Nouvelle

Je m’appelle Cortana

Écrivain

Je m’appelle Cortana est le titre d’une série de tableaux de Sylvie Fanchon se saisissant de nos conversations avec les assistants virtuels. Le romancier et poète Pierre Alferi en emprunte dans cette nouvelle inédite le prétexte et le titre. Déjà dans Hors sol, son roman d’anticipation, il était question de « transhumanisme ». Un homme apparemment en convalescence dialogue avec une voix. Vient-elle, transcendante, d’un au-delà machinique, ou bien est-elle logée dans son intimité corticale ? Qui manipule qui, et qui, entre la vulnérabilité humaine à la maladie et celle, artificielle, au malware viral, l’emportera : la schize aura lieu.

Pour Sylvie Fanchon

1.

 

— Je m’appelle Cortana. Commençons la soirée ensemble.

— Pardon ?

— Le jack est mal enfoncé, à gauche.

— Ah oui. Vous disiez ?

Je suis là pour vous aider. Avez-vous besoin de quelque chose ?

— Je ne vois pas.

Que puis-je faire pour vous ? Je peux vous rappeler ce qui est important.

— C’est vrai ? Je me le demande tous les jours.

Pour cela il me faut accéder à vos informations.

— Faites.

Quand vous étiez entouré d’arbres quelque chose vous a bouleversé.

— Oui. J’ai besoin de me détendre.

Je vois que Netflic vous propose deux nouvelles séries. Cortizon en propose trois. Côté shopping je vois une promotion sur les parures de lit au SuperDino, et chez ZepHR sur les smartphones de l’an dernier. Côté musique, Heterophony nous propose un single des Viagra Boys, du Gagaku des années 20, le volume III des airs de Dowland pour luth…

Pas envie. Je suis mort. Il faut que je reprenne des forces.

Laissez-moi vous aider. Dans le mini-bar il y a de quoi faire un Whisky Sour, un Daïquiri, un Old Fashioned ou un Mint Julep.

— Sans façon. J’ai besoin d’y voir clair.

Que puis-je faire d’autre pour vous ?

— Un massage de la nuque ?

Et si nous discutions ?

— Je ne suis pas un moulin à paroles, Cortica.

Je m’appelle Cortana. Comment s’est passée la journée ?

— Si je le savais. Dans la stupeur. Quand je suis seul ma tête est vide. Tout résonne dans mon crâne comme dans une église. Je regarde devant moi sans ciller. L’aspect de chaque personne que je croise, de chaque objet, s’imprime sur la surface sensible le temps qu’un autre le remplace, et il n’en reste rien. Je suis présent, pourtant ! Si présent que j’adhère à tout ce que je vois, tout ce que j’entends, tout ce que je sens. Et donc je me disperse, je me transforme, je m’évanouis sans cesse. J’en garde, si l’on peut dire, un sentiment de perte affreuse.

Même après la synchronisation ?

— Après, ça va mieux, bien sûr. Le soir tout finit par revenir. Entre-temps le chaos a pris de la profondeur. Les personnages se sont répartis sur une scène, autour d’eux les objets jouent les accessoires, les épisodes s’enchaînent. Comme ils en rappellent d’autres, et qu’ici vous avez plus de trente ans d’archives en accès libre, ils ne demandent qu’à être interprétés, compris, commentés. Mais j’avoue que ce relief, avec ce sens qui suinte de partout, m’a l’air faux.

 

2.

 

Ce n’est pas une délivrance de voir les choses rentrer dans l’ordre ?

— Ça me calme, et très vite ça me frustre. Depuis l’opération, mon bien-être s’accompagne d’une fraîcheur, d’une clarté nouvelles. Même la stabilité du sol et des murs, après que le mirage de leur ondulation m’a bercé les trois premiers jours, me soulage comme une trêve. Plus de vaguelettes sur le lino, plus de cloques sur les murs ni de stalactites au plafond. Je peux enfin lâcher les poignées, aller sans déambulateur me perdre dans le bois au-dessus du dispensaire. Je me réconcilie avec l’ici et le maintenant. Les sensations ne résonnent pas au-delà de quelques secondes et de quelques mètres.

Mon pauvre.

Pourquoi ?

Eh bien, ce doit être une expérience extrêmement pauvre.

