Nouvelle

Paroles malheureuses

Écrivaine

Céline Curiol, pour qui l’exil, l’étrangeté, la dépression, sont des univers à explorer sans cesse, propose ici une nouvelle dystopie : une épidémie de mots pathogènes. Et si notre vulnérabilité relevait directement du propre de l’humain : de la langue ? La langue et la mort. Les mots usés, l’inflation des éléments dits de langage, l’environnement verbal intime et collectif. Une histoire inédite et déroutante de ce à quoi nous ne pouvons échapper.

J’ai toujours cru que se croire infaillible, c’était déjà ne plus l’être.

Mais je m’en veux d’écrire cela à présent, au point où nous en sommes, car l’écrire est une façon de me placer au dehors, en surplomb de l’épreuve que nous traversons. Comme si je me croyais plus maligne, prenant des airs de je-l’ai-vu-venir, je recommence à tendre vers l’illusion de ma propre clairvoyance, prête à tomber dans un piège similaire à celui que je dénonce !

Mon père avait l’habitude de dire qu’un homme averti en vaut deux ; et une femme, trois, ajoutait ma mère en riant. Prisonniers de notre sacro-sainte habitude de réduire le réel aux limites de nos imaginaires, nous avons été incapables de déjouer les écueils par anticipation. Nous avons manqué de réactivité, sidérés peut-être ou simplement butés, préférant à la sévérité d’une ligne droite, les circonvolutions d’un aléatoire cache-cache avec le plus élémentaire principe de prudence.

Aujourd’hui, me voilà astreinte à communiquer avec vous uniquement par l’entremise de cette page. Je me suis résolue à accéder à votre requête et à tenter de me faire le tardif témoin de ce qui, croissant à chaque nouveau bilan, nous a d’abord poussés à envisager d’impossibles issues à ce que nous ne pouvions tout à fait concevoir. Nous savions qu’une maladie nouvelle avait fait son apparition sur notre territoire mais nous peinions à en saisir le mode de propagation tant celui-ci contrariait notre entendement.

La prise de conscience fut longue, trop longue, malgré les chiffres, les avis scientifiques, l’accumulation de plus en plus grande de preuves et de récits. Mais dans sa stratégie d’esquive, l’esprit des hommes et des femmes d’aujourd’hui est passé maître dans l’art de prendre la tangente afin d’éviter ce qui, n’ayant pas encore atteint le corps ou entravé les sens, peut l’être. Jusqu’à ce que la menace soit ressentie, elle reste une abstraction contre laquelle il faut se battre pour ne pas en faire un abri. À présent, nous voilà condamnés à avancer, tel l’acrobate, sur la ligne de crête étroite qui sépare nos représentations : l’une qui embrasse et de fait exacerbe, l’autre qui atténue et de fait nie.

Il y a maintenant dix jours que le décret d’instauration des mesures de protection exceptionnelles a été promulgué et il m’aura fallu jusqu’à avant-hier pour que le livre me revienne en mémoire. Pourquoi n’y ai-je pensé auparavant ? Dans ce texte, Goliarda Sapienza relate son incarcération à la prison de Rebibbia, près de Rome, en 1980. S’il n’existe aucun lien direct, factuel ou causal, entre ce qui est devenu notre lot commun et la détention de l’écrivaine italienne pour vol il y a près de soixante ans, je suis tombée sur une phrase dont la lecture, alors que je venais de retrouver l’ouvrage dans mes étagères, a eu en moi un retentissement immédiat. Quand on met le pied sur le rivage du « tout est perdu », n’est-ce pas justement alors que surgit la liberté absolue ? Jamais depuis le début de notre calvaire, je n’avais éprouvé de décharge pareille : un regain d’espoir… L’effet était semblable à l’éclatement d’un halo de lumière qui fait renaître un horizon, un point de mire au-delà du présent, ce même présent où l’aspiration vaine à revenir à nos pratiques antérieures semble nous cantonner depuis plusieurs mois.

