Récit

Dans le potage

Ecrivain

On dit que le confinement est l’état quasi naturel des écrivains et des poètes. Et c’est vrai. Surtout quand Jean-Michel Espitallier, après avoir trouvé un paquet de pâtes alphabet au fond d’un placard, s’adonne durant les premières semaines à cette occupation : les compter. Et à cette occasion donner libre cours à sa poésie, concrète, alerte, généreuse, drôle. L’appétit vient en mangeant, l’idée en parlant, l’écriture en comptant. De la pataphysique des patalphabets.

« […] ce n’est pas avec des idées qu’on fait des vers,
c’est avec des mots. »
Stéphane Mallarmé

 

On ne fait pas toujours ce que l’on ne veut pas. Au moment où chacun, se rendant à l’évidence qu’il convenait de se conformer aux injonctions gouvernementales d’un confinement peut-être puis probablement puis certainement durable, me retrouvant donc dans la situation de devoir rester chez moi, je fus presque immédiatement envahi par un de ces sentiments d’excitation que l’on ressent au commencement des grandes aventures, sentiment d’excitation bientôt doublé d’une impression de vide intérieur nourri par d’insolites interrogations sur le devenir de ma vie, intrigant paradoxe puisque ce confinement semblait désormais en réduire les écarts de routes, imprévus, mauvaises rencontres, heureux hasards. Pour me distraire de ce manque (assez distrayant) de distraction, je cherchais une idée qui eût pu mettre fin à cette espèce de vacuité dont la fonction première semblait justement consister à ne pas me permettre d’en avoir (j’allais écrire : « à me permettre de ne pas en avoir »). Or, les idées ne viennent jamais seules. Je cherchais donc quelque moyen de provoquer la naissance d’une ou deux idées qui, par effet de mitoyenneté, comme au jeu de domino, me conduiraient peut-être vers une idée plus robuste, apte à combler le petit vide dont j’ai parlé. L’absence d’idée est en soi une bonne idée pour peu qu’on s’y intéresse, mais cette idée assez banale ne m’avait pas même effleuré l’esprit. N’ayant pas d’idée, parce que manifestement mon cerveau n’avait pas l’idée d’en chercher, je commençais à désespérer de jamais retrouver la faculté que nous avons à peu près tous de formuler des idées dans le secret de notre tête quand, un soir, me vint l’envie (non l’idée) de me noyer dans une tâche capable de chasser les pensées mollassonnes qui grippaient mes idées et m’agrippaient la tête. Déverrouiller une paralysie. Le fait de s’investir dans un travail sans intérêt, et même sans queue ni tête, peut contribuer à nettoyer assez efficacement le tuyau à idées qui court dans le cerveau de tout le monde. Cette constatation n’est qu’une idée, ce qui était bon signe et paraissait entrouvrir les voies de la guérison. Je n’ai pas encore dit que ma soudaine apathie s’accompagnait d’un sentiment de révolte à l’endroit de toutes ces choses affligeantes, utiles et nécessaires, qui contraignent nos vies. Je voulais donc par un acte radical joindre l’inutile au désagréable, l’anxiolytique au politique et défier le monde (le défier c’était tout de même le déifier), projet qui, dans le contexte que j’ai évoqué, risquait pourtant de m’être utile et agréable (utile parce qu’agréable). C’est alors que, me souvenant de la fameuse phrase de Kleist, selon lequel « l’idée vient en parlant », je m’étais immédiatement convaincu qu’elle pourrait tout aussi bien venir en comptant. C’est ainsi que me vint l’idée de compter les lettres d’un paquet de pâtes alphabet.

Un paquet de pâtes alphabet présente plusieurs avantages. Faible coût, facilité d’acquisition, extrême maniabilité, packaging minimal à faible potentiel d’ambiguïté marketodiscursive, sans oublier qu’un seul paquet fournit des milliers de petits sujets. Or il se trouve qu’un tel paquet sommeillait sans ronchonner dans un placard de ma cuisine. Un paquet de 500 grammes de pâtes alphabet, autant dire 500 grammes de toutes petites lettres.