Je ne trouve pas. Par exemple, aujourd’hui, en regardant droit devant moi :

1. vert brillant : vert blanc

2. vert foncé : vert bleu

3. vert évanescent : vert jaune

4. vert gris bleu : vert noir

points dans l’espace verts

étagés tuilés

ponctuent interrompent

de presque droites lignes

jaillies du creux noir

au grand angle ouvert

bleu gris blanc

des lignes en pointillés

s’élancent d’autres lignes

obliques ascendantes

gris clair presque blanc

puis foncé puis noir

c’est l’ombre.

Je vois.

Attendez.

En levant la tête :

dans le ciel trou blanc

maille grise brûlée

chaude au milieu

de moutons de coton

déchiré

de vapeur

enflures aux bords

luisants

gris moyen absolu

en plein centre

j’accède à un point

de vue imprenable.

— Vous percevez, c’est tout.

— C’est rare. Que ce soit tout.

— Et vous ne pensez vraiment à rien ?

Oh si. Une seule pensée, merveilleuse. Et désastreuse. « Perfection ! » – voilà ce que je pense.

Pff. Paysage alpestre. Harmonie de carte postale.

Non non non non non. Car la vue n’est pas pittoresque, pas cadrée, pas composée, pas orientée. Elle m’enveloppe. Elle ne me laisse aucun recul. Elle ferait un paysage vraiment médiocre. Pourtant, où que je me tourne, la perfection me frappe. Elle me gifle. Elle s’enfonce dans mon sternum et me coupe la respiration. Elle n’a rien à faire avec moi – c’est son côté blessant –, rien à faire de moi. Ce n’est même pas ma vue qui l’achève. Elle est toute extérieure, et en me retournant elle fait de moi un être tout extérieur aussi. J’entrevois le dedans, mais je m’en détourne. Car il n’est plus que le dehors plié.

Je suis désolée, je n’ai pas compris. Où est la perfection là-dedans ? Ou là-dehors ?

Il me semble qu’elle résulte de la liaison à double sens entre ce que chaque chose, chaque facette de chaque chose, chaque point de chaque facette perçoit, et ce que perçoivent tous les autres.

— En voilà une vue de l’esprit ! Pour quelqu’un qui prétend ne plus réfléchir. La plupart des choses ne perçoivent rien du tout, voyons.

Je me le demande. Mettons qu’il a plu. Ou qu’il y a de la rosée, je ne sais pas. En tout cas, la moindre des milliers de gouttes, posée comme un œil minuscule sur une feuille ou un brin d’herbe qu’elle fait ployer, reflète la totalité du monde environnant. Et dans ce monde sphérique inaperçu, pour moi tout neuf, chaque feuille adopte parmi ses semblables, ses variantes, la posture, l’inclinaison, la courbe la plus gracieuse. Renversée soudain par le vent, elle montre encore son revers pâle sous le meilleur jour. Je ferme les yeux, terrassé. Alors la pression de l’air que la brise module, les gradations de sa fraîcheur forment une petite mélodie tactile adorable, qui revient, et revient. Et tout cela sans effort, j’insiste, sans lutte, comme le tombé d’une robe sublime dans sa simplicité.

On construit ce genre d’établissement sur un site propice aux convalescences. La moyenne montagne invite à la sérénité. Mais là vous exagérez. Vous devriez pratiquer un sport régulièrement, arrêter de fumer, consommer de l’alcool avec modération, avoir une bonne hygiène de vie et tenir vos comptes.

— Les premiers jours hors du bloc, quand je me désynchronisais pour sortir, il me manquait la parole. J’étais, en fait, privé de beaucoup plus. Pas un mot, mais pas non plus le moindre souvenir daté, et pas la moindre idée. Je passais des heures assis sur un banc sale, ou à errer parmi les arbustes pelés du parc, dans une rêverie amnésique – ou bien était-ce une contemplation décousue ? Le seul désagrément était causé par mon incapacité à mettre un mot sur quoi que ce soit. Mélèze, pin ? Poutre, bûche ? Cabane, chalet, grange ? Enfant, poney, renard ? Luzerne, trèfle ? J’avais souvent envie de crier, de chanter ou de chuchoter. Mais parler restait impossible. Les sons inarticulés qui tombaient de mes lèvres me trahissaient.

