Roman (extrait)

Lumière d’été, puis vient la nuit

Écrivain

La comédie humaine d’un village perdu dans les fjords est une rapide manière de résumer le prochain roman (Grasset) du célèbre écrivain islandais Jón Kalman Stefánsson. Pourtant ses huit chapitres, traduits par Éric Boury, sont autant de chroniques et l’humanité à laquelle on s’attache est aussi diverse que le village est petit. Diverse, et fantasque. Continuant notre série de littérature étrangère attendue à la rentrée, nous en donnons aujourd’hui le deuxième chapitre : « Les larmes ont la forme d’une barque à rames ». Comment Jónas, frêle et pâle, prit la suite de son père le colosse Hannes et devint à sa manière le policier du village.

Les larmes ont la forme d’une barque à rames

 

Jónas est maigrelet pour ne pas dire étique, de taille à peine moyenne, il est fragile, ne foulez pas trop fort la terre sous vos pieds en l’approchant, vous risqueriez de le briser. Il a grandi si discrètement et si lentement que pendant des années, nous avons presque oublié son existence, il ne prenait jamais la parole sans y être invité, ne répondait que par monosyllabes et d’une voix aussi fine qu’une fibre de laine, ténue, bien qu’assez tôt teintée d’un soupçon de ténèbres, et qui se cassait sans prévenir. Il travaillait mal à l’école, les instituteurs l’interrogeaient rarement devant les autres et jamais ils ne lui demandaient de venir au tableau, il peinait à trouver le sommeil avant les examens, deux fois il a vomi sur la table devant le correcteur, et une fois il s’est évanoui. À l’école, il ne s’est fait ni amis ni ennemis, les autres ne se moquaient pratiquement jamais de lui, peut-être parce qu’il était le fils de Hannes, colosse et policier du village, mais plus encore parce qu’il était tellement réservé qu’en sa présence, ses camarades se refermaient sur eux-mêmes. Le temps passait. Jónas regardait les autres se chamailler, c’était la fin des années 70, il observait ses mains, si fines qu’elles en étaient translucides.

Il a quitté l’école à l’âge de quatorze ans.

Les autres élèves se sont mis à grandir à toute vitesse, Jónas restait au point mort. Les filles prenaient brusquement de la poitrine, une courbe douce se dessinait autour de leur taille, le désir bouillonnait chez les garçons qui formaient des bandes de jeunes taureaux beuglants et déchaînés, ils frappaient les murs à coups de poing, hurlaient, la tête tendue vers le ciel, et dès qu’une fille toussotait, ça leur donnait une érection. Jónas ne semblait percevoir en lui aucun de ces bouleversements, il s’est contenté de raser d’encore un peu plus près les murs puis a cessé d’aller en cours et s’est enfermé à double tour dans sa chambre. Hannes a été forcé de défoncer la porte, il a tenté de le soudoyer, l’a menacé, l’a insulté, l’a supplié, mais jamais son fils n’est retourné à l’école. Ce gamin est un attardé, disaient certains, Hannes en a parlé à son ami qui était contremaître à la Laiterie, et à neuf heures précises, un lundi de février, Jónas s’est présenté au travail, tu n’as qu’à prendre le balai, lui a dit le contremaître, la tâche du jeune homme était aussi simple que ça. C’était le milieu des années 80, le mur de Berlin ne tarderait plus à tomber, bientôt, on le vendrait en pièces détachées dans les magasins de souvenirs, l’être humain est plutôt doué pour transformer les menaces, la mort et le désespoir en monnaie sonnante et trébuchante.

Jónas avait toujours eu la peau extrêmement claire, il brillait comme une ampoule électrique dans le noir, reste à côté de moi pour que je puisse lire, lui demandait son père, certains soirs d’hiver, lorsqu’il y avait une panne de courant, à l’époque où les tempêtes existaient encore et où les villages dormaient sous une épaisse couche de neige. Malgré son insupportable timidité, Jónas ne rougissait jamais, il pâlissait encore plus quand il rentrait dans sa coquille, et nous étions morts de peur qu’il se dissolve dans la lumière pour y disparaître entièrement. Mais deux mois après qu’il avait commencé à travailler à la Laiterie, nous l’avons vu rougir pour la première fois et ce, sans aucune raison manifeste, plusieurs filles et même quelques femmes ont baissé les yeux en se demandant ce qui lui arrivait. Le contremaître était tellement étonné qu’il a téléphoné à Hannes qui, le soir même, a fait un poulet-frites et offert la moitié d’une canette de bière à son fils tandis qu’il en éclusait lui-même cinq et demie, c’est la fête ! a-t-il dit. Jónas n’y comprenait rien, il a bu la bière qui l’a soûlé, il ne t’en faut pas plus qu’un oiseau pour être ivre, a remarqué Hannes en riant, et là, un très joli sourire est monté aux lèvres du gamin qui a ouvert la bouche et s’est mis à disserter sur les oiseaux des tourbières. Il a parlé sans s’arrêter toute une heure durant, jamais il n’avait fait preuve d’un tel enthousiasme. Hannes l’a écouté, d’abord étonné, puis transporté par les descriptions précises et parfois pleines de délicatesse, persuadé que cette conférence était l’expression des désirs de son fils, lequel devenait enfin un homme. Le lendemain, le contremaître a décidé de confier à Jónas une nouvelle tâche, il fallait repeindre un mur, certes dissimulé derrière une pile de palettes, et qu’on n’apercevait que très rarement, mais cet homme perspicace sait qu’il faut également prendre soin des choses invisibles. Il a amené le gamin devant cette grande surface de trois mètres sur trois, lui a montré un grand seau de peinture et un pinceau en lui expliquant qu’on devait aussi entretenir ce qui ne se voyait pas, ça te prendra sans doute la journée, a-t-il prudemment ajouté, toujours préoccupé par la timidité du jeune employé. Et le balai ? Tu n’as qu’à le laisser là, debout contre le mur. Je dois tout peindre ? Absolument tout, a confirmé le contremaître, il y a d’autres seaux de peinture dans la remise en cas de besoin, mais celui-là devrait suffire. Sur quoi, il a gentiment tapoté l’épaule du gamin avant de repartir aussi lentement et discrètement que possible, sachant que les gestes et mouvements brusques déconcentrent le jeune homme. Le contremaître est retourné dans son bureau où il a épongé la sueur de son front, il y arrivera, s’est inquiété un employé, mais oui, il est en pleine croissance, bientôt, il commencera à regarder les filles, il faut le laisser tranquille.

