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Écrivaine

Suite de nos découvertes d’auteurs « en herbe ». Caroline Boulord, qui a suivi le master de création littéraire de Paris 8, revisite aujourd’hui le topos de l’entreprise, et plus particulièrement la scène du licenciement. Une langue ferme et précise, sans fioritures inutiles, rend sensible le vertige d’une jeune chercheuse à qui l’on annonce le départ forcé, ainsi que la réalité d’un monde arbitraire où l’on prend conscience de son interchangeabilité.

19 mars 2013
07h51

Comme chaque matin, je choisis d’entrer par la porte principale de l’ancien bâtiment plutôt que d’emprunter l’escalier de métal des nouveaux locaux, en souvenir du jour où j’ai traversé pour la première fois le seuil de l’entreprise, comme pour rendre secrètement hommage à mes quatre heures d’entretien passées il y a presque deux ans. Comme chaque matin, je ralentis le pas en passant devant l’écran plasma incrusté dans le faux mur de bois aggloméré face à la salle d’attente pour les visiteurs extérieurs. Des vidéos vantant les mérites du silicone font tourner le temps en boucle dans le hall d’accueil. Comme chaque matin, je m’arrête devant le téléviseur bavard. J’ai toujours aimé les rituels. Je m’impose de ne poursuivre mon chemin qu’après avoir lu les phrases suivantes sur l’écran :

« Le vent fait tourner les pales des éoliennes. Cela génère de l’énergie qui est ensuite introduite dans le réseau électrique. Notre silicone est utilisé pour lier les pales du rotor »

Et comme chaque matin, je me demande si les pâles de l’éolienne trônant fièrement au milieu de la zone industrielle ont bien été badigeonnées avec « notre » silicone afin d’empêcher leur envol, que je me plais à imaginer spectaculaire entre les nuages.

Je souris sans conviction à l’hôtesse d’accueil et me dirige vers le sas d’entrée sécurisé. C’est le point de départ de la journée pour chaque employé. Il suffit de passer son badge devant le lecteur prévu à cet effet. Il faut veiller à ne pas être suivi, le talonnage est strictement interdit. Chaque matin, je caresse donc la borne de sécurité avec mon badge. J’éprouve une étrange satisfaction lorsque le voyant électroluminescent change de couleur et que les panneaux de verre coulissent pour m’autoriser l’accès. Welcome identifiant 018604.

Aujourd’hui, je m’applique à reproduire chaque geste quotidien avec un zèle particulièrement prononcé. La comédie routinière suffira peut-être à conjurer le sort. Car ce matin n’est pas chaque matin. Et la superstition a contaminé tous les membres du personnel.

Une collègue est plantée devant la machine à café. Nous simulons un échange de salut des plus anodins. Mais l’inquiétude qui macère sous ses yeux a déjà atteint ses cordes vocales. Ce matin fébrile peine à faire bonne figure.

 

08h16

Alignée dans l’open space, toute l’équipe se tient en position d’attente. C’est la consigne. Nous avons si peu de salive en bouche que le moindre mouvement de langue est perceptible dans la grande salle muette. J’observe les nuques tendues de mes collègues. Il règne une ambiance de départ de course. Entre les minces cloisons matelassées délimitant nos espaces de travail, les bureaux sont anormalement ordonnés. C’est la consigne. Un silence épais enrobe chacun de nos gestes. Tout mouvement de porte déclenche le départ d’une onde sensationnelle se propageant de dos en dos.

Un homme qui n’a jamais été aussi minuscule qu’aujourd’hui rejoint son bureau tête baissée. Il essaie de dire bonjour mais sa voix reste prostrée au bord de ses lèvres. Lui sait déjà. Il est notre superviseur. Mais il n’a pas eu son mot à dire. Lui qui tout petit voulait être inventeur et trouver une solution aux problèmes de la société a été chargé de recruter une équipe de techniciens spécialisés et de chercheurs de haut niveau issus de divers pays européens pour mettre en place le nouveau centre de recherche du groupe.

La consigne dit que la notification se fera par téléphone entre 9h et 10h. Vous devez être impérativement présents à vos bureaux durant cette tranche horaire. Pensez à préparer vos affaires à l’avance, au cas où. C’est la consigne.

 

09h07

Mon voisin de droite éclabousse son écran dans une série d’éternuements nerveux. Je le regarde amusée quand un éclair cisaille son regard. Il fixe quelque chose sur mon bureau. Mon téléphone sonne. Il me faut une quinzaine de secondes pour oser faire face à l’appareil. Tous les souffles sont maintenant suspendus à mes épaules. Allo ?