En perdant tout, nous pouvions donc espérer nous délivrer aussi de nos entraves, de nos addictions, de nos adhésions frelatées. Nous pouvions prétendre à une intégrale réinvention des systèmes, intérieurs ou extérieurs, qui nous gouvernaient. Le comble de la liberté selon l’écrivaine italienne : faire peau neuve, changer le dénuement en opportunité… La pensée, un instant, me ravit, m’entraîne à rêvasser à un après où nous saurions tirer les enseignements de notre silence au point de ne plus transiger sur l’essentiel, de ne plus exiger la meilleure place au détriment de tant d’autres de nos semblables. Mais trop vite la nécessité de coller au réel, d’en faire un garde-fou cynique, se rappelle à moi : oui, nous pourrons gagner une nouvelle liberté mais seulement si nous ne mourons pas avant !

D’ailleurs, je me suis mise à compter les jours. J’en suis à onze et il en reste la même quantité. Me voilà au milieu de vingt-deux, le nombre impérieux que publient en gras les canaux d’information tous les jours, afin d’inciter chacun à procéder à son propre diagnostic. Pour le moment, je fais encore partie des chanceux, celles et ceux chez qui la maladie ne s’est pas déclarée. Au vu du métier que j’exerce, où les unes après les autres des personnes se confient à moi, il est miraculeux que je n’aie pas été touchée.
S’il s’avère que je ne suis pas porteuse, j’imagine que je pourrais obtenir assez rapidement une autorisation de prise de parole, si tant est que d’ici là, le test de dépistage promis par les autorités ait pu être fabriqué et distribué en quantités suffisantes. En vertu du dernier décret adopté par le Gouvernement, ce type d’autorisation ne sera désormais accordé que sur présentation d’un certificat de non-contagiosité.

Si je ne l’obtiens pas, j’attendrai comme tant d’autres, et ce ne sera peut-être pas pire. Au moins aurai-je l’impression de faire corps avec les plus malchanceux au lieu d’appartenir à la catégorie des privilégiés. Une forme ténue de solidarité, en attendant de pouvoir me rendre plus utile et reprendre les consultations avec mes patients… Patient, nous le sommes tous devenus en quelque sorte, de différentes manières, plus ou moins facilement. Qualité que trop souvent l’époque a confondu avec un défaut de dynamisme ou de volonté, la patience est devenue notre plus grande alliée. En attendant la délivrance, nous apprenons au moins une chose : la vie sans voix. Pas tant sans la nôtre mais sans celle des autres, de tous les autres, les proches comme les lointains.

Au départ, il fallut déployer pas mal d’efforts : les habitudes sont en nous si bien ancrées et les réflexes ne portent pas ce nom pour rien. Il suffisait parfois d’une contrariété, d’une émotion trop vive pour lâcher sans réfléchir une phrase, avant de comprendre avec effroi son erreur, la pensée ne pouvant plus dès lors que redouter les dégâts que causerait cette parole malheureuse – l’expression ayant acquis depuis le début de l’épidémie un sens particulièrement aigu. Face à la difficulté que représentait, pour des citoyens accoutumés à exprimer leurs opinions et sentiments à tort et à travers, une telle retenue (qualifiée très vite par l’opposition « d’auto-censure forcée »), face aux risques élevés que faisait courir la tentation, chez certains, d’enfreindre la règle pour prouver son invalidité, le port du casque fut rendu obligatoire.

Sauf qu’il en manqua très vite… On recommanda alors, dans un premier temps, de recourir aux boules Quies pour protéger ses tympans ou à ses propres mains, bien que leur étanchéité restreinte s’avérât problématique. Nombre de personnes âgées ne possédaient pas de casque, contrairement aux jeunes générations chez qui leur usage pour écouter vidéos et musiques était fréquent. À l’exception des sourds et des mal-entendants qui furent davantage épargnés, ce fut parmi cette catégorie de la population que l’on assista à un bond de la mortalité, avant que d’impressionnantes commandes de casques audio puissent être enfin passées auprès de fabricants asiatiques. Plusieurs usines du territoire national furent même réquisitionnées afin que soient réassignés leurs moyens de production.
Déjà, les radios et les chaînes de télévision avaient cessé d’émettre tous programmes après que les communications téléphoniques eurent été rendues inopérantes. Le gouvernement ne s’exprimait plus que par déclarations électroniques. En revanche et heureusement, toutes les formes de communication écrite purent être maintenues, grâce à l’Internet surtout. Ce sans quoi je ne pourrais aujourd’hui vous écrire…

