Poésie

Les herbes s’ouvrent – quatre poèmes

Artiste

Pour clore notre série consacrée aux auteurs dits « émergents », voici quatre poèmes d’une jeune artiste plasticienne diplômée de l’Ecole nationale supérieure des arts décoratifs ayant suivi les workshops de l’écrivaine Gaëlle Obiégly. Réflexion sur le langage et ses limites, la mémoire et sa distorsion, la perception de l’espace et ses cadrages font l’objet d’un travail poétique qui dialogue avec une œuvre plastique et visuelle faite notamment de réécritures, retranscriptions, « tissages de voix »… Des poèmes comme des objets qu’on faits tourner dans sa main pour les découvrir.

Motto

 

C’est d’un commun accord que nous maintenons
le silence – je l’ai admis du moins
comme une vérité simple, graduant
aussi évidemment le temps
que les miettes au sol
posées par les repas et l’intrusion
de l’extérieur vent

Les limites du langage… ne sont-elles pas
l’impossibilité de dire en quelques mots
brefs, un processus complexe,
la complétude
de ses parties, des épices, la cuisson, le trouble d’un rouge
qui pourrait être aussi
une brique teignant la pluie qui la baigne
Le bouillon, la vapeur
qui déperd les saisons,
les désoriente, mais plus la phrase s’allonge,
plus elle s’éloigne et plus
la place est vide, moi
inaudible.

Dans la soupente, je suis debout
au coin, et j’avoisine
la pente du plafond. Et debout
face au coin, la matérialité de mon image,
ma taille comblant l’espace
Je suis alors frappée par la mémoire
qu’on pourrait avoir de moi, comme un volume
qui respire, et suis alors frappée de la mémoire
Que j’ai de mes amis, de les savoir
existant grands, en présences accoudées,
longs cheveux circulant
pour permettre nos échanges

 

Damville

 

Les herbes s’ouvrent
sur deux points de fuite
angle dont le vert se courbe en s’avançant
et dont le bistre plat s’applique à plisser
la surface de l’eau
Vent et courant polarisent
l’image, affilent
l’indice de froid subi – si on pouvait parler
de profondeur ressentie
du paysage ?
L’eau tire comme un crochet
bûches et plages herbeuses – et je voudrais
exposer ma rétine au fleuve-pellicule
qui, à la longue, communiquerait
son défilé à mes envies

encercler
le monde, en fractions
baladées sur fond neutre – une fois saisies,
que reste-t-il ?
découpe tripartite
une ficelle à la main.
L’œil devient
mosaïste du monde
voir là un reflet, l’écho de ceci – là
l’écho d’un son dans un visage
pour donner forme aux liens vibrants du monde
à ce qui se joue
entre les doigts qui tissent et la voix du conteur

 

Rue du Jura

  

Faire au-delà du dire
Par-delà nous tranchons
Un trou d’imprécision laissé comme
un appel d’air : je me décide,
Tu décides de ne pas te décider ;
Revient au fond à un acte mutuel
où certaines choses ne transcendent-elles pas
sans y passer non plus,
par mots, ni par vaux, ni par gestes
un niveau partagé de perception
aussi infime qu’une onde
?

Fiction
J’ai pris le train
Coupure brutale avec les parasites de mon sommeil
Broderie
Imprégnation réciproque
D’angoisse et de manque principalement
De sentiments par soustraction
Agissant comme une génoise légère et spongieuse
ses miettes à même mon genou.

Nous avons tiré le rideau
sur ce pan de mur moisi
Une autre forme de moulures
à l’évidence matrices du dialogue
et plus tard de salves d’images
de flamands roses devant lesquels nous rions
Mais ce pan de mur encore

On le cache.
Ce niveau de perception-là
parler le fâche, l’effiloche
J’ai cru voir une personne assise sur les genoux d’une autre
Elle était simplement adossée,
l’image aussi se défile –
à un pan de mur
Ou une porte automatique en périphérie

Ce qui est en jeu est à la fois inéluctable
Nous le savons, à la fois
Si les mots s’épuisent comme les gestes
nous nous y reposons.
Si les gestes persistent vides de formules, épuisés

By putting words on it, it drifts away

 

 

Nous arrivâmes un soir
j’avais au cou la tache pourpre
d’un choc entre deux mondes
les lèvres perlées d’un rictus
qui sait les enjeux secs prolongés par le drame
en filigrane, la pensée aux aguets

attablés, ils se turent
nous étions quatre en nombre
trois du sang
deux du cœur
un étranger
quelques feuilles de menthe dans l’eau bleue du koum-koum

* 

« un carré rouge », la partie pour le tout
désimbriquer
rouge carré incolore – les frontières sont-elles
lignes ou surfaces ? pas entièrement étrangères
ni à l’une ni à l’autre

on veut l’abstraire de ses grains de beauté
le résumer
écho lointain d’une rupture biblique
l’intimité d’Adah et d’Esaü
un rouge vermillon – plat de lentilles
qui grimpe du cœur aux joues comme un lierre

la foi, son absence
ne pas s’entendre parce qu’entendre seulement les fumerolles
qui s’écrasent vers le ciel

un visage dont en plein jour
on n’oublie pas qu’il est visage
l’impossibilité d’un sens remplissant
pour justifier ses traits et gestes
et le couvrir d’un voile d’ombre
transfigurant sa figure en un dos

* 

en faire partie sans plus en faire
mes premiers liens à la communauté
sont-ils ces fils de la distance
qu’enfant ma mère me disait incassables
ombilics de la foi

dedans dehors
ne plus savoir quelle pensée mienne
et laquelle l’est sans l’être
l’absurdité se retourne comme un gant
un coin en perspective qui se creuse et s’élève
nous pointant tour à tour
jointures blanches d’asphyxie
s’agrippant à la cassure nette du monde

j’emprunte les chemins et les chemins contraires
mue par l’affolement de celle qui vérifie
du cercle des bras
de celui des êtres
chers, tous les recoins pour savoir
si j’existe encore


Naomi Melville

Artiste, Autrice

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