Le plafond sue à grosses gouttes.

Allo ?

Un rire de soulagement rebondit contre les vitres. Je crois qu’il s’agit du mien. La voix à l’autre bout du fil déblatère un jargon technique frénétique. Je m’entends répondre avec une précision qui déconcerte mes collègues. Mais quelle bonne nouvelle ! Les premiers tests de faisabilité ont donné des résultats très prometteurs. Réduire le diamètre des particules de cuivre a eu l’effet escompté sur les propriétés thixotropiques. En revanche, le fluxing est réduit. On attend de voir ce que l’ajout de butyl carbitol donnera, on se tient au courant. Dis, j’ai eu peur quand le téléphone a sonné. Tu te rappelles qu’aujourd’hui, le fameux jour… J’ai bien cru que… Je dois raccrocher. On se tient au courant.

Fausse alerte ! Nous sommes encore tous à bord.

 

09h16

La sonnerie d’un téléphone retentit à nouveau. Je regarde autour de moi. Aucun visage n’a bougé. Pourtant tous les yeux sont tournés vers mon bureau. Sur l’écran, un nom que je ne connais pas est apparu. Il y a quelques semaines, ils ont embauché une nouvelle personne au département des ressources humaines. Mon buste reste raide pétrifié sur la chaise tandis que ma main dissociée du reste s’apprête à décrocher. Mes doigts hésitent et finissent par plaquer le combiné en plastique contre mon oreille. J’entends d’abord une respiration à l’intérieur, puis une voix bredouillante qui prend le temps de s’enrouler autour de ma gorge nouée avant de murmurer distinctement :

Je suis désolée…
Vous devez ranger vos affaires. C’est fini.

Une ombre qui ressemble à la mienne vient de s’effondrer sur la moquette.

Ma mémoire n’imprimera que quelques mots parmi le flot déversé au téléphone, l’ombre affalée sous ma chaise ayant entraîné mon cerveau dans sa chute. Aligner la structure des coûts, volatilité de l’économie mondiale, aujourd’hui, involontaire, interdiction de toucher ordinateur, propriété de l’entreprise.

Un cri secoue l’embarcation. Je ne reconnais pas la voix qui hurle. Elle semble provenir de ma gorge. L’ombre allongée sous mon bureau me ressemble de moins en moins. Les regards sont à présent braqués sur elle. On la scrute, on la mitraille de désolation.

Quelques minutes plus tard, je m’isole dans une salle de réunion et me surprends en larmes devant le superviseur qui s’efforce de convoquer ce qui lui reste de voix pour m’assurer que le travail que j’ai fourni ces deux dernières années est remarquable, qu’il n’était au courant de rien jusqu’à hier, que c’est la raison pour laquelle il m’a garanti que mettre à jour mon CV était inutile, qu’un autre poste s’ouvrait dans une compagnie partenaire, qu’il les avait déjà contactés pour me recommander.

Suis-je la seule de l’équipe ?

Il me serre contre lui. Des sanglots contenus font éclater un minuscule vaisseau dans son œil.

 

09h37

Dans l’open space, plusieurs ombres jonchent à présent le sol. D’autres coups ont été tirés par téléphone. Mon superviseur, dans son costume trop large de commandant, est immobile au milieu du champ de bataille. Son armée a été décimée. Les plus jeunes recrues ont été touchées sans exception. Et il sait déjà que le placard qu’on lui a préparé ne sera pas assez grand pour recueillir son désarroi.

 

09h54

« Tout employé refusant de sortir de l’enceinte du bâtiment sera évacué de force. »

L’ombre sous mon bureau essaie de ramper vers la sortie pendant que je jette avec fureur deux ans de travail dans un carton : rapports, cahiers d’expériences, publications, livres… Les rescapés nous aident à poser nos affaires sur des chariots roulants. Depuis quelques mois, je forme des collègues en Chine. J’aurais dû me douter. Les cartons brinquebalent vers la ligne d’arrivée et roulent sur nos ombres inertes.

 

10h34

Sur le parking, nous sommes une cinquantaine de disqualifiés. Les places vides entre les voitures semblent nous narguer. L’évacuation aura pris moins de deux heures. Je regarde une dernière fois le slogan de la boîte inscrit sur la façade. We help you invent the future. Les six mots flottent au-dessus de nos têtes.

L’équipage resté à bord nous observe au travers des vitres. Il me semble apercevoir derrière eux nos ombres, aussi majestueuses que les pâles de l’éolienne. Il ne leur reste plus qu’à reculer d’un pas pour disparaître complètement.


Caroline Boulord

Écrivaine, Physicienne

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