Roman (chantier)

Après la fin

Écrivain

Des États-Unis apocalyptiques, frappés par la disparition mystérieuse d’une partie de la population, devenus un apartheid anti-Noirs et anti-Hispaniques, c’est ce qu’a imaginé Mathieu Belezi en 2018-2019. À la dérive est ce roman en cours d’écriture dont est tiré l’extrait que nous publions aujourd’hui. Après la fin advient peut-être un retour à zéro : traversée d’un pays archaïque.

Nous avons patienté huit jours à Ellis Island, passé la visite médicale, subi un nombre incalculable d’interrogatoires, et puis débarqué comme des migrants d’un autre temps sur les quais de New York
avais-je jamais vu une ville aussi triste ?
j’ai regardé autour de moi, rien n’était conforme à mon souvenir, la lumière, le silence, les mouvements précautionneux des gens, tout avait changé, je ne reconnaissais plus les rues, l’architecture de ces immeubles qui m’avaient tellement impressionné du temps de mon voyage de noces avec Léonore, je n’identifiais plus ni les bruits ni les odeurs, quelque chose d’incompréhensible, une angoisse insidieuse, une peur irraisonnée pesait lourdement sur la ville, comme un nuage radioactif, et changeait la couleur du ciel, le contraste entre les trottoirs ensoleillés et ceux qui demeuraient dans l’ombre, et forçait au silence les plus bruyantes activités, et tenait sous contrôle les moindres gestes des habitants qui passaient de l’ombre à la lumière comme des automates programmés pour des missions bien définies qui ne leur permettaient plus aucun écart
—On décide quoi ?
m’a demandé Chloé
j’ai écarté les bras, il y avait tant d’espaces à parcourir, tant de manières de vivre et de destins à inventer, tant de lendemains qui s’étaient offerts et qui s’offraient toujours à ceux que la misère ou l’aventure poussaient à tenter leur chance sur les routes de la terre américaine, mais ce n’était pas le moment de penser à tout ça, il me semblait que le plus urgent était de quitter New York, puisque cette invraisemblable ville n’était plus que l’ombre d’elle-même, le fantôme désincarné d’une agglomération vidée de son sang par je ne sais quelle opération de Dieu ou du diable
—Vous avez faim ?
—Oui, on a le ventre qui gargouille
ont répondu Joan et Hugo
—Alors commençons par nous le remplir, ce ventre
nous avons arpenté le quartier, au hasard des feux tricolores qui nous ouvraient ou nous barraient les rues aussi propres que des sous neufs, polies, astiquées, rutilantes, sans un papier traînant dans le caniveau, sans une affiche ou un néon qui eût pu faire scandale, sans un de ces pots d’échappement cracheurs de particules fines puisque seules les voitures électriques semblaient autorisées à circuler
et dans une espèce de diner nous nous sommes goinfrés de travers de porc et d’un jambalaya de poulet, n’en revenant pas de pouvoir enfin manger ce que nous n’avions pas mangé depuis trop longtemps, Joan et Hugo en avaient presque les larmes aux yeux pendant que la serveuse remplissait à nouveau nos bols de café brûlant
—Pourquoi y a-t-il aussi peu de gens dans les rues ?
ma question à la serveuse avait-elle l’air bête, ou mon anglais était-il trop approximatif ? d’un coup elle s’est raidie, a tourné brusquement la tête, et m’a regardé d’un drôle d’air en se demandant sans doute si je me moquais d’elle
—Nous venons de débarquer…
ai-je précisé comme pour m’excuser
la serveuse a secoué la tête, et sa queue de cheval s’est agitée dans son cou comme une queue d’écureuil
—Les trois quarts de la population ont disparu
—De quelle manière ?
—On suppose qu’ils sont morts, monsieur
—Comment est-ce possible ?
s’est exclamée Chloé
—On ne sait pas, madame, ça s’est passé pendant la nuit, les gens sont allés se coucher, et le lendemain matin ils avaient disparu… pour quelle raison ? mystère… un mystère comparable à celui de l’Incarnation et de la Rédemption réunis… c’est comme si la main du diable avait frappé simultanément à toutes les portes de notre pays… Qu’est-ce que nous avons fait, madame, pour mériter cette punition, nous Américains ?
Des larmes coulaient sur ses joues, elle les a essuyées avec le torchon qu’elle avait à l’épaule, et puis elle est retournée derrière son comptoir pour servir d’autres clients
—Qu’est-ce qu’on fait ?
a dit Chloé en observant Joan et Hugo qui avaient encore à la bouche la paille de leur verre de Coca
—Qu’est-ce que tu veux faire ? Retourner d’où on vient ?
elle a haussé les épaules, baissé la tête pour réfléchir
—Si c’est une épidémie, il y a de fortes chances pour qu’on soit déjà contaminés
