines prises individuellement qu’elles sont fondamentales pour faire société. Il en est de même pour les relations sexuelles au sein de l’association : si le nécessiteux ne se lie pas spécifiquement au bénévole, il se lie plus généralement à la société. Progressivement, le sexe est apparu tout aussi indispensable qu’inoffensif. Mais cela n’avait rien d’évident de prime abord.
C’est cette valeur sociale intrinsèque à la sexualité qui a produit ses effets à mesure que les comportements sexuels ont évolué. L’intimité toute particulière qu’implique la sexualité a rapproché les individus, consolidé les amitiés, diversifié les relations amoureuses. L’accès universel à la sexualité et la sensation de pouvoir être désiré a permis d’augmenter la confiance générale des citoyens. Les refus éventuels sont devenus moins vexatoires puisqu’ils étaient plus souvent compensés par d’autres relations satisfaisantes. Globalement, Corps social a été un moyen de souder la société. Et sans que l’on ne s’en rende compte au début, elle a permis de répondre à la préoccupation importante de la gauche des années 2010 qui déplorait l’effritement du « lien social » et appelait à recréer du « commun ».
Quelle conséquence pour la prostitution ?
C’est à travers la question prostitutionnelle que Corps social a suscité les premières réactions, et il n’est pas inintéressant de revenir sur les conséquences qu’elle a eues sur le sujet. On aurait pu penser qu’à l’ère du sexe gratuit, l’incarnation du sexe marchand aurait disparu. Il n’en fut rien, car tout nouvel agencement social présente inévitablement des lacunes et dans le cas qui nous concerne, la prostitution vint en quelque sorte en colmater les brèches. Elle changea toutefois de visage, étant à l’image de la société dans laquelle elle s’insère. À l’époque, la prostitution était essentiellement composée de femmes au service de plaisirs masculins. Cela va sans dire que le phénomène est devenu paritaire, que ce soit du côté des clients ou des prestataires. C’est aussi la perception qu’on en a qui a été complètement renversée. Au début du XXIe siècle, on envisageait les prostitué(e)s comme les victimes d’un système de pensée qui perpétuait la domination masculine. Vulnérables, victimes parfois inconscientes du système qui les rendait esclaves des hommes, puisqu’elles se soumettaient à leur bon plaisir au détriment d’elles-mêmes. La France d’alors n’acceptait pas de faire la distinction entre la prostitution libre et la prostitution forcée : l’acte prostitutionnel en tant que tel était un esclavage auquel une personne digne ne pouvait consentir. Désormais, la prostitution libre n’est plus perçue ainsi. Elle est même parfois assimilée à de l’exploitation de la misère sexuelle d’autrui, et cela malgré le consentement des clients. Le phénomène est devenu marginal, car les prostitué(e)s ont subi de plein fouet l’effondrement des prix du marché. La plus grande disponibilité des femmes à s’engager dans des rapports sexuels gratuits semble avoir eu pour conséquence de faire diminuer fortement la valeur d’échange de la sexualité en général. Aussi, ceux qui tirent leur épingle du jeu sont surtout les prostitué(e)s de luxe, parce qu’elles(ils) proposent en réalité des services qui vont bien au-delà d’un simple rapport sexuel. D’autres ont sauvé leur activité en orientant leurs services vers des pratiques rares et sophistiquées, pour lesquelles il reste difficile de trouver des partenaires. Quant à la prostitution traditionnelle, elle est devenue un phénomène pittoresque : les clients sont surtout des puristes nostalgiques d’une époque révolue. Elle a perdu son rôle social et se maintient en tant que mise en scène, source de fantasmes particuliers. Mais la vraie fierté nationale, c’est la disparition de la prostitution forcée, et l’essoufflement des trafics d’êtres humains destinés à la prostitution sur le territoire français. Par souci de distinction, la diplomatie française tente d’ailleurs de faire homologuer auprès de l’OCDE un nouvel indicateur : le taux de bonheur sexuel d’un pays. Car elle sait d’avance qu’elle figurerait en haut du tableau…