Nouvelle

Le Cinquantenaire

Écrivaine

« Le Premier Grand Confinement a conduit à une accélération qui a poussé les unes et les autres à penser un peu plus à partir de l’inattendu et un peu moins à partir de la répétition. » Tels sont les mots de Clara Mathusalem au micro d’Achille Vidal, le producteur du « Temps suspendu » spécialement consacré ce soir-là au cinquantième anniversaire de cet événement historique. Le confinement a eu d’importantes conséquences psycho-sociales, on le sait. En observer les effets sur la vie de la langue est ce que nous fait découvrir la célèbre tempo-linguiste. Il fallait une écrivaine comme Valérie Zenatti pour mettre en scène la langue, le silence qu’elle contient, son rapport au temps – avec la légèreté d’une histoire d’amour. Une nouvelle inédite.

Il réfrène l’envie de passer son bras autour du sien pour la faire entrer dans le studio, elle a déjà décliné la proposition d’un sourire teinté de malice quand il est descendu l’accueillir, il en est encore troublé tandis qu’il la regarde s’installer sur le siège qu’il lui indique, dans un angle de 45° à sa droite. Les notes de La Petite messe solennelle de Rossini s’élèvent dans le studio. Clara pianote discrètement de la main droite, Achille se redresse en fixant Tao derrière le rideau d’ondes insonorisantes, elle hoche la tête, il prend son élan pour glisser sa voix au début de la neuvième mesure, dans le murmure du « Kyrie » qui va aller crescendo –

— Bonsoir à toutes et à tous, bienvenus dans « Le Temps suspendu », j’ai ce soir l’immense honneur, mais aussi l’émotion de recevoir la tempo-linguiste Clara Mathusalem, auteure notamment de Le Temps de l’aphasie, Altération et altérité du langage, Puissance du silence et Récits du confinement, nous sommes ensemble jusqu’à 22h pour cette émission spéciale consacrée au cinquantième anniversaire du Premier Grand Confinement ; les reportages et les invités se sont succédé sur notre antenne toute la journée et vous avez pu suivre en direct la cérémonie qui s’est déroulée au Mémorial de la Pitié-Salpêtrière en présence de la Présidente de la République, au moment où dans tous les hôpitaux et lieux de services vitaux de France une minute de silence était observée à la mémoire des victimes, combattantes et combattants de la pandémie de Covid-19 qui a décimé la génération née avant la Seconde Guerre mondiale au début des années 20 et entraîné les bouleversements sociaux, économiques et politiques que l’on sait ; vous avez pu suivre également les derniers rebondissements de la polémique du jour, fallait-il ou non inviter la Chine aux cérémonies, les partisans du « oui » arguant qu’elle y avait sa place en tant que sauveuse-fournisseuse de masques, les partisans du « non » brandissant le mensonge d’État meurtrier sur les données réelles au début de la propagation du virus, et sur l’arrestation criminelle du docteur Li Wenliang, mais nous sommes là pour prendre de la hauteur si j’ose dire avec notre invitée, Clara Mathusalem bonsoir.

— Bonsoir Achille Vidal.

— Merci infiniment d’être avec nous ce soir, je précise pour nos auditeurs et auditrices que vous avez tenu à participer à cette émission en studio et en direct, mais que vous avez également posé une condition : que cet entretien ne soit pas filmé, c’est donc à une expérience rare que vous nous conviez, une expérience radiophonique à l’ancienne si l’on peut dire, où seules nos voix parviendront à ceux qui nous écoutent, et j’ai envie de vous demander pour commencer, pourquoi ce choix ?

[Clara dévisage Achille quelques secondes, il contracte ses orteils à l’intérieur de ses baskets, comment fait-elle pour avoir un regard à la fois si enveloppant et perçant, se demande-t-il.]

— C’est très simple cher Achille, vous avez vous-même employé le terme d’auditeurs et auditrices, et nous savons que cela fait référence au temps où la radio n’avait pas encore fusionné avec la télévision puis avec les plateformes internet, un temps où les émissions radiophoniques n’existaient que par les vibrations sonores comme l’étymologie de « radiophonique » l’indique, et non pas par la vidéo, l’hologrammie ou la tactilo-présence, et je reste profondément attachée à la qualité de cette relation invisible, je me permettrais même de dire : à sa magie. La voix demeure pour moi dotée d’un pouvoir sensoriel tel, que seule la présence physique réelle, souffle et corps réunis, peut la décupler.