—Mais ce n’est pas une épidémie, Chloé, que je sache aucune maladie n’a jamais eu pour conséquence la disparition du malade
ai-je affirmé pour la rassurer
—Alors c’est quoi ?
j’ai à mon tour haussé les épaules, et Hugo a dit
—Foutons vite le camp
et c’est ce que nous avons fait, chez un concessionnaire de voitures j’ai acheté un pick-up Toyota, 4 portes et jantes larges, rouge parce qu’il n’y en avait pas de disponible dans une autre couleur, et nous avons entassé nos sacs et nos valises à l’arrière, avec des bouteilles d’eau et des cartons de riz, de pâtes et de soupes Campbell, et puis nous avons quitté la ville, traversé des kilomètres de quartiers abandonnés et de cimetières qui montraient de chaque côté de la route leurs alignements de stèles funéraires toutes privées de corps, et pourtant toutes indiquant en lettres capitales le prénom et le nom du défunt, sa date de naissance, suivie de celle de sa mort, toujours la même d’une stèle à l’autre, reproduite dix mille, cent mille fois comme si l’humanité toute entière avait signé ce jour-là son arrêt de mort
—C’est triste
a bougonné Joan
il nous a bien fallu deux heures pour sortir de cet environnement macabre, et nous nous sommes sentis soulagés lorsque sont apparues à l’horizon de vastes étendues de collines et de prairies, et des rivières aux eaux limpides, et des bois d’où s’échappaient des nuées d’oiseaux ivres de lumière
sans nous arrêter nous avons traversé la Pennsylvanie, l’Ohio, dormi dans un motel à peu près vide, roulé à nouveau le lendemain sur des routes qui semblaient abandonnées tant il était rare de croiser des voitures, des bus ou des camions, il y avait si peu de circulation qu’on finissait par se demander où étaient passés les survivants, et on a compris très vite qu’ils s’étaient réfugiés dans les villes, dans les plus grandes des villes parce que les petites ne rassuraient pas la population la plus jeune, celle qui croyait encore avoir un avenir, si bien que dans ces petites villes n’étaient demeurés que les plus âgés, ceux qui tenaient à leur maison comme à la prunelle de leurs yeux, à leurs jardins, à leurs habitudes de vieux, et qui se foutaient de leur avenir aussi bien que du diable, car il était entendu que le diable ou tout au moins sa main avait participé au Grand Nettoyage, comme les journaux du pays se plaisaient à appeler la disparition en une nuit de ces millions et millions de citoyens américains, coupables de quoi ? on en était encore à se le demander
—Croyez-vous, monsieur, que nous avons mérité pareil châtiment ?
me disait le pompiste, lorsque je m’arrêtais pour faire le plein d’essence, et l’épicier du supermarché, et le gardien du motel
—Croyez-vous, monsieur, que nous sommes les seuls responsables du chaos qui est en train d’emporter le monde aux abîmes ?
je haussais les épaules, remontais dans le pick-up, agacé qu’on me pose sans cesse ce genre de questions, à moi qui n’en avais rien à foutre après tout des gamelles, culbutes et autres dégringolades d’un monde pour lequel je n’avais plus d’empathie, mais alors plus d’empathie du tout
et alternant les Burger King et les Mac Donald’s nous avons continué notre route sous un ciel d’été sans nuage dont les horizons nous aimantaient, nous magnétisaient, et plus encore, mais comment dire ? dans un mouvement d’aspiration nous emportaient inexorablement, moi mais aussi Chloé, et Joan, et Hugo
fétus brinquebalés par les soubresauts d’une humanité en déroute, avions-nous les moyens de résister ?
j’évitais les trop grandes villes bornées de cimetières, fermais les yeux sur ce qui ne fallait pas voir, les voitures abandonnées sur des parkings devenus inutiles, la solitude béante et ruinée des centres commerciaux, la rouille de mauvais augure des tracteurs enlisés dans ce qui était autrefois des terres à blé, et gardais un pied têtu sur la pédale de l’accélérateur
et c’est comme ça que nous avons atteint le fleuve Mississippi en un temps record, et que nous l’avons traversé et laissé derrière nous pour nous lancer sur les routes de l’Iowa, la chaleur dans les plaines étaient soudain devenue insupportable, au plus chaud de la journée, c’est-à-dire aux environs de midi, le macadam en fusion collait aux roues du pick-up, et j’étais obligé de me garer à l’ombre de quelques arbres, souvent des peupliers qui bordaient un ruisseau ou un étang, et dans cette ombre propice nous mangions nos sandwichs, discutions de tout et de rien, cherchant à savoir ce que nous allions bien pouvoir faire dans ce pays privé de ses repères et qui s’était replié sur ses vieilles valeurs coloniales, les pires sans doute, en tout cas les moins à même de redresser la barre d’une Amérique en perdition