Il était presque midi quand le contremaître se risqua enfin à aller voir où en était Jónas. Il trouva le gamin parfaitement immobile, regardant droit devant lui, entouré d’une multitude de pots de peinture. Le contremaître scruta longuement le mur, puis s’approcha. Jónas avait le rouge aux joues, ses yeux pétillaient. Après cela, plus personne n’a jamais osé entasser de palettes devant ce mur.

Le contremaître a fait installer deux tables, les employés y prennent leur pause ou y vont lorsqu’ils ont besoin de réfléchir, de se calmer, de reprendre leurs esprits, ils boivent leur café en contemplant cette fresque, un soleil rougeoyant couvre la moitié du mur, une soixantaine d’oiseaux des tourbières arrivent à tire-d’aile, sortis tout droit de l’astre du jour, leurs contours sont certes un peu malhabiles, mais ils semblent tellement vivants que lorsque règne un absolu silence, on entend leurs battements d’ailes à l’intérieur du mur.

 

deux

Il y avait jadis tant d’innocence dans le monde, qu’ici, au village, il suffisait d’employer un policier à temps partiel, le chemin qui menait au Ciel était sans doute plus court et celui descendant vers l’enfer d’autant plus long. Le Parti du Progrès régnait sur les campagnes, il était à la tête des coopératives qui garantissaient la solidarité entre les provinces et maintenaient les vautours à distance, il pensait pour nous et faisait de son mieux pour que rien ne bouge, il a toujours été facile de gouverner les immobiles. Ces dernières années, la situation s’est complètement inversée, il y a eu tellement de mouvement que nous n’avons plus le temps de penser, nous consacrons toute notre énergie à nous cramponner de manière à ne pas être éjectés dans le vide. Mais avez-vous remarqué que le cœur de l’homme demeure souvent invisible, qu’il reste tapi sous la surface et n’apparaît jamais en pleine lumière ? Il est par exemple un élément qu’aucun document officiel ne mentionne : Hannes était menuisier de profession, mais son uniforme de policier était sa vraie vie et sa vraie passion. Ce n’est pas moi, pensait-il tous les lundis matin quand il mettait sa ceinture de travail, quand il cherchait sa scie, quand il maudissait notre obéissance aux lois et se prenait à rêver d’une époque plus troublée et riche en crimes qui lui permettrait de mettre au rebut sa ceinture de menuisier pour revêtir chaque jour son uniforme.

Plus homme que la plupart d’entre nous, il mesurait 1,93 mètre, large d’épaules, les bras puissants, il n’avait pas un gramme de graisse et lorsqu’il se déplaçait, il ressemblait à un grand fauve. Il avait le dessus sur tout le monde quand on se bagarrait, les bras coulés dans l’acier, il buvait plus que nous autres depuis l’adolescence, ce qui nous semblait normal, cet homme descendait des trolls et des géants. Hannes séduisait les femmes grâce à son regard puissant qui balayait les alentours tel un phare l’océan. Elles se disaient, je quitterais mari et enfants pour une nuit avec lui. Deux sœurs, d’une beauté sublime, ont passé des années à le talonner, tu peux nous avoir toutes les deux, disaient-elles, nous habiterons tous sous le même toit, d’ailleurs, deux femmes ne seront pas de trop pour un homme comme toi, en outre, nous ne manquons pas d’imagination et tu peux nous croire, nous ne parlons pas là de cuisine. À notre grande surprise, il a finalement épousé Bára, tellement menue, le visage radieux, le corps aussi fin que les étamines d’une fleur, disaient les anciens quand ils parlaient d’elle. Elle était allée à Reykjavík étudier à l’université, non pas la botanique et les plantes graciles comme nous l’avions pensé, mais la géologie, elle voulait tout savoir des tremblements de terre, des éruptions volcaniques et des puissances telluriques. Excellente étudiante, elle serait sans doute devenue une géologue hors pair si elle n’avait vu Hannes se battre pendant le bal de Pâques, ici, à la Salle des fêtes ; un volcan en éruption, s’était-elle dit – deux ans plus tard, Jónas était venu au monde. Bára venait alors d’obtenir sa licence, elle envisageait d’enseigner pendant trois ans dans notre école, puis de reprendre ses études pour se spécialiser en volcanologie, devenir spécialiste de ta personne, disait-elle parfois à Hannes. Puis un jour, nous avons vu la lumière qui illuminait son visage s’affadir. Le vieux médecin, celui qui connaissait quelques bribes de latin, n’a rien pu faire contre le cancer des intestins, cette fleur maléfique, elle déclinait rapidement, elle pâlissait, elle maigrissait. Hannes l’a soutenue de toutes ses forces, mais l’homme n’est rien face à la mort, la lumière du monde s’est éteinte, Hannes est devenu veuf, son fils de trois ans orphelin, quant à nous, nous avons perdu la chose la plus belle et la plus élégante que nos yeux avaient pu voir. Il y aurait largement de la place pour un peu plus de justice en ce monde.

Ils n’étaient plus que deux.

L’enfant ressemblait tant à sa mère que Hannes n’osait même pas le toucher, mon petit, disait-il, les mains plongées dans les poches. Les années ont passé. Le père et le fils vivaient chacun dans leur monde, ils se parlaient peu, mais aimaient regarder la télé ensemble, être assis à la table de la cuisine, écouter une histoire à la radio, ou encore la pluie en regardant le fjord, ils vivaient dans une vieille maison en bois située juste en surplomb de notre jolie plage en arc de cercle. Parfois, en général le jeudi soir, disons toutes les six ou sept semaines, Hannes s’installait dans le fauteuil du maître de maison, il appelait son fils en lui disant, apporte-moi donc ce cher Hallgrímur. Jónas savait alors que s’annonçaient quatre ou cinq jours et autant de nuits d’excès alcooliques.