[Achille Vidal met quelques secondes à enchaîner, la présence réelle de Clara Mathusalem en studio décuple parfaitement l’effet de sa voix, il voudrait se laisser imprégner par elle et se taire, mais son salaire de 1 450 nouveaux mondios nets implique qu’il prépare soigneusement ses émissions et pose quelques questions aux invités. Clara continue de le fixer comme si ce silence était en lui-même une parole, et qu’il n’y avait pas lieu de se précipiter vers les mots, et de fait, c’est exactement ce que ressent Achille Vidal, laissant la sensation germer en pensée avant de poursuivre.]

— Nous venons de vivre un silence qui me fait penser à votre premier livre en tant que linguiste, Le Temps de l’aphasie, et cela nous conduit plus vite que je ne le pensais au cœur de notre sujet aujourd’hui car ce livre, vous l’avez écrit après le Premier Grand Confinement. Vous étiez jusque-là romancière, et vous avez décidé d’abandonner la fiction après ces événements.

[Clara incline légèrement la tête, comme pour tempérer le propos.]

— Disons que j’ai éprouvé la nécessité d’habiter le langage autrement. Je vais vous faire une confidence. Dans les semaines inaugurales du Premier Grand Confinement, je me suis retrouvée, comme tant d’autres lectrices et lecteurs, absolument incapable de lire des romans. L’humanité était recluse, recroquevillée dans les murs de l’habitat, bardée de frontières qui étaient celles des États bien sûr, mais aussi de votre village, votre quartier ou votre rue, et le plus souvent de votre appartement. La capacité à s’abstraire du lieu et du temps dans lesquels nous étions plongés nous faisait sans doute défaut pour accéder à la fiction, et le présent, à la fois si vide et si dense, vibrait d’interrogations cherchant à appréhender la catastrophe, et pour certains, ses bienfaits. Les romans écrits avant cette expérience, et qui n’en témoignaient donc pas, me semblaient parler une langue étrangère. Bien sûr, certains se replongèrent dans La Peste ou dans Thucydide, d’autres parvinrent tout simplement à poursuivre leur lecture en cours, mais moi, je ne le pouvais pas. Je lisais un nombre considérable d’articles de presse et d’analyses, je parvenais parfois à méditer quelques vers d’Anna Akhmatova ou d’Emily Dickinson, à relire des passages d’un essai cher, mais un livre en particulier parvint à capter ma concentration : un volume thématique de la Pléiade datant de 1968 consacré au Langage, que j’avais acheté chez un bouquiniste sur les quais de Paris, alors que le virus rôdait déjà parmi nous, mais dont la menace n’était parvenue qu’à la conscience d’une poignée de médecins et de lucides hypocondriaques. Cet ouvrage que j’ai eu l’heureuse idée de m’offrir – et je me souviens curieusement de son prix, 35 euros d’alors ; de la discussion avec le bouquiniste, un doctorant travaillant là trois jours par semaine ; du jour et de l’heure de l’acquisition, le 3 mars 2020 vers 15h ; de la lumière d’un ivoire bleuté baignant Notre-Dame qui n’avait pas encore été reconstruite après l’incendie qui avait failli la détruire, et que certains théologiens interprétèrent rétrospectivement comme un signe annonciateur de la catastrophe, ou des temps nouveaux – ce volume de la Pléiade donc, qui ne me quitte plus depuis et qui est devenu sans jeu de mots ma bible, comporte plusieurs entrées écrites par trente-six spécialistes. J’ai commencé par la lecture des chapitres qui dressaient un tableau savant de quelques langues : l’espagnol, le grec ancien, le turc, le chinois – ou plus exactement la « langue commune » ou putonghua admise par les linguistes chinois –, l’hébreu moderne, le kalispel, le cambodgien et le peul pour ne citer qu’eux. Et c’est dans la plongée dans ces autres langues que la mienne que j’ai trouvé un réconfort, dans le récit des parentés généalogiques entre les idiomes, dans la formidable plasticité propre à chacun. D’une certaine manière, et j’avoue l’avoir pensé très précisément au 24e jour du Premier Grand Confinement, c’est la reconstitution nécessaire et intime de Babel qui a marqué pour moi l’entrée dans le tempo-linguisme, à savoir la manière dont les ébranlements du temps affectent le langage. Je n’ai pas eu pour autant le sentiment d’abandonner la fiction, ou de la trahir, ce fut au contraire le prolongement de ce qui m’a toujours fait penser et écrire : l’interrogation de l’aphasie, l’écoute de ce silence, et les ressources du langage humain ou de la musique pour lui donner corps.