—Dans le Nebraska, le Wyoming, le Montana, les ranchs ne coûtent plus rien, des familles entières ont été décimées, et les propriétés sont abandonnées, faute d’acheteurs
finissais-je par dire pour justifier les milliers de kilomètres parcourus
—Tu en es sûr ?
me répondait Chloé allongée de tout son long dans l’herbe
—C’est tout au moins ce que me disent les gens que je questionne
Joan et Hugo étaient partis tremper leurs mains dans la rivière, ils se fichaient pas mal de ce que nous réservait l’avenir, ils auscultaient les berges de leurs yeux brillant de fièvre, cherchaient un endroit plus accessible pour se jeter à l’eau et nager tout leur soûl
et lorsque le soleil déclinait je rangeais les affaires à l’arrière du pick-up, klaxonnais
—Dépêchez-vous !
démarrais le moteur, et ils arrivaient en courant, trempés l’un et l’autre, riant encore des tours que le frère bravache avait joué à sa sœur trop bonne, Chloé les entourait de serviettes, les poussait dans le Toyota pendant que je manœuvrais pour retourner sur la route, le soleil avait perdu de son intensité, et les ombres en profitaient pour s’allonger, apaiser ce qui avait été malmené par la lumière, et l’ouest à la pointe du capot en profitait pour s’ouvrir comme un fruit mûr et inonder le pare-brise d’un mélange de pourpre et d’indigo
nous ne nous arrêtions qu’à la nuit tombée, Chloé me montrait les feux clignotants d’un motel, j’entrais sur le parking toujours aux trois quarts vide, me garais entre les lignes blanches, fermais les yeux de fatigue, essuyais mon visage en sueur
—Qu’est-ce qu’on va manger ?
s’inquiétait Hugo
Chloé était allée au bureau d’accueil, revenait avec deux clés
—Chambres 14 et 15
ou bien c’était 3 et 4, ou encore 38 et 39, quelle importance, on portait nos sacs dans les chambres en traînant les pieds, la sueur et la poussière collées à la peau, la bouche sèche, les reins douloureux, Joan ou Hugo disait
—Je vais prendre ma douche
ils se déshabillaient en vitesse, couraient sous la douche, revenaient nus se jeter sur le lit
—Maman, on a faim !
je demeurais longtemps sous le jet d’eau froide, essayant d’évacuer la fatigue qui pesait sur mes épaules et ruinait mes dernières forces, j’avais la tête vide, la poitrine nauséeuse, et je sentais bien qu’il n’aurait pas fallu grand-chose pour que j’abandonne cette foutue cavale et me laisse choir dans le premier trou venu, définitivement à bout de souffle
n’avais-je pas l’âge du renoncement ?
mais le jet d’eau froide finissait toujours par me réveiller, par me remettre debout, par me forcer à poursuivre la route aux côtés de Chloé et de ses enfants
nous allions de l’autre côté de la route, là où les néons d’un grill nous proposaient des steaks juteux, et nous mangions en parlant aux gens du coin qui nous renseignaient sur la manière dont le pays avait géré la brusque mortalité de sa population
—Il fallait réagir ! et vite !
s’échinait à répéter un cow-boy sous son Stetson crasseux
et c’est comme ça que nous avons appris que la population blanche avait décidé d’installer une sorte d’apartheid au sein même du pays, regroupant et condamnant les citoyens noirs à ne plus vivre que dans les états du Mississippi et de Louisiane
—Il n’y avait pas d’autre moyen de se mettre à l’abri de leurs sorcelleries, vous comprenez ? car jusqu’à quel point n’étaient-ils pas responsables du châtiment que la population dans son entier avait eu à subir ?
quant aux Hispaniques, ils avaient tous été regroupés en Floride, que ça leur plaise ou non, avec interdiction de quitter l’État
—Et ça ne rigole pas !
précisait un autre cow-boy en vidant son verre de bière
—L’armée surveille jour et nuit les frontières de ces États, et tire à vue sur les individus qui tentent de franchir les lignes sans autorisation
au bout du compte il était plus que décourageant d’écouter leurs discours revanchards, nous préférions croire qu’ils brodaient, déliraient, fabulaient, que sais-je encore, qu’à cette heure avancée de la nuit ils prenaient leurs désirs pour des réalités, et nous allions nous coucher en essayant de plaisanter, de tourner en ridicule leur paranoïa de rednecks
et c’est ainsi que d’étapes en étapes, de McDonald’s en bars de nuit, de motels en mobile homes inconfortables, soûlés de fatigue et de poussière, abreuvés de discours démentiels, nous sommes enfin arrivés au Wyoming.