Combien de fois l’enfant avait-il observé ses mains se tendre vers les œuvres poétiques de Hallgrímur Pétursson, rangées dans la bibliothèque sombre et massive, Psaumes et Poèmes en deux volumes, dans l’édition de 1887-1889, Poèmes et strophes rimées, publié en 1945 et en un seul volume, ainsi que les deux parties de la biographie du poète du dix-septième par Magnús Jónsson. La voix puissante de Hannes retentissait, Jónas tendait les bras vers les rayonnages, ses souvenirs regorgent d’instantanés de ses propres mains. Comme il grandissait lentement, il a longtemps dû monter sur une chaise pour atteindre les livres, il les attrapait par la tranche de ses petites mains avant de les porter à travers le salon jusqu’à son père, assis dans son fauteuil, une couverture sur les genoux, du pain de seigle et du pâté, du poisson séché et une bouteille de vodka posés sur la petite table à côté de lui. Ce motif récurrent dans la mémoire de Jónas agissait comme un collage ou un bout de pellicule qui se mettait à défiler dans sa tête, ses mains grandissaient, il pouvait se passer de la chaise, mais les livres étaient toujours aussi lourds et le chemin entre la bibliothèque et le fauteuil aussi long. Assis dans un coin, Hannes vieillissait. Beaucoup de femmes seraient heureuses d’avoir des mains comme celles de Jónas, aussi fines et diaphanes que les ailes d’un papillon, elles laissent passer la lumière. Le jeune homme est menu comme Bára, bien qu’il n’ait hérité ni de sa détermination ni de son caractère enjoué, sa mère était gracile, mais forte, alors que Jónas était tellement fragile, nous avions peur qu’il rompe sous le poids de l’existence. Cela dit, la vie est incroyablement étrange. Certains abritent au fond d’eux-mêmes une douleur contre laquelle des bras d’acier n’ont aucun pouvoir, qu’importe qu’on s’entraîne, qu’on soulève des poids, qu’on coure régulièrement ses quinze kilomètres, on ne parvient jamais à semer les ténèbres ni même à les distancer, on n’arrive pas à s’arracher à une tristesse noire et grise qui n’épargne rien. Un soir, Hannes dit à son fils : Vois-tu, rien ne me ferait plus plaisir, ce serait un immense bonheur, de te voir endosser mon uniforme quand je ne serai plus là, lorsque tu seras devenu un homme, ainsi, je n’aurai pas vécu en vain, cela apaiserait mes souffrances, quel que soit l’endroit où le Seigneur qui règne sur ses anges et le ciel décideront de m’envoyer pour me châtier.

C’était un soir de novembre, quatre ou cinq jours plus tôt, il avait demandé à son fils de lui apporter son cher Hallgrímur, il y avait dans la cuisine deux bouteilles de vodka vides et plus de vingt canettes de bière. Comme d’habitude, Hannes avait très peu dormi, il avait lu Hallgrímur, écouté Megas, Cat Stevens, Elvis Presley, il avait tenu à son fils des discours enflammés, Jónas travaillait encore à la Laiterie, il s’y plaisait bien, le balai était son soutien, il égayait parfois les lieux en dessinant des oiseaux, il avait du temps pour penser, il restait à la maison après sa journée, seul dans sa chambre à lire sur la nature, sur les oiseaux, à dessiner, il fermait souvent sa porte sauf lorsque son père buvait, là, il l’avait laissée grande ouverte et les marmonnements caverneux de Hannes emplissaient la pièce.

Ce serait mon bonheur, a répété Hannes, il était presque minuit. Jónas s’est brossé les dents, comme toujours avec une grande application, il a fait un tour aux toilettes, s’est lavé, puis est allé dans le salon pour souhaiter bonne nuit à son père. Hannes a levé les yeux et tendu sa tête, son imposante tête, bonne nuit, mon fils, à jamais bonne nuit, ne laisse pas les ombres t’enfermer, c’est promis, mon cher papa, Jónas est retourné dans sa chambre et, vêtu de son pyjama rouge, s’est endormi, bercé par la voix de son père. Le lendemain matin, il s’est réveillé tôt, il faisait encore assez sombre dans la chambre, il a regardé son réveil, sept heures, il lui en restait deux avant de partir au travail, ce qui lui donnait largement le temps de se replonger dans la biographie d’un zoologiste américain qui avait pendant trente ans passé tout un mois à marcher dans un périmètre précis, les forêts américaines, les Rocheuses canadiennes, les terres désertes de l’Alaska, l’Amazonie, l’Inde, Madagascar. Puis un jour, dérogeant à son habitude, cet homme avait parcouru les îles du Pacifique à bord d’un petit bateau, Jónas en était justement à ce moment : « L’océan est parfois si bleu, écrivait le zoologiste, qu’il m’arrive d’être convaincu que je suis mort et que la proue de mon bateau fend les immensités azurées de l’éternité. » Jónas souriait tant il avait hâte de reprendre cette lecture, il a tendu le bras vers sa lampe de chevet pour l’allumer. C’est alors qu’il a vu que la porte avait été fermée pendant la nuit, une grande enveloppe était collée juste sous la poignée. Il s’est levé pour aller la chercher, « À mon fils », puis s’est rassis au bord du lit, le cœur battant, et a ouvert la lettre.

 

Mon cher fils, s’il te plaît, ne va pas dans le salon. Si tu as quelque respect pour moi, si tu en as eu dans le passé, tu obéiras à ce qui constitue ma dernière requête. J’ai tout essayé, mais voilà, j’abandonne le combat contre les ombres qui m’assaillent. Pour moi, la beauté du monde n’est plus.

Toute fière forêt s’est flétrie,
toute cognée se brise,
les batailles ont trop duré,
toute maison s’effrite,
tout désir s’effondre.
J’entends les trilles du courlis,
s’éveille la calomnie, sombre le jour,
toute créature tressaille
Et mon esprit trépasse.

 

Les ombres m’ont vaincu. J’ai eu beau me battre, j’ai eu beau rassembler tout ce que j’avais de force et de virilité, cette bataille a duré trop longtemps et je suis épuisé. Je n’ai pas été assez bon avec toi, pardonne-moi, je n’ai jamais voulu que ton bien. Ne va pas dans le salon, je me suis pendu cette nuit. Il ne faut pas que tu me voies comme ça, c’est un spectacle épouvantable de voir un pendu, et c’est pire encore lorsque c’est ton père. Cette image se graverait en toi et te consumerait toute ta vie, je ne veux pas de ça, donc, s’il te plaît, ne va pas dans le salon. Sors directement de la maison, mais n’oublie pas d’enfiler des vêtements, il ne faut pas qu’on te voie en pyjama rouge. Il est quatre heures vingt du matin, cela fait donc cinq heures que j’ai bu mon dernier verre, seuls les pleutres se suicident quand ils sont ivres. Je suis maintenant parfaitement conscient de mes actes. Tu dors à poings fermés dans ta chambre, la bouche entrouverte. J’ai passé un long moment à te regarder. Et à te faire mes adieux. Tu es un beau garçon. Même si j’aurais préféré attendre que tu sois un homme. Mais tu es mon fils. Je pars et tu es la seule trace que je laisse en ce monde. Sois fort ! Ne ploie pas, jamais ! Quand les larmes t’envahiront, elles ne manqueront pas de le faire, il faut que tu sortes de la maison et que tu coures à perdre haleine. Rien n’apaise autant l’esprit et les nerfs. N’oublie pas que tu peux distancer les larmes, mais qu’il est impossible de semer les ombres. Allons, il faut que tu lises cette dernière lettre jusqu’à la fin, puis habille-toi correctement (ne mets pas cette affreuse chemise orange). Ensuite, tu iras directement trouver Guðmundur, notre maire, et Sólrún. J’ai laissé dans l’entrée une lettre qui leur est destinée, je veux que tu la leur remettes, dis-leur d’abord ce qui est arrivé, sois concis et tâche d’éviter toute sensiblerie, cela mettrait à mal ta dignité et ta maîtrise de toi. Guðmundur et Sólrún sauront ce qu’il faut faire, aie confiance en eux et veille à ce que la corde dont je me suis servi soit détruite. Ce serait défier le destin de la garder ou de la réutiliser, elle est chargée d’ombres et porte en elle la mort.