[Achille a eu la vision d’une rose blanche teintée de mauve ouvrant ses pétales et les tendant vers lui comme des bras tendres lorsque Clara a prononcé le mot putonghua. Il ignore que c’est exactement la couleur des roses que son père a offertes à sa mère le lendemain de sa naissance, au quarantième jour du Premier Grand Confinement. Les fleuristes étaient bien entendu fermés, comme tous les commerces qui n’étaient pas considérés d’urgence vitale, et Julien, le père d’Achille, avait escaladé les grilles du Jardin du Luxembourg pour couper quelques tiges qu’il avait enveloppées dans un sac en papier et tendues à Myriam à la maternité de Port-Royal. Mais s’il ignore la provenance de cette image intérieure, Achille n’en est pas moins en extase, car un parfum de rose, d’herbe mouillée et de selles de nourrisson allaité se propage dans ses narines pour se traduire par un air béat. Il sait que son père, atteint par le Covid-19 en allant à la maternité – ou en touchant les grilles du Luxembourg ? –, a perdu le goût et l’odorat dans les semaines qui ont suivi sa naissance, il en parle encore comme de la période de sa vie la plus déstabilisante, pour cette raison précisément, pas en raison de la naissance de son fils unique, non, la perte de deux sens, martèle-t-il en appuyant la phrase de son index et son majeur tendus dans un étrange V de la Victoire, et dans ces cinq mots résonne encore le désarroi de Julien qui aime tant festoyer et respirer l’humidité des sous-bois. Pas un (énième) récit du Premier Grand Confinement ne peut être énoncé sans cette perte des sens, ni sans voir brandie l’attestation de déplacement dérogatoire en papier soigneusement remplie avec la case « déplacement pour motif de santé » cochée, même si Myriam s’y était opposée. La naissance d’un enfant, c’est pas un motif de santé putain, avait-elle lâché tandis qu’ils fonçaient dans un Paris figé, inenvisageable et pourtant réel, c’est une vie qui arrive, avait répété Myriam, il arrive, ils devraient ajouter une case « une vie arrive » quand même ! Et Achille, qui porte dans les replis les plus profonds et les plus meubles de son inconscient cette traversée de Paris retransmise par la voix incrédule de sa mère est plongé pour la seconde fois en quelques minutes dans un doux silence, oh comme il voudrait se taire encore en présence de Clara Mathusalem, mais parle, parle enfin, s’ordonne-t-il.]

— Et donc… en effet… la première partie du Temps de l’aphasie est consacrée à ce phénomène sur le plan physiologique et psychique, et dans la deuxième partie vous vous employez à dresser un lexique du Confinement et du post-Confinement, on imagine que des linguistes confirmés travaillaient déjà sur la question [bon sang, qu’est-ce qui lui prend de l’attaquer ainsi ? Pourquoi faire référence au fait qu’elle n’a pas une formation académique de linguiste ? Il a beau avoir appris que toute relation est ambivalente, que l’amour même est ambivalence, il s’en veut à mort et se mord littéralement les lèvres] euh, pardon, je veux dire, comment cette quête s’est-elle organisée ?

— Malgré moi, ou plutôt, par une action qui a précédé la pensée. Ne pouvant plus écrire, j’ai noté dans un carnet les mots qui surgissaient dans le langage et l’envahissaient en prenant leurs aises, comme si on les avait toujours employés. Or, ils étaient nouveaux, ou leur sens l’était, et la réalité qu’ils recouvraient plus encore. À commencer par le mot « confinement » lui-même et son antithèse, le « déconfinement », puis « gestes barrières », « distanciation sociale », « attestation de déplacement dérogatoire », « zoom conférence », « zoom apéro », et « intravivium ». Des mots anciens prirent un sens nouveau comme « démasquer », qui remplaça « déflorer ». « S’en laver les mains » changea son fusil d’épaule pour signifier « prendre à cœur, être attentionné ». Des théories ou des hypothèses surgissaient ou ressurgissaient comme le darwinisme, le présentisme, l’extimité, l’incertitudologie, ou encore l’insiding car il ne faut pas oublier que même si internet était ancré dans nos vies à l’époque depuis une génération, c’est à ce moment d’isolement à proprement parler extraordinaire que des personnalités de tous bords ont fait entrer leur public dans leur intimité autrement que par le voyeurisme organisé par la télévision ou les paparazzi. Sans maquillage, sans mise en scène, dans une vérité nue, des hommes et des femmes livraient leur savoir ou leur art, seuls ou en groupe. Pas un professeur d’université, pas un sportif, chanteur, musicien, acteur ou danseur qui ne se filmait dans son bureau, son salon, sa cuisine ou sa chambre : on découvrait les bibliothèques, les tableaux, les éclairages, les papiers peints, les plantes vertes, les rideaux, les animaux domestiques, et parfois les enfants qui traversaient la pièce en courant ou venaient réclamer un goûter, de l’attention. Ces partages artistiques ou intellectuels à partir du lieu le plus intime ont marqué comme vous le savez le début de ce que l’on a appelé « les performeurs démocratiques », même si les pionniers qu’ont été les Youtubers ont longtemps revendiqué la paternité de ces performances.