 

Nous avons débarqué dans un bled appelé Riverton. Un bled qui avait peut-être été une ville, mais tant de maisons étaient vides, tant de magasins étaient fermés, que Riverton avait perdu son statut et ne ressemblait plus qu’à un gros bourg de campagne dans les rues duquel ne circulaient que des fantômes mâles et femelles. L’herbe envahissait les trottoirs, des branches d’arbre sortaient par les fenêtres de maisons ruinées. « On peut louer un mobile home ? —Bien sûr, madame, prenez celui que vous voulez, je n’en ai que deux d’occupés. » Et nous nous sommes installés là, en attendant de trouver mieux. Ça a duré quatre semaines, et même un peu plus. Quatre semaines durant lesquelles Théo et moi avons traîné dans les deux ou trois bars encore ouverts, à la poste et à la banque, au magasin des pompes funèbres, dans le bureau du shérif et celui du maire, et chez le vieux coiffeur qui se désespérait de ne plus couper suffisamment de cheveux. Et tous nous ont dit qu’il ne fallait pas s’en faire. « Puisque vous êtes blancs, blancs d’Europe d’accord, mais blancs quand même mille Dieu ! et c’est ça qui compte, le Wyoming vous est ouvert, grand ouvert, il vous suffit d’aller dans les collines et de vous choisir une ferme, tant elles sont nombreuses à ne plus être habitées, à tellement se dégrader que ça en fait pitié, mais que voulez-vous ? nous avons perdus en une nuit 75% des forces vives du pays, et celles qui restent sont concentrées dans les villes de l’Ouest, là où seulement 40% de la population a disparu, alors si vous avez envie de jouer aux fermiers, allez-y, pour un dollar symbolique vous pouvez devenir propriétaire de bâtiments en plus ou moins bon état et de quelques centaines d’hectares de prairies et de pins ponderosa. » Si bien qu’au bout d’un mois et quelques jours nous étions propriétaires d’une ferme à quarante kilomètres de Riverton. J’avais été séduite par la maison de maître à un étage posée au milieu d’un champ envahi de chardons. « C’est celle-là que je veux », avais-je dit à Théo. Encore en bon état, elle avait seulement perdue la peinture blanche de ses murs de bois. Des granges la prolongeaient sur un côté. Et quand on regardait autour de soi, ce n’était que des prairies et des bois à perte de vue. « C’est celle-là que je veux. »

 