Obligatoire et vital est ainsi devenu le port du casque. À la vue de toutes ces personnes défilant dans les rues la tête ceinte d’un arc en plastique dont les extrémités molletonnées dissimulent les oreilles, il est aisé de s’imaginer au milieu d’une armée de robots. À chaque fois que je me déplace, une tristesse immense m’envahit tant cette foule handicapée, dont la restriction forcée de l’ouïe, intermittente mais non moins stricte, est à l’image du retranchement mutuel qui lui est imposé. J’ai beau essayé de me convaincre qu’il nous faut composer avec ce bouleversement, je ne cesse de regretter le temps d’avant, le temps où n’aurait été que science-fiction pareille situation.
De fait, face à l’impensé, face à l’impensable, notre seule défense fut d’abord la défiance. Puisque la chose résistait à notre entendement, elle était impossible… Le phénomène allait d’ailleurs à l’encontre de ce qu’avait établi la médecine jusqu’alors : jamais maladie contagieuse n’avait été transmise hors agents pathogènes, hors éléments parasitaires infectieux. Jamais elle ne l’avait été par l’articulation de certains mots par des bouches humaines !

Les premiers décès étaient passés inaperçus. On crut d’abord à une forme foudroyante d’AVC, étant donné que la mort survenait de façon brutale à la suite de forts maux de tête. Lorsque dans la province du nord, où s’était déclaré ce qui serait bientôt qualifié d’épidémie d’ampleur exceptionnelle, les décès de ce type augmentèrent de façon drastique, on finit par faire, entre eux, un recoupement. Tous se distinguaient en effet par une particularité : outre le mal de tête, le malade souffrait d’une forte poussée de fièvre et, dans son délire, se mettait à répéter en boucle un seul mot. Ce mot, les scientifiques le comprendraient plus tard, était celui-là même par lequel la victime avait été infectée.
À ce stade néanmoins, on ignorait encore tout du mode de propagation de l’épidémie. Il fallut une extraordinaire coïncidence pour qu’après des semaines, une éminente infectiologue dont une partie de la famille avait succombé à la maladie, propose une explication retentissante : la transmission de l’infection passait par la parole.
J’ignore comment la médecin avait pu envisager cette hypothèse qui défiait alors l’état des connaissances épidémiologiques, comment elle avait réussi à réaliser un tel bond conceptuel, mais toujours est-il qu’elle fut immédiatement moquée, vilipendée, haïe d’oser suggérer une théorie aussi « farfelue et abracadabrante » face au drame et à l’horreur de toutes ces vies perdues. Beaucoup d’énergies furent gaspillées pour la discréditer. Son hypothèse commença toutefois à faire son chemin. Au bout de plusieurs essais cliniques et tandis qu’une majeure partie de la population continuait, par ignorance, à être exposée à l’infection, il fut enfin établi et admis que la maladie se propageait d’une personne à l’autre par la prononciation de certaines séries de phonèmes, de certains mots. Ceux-ci qui furent labellisés « mots-pathogènes » ou « mots-porteurs ». Entendre un mot-porteur prononcé par une personne infectée suffisait à contracter la maladie.