Je dois dire aussi que l’humour a connu un essor formidable dans ces années-là, comme la seule barrière possible contre l’angoisse, et j’entends parfois des adolescents utiliser des expressions telles que « avoir la cinquantaine l’année de la quarantaine », « je pourrais le manger sur la tête d’un pangolin » ou encore « il se croit aux applaudissements de 20h », sans en connaître le sens originel. Au-delà de la médecine et des sciences exactes, toutes les sciences sociales et humaines ont connu un essor extraordinaire…

— Justement, puisque vous abordez la question des sciences humaines, vous avez décidé d’aller au cœur de l’humain avec Récits du confinement, où vous vous êtes attachée à récolter pendant plus de vingt ans les témoignages des premiers confinés, on pense à Josef Roth parcourant l’Europe dans les années 30 du siècle dernier, et plus encore peut-être à La Supplication de Svetlana Alexievitch, une démarche donc, qui n’était pas à strictement parler linguistique.

— Je ne crois pas avoir cherché à faire entrer cette démarche dans un cadre autre que celui de la curiosité. Pensez donc : le Premier Grand Confinement a été la plus grande expérience commune et simultanée traversée jusque-là par l’humanité, à l’échelle de quatre milliards d’individus. Je voulais entendre ces histoires. Je voulais entendre la langue que chacun trouvait spontanément pour traduire ce qu’il avait vécu, loin des cases et des analyses, et j’ai compris dès le premier entretien avec Miléna, une vendeuse dans une boutique de produits de beauté qui fut durant plusieurs mois au chômage technique, que l’inventivité n’aurait pas de limites lorsqu’elle m’a lancé, presque gênée : « J’ai senti que pour la première fois de ma vie, je vivais un temps mort qui me faisait du bien. » Je pense aussi à Eduardo, un étudiant brésilien resté à Paris qui m’a parlé « d’avenir syncopé », et à Auguste Blanqui, un clochard du 13e arrondissement qui s’était rebaptisé ainsi car c’est sur le boulevard du même nom qu’il avait passé ce qu’il nommait le « conconfinement ». Bien sûr, parmi les centaines de personnes rencontrées, il y avait aussi ceux et celles qui parlaient exactement de la même manière qu’avant, et aspiraient à un retour en arrière plus que jamais improbable. Ils n’étaient pas moins intéressants pour autant.

[Mais oui, et de toute façon, par votre regard et par votre voix tout est intéressant, absolument tout, pense Achille en fermant les yeux un instant.]

— Le temps passe trop vite malheureusement, nous allons devoir bientôt conclure, je vais vous demander comme à tous les invités qui se sont succédé aujourd’hui, et vous serez la dernière à qui je poserai la question, quel changement s’est opéré selon vous plus vite que vous ne l’envisagiez avant 2020 ?

[Clara Mathusalem soupire, non pas d’agacement mais pour sonder une pensée qui semble se situer au niveau de son plexus solaire, puis elle répond.]