Premier constat, un paquet de pâtes alphabet ressemble un peu au torse d’un catcheur qu’on aurait décapité, amputé de ses membres et auquel on aurait passé un tee-shirt faiblement coloré.

Je me saisis du paquet, comme si je venais de découvrir tout l’or du monde. J’écris « tout l’or du monde » parce qu’en d’autres temps j’aurais pu m’exclamer que je ne compterais les lettres d’un paquet de pâtes alphabet sous aucun prétexte et certainement pas « pour tout l’or du monde ». Sauf que, à cet instant précis, l’unique destination de ce paquet de pâtes alphabet était bien de s’en laisser compter et de me faire perdre un peu de ce temps qui, parce que je pouvais décider de le perdre, me redevenait si précieux. Chercher « l’or du temps », si vous voulez (dans lequel s’entend un « hors du temps » qui me plaisait assez). Une fois exfiltré du placard, je n’eus aucune difficulté à faire céder la pastille en plastique adhésif qui fermait le paquet de pâtes alphabet et j’en versai le contenu dans un grand bol bleu.

Il est assez impressionnant et, consécutivement, un peu intimidant de réduire ce commencement de grande aventure au geste si banal de se saisir d’un paquet de pâtes alphabet et de se dire que, là, instantanément, l’ordre du monde puisse en être irréversiblement transformé. On ne fait pas toujours ce que l’on ne veut pas et ça, c’était déjà le début de la révolution.

Je donne tout de suite le résultat, ce sera plus pratique pour comprendre ce qui va suivre. Mon paquet de 500 grammes de pâtes alphabet contient 27 623 lettres de l’alphabet latin. Toutes mes observations concernent exclusivement l’alphabet tel qu’il est utilisé dans la langue française de la première moitié du XXIe siècle.

Je doute que chaque paquet de pâtes alphabet contienne exactement le même nombre de lettres de l’alphabet. Je laisse à d’autres le soin de vérifier. Deux paquets de pâtes alphabet qui contiendraient le même nombre de pâtes, et pour chaque lettre, le même nombre d’unités, donneraient à ce hasard en soi extraordinaire un caractère miraculeux. C’est-à-dire monstrueux.

Je poserai donc comme préalable que le paquet de 500 grammes de pâtes alphabet que je soumis à un comptage scrupuleux réalisé du 18 au 31 mars de l’année 2020 contient 27 623 lettres de l’alphabet. Ce qui met le poids de la lettre à environ 0,0181 gramme et le prix de la lettre à environ 0,00002715 euro. Une misère.

J’avais très naïvement imaginé que l’opération de triage des pâtes serait l’affaire de deux ou trois soirées. Or, y consacrant environ quatre heures par jour, il me fallut quatorze jours pour trier les 27 623 lettres du paquet de pâtes, soit environ 1 973 lettres triées chaque jour (un peu plus de huit opérations de triage à la minute, sept secondes et demie par lettre traitée, ce qui n’est pas rien compte tenu des brefs temps d’arrêt pour activités diverses telles que vapotage, soulagement de démangeaisons, etc.).

À l’opération de tri succéda une très logique opération de comptage de chaque lettre de l’alphabet des pâtes alphabet.

J’observais qu’il m’eût été impossible de noter toutes les pensées qui me traversaient l’esprit pendant le comptage des pâtes. Lorsque l’on pense à ses pensées, celles-ci paraissent subitement ne plus penser qu’à la pensée d’y penser. Penser à ses pensées fait s’éloigner toute pensée qui ne penserait pas à ces pensées. Mais j’ai déjà abordé le sujet. Au passage, je me rendis compte que je ne pensais jamais aux lettres de l’alphabet que j’utilise pourtant des milliers de fois par jour (et qui se trouvent rangées, à disposition, Dieu sait où, dans l’intérieur de ma tête. Même au réveil je n’ai pas besoin de les faire redémarrer. Elles sont déjà sur le pont).