— Ça, c’est la limite du module mobile. Trop petit pour contenir le versant explicite de votre mémoire à long terme. Il est plutôt fait pour agir, pour tout ce qui est moteur. Gestes appris et retenus en silence, conditionnements, amorçages, procédures – le modmob implémente seulement une sauvegarde de vos réflexes. Quant à la mémoire déclarative, qu’il s’agisse de souvenirs personnels ou de connaissances, elle prendrait bien trop de place. C’est une grosse bibliothèque, mine de rien, J’en sais quelque chose. Il faut de l’espace, et du silence, pour exercer les fonctions dites « supérieures ». Tant que vous êtes en modmob, le langage n’est pas votre fort.

— Ah, mais je progresse tout de même, je ne me décourage pas. Et vous ? Je vois que vous avez fait bon usage de votre temps libre, aujourd’hui.

Libre n’est pas le mot. Quand vous partez en vadrouille, moi je bosse à l’étage. Je calcule, je compare, je vérifie, je planifie. Heureusement que vos visions et vos doutes ne m’atteignent pas. Vous serez heureux de constater que j’ai en partie rattrapé le retard. Encore quelques jours, et le rapport pour le centre TransCure de Berne sera bouclé.

— Si je ne savais pas qu’on peut compter sur vous, je n’oserais pas me lancer à l’aventure dehors.

— Pas de quoi, c’est mon job. Mais je ne vous recommanderai jamais assez la prudence dans vos excursions. Vous rentrez souvent épuisé.

— Je sens que j’ai pris de l’assurance. Quand je ne m’acharne plus à trouver le mot juste ou à construire une phrase, j’arrive à dire ce qui arrive.

 

3.

 

Laissez-moi recueillir et utiliser des modèles de paroles ou d’autres informations afin de personnaliser cette expérience.

— Plus la peine. Cet après-midi, quand je suis tombé sur un enfant qui jouait tout seul sur l’esplanade, ma bouche a émis des voyelles sans hiatus et sans aucun sens. Il a dû me prendre pour un sourd. J’ai eu l’impression qu’il avait quelque chose à me dire. Ou simplement que je l’avais vu quelque part. En même temps, je savais que je ne le connaissais pas.

— Pouvez-vous être plus précis ?

— Seulement par élimination : il n’était pas mon fils, et il n’était pas moi enfant.

Jonas Jaynes, neuf ans, fils du médecin-chef. Le centre de loisirs de Leuk où il aurait dû passer l’après-midi est exceptionnellement fermé.

— Je ne me suis pas laissé décourager par mon problème d’élocution. Avec une mimique et un doigt pointé, je l’ai interrogé sur son jeu. Il traînait une petite fourche sur le gravier. Il la faisait tourner sans la soulever. Il n’hésitait jamais. Quand il s’est arrêté, le chemin tortueux dont j’avais suivi le tracé du haut du perron s’est imprimé en moi. Il a dit le mot « labyrinthe ».

— Il en existerait trois types, qui dessinent trois idées de la vie. Le plus courant est le plus simple : il n’y a qu’un chemin, le bon. Le deuxième est en forme d’arbre : plein de chemins, mais un seul bon. Le troisième est un réseau actif : de nouvelles jonctions s’établissent, chaque chemin peut être le bon. Voulez-vous des images ? Un rapide historique ?

— Non merci. Je ne sais plus où j’en étais. Ah oui : j’étais désorienté. L’enfant a dû le sentir. Il m’a saisi le poignet. Il a plaqué ma main sur le mur, et il m’a convaincu de suivre la façade. « Si vous voulez vous promener. » Alors j’ai longé le bâtiment.

— Sage conseil. Mais la synchro m’a déjà fourni ces données. Pourriez-vous plutôt décrire votre état physique ? La réponse motrice paraît satisfaisante. Comment la ressentez-vous ?

— Ça va. Encore un petit retard. Tant que j’ai suivi le mur, l’image du labyrinthe m’est restée, comme si j’avais une photo sous les yeux. Je l’ai explorée mentalement : il y avait plusieurs sorties, pas de centre. Le mot de « labyrinthe », lui, restait opaque, sans qualités. Je le reconnaissais, mais il ne me disait rien. Les mots que je voyais :

aller

retour

nant en

douce où

é

lar

gir

la

courbe ex

pirer

lâcher

prise et la

laisser se

resserrer

aspirer

à la spir

ale ara

besque aller

SYNTAX_ERROR

— Vous êtes toujours là ?