Je vais maintenant aller retrouver ta mère. Je ne connais rien de meilleur qu’elle, elle méritait bien mieux que la vie qu’elle a eue, mais nul n’a prise sur son destin. Je suppose que je devrai tout d’abord faire pénitence pour avoir renoncé à la vie. J’essaierai d’accueillir cette condamnation avec dignité. J’ignore quelles seront sa nature et sa durée, mille ans ou une journée ? J’ai pensé prendre la voiture vers les vallées du Sud pour aller poser la question à Jóhannes, ce n’est pas le genre de sujet qu’on aborde au téléphone, mais il est trop tard pour partir où que ce soit, j’ai pris ma décision. Et de toute manière, j’aurai la réponse d’ici quelques instants. Sois fort, sois plus grand que moi.

Ton père, Hannes Jónasson

 

Jónas a lentement lu la lettre, il s’est accroché à chaque mot comme celui qui cherche à tâtons des points de repère dans les ténèbres ou dans un brouillard à couper au couteau, il a lu et relu la strophe composée par Hallgrímur Pétursson, s’arrêtant longuement sur les trilles du courlis, percevant la douceur et toute la chaleur qu’elle abritait, puis il s’est levé et a ouvert la porte, sa chambre se trouve au fond de la maison, le couloir s’offrait à sa vue, un tunnel long d’au moins mille kilomètres, le salon et la bibliothèque étaient si lointains qu’il fallait la moitié d’une vie pour l’atteindre.

Une heure plus tard, il est allé trouver Guðmundur et Sólrún. Il avait vu son père, pendu à la corde, le tabouret renversé sur le côté, et était resté là, dans son pyjama rouge, un filet d’urine tiède coulant le long de ses jambes grêles et imbibant l’épaisse moquette chinée beige. Hannes n’aurait pas été content, ni de le voir uriner ainsi, ni de la couleur du pyjama. Il ne te manque plus que ton nounours, avait-il dit à son fils la première fois qu’il l’avait vu le porter. Jónas avait essayé d’éponger et d’effacer la tache, il avait mis la cafetière en route, s’était fait des tartines de pain au pâté, avait bu deux verres de lait, une tasse de café, s’était lavé l’entrejambe au gant savonné, était resté un long moment à regarder le plafond, assis sur le rebord de la baignoire, puis il s’était levé, s’était rasé avec le coupe-chou de son père, s’était habillé en évitant soigneusement d’enfiler sa chemise orange, était retourné dans le salon, avait longuement regardé son père, lourd, inerte, suspendu au-dessus du sol, comme un soleil effondré sur lui-même et changé en un bloc de pierre sombre.

 

trois

Nous sommes enterrés au hasard, çà et là dans les campagnes, vous vous souvenez qu’ici, il n’y a aucun cimetière, il n’y en a jamais eu, le lieu de notre ultime demeure dépend donc du pasteur qu’on parvient à contacter en premier. Le pire qui puisse vous arriver, c’est de mourir en plein été, non à cause des chants d’oiseaux, des trilles du courlis, ou de l’éternelle lumière, mais parce que c’est l’époque de la fenaison, or les pasteurs, également paysans, détestent se priver de journées bien sèches, propices à ramasser et engranger le foin, pour enterrer un villageois décédé. Mais Hannes a fait ses adieux à ce monde d’ombre et de lumière au début de l’hiver, tout était aussi blanc que les ailes des anges et on trouvait facilement un pasteur, Jónas pouvait s’adresser à ceux qui officiaient à l’est, au sud ou au nord du village, mais pas à l’ouest puisque là, c’était la mer. Il a appelé Jóhannes, le curé des campagnes du Sud, bien sûr que c’est lui qu’il a contacté, cet homme était un ami de son père ; il y avait foule à l’enterrement. C’était une belle journée, le ciel étincelait comme une plaque de tôle ondulée soigneusement briquée, les montagnes étaient si blanches qu’elles se confondaient avec les rêves. Une belle journée, un bel enterrement. Jóhannes avait prononcé une belle oraison pour son ami, les ombres se sont maintenant dissipées dans ta tête, la douleur s’est évanouie et tu es nimbé d’une lumière si intense qu’aucune langue terrestre ne saurait la décrire. Cette lumière, c’est aussi Dieu lui-même, cette lumière, c’est la vie éternelle. Nous sommes ici, nous te pleurons, oui, nous qui végétons encore dans la clarté indigente de l’existence terrestre, nous prions pour que ton péché ne soit pas trop lourdement sanctionné, grande était ta souffrance et profondes les ombres. Mais nous avons confiance en la grâce éternelle. Mon ami, tu es allongé peut-être en ce moment sur une pente à l’herbe grasse au sein de l’éternité, tu cueilles des baies avec ta chère Bára à qui tu viens de confier : je n’aurais jamais imaginé qu’il puisse exister herbe aussi verte.

Assis au premier rang, seul, sans aucune main à étreindre, cerné de tous côtés par les ténèbres, Jónas se cramponnait au banc pour ne pas être projeté dans le vide. Mais l’oraison était belle, bien des gens peinaient à retenir leurs larmes, certains en étaient tout à fait incapables, puis bientôt, la cérémonie fut terminée. La dépouille de Hannes Jónasson, menuisier, mais avant tout policier, s’est enfoncée dans le sol gelé, le corps débordant encore d’alcool et de bribes de poèmes de Hallgrímur Pétursson, les pelletées de terre frappaient bruyamment le couvercle du cercueil, les vieilles tantes sanglotaient, deux hommes pleuraient, ainsi que six jeunes femmes. Les larmes ont la forme d’une barque à rames, la douleur et la peine sont tapies sous le banc de nage. Celui qui pleure à un enterrement, pleure également sa propre mort et en même temps celle du monde, parce qu’à la fin tout meurt et il ne reste rien.