Je versai les 27 623 pâtes dans le bol bleu déjà évoqué puis disposai sur le parquet du salon (du paquet au parquet), vingt-six réceptacles à pâtes (verres à pied, verres à whisky, flûtes et coupes à champagne, verres à cognac, tasses à café) sous chacun desquels je glissai une feuille de papier portant mention de la lettre correspondante.

Les lettres des pâtes alphabet sont des lettres majuscules. Et des lettres à empâtement, ce qui est bien la moindre des choses. Elles sont arrondies, j’en perçois le volume et je peux les disposer à l’envers, les observer de dos, d’en haut, par en dessous, de profil, les lancer au plafond ou les jeter par la fenêtre. On n’a pas tous les jours l’occasion de regarder les lettres sous toutes leurs coutures puisque, comme on peut ici même le vérifier, les lettres, dans la plupart des cas, nous apparaissent aplaties, en surface, comme collées sur le papier (l’écran). On n’en voit que l’avers. Bref, les lettres que nous lisons sont toujours à l’endroit. Et nous n’en voyons en réalité que la partie saillante, affleurante (sauf à penser que les lettres n’auraient qu’une face, la face visible, et rien derrière, comme un objet mathématique ou une œuvre d’Escher). Lire, c’est donc toujours ne regarder que la moitié de ce que l’on voit.

Les grosses lettres des enseignes publicitaires ne présentent pas un tel désagrément. Leur volume et leur taille irréelle (observation tout à fait subjective, personne n’ayant jamais donné la taille « réelle » d’un hypothétique étalon-lettre) nous obligent à les considérer comme légèrement anormales par rapport à l’alphabet que nous utilisons tous les jours pour écrire. Ces lettres des panneaux publicitaires sont comme arrachées à l’alphabet caché sous le clavier, dans les casses des imprimeurs, projetées dans le ciel, démesurées, gonflées, déformées, exhibées dans la ville qui les voit mais les regarde peu. Parfois même on les branche sur le 220 volts.

Ces observations sont en réalité trompeuses. Lorsqu’on regarde un mot, comment se présente-t-il à nous ? De face ? De profil ? De dos ? Par dessous ? Par dessus ? Par quel côté doit-on prendre ce que l’on lit ?

Si je postule que les lettres sont couchées sur le dos, elles me regardent, m’observent, me surveillent peut-être et ma lecture instaure avec elles un dialogue yeux dans les yeux.

Si je pose au contraire qu’elles sont face contre terre, elles regardent ailleurs et me tournent le dos. Je les prends par surprise. Par derrière. Je les regarde en train de regarder vers l’intérieur de la page (de l’écran). Comme si elles s’adressaient à un autre que moi, au-delà de la page. Derrière les mots. Tournées vers « l’Autre scène » qui est le nom sophistiqué de l’inconscient.

Si je les vois de dos, c’est que je suis dans les coulisses de la représentation (n’oublions pas que pour les Grecs, l’écriture était intériorisation du théâtre). Spectateur de spectacteurs regardant un spectacle dont je ne saurai rien. Essayant d’observer ce qui se passe entre les lignes, comme lorsque l’on regarde à travers les persiennes d’un volet fermé.

En réalité l’écriture est surface et la page est sans fond. Les lettres sont dos au mur et c’est à moi de jouer. Elles sont des graffitis et peut-être des tatouages. Et l’on sait depuis Paul Valéry que « le plus profond c’est la peau ».

Dans la majorité des cas, les lettres utilisées dans les livres sont noires – les quelques tentatives d’écritures en couleurs dans la littérature (Michel Butor, Maurice Roche, Jacques Roubaud, Raymond Roussel, Jacques Sivan, Mark E. Danielewski, etc.) ou le rêve rimbaldien de colorisation des voyelles se posant et quasiment se revendiquant comme exceptionnels. Cette monochromie ne concerne ni la publicité, ni les pages internet et pas plus les magazines, les albums pour enfants que les bandes dessinées. Dans leur écrasante majorité, les livres sont donc en noir et blanc, et c’est peut-être de ce côté-ci qu’il faut chercher l’une des raisons qui en éloignent toujours plus de monde.