Après le soulagement déclenché par l’avènement de cette découverte vint le temps des spéculations, nombreuses, désordonnées et stériles.
Pourquoi étions-nous frappés par une épreuve si vicieuse ? Aurions-nous pu l’anticiper ? Quelle était notre part de responsabilité dans cet événement catastrophique ? L’appauvrissement de l’expression orale au cours des dernières décennies, en plus de l’américanisation de notre vocabulaire et de l’avilissement des productions littéraires, y étaient-ils pour quelque chose ? Ces processus de dégradation étaient-ils venus affaiblir notre langue au point qu’elle en perde force et résistance et puisse devenir, minée par les amalgames et les abus, le véhicule d’une affliction mortelle ? En l’exploitant au détriment de sa diversité et de sa richesse, en avions-nous fait, ainsi qu’avec notre environnement naturel, le vecteur de notre propre destruction ? Nos langues de bois avaient-elles conduit au mutisme de nos voix ?
Philosophes, linguistes, écrivains, économistes, sociologues, journalistes firent chauffer leurs claviers pour fournir des réponses et ne pas laisser le public à l’abandon, dans l’embarras d’interrogations qui, bien que redondantes depuis pas mal d’années, semblaient soudain se déclencher chez ces gens comme des démangeaisons. Ces esprits éduqués tentèrent d’imprimer un semblant de logique, de donner des airs moins terrifiants à un phénomène qui persistait néanmoins à demeurer, tant scientifiquement qu’historiquement, largement inexplicable.
De plus en plus de personnes étaient condamnées à mourir par ce qui se dressait en absolu arbitraire ; et la majorité d’entre nous, trop habituée à ce que l’autorité compétente oriente nos décisions dans de nombreux domaines, ne sut prendre l’initiative de concevoir ses propres protections en dépit des informations disponibles.
Les opposants politiques se jetèrent sur l’occasion pour pointer du doigt les mensonges qui avaient émaillé et perverti les discours du pouvoir. Certains extrémistes allèrent jusqu’à clamer que l’humanité était enfin châtiée au travers de ce par quoi elle avait le plus causé de tort au cours du siècle : son verbiage débridée et ses diatribes décomplexées. De leur côté, une majorité de scientifiques martelaient, plus ou moins en vain, que l’intention avec laquelle les mots-porteurs étaient prononcés ou leur mauvais emploi n’accroissaient pas leur degré de nocivité.
Que de mots furent alors écrits, surgissant, jaillissant de toutes parts, dans l’espoir de trouver preneur, chacun y allant de son envolée lyrique, de son débordement poétique ou de son plaidoyer abrasif. Le repli vers un mode de communication exclusif produisit d’abord une saturation, une excitation à produire, un détournement de l’évanescence sacrée de la parole vers une solennité trop définitive dans laquelle chacun croyait trouver une manière d’exister en dépit des interdits nouveaux.

Tous ces textes ne changeaient cependant rien à la difficulté d’établir, de façon exhaustive et sûre, la liste fiable des mots-pathogènes. Pour ce faire, il aurait fallu, dès le cas zéro, identifier l’ensemble des termes que la personne concernée avait prononcés pendant les trois semaines précédant la déclaration de la maladie afin de les recouper avec ceux que les malades postérieurs avaient prononcés à leur tour. Avec l’aide de puissants logiciels de calcul, plusieurs tentatives furent conduites en ce sens, mais les cas étaient déjà si nombreux à ce moment que personne ne réussit à mettre au point une méthodologie permettant un recensement total des mots employés par les sujets avant leur hospitalisation.
D’autant que devait être pris en compte un effet de distorsion : certains termes, parce qu’utilisés quotidiennement à de multiples reprises, tels « bonjour » « merci », « excusez-moi », se retrouvaient dans nombre de recoupements sans pour autant que leur degré de nocivité puisse être établi à coup sûr. Étant donné la fréquence de leur emploi, ils auraient dû causer, s’ils avaient été porteurs, des dégâts plus importants que ceux causés par le taux de propagation de l’épidémie. On considéra donc que les « mots-porteurs » n’appartenaient ni à la catégorie des mots très courants, ni à celle des mots rares, tels caligineux, hiémal, coruscant, pétrichor et j’en passe.
Pour ma part, je doute que les mots-pathogènes soient de ceux que l’on emploie avec précaution et délicatesse parce qu’ils nous permettent de tomber justes. J’aurais plutôt tendance à penser – et je suis peut-être influencée par ma profession – que les mots-pathogènes doivent être de ceux que l’on a épuisés, à force de s’y cramponner et d’en réutiliser sans cesse l’effet. Si l’on me demandait mon avis, j’irais même jusqu’à répéter cette phrase d’un environnementaliste : ce qui est en voie d’extinction doit se rebeller.