 

quatre

Il y aura bientôt dix ans que Hannes a rejoint la terre et ses ténèbres, dix ans, ce n’est pas bien long, c’est le temps d’une pensée, le temps d’une réaction, il en faut cependant moins que ça au monde pour faire un gigantesque bond, pour voir le climat changer, de nouvelles espèces d’oiseaux s’installer en Islande, une puissance mondiale s’effondrer. Oui, le monde convulse tandis que nos mains s’agrippent à la table de la cuisine.

Peu après le décès de Hannes, nous avons perdu Björgvin, l’ancien directeur de la Coopérative qui vivait parmi nous depuis trente ans. Il faisait partie du paysage, autant que la chaîne de montagnes environnante, il approchait les quatre-vingts ans, la peau d’un gris de cendre, le dos voûté, il consacrait toute son énergie à cligner les yeux et à respirer. Les deux dernières années, Þorgrímur, le contremaître de l’Entrepôt, avait dû chaque matin le porter au premier étage de la Coopérative et le redescendre en fin d’après-midi, les trente marches étant aussi hautes que l’Himalaya pour ses vieilles jambes usées. Assis à longueur de journée à son bureau, les mains immobiles sur le plateau, il veillait à ne pas cligner les yeux trop vite pour éviter que son cœur s’emballe, et les poils qui lui sortaient des oreilles poussaient à une vitesse si phénoménale qu’ils avaient fini par boucher les conduits auditifs au fond desquels on avait l’impression que deux nains hirsutes s’étaient installés. Deux années durant, Þorgrímur avait porté Björgvin dans l’escalier en respirant des odeurs qui ressemblaient à celle d’une planche vermoulue et humide, et pendant ce temps, les rouages gigantesques de la Coopérative avaient continué à tourner d’eux-mêmes. Mais tout finit par disparaître, comme on dit, et ces mots s’appliquaient parfaitement à Björgvin ; qui s’en est allé à la fin d’une journée de travail.

Þorgrímur portait prudemment cette vieille bûche en essayant de retenir sa respiration. Dès qu’il avait été sorti, le vent s’était mis à souffler du nord-est, un vent épouvantable, qui lui avait arraché Björgvin des bras, l’avait poussé le long de la Coopérative, promené comme un fétu sur le parking et projeté vers les tourbières où il avait tournoyé sur quelques mètres comme une énorme feuille d’automne jusqu’à ce que ses os se séparent les uns des autres. Le vieux Björgvin, directeur de la Coopérative trente années durant, pilier de notre province, s’est disloqué puis éparpillé sur la lande. Les seuls témoins, en dehors de Þorgrímur qui hausse les épaules en se rengorgeant d’un air méprisant quand on lui raconte cette histoire, ce sont deux gamines âgées de quatre ans qui ont décrit la scène à leurs parents, chacune de son côté, et dont les témoignages concordent presque parfaitement : le vent a propulsé le vieil homme haut dans le ciel puis l’a poussé très loin vers les tourbières parsemées de touffes d’herbe, Hnoðri l’a poursuivi en aboyant très fort, puis le vieillard s’est simplement disloqué, son corps a explosé en mille morceaux et s’est changé en pitance à oiseaux, Hnoðri a eu tellement peur qu’il s’est enfui.

Une becquée pour les oiseaux et la disparition de Hnoðri, voilà de quoi se nourrit cette histoire qui, elle, refuse de disparaître.

Hnoðri était un des chiens du village, une jolie bête gentille comme tout, poil noir et poitrail blanc, tout le monde l’adorait, évidemment, il a poursuivi le vieux directeur en aboyant, pensant qu’il s’agissait d’un jeu, d’ailleurs, c’était peut-être bien le destin lui-même qui s’amusait même si ses jeux sont parfois cruels. Puis, quand le corps de Björgvin a explosé, Hnoðri s’est enfui vers l’est en hurlant à la mort, un paysan lui a roulé dessus en voiture le soir même à cinquante kilomètres de chez nous et l’animal courait encore comme un dératé.

Quelques semaines plus tard, un nouveau directeur a été nommé à la Coopérative, or ce n’était pas du menu fretin puisqu’il s’agissait de Finnur Ásgrímsson lui-même, enfin, nous avions décroché le gros lot ! Vous vous souvenez évidemment que Finnur achevait alors une longue et brillante carrière de député, il avait plusieurs fois été ministre, on le voyait dans les journaux et à la télévision, on entendait sa voix à la radio, cet homme avait contribué à façonner la société, il avait influé sur les grandes et petites décisions, touchant jusqu’à notre quotidien, et maintenant, comme s’il n’y avait rien de plus naturel, il venait s’installer chez nous, au village. Vous imaginez que nous marchions la tête haute. Hélas, il avait refusé d’être nommé dans tous les comités et conseils existants, mais avait tout de même accepté d’être le parrain de l’Association des jeunes, de prononcer des discours tous les 17 juin à l’occasion de la fête nationale, et d’écrire quelques articles dans le Héraðfréttablaðið, Les Nouvelles régionales, qui paraissent dix fois par an. Il n’a pas tardé à se plonger dans les affaires de la Coopérative, la comptabilité et l’ensemble du premier étage étaient évidemment impeccablement tenus par Sigríður, et Finnur affirmait que le vieux Björgvin avait pris les décisions adéquates jusqu’à son décès – comme il fallait s’y attendre venant de lui. Nous étions pour notre part quelque peu perplexes.

Quand Finnur eut terminé ses vérifications et accordé sa bénédiction à l’activité de la Coopérative, il a passé plusieurs jours à arpenter le village, à serrer des mains et à discuter avec les habitants. Il s’est intéressé de près à l’histoire de l’Astronome, quelqu’un l’a accompagné jusqu’à la maison noire, mais il a eu beau frapper et sonner à la porte, le maître des lieux n’est pas venu lui ouvrir. Finnur était tout aussi fier de Helga et de son travail, quand elle l’a invité à lui téléphoner à toute heure du jour ou de la nuit, il s’est tortillé comme un gamin qu’on chatouille. Il est également allé dans le garage du maire et de sa femme où se trouvait Jónas, vêtu de son uniforme noir de policier.