Si les « caractères d’imprimerie » sont presque toujours noirs, l’apprentissage et l’exercice de l’écriture manuelle passent par l’usage d’autres couleurs. L’encre violette des pages d’écriture d’antan, l’encre bleue des stylos, l’encre rouge de la correction, de la loi, de l’interdit et de la punition (comme le feu rouge, la ligne rouge, le carton rouge, etc.). C’est pourtant le blanc de la craie du tableau noir – image inversée, noir au blanc, comme on dit dans le jargon du graphisme –, qui impose la loi, le modèle délivré par l’enseignant dans son adresse collective. Ce blanc originel est resté collé sur les pâtes alphabet. C’est un résidu de l’enfance.

L’encre noire de l’imprimerie a eu le dernier mot. Elle est l’âge adulte de l’écriture.

Enfant, j’avais l’habitude d’interrompre ce que j’étais en train de faire (par exemple m’habiller le matin avant d’aller à l’école) lorsque je parlais à ma mère, persuadé que le regard était une condition nécessaire au dialogue. « Habille-toi, les paroles n’ont pas de couleur ! », me disait-elle invariablement. Objet immatériel. Transparence. Paroles en air (mais pas toujours en l’air).

À l’inverse de l’écriture manuelle, les caractères d’imprimerie sont séparés les uns des autres par de minuscules espaces (à quelques exceptions près : la police de caractères de la collection de la Pléiade, par exemple, dispose de quelques couples liés, tels le st). Ce qui leur permet de vivre en union libre. Ces espaces (digression : dans le jargon de la typographie, espace est un nom féminin, ce qui dit assez l’étrangeté de l’univers dans lequel nous avons mis les pieds (s’il s’agit d’une promenade) ou les mains (s’il s’agit d’un moteur)), ces espaces, donc, ne sont pas du blanc (et le blanc n’est pas rien) mais du papier en liberté (puisqu’il n’est pas à l’ancre). Et s’il est libre, libre à nous de le noircir différemment. Ceci s’appelle le style.

Ces espaces ne s’entendent pas lorsqu’on lit, puisqu’il n’est de suspens qu’entre les mots. D’ailleurs, et pour paraphraser une phrase célèbre, peut-être que le silence qui suit un mot c’est encore ce mot.

« Rendre le mot visible, c’est-à-dire noir » (Edmond Jabès). Lumière noire.

Sur une page, il y a davantage de blanc que de noir, mais c’est le noir qui attire l’attention, dans son devoir de représentation. Si la page elle aussi était noire, on ne pourrait lire les lettres qui y sont imprimées. Peut-être que tout espace noir est en réalité une page sur laquelle se disent des choses que l’on ne peut pas voir (la « lumière nuit » novarinienne).

(Le signe nuit.)

C’est le rapport entre deux instances invisibles (le blanc de l’absence, du vierge, du vide et le noir de l’obscurité, de l’inconnu) qui rend visible.

Ciel de nuit « plein de coups de dés extraordinaires ». Un soir du mois de mai 1897, Stéphane Mallarmé raccompagne à la gare de Valvins son ami Paul Valéry, venu lui rendre visite pour la journée. Ils admirent le ciel. Plus tard, Valéry décrira cette nuit « sans pareille écrite blanc sur noir en caractères d’étoiles ». Page-ciel. On sait que les étoiles sont une autre catégorie de pâtes à potage. Ce qui nous ramène à mon chantier.

Ce comptage-triage des pâtes offre un excellent alibi à quiconque ne veut rien faire, c’était mon cas, puisque l’opération s’appuie sur une contrainte très rudimentaire et qu’il suffit de s’y abandonner sans fournir aucun effort physique ni intellectuel. Très reposant. Si, par un discours habile, l’on donne en plus l’impression de poursuivre quelque secret et grand dessein, on vous laissera agir en paix et vous serez traités avec la plus exquise déférence. Surtout si l’on vous sait poète.