— C’est difficile de n’en pointer qu’un bien sûr, mais… Jusque-là, en France en tout cas, on se référait principalement à trois événements historiques : la Révolution française, la Seconde Guerre mondiale et Mai 68. Par ailleurs, les attentats du début du siècle avaient paralysé beaucoup d’esprits. C’est d’ailleurs intéressant de souligner que si le 11-septembre a été aussi un événement mondial, il se situait dans l’assouvissement de la pulsion scopique, tandis que le Premier Grand Confinement et ceux qui ont suivi ont été du côté de l’invisible, du non-spectaculaire dans une société qui avait fait du spectacle un cadre quasi permanent. Le Premier Grand Confinement a conduit à une accélération qui a poussé les unes et les autres à penser un peu plus à partir de l’inattendu et un peu moins à partir de la répétition. On a vu aussi naître une littérature à ce moment-là, parfois des inepties mais aussi des chefs-d’œuvre, particulièrement dans la génération post-coronarisme qui était adolescente ou jeune adulte à l’époque, je pense notamment aux livres de Violette Malamud, Alia Chifaoui, Romain N’Guyen, Marie Vincent et Jonas Epstein, pour ne citer qu’eux. Ils ont su saisir, pardon de m’écarter un peu du sujet [plus elle parle, plus elle a le visage d’une danseuse qui approche une figure où le corps n’est plus que l’incarnation de l’apesanteur, dans un épanouissement aussi aérien qu’incandescent, je vous en prie, je vous en prie, continuez, n’arrêtez surtout pas, pense Achille Vidal].

— Je vous en prie, je vous en prie, continuez, n’arrêtez surtout pas, on peut prendre encore quelques minutes…

— Merci… merci vraiment. Parce que au-delà de ces considérations, plusieurs choses me tiennent à cœur, et j’ai envie de les dire aujourd’hui ici, en cette date où je peux me retourner sur un siècle de vie en constatant la façon dont il a été divisé en deux parties égales et complémentaires aux bords nets, comme si ce Premier Grand Confinement avait tracé pour moi une ligne de démarcation sans toutefois me déchirer. Ce que les écrivains que je viens de citer ont réussi à saisir, et qu’il me semble très important de dire en tant que contemporaine de ces événements, c’est à quel point les notions de liberté, d’égalité et de fraternité ont été réinterrogées. Et avec cela, le plus important peut-être, la manière dont les relations humaines ont été secouées par ce moment. Avant la fabrication de masse de combinaisons isolantes et stérilisantes, il y a eu les trépas dans la solitude inviolable des chambres d’hôpital ou des résidences ultimes qu’on nommait alors les Ehpad, et ce désespoir de ne pouvoir accompagner les êtres chers a été un traumatisme profond. Mais il y a eu aussi une intensité relationnelle d’une force rare entre les parents, les enfants, les frères, les sœurs, les amis, les amants. Appeler, écrire, s’inquiéter pour l’autre, s’enquérir de son état, lui témoigner son attachement sont devenus des impératifs quotidiens et si certaines amitiés déjà faillibles et certains couples en équilibre instable n’ont pas survécu au choc, d’autres en sont ressortis galvanisés par cette attention qu’ils se portaient, ou par leurs étreintes clandestines, et je cite ici Violette Malamud : « Toute étreinte semblait alors clandestine, même lorsque le couple vivait sous le même toit, depuis vingt ans, il faisait l’amour contre la loi dictée par le virus qui s’étendait d’est en ouest, du nord au sud, conquérant invisible et implacable de la terre, soumettant tous les humains sans distinction de race, de sexe, de religion, de statut social, mais eux, les amoureux, défiaient la peur, les souffrances ou la mort qu’il leur promettait en connaissant ensemble l’oubli. »

[Et pour la première fois depuis le début de l’entretien, Clara Mathusalem baisse ses beaux yeux bleus sur ses mains fines, mais son chignon blanc haut placé continue de lui conférer une allure altière. Achille Vidal est dans l’incapacité totale de dire quoi que ce soit. Derrière le rideau d’ondes insonorisantes, en régie, Tao, qui devine Achille bien plus qu’il ne l’imagine, lance le choix musical communiqué par l’invitée avant l’émission, la reprise de « I Will Survive » par le groupe italien Musica Nuda. Les dernières notes de contrebasse accompagnent l’interviewer et l’invitée jusqu’à l’ascenseur où Clara glisse cette fois son bras dans celui d’Achille. J’ai le double de son âge, pense-t-elle ; j’ai la moitié de son âge, pense-t-il ; et alors ? s’exclament-ils intérieurement tous deux, et ils prononcent ensemble la phrase si précieuse en d’autres temps déjà, si simple et pourtant non performative, dont Clara avait fait le titre du dernier chapitre du Temps de l’aphasie : Et si on allait boire un verre ?]

 

Paris, le 11 avril 2020


Valérie Zenatti

Écrivaine, Scénariste, traductrice

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