 

cinq

Le destin emprunte parfois d’étranges détours, c’est-à-dire, pour autant qu’on croie à son existence, qu’on écarte l’hypothèse selon laquelle la vie serait entièrement le fait du hasard. Hannes cède face aux ténèbres, les ombres le rattrapent, il se pend, laissant derrière lui une lettre adressée à son fils et une autre destinée à Guðmundur, le maire, et à Sólrún, sa femme, directrice de l’école, dans laquelle il demande à ses amis de veiller à ce que son fils Jónas obtienne un poste de policier à plein temps, « c’est selon moi la seule manière de faire de lui un homme. Il sera à rude école, mais c’est la vie, et il a la trempe nécessaire pour se frotter à ces difficultés, sous la douceur de l’agneau se cache une force et une énergie surprenantes ». Hannes était sans doute le seul à défendre cette opinion, qui relevait du reste avant tout d’une irrationnelle obsession. Sólrún avait opposé à cette requête un catégorique : Non, c’est hors de question, le maire était d’accord avec elle bien que moins péremptoire, mais peu de choses ont plus de poids que les dernières volontés d’un ami défunt. Ce qui avait modifié la donne, c’était l’enthousiasme de Jónas lui-même pour accepter le poste, peut-être parce qu’il était assommé, hébété après le suicide de son père, qu’il se reprochait ce qu’il s’était passé, ce qui était évidemment absurde, mais l’esprit humain, tout autant que le destin, emprunte parfois des voies surprenantes. C’est ainsi que quelques semaines plus tard, grâce à son étonnante détermination, Jónas a revêtu l’uniforme noir, pâle et décharné, comme perdu dans une nuit insondable. Sólrún a fait d’urgence transformer le garage en commissariat, se disant qu’au moins, il y serait à peu près en sécurité. On y a installé un bureau, un grand classeur à documents, un ordinateur et des fleurs, les murs ont été peints en couleurs pastel et Sólrún y a accroché une grande planche d’ornithologie. Le souhait à la fois sincère, déraisonnable et cruel de Hannes ne serait évidemment pas sans conséquence ou, comme on l’a déjà précisé : un homme se pend et le monde se transforme.

Jónas s’est acquitté de son travail entièrement seul toute la première année. La plupart d’entre nous tâchions de lui rendre les journées supportables, mais nous déclinions toute responsabilité concernant les nuits et il en sera toujours ainsi, la nuit est irresponsable, nous grandissons de quelques centimètres ou en perdons quatorze, des yeux bruns se fendent et se teintent de jaune, un rat des champs attaque un chat, un chien se transforme en bécassine des marais, et nous déposons un baiser sur des lèvres que jamais nous ne devrions embrasser. Sólrún a recommandé à Jónas de nager dans la mer, voilà qui te fortifiera et t’affermira, c’est un bon moyen de développer ta confiance en toi et ça t’attirera le respect des brutes et des rustauds qui ne manquent pas ici, tu peux me croire, certes, on ne les remarque pas en plein jour, mais la nuit dévoile tant de choses qui passent inaperçues en pleine lumière. Il s’est contenté de lui sourire, incapable de répondre autrement, encore paralysé par la timidité face à celle qui demeurait la directrice de son ancienne école. Sólrún avait alors presque quarante ans, elle et le maire avaient deux enfants, grande, plus grande que Jónas, elle attachait le plus souvent ses longs cheveux roux flamboyants et en faisait un chignon qui ressemblait à un poing fermé, elle avait étudié la philosophie à l’université, elle était tellement intelligente que, parfois, nous n’osions pas lui adresser la parole, en outre, elle nageait deux fois par semaine dans la mer et ce, par tous les temps. Sólrún était robuste et solidement charpentée, comme un phoque ou une sirène, elle entrait dans la mer parfois aussi glaciale que la mort, ses orteils étaient pour ainsi dire palmés. Elle nageait loin vers le large, comme une flamme vacillante au creux des vagues et son mari, le maire, n’osait pas la regarder s’éloigner. Pour notre part, nous osions tout à fait l’observer à la jumelle depuis le moment où elle descendait de voiture, elle ôtait son manteau, s’avançait en maillot de bain d’un bleu irréel, levait doucement les bras, dénouait ses cheveux qui lui retombaient alors sur les épaules tandis que nous soupirions.

Parfois, elle plonge jusqu’au fond de l’océan, c’est un tout autre univers, on a l’impression de toucher le fond de ses rêves, de voir le monde avec les yeux d’un poisson ou d’un coquillage. Jónas n’a toutefois pas suivi ses conseils, et d’ailleurs, heureusement, la première vague l’aurait noyé, l’eau glacée l’aurait paralysé et le fond de la mer aurait refusé de le laisser remonter à la surface. En revanche, il arrive au travail à huit heures précises cinq jours par semaine, il allume sa lampe de bureau, se plonge dans des ouvrages de sciences naturelles, relit le manuscrit qu’il rédige sur les oiseaux des tourbières, le modifie constamment, supprime des paragraphes, en rajoute, recopie des chapitres à la machine à écrire en les transformant parce que la nature est en perpétuel mouvement, parce qu’elle ne demeure jamais immobile. Parfois, le téléphone sonne, Jónas sursaute, un paysan se plaint qu’un des moutons de son voisin est entré dans son champ, des gamins ont défiguré un mur avec des graffitis, on a cassé une vitre, cabossé une voiture, un cheval a déféqué au milieu de la rue, des événements se produisent, pourtant, la plupart d’entre nous faisons tout pour épargner Jónas, nous conduisons plus prudemment, nous sommes plus tolérants quand les fêtards boivent un coup et font trop de bruit, nous tirons sur les chiens enragés à l’occasion et nous enterrons nos proches dans l’intimité, mais il y a des choses qu’on ne peut pas empêcher. La nuit longue et sombre nous prive de tout bon sens – et parfois, le monde n’a pas une once de bonté.

 