D’abord, cette mise en quarantaine de la parole provoqua chez beaucoup un soulagement : plus de discussions à tenir, de cris à décrypter, de brouhaha à supporter. Quel repos éprouvais-je moi-même à ne plus avoir à parler ! Ne plus avoir à saisir à la volée de paroles, ne plus avoir à les réceptionner, les comprendre, les interpréter pour y répondre aussitôt donnait l’impression d’être sorti d’un match trop intense, dans lequel la balle finissait toujours par partir du mauvais côté. Finies les explosions d’humeur ou les engueulades. Assaillie, l’espèce humaine tient dorénavant sa langue.
Le vacarme des espaces publics où les voix se mêlent et se chevauchent, ce bourdonnement parfois si oppressant, s’est éteint. Les éclats sonores de nos machines ou de nos animaux – le ronflement déchirant d’un moteur, le sifflement mélodieux d’un merle ou les jappements agressifs d’un chien – ne sont plus audibles que depuis nos fenêtres.

Hors de mon domicile, l’afflux de silence me désarçonne encore. Je regarde les mêmes façades, les mêmes platanes, arpente les mêmes rues, croisent des gens aux allures inchangées, mais sans pouvoir n’en entendre rien, comme si j’avais été catapulté dans un film muet dont les protagonistes sans timbre rendaient moitié moins crédible tout ce qui s’y déroulait. Avec le casque, seul le souffle de ma respiration m’est perceptible, me donnant l’impression d’être coupée d’une part de ma propre existence… Les voix me manquent, de plus en plus, et le manque est parfois si cuisant qu’une fois rentrée chez moi, je n’ai d’autre choix que de me mettre à parler seule.
Entendre une autre voix afin de retrouver une compensation à mes digressions intérieures, une passerelle vibrante entre « dehors » et « dedans » qui me permette de ne pas m’affaisser sur mes inquiétudes. Bien sûr, il nous est encore possible de nous voir et de nous toucher, d’échanger toutes sortes de correspondances écrites, d’écouter de la musique – sans paroles néanmoins. Mais l’absence de voix, peinant à être comblée, révèle le vide de cavités archaïques. Sans autres voix que la mienne, je peux survivre mais je souffre de n’être plus stimulée par la spontanéité, la vivacité d’aucune conversation.

À présent, la plupart d’entre nous se tait sagement, dans l’espoir que notre silence épargne davantage de vies. Par moments, la sensation est étrange, une sensation de confinement, même si ce n’en est pas vraiment un, ou alors d’une sorte nouvelle. Nous allons et venons plus ou moins partout où nous devons être, nous nous déplaçons, nous circulons ; regards et gestes continuent de s’échanger, avec une acuité plus grande, une attention plus prononcée envers les nuances de ces mouvements d’yeux ou de mains qui ont commencé à muter en une forme plus subtile de langage.
Mais c’est comme si chacun avait perdu une dimension, privé des intonations intimes qui pimentent et ponctuent le quotidien de leur bienfaisante étrangeté, de leur émotion vraie de nulle autre façon reproductible. Sans ces modulations de fréquences, ces vibrations simultanées susceptibles de se répercuter en chacun, sans le bercement de ces prosodies familières s’étiole la certitude d’un lien.

Récemment, plusieurs initiatives ont été lancées pour tenter de développer une nouvelle forme de langage vocal. L’essentiel, arguent leurs défenseurs, n’est plus dans la complexité permise par un riche vocabulaire, mais dans l’intention qui doit être transmise, et donc dans l’intonation, qui pourrait être reproduite au travers de syllabes et sonorités encore inusitées. Il s’agirait de scansions improvisées, dont le sens serait certes plus basique, mais qui seraient au moins sans danger. Un groupe de musiciens a proposé de développer le chant, dont les mélodies sans paroles pourraient, à force d’être répétées, acquérir un sens commun. L’idée ne manque pas d’intérêt, mais combien de temps sera nécessaire pour que se propagent ces nouveaux usages et que leur adoption suscite l’unanimité ?

Parce que lire est encore une chance que nous avons, une manière d’entendre encore quelques voix même silencieuses, j’ai décidé de reprendre le livre de Sapienza et ce soir, j’y ai trouvé cette phrase. Nous désirons souvent le silence, mais celui de la vie est toujours sonore, même à la campagne, à la mer, même lorsque nous sommes enfermés dans notre chambre.

 

3 avril 2020

NDLR : Vous pouvez retrouver ce texte dans notre collection « Les imprimés d’AOC ».


Céline Curiol

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