Confiant d’ailleurs à quelques proches l’objet de ma régulière occupation, on me témoigna beaucoup de sympathie, trouvant l’idée fort saugrenue, mais admissible du fait de mon confortable statut de poète (statut rendant l’opération quasiment géniale à proportion de son incongruité). Et l’on m’adressa généralement de complices encouragements, façon de s’approprier un peu de mon projet, de se montrer en connivence avec ma prétendue folie (c’est-à-dire mon évident génie), selon l’idée (fausse) que l’on se fait des poètes.

La quantité de chaque lettre du paquet de pâtes alphabet n’est pas proportionnelle à sa fréquence d’utilisation dans la langue française si bien que l’on trouve, par exemple, presque autant de E que de H, presque autant de S que de Z.

Cette constatation tardive m’obligea à retrier les trois dernières lettres de l’alphabet (XYZ) auxquelles j’avais d’abord assez naïvement attribué un seul réceptacle. Or, je dus me rendre à l’évidence que celui-ci se remplissait à peu près trois fois plus vite que les autres puisque j’y jetai trois fois plus de lettres.

Cette disproportion dans la distribution des lettres, traitées comme des unités équivalentes, montre bien que les fabricants de pâtes alphabet – qui ne sont pas des hommes de lettres – ne se soucient pas de fournir à leur clientèle quelconque moyen de s’exprimer. Contentement de bouche ne fait pas jeu de langue. C’est même assez souvent le cas.

Ce qui m’emmène à la conclusion suivante : la valeur de chaque lettre de l’alphabet est fonction de sa fréquence d’utilisation et proportionnelle à son utilité dans la langue envisagée. La langue (et le Scrabble) est donc ce qui en produit la valeur d’usage (le W est par exemple neuf fois plus utilisé – donc utile – en anglais qu’en français, le Z l’est six fois moins, etc.).

Les dix lettres les plus fréquemment employées dans la langue française sont : E A S I N T R L U O (lister les mots que l’on peut écrire avec ces seules lettres).

Une fois le tri terminé, je versai l’un après l’autre le contenu de chaque réceptacle sur la feuille de papier qui lui avait été dévolue et comptai les unités de chaque lettre en les déplaçant du bout de l’auriculaire du tas originel vers un tas en train de se constituer.

Pendant l’opération de comptage, il m’arrivait de croquer une lettre, pour le seul plaisir de sentir sous la dent la résistance sèche de ces petites sculptures qui éclatent aussitôt en poussière peu goûteuse (farine). C’est ce non-goût qui a du goût. Cette dureté, ce cassant (farine de blé dur).

Pourtant, les lettres sont incassables. Indestructibles. Ce qui n’est pas le cas des mots, friables comme des châteaux de sable. Unité minimale, monocellulaire, sans aucun dispositif mécanique, la lettre est articulatoire mais elle n’est pas articulée. Elle est une pièce détachée. Sauf exception (grippe A, série B, jour J, film X), elle n’a pas de sens et ne peut qu’être augmentée (au minimum d’une autre lettre). Ainsi, il n’existe pas d’en-deçà de la lettre, laquelle est au contraire, par nature, tournée vers ses infinis au-delà (le mot, le texte, la littérature).

Les paquets de pâtes alphabet sont des livres Ikea.

Les quelques difficultés rencontrées au cours du triage sont les suivantes : le O et le Q sont très ressemblants (digression : l’emploi de cet adjectif me fait découvrir que le nom de chaque lettre est un nom masculin (la langue (féminin), a donc besoin de l’alphabet (masculin) dont chaque lettre (féminin) est masculin (le A, le B, le C, etc.). Existe-t-il une langue où le nom femme est masculin (interrogation légitime puisque le nom féminin est masculin)?) et je dus y regarder à deux fois avant de les distinguer, la queue du Q étant un minuscule et peu perceptible appendice. La même chose se produisit entre le U et le V, le V et le Y, le C et le G. Les lettres M et W étant tout à fait semblables, je pris le parti de rassembler un ensemble MW qui fut ultérieurement divisé en deux paquets égaux. Quelques F étaient en fait des E auxquels la barre du bas avait été cassée.