six

Vous devriez venir faire un tour aux bals de la Salle des fêtes, nous les attendons toujours avec impatience, ils mettent la vie en mouvement, une odeur d’après-rasage, de laque et de parfum flotte dans les rues, ils sont une véritable bénédiction, plus encore pendant nos longs hivers immobiles où presque rien ne se passe, si bien que nous nous levons de nos chaises quand un avion survole le village. Ces bals constituent le grand événement, le conseil d’administration de la Salle des fêtes affiche le programme de l’hiver début septembre, nous entourons les dates en rouge, prévenons les baby-sitters longtemps à l’avance, allons acheter des provisions d’alcool quelques jours avant, repassons nos vêtements le jeudi, brûlons d’impatience le vendredi et passons le samedi à attendre. Quand vient le soir, nous sommes tellement contents que nous perdons les pédales et que nous hurlons notre joie. Assis dans sa voiture devant la Salle comme le veut la tradition, Jónas a des sueurs froides, son angoisse a grandi au fil de la semaine comme un bourdonnement de plus en plus puissant dans ses oreilles, il écoute les cris et les hurlements qui transforment le village en asile de fous. Un jour, nous avons été obligés de le détacher du tape-cul devant l’école où il grelottait depuis au moins deux heures à en juger par la couche de neige qui le recouvrait, sa voiture de police avait disparu, on l’a retrouvée à côté d’une maison abandonnée à l’orée du village, de mauvais plaisants avaient déféqué sur le siège du conducteur et pissé sur le tableau de bord, les gens ne sont pas toujours bienveillants, certains sont parfois d’authentiques salauds. Une nuit d’été, trois sales types l’avaient sorti de son véhicule, le groupe Sálin hans Jóns míns était invité pour jouer pendant le bal, la sueur avait ruisselé, ces trois gars l’avaient attaché au filet des buts de hand-ball de l’école, tu es une mouche, avaient-ils calmement expliqué en lui montrant deux femmes, ajoutant aussitôt, et elles, ce sont les araignées. C’était une nuit affreuse et pourtant si claire, les nuits d’été libèrent toutes sortes de maléfices. Les araignées avaient taillé en pièces l’uniforme de Jónas à l’aide d’un canif acéré. Ne gigote pas comme ça, nous pourrions te blesser sans le vouloir, elles avaient suffoqué en découvrant sa peau d’un blanc laiteux sous l’uniforme noir. À ton avis, il en a une grosse comment, avait lancé un des trois hommes en s’avançant pour mieux profiter du spectacle, dis plutôt une petite comment, avait rétorqué un de ses acolytes en ricanant. Une des femmes avait prudemment glissé le couteau sous l’élastique de son slip, Jónas n’avait pas dit un mot, certaines espèces du règne animal ne se débattent pas, c’est là leur système de défense. Ce n’est pas à toi qu’ils ont voulu s’en prendre, mais à ton uniforme, lui a dit Sólrún en le détachant, donne-moi les noms de ceux qui t’ont fait ça, je veillerai à ce que la terre se consume sous leurs pieds. Jónas s’était contenté de secouer la tête sans rien dire, du reste, il était inutile qu’il dénonce ses tortionnaires puisqu’une trentenaire originaire du village avait tout raconté avant même que se lève un nouveau jour après cette nuit claire. Elle avait donné tous les noms y compris le sien, rongée par les remords dès qu’elle avait dessoûlé, elle avait en outre envoyé au policier une lettre où elle disait avoir honte et regretter terriblement.

Mais ce qui est fait ne saurait être défait, certains événements modifient votre paysage intérieur si profondément que les mots n’ont pour ainsi dire plus aucun pouvoir. Assis dans le garage, Jónas lisait des ouvrages de zoologie, dessinait des oiseaux, sursautait chaque fois que le téléphone sonnait et fermait parfois les yeux en espérant ne jamais les rouvrir. Nous avions, pour la plupart, des choses à nous reprocher le concernant, plus ou moins consciemment, nous considérions que cela faisait partie de la fête que de lui faire des misères à l’occasion des bals, vous n’avez pas oublié que nous déclinons toute responsabilité concernant la nuit, mais ce qui lui était arrivé dans les buts de hand-ball dépassait les bornes et il n’y avait pas moyen de mettre ça sur le compte de la pénombre. Ainsi, c’était peut-être dans un espoir de rédemption que nous avons traîné Einsi, à l’origine de l’événement, conducteur d’engins, dératiseur et authentique salaud, hors de son domicile. Nous l’avons déshabillé, pensant d’abord l’emmener chez Selja qui élève des veaux, et s’arranger pour que l’un des animaux le suce, mais nous avons renoncé à ce projet et nous nous sommes contentés de lui peindre le corps en rouge des pieds à la tête, c’est ça, tu peux bien hurler tout ce que tu voudras, lui avons-nous dit. Þorgrímur a rendu visite aux autres coupables, deux gamins d’une vingtaine d’années, si tôt le matin qu’il était impossible de distinguer les rêves de la réalité, il les a embarqués de force dans sa Jeep Willis, les a conduits dans les montagnes où il les a balancés dehors en leur disant, petit entraînement de boxe, allez, en garde, et préparez-vous à recevoir les coups, puis il est remonté dans sa Jeep en les laissant rentrer chez eux à pied. Une petite balade de sept heures, la pluie se chargera de panser vos bleus et vos blessures, leur a-t-il lancé depuis sa vitre ouverte, et laissez-moi vous dire que c’était un vrai déluge, le ciel et la terre se confondaient. Tandis qu’ils redescendaient des montagnes, Gréta, une des araignées, avait été convoquée par sa supérieure, Sigríður, et elle aurait mille fois préféré les poings de Þorgrímur et toutes les trombes d’eau du monde à ce sermon. Cela dit, il y a quelque chose de très agréable à nager sous une pluie battante, on ne sait plus vraiment si on est humain, oiseau ou poisson. Sólrun avait nagé loin vers le large, elle avait plongé dans les profondeurs du silence, elle avait pensé à Jónas, elle avait pensé à Þorgrímur.

 

sept

Par le diable, comme nous étions fiers d’accueillir un homme aussi célèbre que Finnur Ásgrímsson, on avait l’impression que le bon Dieu aspergeait le village d’une pluie d’étincelles ! Vous connaissez Finnur, il se déplaçait avec lenteur un peu comme s’il marchait dans une épaisse couche de neige. De taille moyenne, râblé sans être gras, le visage joufflu et placide, sa marque de fabrique était son impassibilité censée témoigner de son caractère à la fois résolu et modéré, ce qui lui avait été fort utile en politique. Il est arrivé le cœur en paix, comblé par ses victoires, il était entré dans l’Histoire, il avait compté, le soleil l’avait baigné de ses rayons tandis que nous autres étions plongés dans la pénombre du quotidien, nos décisions peuvent déplacer de petits cailloux, mais n’ont aucun effet sur les blocs de pierre et encore moins sur les montagnes. D’ailleurs, nous avions tous enfilé nos plus beaux vêtements le jour de son arrivée. L’Association des femmes avait préparé des gâteaux en génoise imbibés de sirop, décorés de crème fouettée et de fruits en conserve, il y avait des pains-surprise, des génoises fourrées de crème au beurre, des beignets, la table de la Salle des fêtes ployait sous les délices, nous avions l’eau à la bouche, c’était un vrai banquet. Nous avions repassé nos cravates et nos robes, le maire avait fait un discours, le président du Rotary et de la section locale du Parti du progrès en avait fait un autre, la présidente de l’Association des femmes en avait fait un troisième, nous avions applaudi en criant hourra, Finnur souriait, il se tenait là, au milieu de l’assemblée, et nous avions l’impression que l’Histoire, que le centre de gravité de la société islandaise était parmi nous, enfin, nous étions importants ! Et l’ambiance est loin d’être retombée quand Finnur nous a annoncé que, parallèlement à l’exercice de ses fonctions de directeur de la Coopérative, il comptait écrire ses Mémoires. À nouveau, il y a eu des hourras dans la salle, nous avons réajusté nos cravates, lissé le tissu de nos robes et chanté Islande, toute de criques découpée. Finnur est reparti derrière le pupitre pour s’adresser à nous, je suis très touché, ce chant puissant et magnifique ne manquera pas de figurer dans mon ouvrage.