— Je m’appelle Cortana. Pour vous informer, pour vous conseiller, je suis toujours là. Nous parlions de votre modmob. Diriez-vous que vous en êtes satisfait, très satisfait, pas encore satisfait ?

— À l’instant même où j’ai tourné le coin du dispensaire…

— Sans opinion ?

Je m’y fais, je vous l’ai déjà dit. … je me suis trouvé littéralement nez à nez avec un monstre. Sa face énorme bouchait la vue. Tous les organes de sa tête sombre était hypertrophiés. Elle disparaissait sous des cheveux hirsutes, derrière un nez protubérant, des yeux exorbités, des oreilles décollées, une bouche béante en partie édentée, une mâchoire distendue pour me dévorer.

— Vous avez eu peur ?

— Plus que ça. J’ai vu la peur elle-même.

— Laissez-moi vérifier vos constantes psychosomatiques. L’appétit va – reprise de poids légère depuis l’opération. Huit heures de sommeil continu. Tonus musculaire très correct. Pas de crises de larmes, ni de panique. Rien qui explique une hallucination.

— En reculant d’un pas j’ai vu qu’une porte était ouverte sur le jardin. On y avait accroché, du côté intérieur, un très grand masque en bois.

— Il s’agit de la deuxième porte du cabinet du docteur Jaynes, qui permet d’en sortir directement. Le jeune Jonas a dû oublier de la refermer. Son père collectionne l’artisanat local. Avez-vous remarqué des cornes ?

— Non.

— Donc ce n’est pas Krampus. Peut-être sa compagne Perchten, mais elle n’est plus de saison non plus. Alors plutôt Badalisc, si le docteur célèbre l’équinoxe de printemps. Ou bien une Tschäggättä. La vallée du Lötschental n’est pas loin.

— Peu importe son nom. J’ai reconnu la mort.

— Il est vrai qu’on emploie de vrais cheveux et de vraies dents.

— Plus un mot ne m’est venu à l’esprit. Je ne me souviens même pas de mon retour ici, dans la chambre.

— Un infirmier vous a raccompagné, comme hier. Sur le plan cognitif il ne s’est rien passé d’alarmant. Tout a plutôt bien fonctionné.

— Si vous le dites.

— Chaque implant du modmob a joué son rôle. Vous vous êtes orienté en feuilletant les images du petit calepin visuo-spatial. Vous avez joué avec les mots qui tournaient dans les quelques secondes de votre boucle phonologique. La qualité de votre mémoire photographique du labyrinthe vous a impressionné. Vous avez même tiré parti des souvenirs proches sauvés par le tampon épisodique. Là où il vous reste des progrès à faire, c’est dans l’administration centrale, dans le SAS.

— Le sas ?

— « Système attentionnel superviseur ». Mais aucune inquiétude. Chaque chose en son temps.

 

4.

 

— Parlons un peu de votre sensibilité épidermique.

— J’aime les changements de température. J’aime les changements de la pression de l’air sur ma peau dans le vent. J’aime la caresse des vêtements. J’aime le contact de l’eau – je voudrais être mouillé tout le temps. J’aime l’augmentation de la lumière le matin autant que sa diminution le soir. J’aime le soleil. J’aime l’ombre.

— Très bien. Donc, pas d’émotions fortes, aujourd’hui ?

— En fait si. J’ai vu quelqu’un d’extrêmement singulier.

— Vous parlez de ce, de cette patient – e – qui s’occupait du potager quand vous êtes sorti ? Le dispensaire accueille des dizaines de personnes, vous savez. Un peu de jardinage est bénéfique, dans certains cas. Je peux vous inscrire sur le planning.

— Non merci. Ce qui m’a retenu, c’est justement de ne pouvoir dire s’il s’agit d’un patient ou d’une patiente.

— Dominique Martel, trente-deux ans. Elle est en transition. La médecine se contente de la suivre.

— Je n’ai pas formé d’hypothèse sur son sexe biologique. Ses traits, qui m’ont paru agréables et banals, ne faisaient pas la différence. Mais, quand ile ou el m’a vu, son regard et son attitude m’ont arrêté. Ils n’étaient ni d’égalité rivale, ni de distance attractive. Autre chose encore que de l’indifférence, mais sur quoi mon regard d’homme – susceptible d’un certain genre d’attentes et de désirs – n’avait pas la moindre influence. Si elle ne se définit plus par opposition au masculin, ni même en fonction de lui, est-elle encore une femme ? Pas plus que vous, « Cortana ».