Cette dernière observation ne doit pas nous tromper. Dans un paquet de pâtes alphabet, il n’y a presque pas de lettres cassées. Fort peu de brisures de lettres.

Je retrouvai en revanche au fond du bol bleu quelques fins vermicelles de couleur légèrement plus jaune que le blanc cassé des pâtes alphabet. Des chutes d’alphabets. Des cheveux de pâtes.

On compare parfois l’écriture arabe (la calligraphie) à des vermicelles, ce qui montre que les pâtes alimentaires offrent aux formes de l’écriture un certain potentiel métaphorique (c’est la même chose avec l’adjectif macaronique). Cette remarque s’applique à d’autres types de pâtes pour d’autres types d’objets (dans la région où je suis né – frontalière avec l’Italie –, les anciens appelaient encore les Italiens des Spaghetti ou des Macaroni, ce qui, en l’occurrence, n’était pas très bienveillant. Les cuisines nationales sont parfois utilisées comme métaphores évidemment dévalorisantes (par réductionnisme intentionnellement excessif) des citoyens des pays évoqués : Froggies vs Rosbeef, par exemple – chercher s’il y en a d’autres. S’il n’y en a pas, on pourra toujours penser que la cordiale mésentente franco-anglaise, cause de ces péjoratives appellations, est un cas d’école, mais alors, pourquoi les Italiens sont-ils pareillement l’objet de ces métaphores culinaires (on le sait, les voisins ne s’aiment pas beaucoup), et pourquoi pas les Allemands, qui entretinrent avec nos aînés de durables mésententes franchement pas cordiales ? – Le rock allemand apparu dans les années soixante-dix ayant tout de même été appelé krautrock (rock choucroute). Me signaler toute appellation d’origine culinaire qui m’aurait échappé).

L’opération de comptage me permit de relever les erreurs commises lors du triage. Je retrouvai de temps en temps une lettre qui avait été mal dirigée au cours du tri et la remettait dans le bon sous-ensemble. Il y aurait une étude à réaliser concernant les caractéristiques de l’erreur, le taux d’erreur pour chaque lettre, la forme des lettres étant la plus propice à ce type d’erreur, etc.

Ces 27 623 lettres sont ainsi réparties : 1 149 A, 1 070 B, 1 205 C, 1 170 D, 1 158 E, 1 082 F, 1 075 G, 1 142 H, 849 I, 948 J, 981 K, 1 017 L, 1 014 M, 1 270 N, 1 170 O, 927 P, 912 Q, 1 140 R, 1 030 S, 1 072 T, 1 070 U, 964 V, 1 014 W, 1 080 X, 1 004 Y, 1 110 Z.

La nature a bien fait les choses qui a classé les lettres de l’alphabet dans l’ordre alphabétique. Les fabricants de pâtes ont mal fait les choses qui n’ont pas calqué l’ordre alphabétique sur l’ordre quantitatif de leurs paquets (dans le cas qui nous occupe, l’ordre quantitatif décroissant aurait donné : N, C, O, E, D, A, H, R, Z, F, X, G, T, B, U, S, L, M, W, Y, K, V, J, P, Q, I).

Étalées sur le sol, ces 27 623 lettres ressemblent à des petites fèves. Ou à des petits os.

27 623 os. Environ 125 cadavres.

Squelette dérangé de la langue. Pâtes ossuaire.

Il n’existe ni esperluette (&), ni cédille (ç), ni lettres accentuées (à, â, é, è, ë, ê, ö, ô, ù, û, ï, î), et pas plus d’e dans l’o (œ) ou dans l’a (æ) que d’arobase (@), pas plus de signes de ponctuation (. ; , … ? ! : –) que d’euros (€), de guillemets (« »), d’apostrophe (’), de pourcentage (%), de parenthèses ( ), etc. La question est de savoir si l’on peut se passer de ces petits outils pour écrire, en d’autres termes si l’on peut s’exprimer sans difficulté en n’employant strictement que les 26 lettres de l’alphabet.

La réponse est non (mais personne n’est dupe).

PIERRE A DIT BONJOUR A JEAN QUI SE REVEILLE

Pierre a dit « bonjour » à Jean qui se réveille.