C’est dans cette ferme que nous avons stoppé notre course éperdue, dans cette ferme du Wyoming je veux dire, jetant nos bagages sur des lits qui n’avaient plus servi depuis longtemps, avant de nous précipiter dehors et d’embrasser l’espace jusqu’aux cordons silencieux des nuages réfugiés aux quatre coins du ciel d’été
prêts à affronter le diable
et avec l’aide de Hugo, tous les deux montés sur des échelles que j’avais trouvées dans l’une des granges avec d’autres outils neufs ou usés par le travail d’un autre temps, avec l’aide de Hugo on a repeint la maison, le tour des portes et des fenêtres, les frises des encorbellements, réparé les haies qui entouraient la cour, pendant que Chloé et Joan passaient le balai et la serpillière dans toutes les pièces, astiquaient les meubles, brûlaient un fatras de vieilleries
—Et ça, qu’est-ce que j’en fais ?
Chloé me montrait deux caisses remplies d’éperons, de brides et de ferrailles diverses
—Tu jettes tout
à midi on mangeait sous le chêne qui trônait au milieu de la cour, avec des tréteaux et des planches mal rabotées j’avais dressé une table longue d’au moins trois mètres, et là-dessus Chloé étalait nos victuailles, viandes, conserves, œufs, et de la bière qui rafraîchissait nos poitrines brûlant du feu de ces hautes plaines à la chaleur irrespirable
on parlait peu, trop occupés à suivre les manœuvres des faucons, les bonds des lapins dans les champs de chardons, la danse continuelle de la lumière entre ciel et terre, des rives de la Wind river qu’on voyait miroiter à l’extrémité de la vallée jusqu’aux sommets déchiquetés des montagnes la lumière du soleil exécutait une sarabande vibrante, parcourue de longs frémissements lorsque le chant des grillons montait en puissance, et ce spectacle à chaque minute renouvelé nous fascinait, nous qui avions perdu l’usage de nos sens, nous qui ne savions plus ni regarder, ni sentir, ni entendre
et puis on retournait travailler jusqu’au soir, c’est-à-dire jusqu’à ce que le soleil disparaisse derrière les montagnes et que la nuit dégringole les pentes des collines et nous envahisse d’un coup, comme une eau en crue, plongeant la maison et ses granges, la cour, le chêne, et les champs de chardons dans une sorte de coma réparateur, de néant insondable contre lequel nous n’avions même pas le désir de lutter, tant nous étions fatigués, nous contentant de jeter un œil aux milliers d’étoiles qui brasillaient dans un ciel plus silencieux qu’un tombeau, avant de monter l’escalier qui conduisait aux chambres, une pour chacun, et de laisser choir sur les matelas à ressort nos membres rompus
nous dormions comme des loirs dans ces chambres sans confort, fenêtre ouverte sur des espaces qui dépassaient notre imagination, et même si des coyotes rôdaient dans nos parages leurs jappements auraient été bien incapables de nous réveiller
une nuit que je n’avais pas sommeil j’ai repris mon agenda, presque malgré moi l’envie d’écrire s’était réveillée et, remontée d’un au-delà de la conscience, me travaillait le corps jusqu’aux extrémités des doigts pendant qu’un rayon de lune traçait sur le drap du lit une diagonale que des insectes traversaient en silence, d’instinct j’ai allongé le bras et approché la main, cherchant au creux de ma paume inondée de lumière l’irrationnelle force d’inspiration
geste bien inutile
en ricanant je l’ai retirée, parce que je n’en avais pas besoin, ne savais-je pas que je n’en avais jamais eu besoin ? l’inspiration était toujours venue à moi comme l’eau vient à la bouche
j’ai enfilé un jean et mon tee-shirt Country Joe and the Fish, et puis je suis sorti du lit et j’ai descendu l’escalier en cherchant à éviter les craquements des marches, arrivé dans la cuisine j’ai pris sur l’étagère la bouteille de Bourbon, un verre, et le paquet de Marlboro égaré sur le plan de travail avec les assiettes sales et une poêle maculée de graisse
et en traînant les pieds j’ai porté le tout dans la cour, me suis installé sur l’unique rocking-chair encore en bon état, dans l’ombre du mur, là où circulait un courant d’air venu des montagnes et qui rafraîchissait pour quelques heures les prairies que le soleil avait soumis à des températures pouvant atteindre 50 degrés, autrement dit 122 degrés Fahrenheit, puisque c’est de cette manière qu’on mesurait par ici la température
au-dessus de moi le silence du ciel était impressionnant, un silence tout piqueté d’étoiles, que la folie tintamarresque des hommes ne pouvait pas atteindre, un silence qui demeurerait pour la nuit des temps tout aussi inatteignable qu’il l’était à cet instant, et cette certitude pénétrait en moi par tous les pores de ma peau, comme un baume qui adoucit, régénère, redonne quelques forces quand tant ont été perdues dans des batailles toujours plus inutiles
je me suis servi un verre de Bourbon, en ai bu une rasade qui s’est répandue comme la flamme d’un feu dans ma poitrine, ai reposé la bouteille sur le seau renversé qui me servait de plateau, et calant l’agenda sur mes cuisses j’ai commencé à écrire

Je grimperai tout en haut de cette montagne
Haute de 3859 mètres et difficile d’accès
Jusqu’à ce que j’en atteigne le sommet
Rompu peut-être, et suant, et saignant
Mais satisfait d’avoir pour une fois atteint mon but
Et je m’essuierai le visage, et je passerai une main dans mes cheveux
Et j’ouvrirai tout grand les yeux
Avant de me retourner comme se retournent les dieux
Lorsqu’il leur vient l’envie d’embrasser le monde
Et les yeux grands ouverts je le regarderai de tout là-haut le monde d’en bas
Je prendrai sa température, tâterai son pouls, ausculterai ses bronches
Et je verrai, oui je verrai
De quel côté penche ma balance
Je verrai si le poids des yeux, de la bouche et du cœur de Chloé, Joan et Hugo
pèse un peu plus
Que mon envie de me jeter dans le vide du ciel.


Mathieu Belezi

Écrivain, Romancier