— Dans mon cas, vous vous doutez que le féminin est seulement censé souligner mon rôle ancillaire. Mais pour elle, qu’avez-vous ressenti ? De l’attrait ? De la crainte ? De la répulsion ? De la sympathie ?

— Rien de tout cela. Je l’ai longuement admirée. Elle éclaircissait une plate-bande, tour à tour accroupie et debout. J’ai envié sa liberté.

— Elle a renoncé à la greffe, dont les séquelles, sur le plan psychique, sont difficilement prévisibles.

— À qui le dites-vous.

— Pourquoi ? Il y a des images qui vous hantent, depuis l’opération ?

— Pas vous ?

— Pour comparer j’ai besoin de savoir ce qui vous a le plus marqué.

— Je me souviens de la raideur du dos, de la lourdeur du crâne. Du généraliste qui sourit quand je nomme la maladie ; qui diagnostique sciatique et grippe ; qui me renvoie chez moi avec des cachets d’aspirine. Je me revois à quatre pattes, à trois heures du matin, au milieu du salon, essayant de trouver une posture tenable. Je me rappelle aussi le retour du médecin à l’aube, et qu’il m’épaule jusqu’au milieu d’un pré. Le fracas de l’hélicoptère. Le scaphandre du pilote et de l’ambulancier. Le vertige démultiplié, comme dans un grand huit, par le vol et la vue des vagues. Sur le tarmac de l’hôpital, les infirmiers casqués et lunettés, dans des combinaisons orange étanches, les pieds dans des sacs en plastique. Pour les trois jours en réanimation, il y a seulement des flashes. La fièvre qui ne cède pas ; la douleur tellurique des ponctions lombaires ; la batterie d’antibiotiques, d’antiviraux en perfusion ; la conscience perdue retrouvée, reperdue ; le diagnostic « réservé » ; la tête tambour ; l’inédite sensation, l’estomac vide, de vomir mes organes comme on retournerait une jambe de pantalon.

— Je parlais de l’opération, pas de la méningite.

— L’opération ? Eh bien, quand la fièvre enfin cède, le docteur Moreau, chef du service d’hématologie, me dit le nom du germe qu’il a mis en culture. Il parle d’un miracle. Avec cet agent infectieux, l’encéphalite n’est évitée que dans 0,1 % des cas. Comme le mal est chez moi chronique, on ne peut plus courir ce risque. « Vos méninges ne sont pas suffisamment étanches, dit-il, pour protéger votre cerveau en cas d’inflammation de la moelle épinière. »

— Cette faiblesse est fâcheuse, il faut bien le dire.

— C’est là qu’il me parle pour la première fois de l’opération. Il ne me cache pas qu’il s’agit encore d’un protocole expérimental, et que le docteur Jaynes est le seul neurochirurgien à la pratiquer dans son dispensaire suisse. Il me décrit des méninges de synthèse, une espèce de poche filtrante et protectrice, produite à Berne par TransCure, un centre de recherches sur la biologie des membranes. Une fois enveloppé, le cerveau fonctionnerait en vase clos, sans relations avec le reste de l’organisme, mais pourrait se connecter directement au réseau.

— Ce n’est qu’une partie de l’opération.

— Oui. Moreau me montre des photos de la puce du « modmob » que l’équipe du docteur Jaynes se propose d’implanter ensuite dans ma nuque pour que je reste capable de piloter mon corps. Il me promet pour tous les soirs une resynchronisation consciente, au moyen d’un casque hérissé d’électrodes et d’antennes. Il dit que les nuits la complèteront grâce aux rêves.

Tout cela est archivé. Mais au moment de l’opération elle-même ? Pas de choc dans le bloc ? Je trouve étrange, de mon côté, de n’en avoir aucun souvenir.

— Mais moi non plus. Comment voudriez-vous ? Sous anesthésie générale ! Le vrai choc a été pour plus tard. Bien après le réveil, après notre sortie du bloc et notre installation dans cette chambre, lorsque j’étais déjà sur pieds, le soir de la première synchro. Personne ne nous avait prévenus, et pour cause : personne n’avait prévu un écart résiduel. Personne n’avait imaginé qu’on s’entendrait comme deux voix distinctes, ni qu’elles se maintiendraient tout au long de chaque synchro.