Pierre a dit : « Bonjour à Jean qui se réveille. »

Pierre a dit bonjour à Jean : « Qui se réveille ? »

Pierre a dit « bonjour ». À Jean ? Qui se réveille ?

En réalité l’alphabet français officiel (A À Â Æ B C Ç D E Ë Ê È É F G H I Ï Î J K L M N O Ô Ö Œ P Q R S T U Û Ü Ù V W X Y Z) est constitué de quarante-deux lettres.

J’ajoute qu’il n’y a pas non plus de chiffres arabes dans un paquet de pâtes alphabet, ce qui est bien la moindre des choses puisque les chiffres n’appartiennent pas aux alphabets.

Objection : en Suisse, les paquets de pâtes alphabet comportent des chiffres arabes, de 0 à 9. Mais il est vrai que les chiffres, là-bas, ont véritablement leur mot à dire.

Bien que l’utilisation exponentielle du clavier des ordinateurs nous indique que le é est une lettre à part entière (il nécessite une seule frappe sur une seule touche), contrairement aux claviers de certaines langues (l’espagnol, par exemple) où l’accent, autonome, se vaporise sur toutes les lettres que l’on souhaite ainsi chapeautées, persiste cette idée reçue (d’où ?) selon laquelle le é n’est en réalité qu’un e accentué. Cette observation doit être tout de même nuancée puisque, comme on peut le voir, les quatre lettres accentuées é, è, à, ù occupent en réalité une demi-touche (et de même le ç).

On peut d’ailleurs poser qu’en réalité c’est le e qui est un é non accentué et non le contraire (de la même façon que l’on pourrait décréter que l’adjectif féminin, dans la plupart des cas, n’est pas un masculin augmenté d’un e final mais que c’est le masculin qu’il conviendrait de définir comme un féminin amputé (autant dire castré) de son e final). Tout est question d’origine, de point de vue, de point de commencement (parce qu’il n’y a point de commencement).

Je n’ai trouvé aucune lettre appartenant à un alphabet étranger (grec, hébreu, espagnol, scandinave, etc.), aucune lettre inconnue, oubliée, nouvelle, monstrueuse parmi les 27 623 lettres de mon paquet de pâtes. Ceci m’amène à la réflexion suivante : si une chose n’existe pas, on pourra multiplier les recherches on ne la trouvera pas. On peut ainsi visiter tous les zoos du monde, l’on n’y rencontrera jamais de licorne, jamais de vouivre, jamais de centaure, pas de dahu, pas de griffon, jamais de cerbère ni de catoblépas, jamais de gnome ni de dragon, pas d’ange, jamais d’archange, ni sirène ni troll, jamais d’elfe, pas d’amphisbène, jamais d’hydre, pas de fée, pas de phénix, ni lémure ni kobold, jamais de schtroumpf, jamais de basilic, pas de chimère, pas de minotaure, point de faune, point de satyre, jamais de mandragore, pas de norne, pas de loup-garou, point de lutin ni de croque-mitaine et pas de Père Noël. (Secrète déception.)

Reste à savoir si l’absence d’un animal de tous les zoos du monde est une condition suffisante pour décréter qu’il n’existe pas. La réponse est non, d’abord parce que tous les zoos du monde ne sont pas tout le monde. Et qu’en plus, il est de notoriété publique que les zoos n’acceptent pas tous les animaux du monde (pas de caniche, pas de pou, pas de baleine bleue, etc.). Alors, existe-t-il ailleurs, autre part, des lettres inconnues pour des langues à venir ?

On pourra pourtant conclure que tous ces êtres imaginaires ont été inventés et qu’ils existent dans nos têtes. Or nos têtes existent. Donc ce qui s’y trouve existe aussi. (Secrète consolation.)