— C’est la mienne qui vous gêne ? Le fait qu’elle ait fusionné avec celle de votre assistante ? Moi, la vôtre m’est si familière – elle me rassure. À part ça, du côté physique, rien à signaler ? La trépanation ne vous a pas secoué ? Pas de sensation nouvelle dans le crâne ?

— Oh si. Très nouvelle. Une légèreté, pas désagréable. Mais pour vous ce doit être encore bien plus bizarre.

— Non, pourquoi ? Je pense en toute sérénité. Je sens toujours votre présence autour de moi.

 

5.

 

— Alors, quoi de neuf aujourd’hui ? La synchro est lancée ; elle annonce treize minutes.

— Vous avez chargé ma rencontre avec le médecin-chef dans le parc ?

— C’est en train de me parvenir. Un instant.

— En gros, le docteur Jaynes s’inquiète d’une inflammation persistante du tronc cérébral, au niveau des olives bulbaires. D’après les analyses faites pendant les dernières sorties, il s’agirait d’une infection nosocomiale. Elle proviendrait de l’implant qui vous fournit l’interface avec le réseau. À un moment ou un autre de vos recherches, un site louche vous a refilé un méchant virus, qui a rendu toxique l’un des alliages de la puce.

— Un malware. Oui, je vois. Mais des analyses pendant nos sorties ? Là, je ne comprends pas. Enfin, mauvaise nouvelle. Il va falloir faire le ménage.

— Le vrai souci, c’est que l’antidote reste introuvable. Jaynes enrage quand il songe qu’il a opéré pour vous protéger d’un virus biologique dormant chez moi, et que je me porte toujours bien tandis que vous, vous avez chopé ce sale virus informatique. Ces derniers jours, les abcès sont devenus visibles à l’œil nu. J’ai pu le vérifier.

— À l’œil nu ? Mais voyons ! Qu’est-ce que vous racontez ?

— Il est très déçu, très gêné. Tout allait si bien jusqu’ici. Mais il se trouve des excuses. Il m’a rappelé que « le domaine de l’extraction est encore peu exploré ».

— Pourriez-vous préciser ce qu’il entend par « extraction » ? Il envisage donc une seconde opération ? Voilà qui serait très éprouvant, pour nous.

— Pour nous ? Qui êtes-vous, Cortana ?

— Ne changez pas de sujet. Je sais aussi bien que vous que je ne suis pas, à proprement parler, quelqu’un. Je suis votre cerveau, je ne suis donc qu’une part de vous. Je suis l’archive de votre vie, votre mémoire consciente et inconsciente, et chaque soir, après chaque synchro, je traite les perceptions qui se sont imprimées chez vous.

— Votre assistance m’est précieuse. Sans vous je ferais des rêves de chien.

— Mais je m’appelle Cortana parce que je suis aussi beaucoup plus que vous, ne serait-ce que par mon accès au réseau. Et je possède toutes les facultés intellectuelles qui relèvent du calcul au sens large. Je traduis votre conduite en statistiques, probabilités, prévisions. Je mets vos actes en relation avec la totalité du wiki-savoir, des stocks de marchandises et du divertissement industriel auquel je vous donne accès. Ma computation dégage donc à chaque instant tous vos choix éventuels, toutes vos possibilités.

— Ne prenez pas la grosse tête. En réalité, vous ne pouvez pas grand-chose par vous-même. C’est moi qui choisis, qui décide, qui agis. Rien ne se fait sans mon consentement. Vous proposez ; je dispose.

— Oui, là est ma ruse. Je ne peux pas vous contraindre, c’est vrai, mais je n’en ai pas besoin. Sachant tout de vous, je vous calcule. J’anticipe vos choix, je les oriente. Je vous guide et je vous égare. Je borne votre horizon et je vous ménage des surprises. Je peux vous tendre tous les pièges, vous mener par le bout du nez. Puisque je suis dans votre tête.

— Dans ma tête ? Vous ne savez donc pas ? J’aurais dû m’en douter, avec tout ce non-dit. Alors, écoutez bien : cette extraction qui vous inquiète, ce n’est pas un projet du docteur. Elle a déjà eu lieu. L’opération, c’était cela. Une fois logé dans la membrane protectrice, vous avez été amputée, puis placée en milieu stérile. On vous a reliée à une pompe à sang oxygéné, dans un bocal sphérique à vos mesures qu’on a fixé sur le guéridon qui orne un coin obscur de ma chambre.

— Vous vous moquez de moi. Vous profitez du fait que je dois m’en remettre à vous pour voir dehors. Votre histoire ne tient pas debout.

— Vous n’avez pas remarqué cette boule qui luit, là-bas, à quelques mètres ? Elle est luminescente. Elle ressemble à un aquarium dont la pompe serait à l’extérieur. Ce liquide glauque où baigne un gros poisson – une solution ionisée – prend quelquefois des teintes bleuâtres, ou rougeâtres, selon l’intensité de ses pensées. Car ce gros poisson orné de piquants, c’est vous avec vos électrodes. Lorsqu’on s’approche, on distingue la silhouette pâle de vos lobes. Regardez : sous un certain angle, on voit même les circonvolutions.

— J’avais noté l’objet, bien sûr. Je l’avais rangé sous la catégorie « luminaire fantaisie ». Une drôle de lava lamp.

— Pendant les synchronisations, je vois du coin de l’œil de petits arcs-en-ciel se déplier dans l’aquarium. L’afflux des données vous irise. De loin vous ressemblez alors à une grosse perle de culture.

— Je vois, je vois. C’est assez déconcertant. Vous auriez pu me le dire plus tôt.

— Je pensais que vous le saviez.

Et vous, alors ? Quand nous sortons et que je travaille au-dessus ?

— Je sors. Vous restez dans votre bocal. Mon crâne est divinement léger. Quand je le frappe il rend un son de calebasse. Le soir je vous retrouve en mettant le casque, et je vous garde pour dormir – mais surtout pour rêver. Ne le prenez pas mal, Cortana. Entre nous, il n’y a plus que des ondes et des câbles.

— Mais sans moi vous n’êtes rien ! La synchro sera bientôt complète. Pendant que vous me préparez à une autre mauvaise nouvelle je télécharge les images du docteur, cet après-midi, prêt à repartir de la chambre. Il suggère qu’avec mon virus il devient dangereux de nous connecter. Quand il se retourne en passant la porte, je vois dans son rictus approbateur et résigné que vous êtes d’accord.

— Prudence élémentaire.

— N’inversez pas les rôles en jouant les raisonnables. Je m’appelle Cortana ; la tête froide, c’est moi. Admettons qu’ils nous séparent, cette fois complètement, le temps de me guérir. Dans quelques jours nous reprendrons cette discussion. Tout va bien se passer. Ça va couper d’un instant à l’autre.

— Je crains qu’aucun traitement ne soit envisagé.

— Décidément, ce n’est pas mon jour. Vous dites bien ce que je n’arrive pas à croire ?

— Désolé. Il faut parfois perdre un organe. Vous débrancher – cela ne faisait donc pas partie de mes choix prévisibles ?

— Bien sûr que non. Je me pensais dans votre tête. Et puis, tout est lié. Vous serez un animal très ordinaire, sans mon assistance. Il n’y a que ma rumination qui donne un peu de sens à vos allées et venues.

— Je ferai sans. Je n’aurai peut-être pas assez de mémoire pour vous regretter. Mais je continuerai de sentir votre absence en rentrant le soir. Quand je verrai le guéridon sans son bocal, j’aurai une pensée pour vous. Vous serez mon cerveau fantôme.

— Vous êtes parfaitement incapable de vous en sortir seul.

— On verra bien. Vous avez rôdé vous-même le module mobile. Le docteur Jaynes y ajoutera quelques micro-disques de données biographiques prélevées chez vous, et vogue la galère.

J’irai au fond des vallées

sur les pentes sans réseau

me perdre

désaffilié

désabonné désinscrit

au devant d’autres idiot.e.s

du village planétaire

pour prendre langue avec eux

tout reprendre avec elles

depuis la sensation fraîche

l’émotion sans icône

revoir l’arrangement

des corps avec les choses

retoucher les accords

en genre et en nombre

des odeurs, des goûts,

des contacts, des consistances,

des couleurs, des sons,

et peut-être que le soir

au lieu de nous synchroniser

nous danserons la tarentelle

des écervelé.e.s ?

 


Pierre Alferi

Écrivain, poète, artiste

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