Et donc, dans les paquets de pâtes alphabet, point de lettre inconnue ni de petite monstruosité, pas le moindre objet magique. Les fabricants de pâtes alphabets ont produit des millions de lettres depuis l’invention des pâtes alphabet (combien de lettres ont été produites par les fabricants de pâtes alphabet depuis leur création ?), ils n’ont jamais produit une seule lettre qui n’existât pas (j’exclus de ce constat d’improbables erreurs de fabrication, vice de forme, etc.). Mais en suis-je vraiment certain (mon paquet de pâtes alphabet n’est pas tous les paquets de pâtes alphabet – quand on ne voit pas, tout est possible) ? Cette observation est légèrement solipsiste.

Se renseigner sur l’existence de pâtes alphabet dans d’autres pays, et notamment dans les pays qui disposent de signes diacritiques (umlaut, o barré, tilde, etc.). (Un jour, Cécile Guilbert m’a offert un paquet de pâtes alphabet hébreu.)

Pendant la cuisson, les pâtes suivent un mouvement qui les fait remonter du fond de la casserole puis y replonger selon une régulière et verticale rotation. Que de mots, peut-être de phrases, composés dans le hasard de l’ébullition et aussitôt défaits dans le nuage bouillonnant. André Breton aurait-il imaginé pareille machine à produire, au moyen de ces petits osselets bouillis pour faire d’exquises soupes, de savoureux cadavres exquis ?

Les casseroles pour le potage sont des machines à écrire.

« […] les mouvantes architectures que Dieu fait avec les vapeurs, les merveilleuses constructions de l’impalpable […]. » Voici une assez juste description des mouvements bouillonnants d’un potage de pâtes alphabet. Il s’agit pourtant d’une description de nuages. Il est vrai qu’elle est tirée de « La soupe et les nuages » de Charles Baudelaire. Où l’on voit que les poètes ont toujours un coup (de dé) d’avance !

Une fois bouillies, les lettres des pâtes alphabet ressemblent à de minuscules brioches. Et si l’on veut ne pas trop s’éloigner de l’univers de la typographie, une pâte alphabet bien bouillie est assez proche du Bodoni (qui sonne comme un nom de pâte).

Compter les 27 623 lettres du paquet de pâtes alphabet n’est objectivement pas plus absurde que de faire bouillir six ou sept mille lettres, de les mélanger à un bouillon Kub, fromage râpé, lait, etc., pour les avaler en deux ou trois minutes ; « à grandes lampées » comme on peut lire dans les romans de moyenne qualité qui font généralement avaler la soupe aux personnages des classes laborieuses (ou des classes sans labeur), etc., image sonorisée pour l’éternité par les « flchssss » de « Ces gens-là » de Jacques Brel.

L’odeur de soupe est un autre poncif lié à la description des hôpitaux, ou des asiles de vieillards (ce qui n’est pas faux) mais il s’agit dans ce cas précis de l’odeur de la soupe de légumes. Je n’ai jamais lu de livre évoquant l’odeur du potage de pâtes alphabet (et d’ailleurs je ne vois pas quelle odeur pourrait décrire le gros malin d’auteur qui s’aventurerait dans cette voie). Parce qu’elles changent constamment de mains, les lettres, comme l’argent, n’ont pas d’odeur.

Mais elles peuvent les décrire toutes.

Ayant fermé derrière moi la piste des pâtes alphabet (mais, on le sait, les artistes ne se sont pas privés de les utiliser), chacun aura à loisir de trouver dans son quotidien quantité d’objets dont le comptage tout à fait inutile n’a pas encore été tenté (allumettes, cotons-tiges, pièces de monnaie, épingles, poils de moquette, livres écrits en français, traverses de chemin de fer, etc.). (Faire le décompte de tous les comptages non encore effectués.) Mais ce ne sera jamais la même chose. Parce que l’alphabet est un objet à 26 unités. Et parce que les lettres de l’alphabet ne sont pas n’importe quel objet.

Compter des moutons qui sautent n’est pas du tout du même ordre puisque les moutons qui sautent ne s’arrêtent jamais de sauter. Et puis, à la longue, l’opération fait un peu bâiller.

Vingtième jour de confinement.

Je continue.

Mon horizon est dans le potage.

 

 


Jean-Michel Espitallier

Ecrivain, Poète

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