 

Le ciel n’aurait-il pas changé de couleur, les montagnes n’auraient-elles pas piétiné d’impatience quand Finnur a entrepris la rédaction de ses Mémoires ? La première phrase lui est venue sans la moindre difficulté, « J’avais trente et un ans quand on m’a élu au parlement », il l’a achevée par une virgule plutôt que par un point, il a attrapé une autre feuille pour y écrire le titre en capitales d’imprimerie : LES ANNÉES QUI ONT COMPTÉ. Il s’est reculé dans son fauteuil, a caressé le bois sombre de sa grande table de travail, balayé la pièce du regard et souri, il avait trouvé le ton, nos gestes sont alors devenus plus lents pour ne pas troubler sa pensée. « J’avais trente et un ans », Finnur écrivait au stylo-plume parce que l’encre est épaisse, comme la nuit qui s’étend sur le monde. « J’avais trente et un ans », ses coudes reposent sur le bureau en bois massif, à sa gauche, une ramette de 500 feuilles vierges, immaculées, la longueur qu’il prévoit pour son livre, si brève est la vie de l’homme. À sa droite, trois épais classeurs remplis de coupures de presse, de lettres, d’anciens discours, de photos, « J’avais trente et un ans », Finnur a soupiré et reposé son stylo. Trente et un ans et aujourd’hui soixante-huit, le temps avance à grands pas. Il regardait ce qu’il avait écrit, ce bout de phrase ressemblait à un nuage de pluie au sommet de la feuille, un nuage lourd de souvenirs, lourd de trente-sept années, ce qu’est une vie d’homme, pensait Finnur, il s’est reculé au fond de son fauteuil et les semaines ont passé. La lune grossissait et mincissait. Le clair de lune est blanc et parfois transparent, il fait naître des pensées, des sentiments que nous peinons à maîtriser, certains tirent les doubles rideaux pour ne pas perdre la raison, à d’autres, il pousse des ailes. Aucun mot ne pleuvait du nuage qui se desséchait peu à peu au sommet de la feuille, le soleil entrait par la fenêtre, l’encre pâlissait, ce qu’est la vie d’un homme.

Son éditeur l’a appelé, un jeunot qui porte un pantalon en cuir, les cheveux noirs, svelte, mais susceptible de prendre du poids, la peau lisse de son visage se couvre parfois d’une fine pellicule de graisse. Finnur, qui tenait à garder le contact avec la jeunesse, avec la passion, l’avait préféré aux autres représentants de sa profession. Vous pouvez m’appeler Jonni, lui avait dit le jeune homme à leur première rencontre, j’ai à cœur de publier des gens comme vous, Finnur. Nous avons tous deux un certain nombre de devoirs, le vôtre est de nous parler des événements et de leurs coulisses, des rouages du destin, des décisions qui ont changé la vie de la nation, mon rôle est de publier tout ça, de m’appliquer au travail et de le transmettre à nos compatriotes. Mais n’oubliez pas, Finnur, que dans ce domaine, il importe avant tout de faire preuve d’une honnêteté et d’une sincérité sans faille. Votre livre doit compter, il doit toucher les gens. Vous devez aborder les conflits dans le travail, parler des batailles engagées pour régler les problèmes de la nation, de vos alliés et adversaires politiques, mais vous ne devez pas pour autant éviter de mentionner vos difficultés personnelles, et même si ce n’est pas notre objectif, rien n’est aussi vendeur qu’un livre pimenté d’une petite dose de malheur, ce serait hypocrite de dire le contraire. Nous avons tous été confrontés à des tragédies, pourquoi refuser d’en parler ? Et Finnur, n’oubliez pas que vous devez aussi emmener vos lecteurs dans le lit conjugal, vous devez pleurer et vous devez haïr pendant le processus d’écriture. Soyez sans pitié, soyez chaleureux, soyez sincère. C’est la sainte trinité à l’origine de tous les bons livres.

Et voilà maintenant que Jonni, son éditeur, l’appelait.

Comment va, Finnur ?

Ce qu’est la vie d’un homme, a-t-il répondu.

Ah ça oui, je ne vous le fais pas dire, mais n’hésitez pas à m’envoyer ce que vous avez écrit, cela nous permettra d’accorder nos violons pour la suite. Tout à fait, a convenu Finnur. Et ne vous censurez pas, rappelez-vous, non seulement l’honnêteté est preuve de noblesse, mais elle est également vendeuse. Parfaitement d’accord ! s’est exclamé Finnur, subitement animé d’une profonde conviction. On s’y met straight away, Finnur, on s’y met ! Straight away ! a répété Finnur. Sur quoi il a raccroché, attrapé son stylo-plume, cette voix transportée par le téléphone par-delà les landes et les montagnes l’avait en un clin d’œil sorti de sa torpeur. « J’avais trente et un ans quand on m’a élu au parlement, les années qui ont suivi ont beaucoup compté. » Voilà qui est nettement mieux, s’est félicité Finnur à voix haute, il a ouvert le dossier abritant les coupures de presse où on le voyait s’exprimant à la tribune, donnant le premier coup de pelle d’un futur bâtiment, en compagnie d’invités étrangers, en interview, des photos de lui et de sa famille, de ses trois enfants et d’Anna, son épouse décédée trois ans plus tôt, la vie va et vient. Assis à son bureau, il se remémorait ce qui avait compté, il se rappelait quelques-uns de ses discours, mais rarement les occasions où il les avait prononcés, il écrivait, les jours passaient, devenaient des semaines puis des mois, nous continuions à vivre nos existences routinières tandis qu’il consignait des années de luttes et de combats sur le papier. L’été a laissé place à un automne rougeoyant et orangé, le ciel s’est assombri puis l’hiver est arrivé. Jónas refusait catégoriquement de quitter son uniforme noir, pourtant, un balai l’attendait à la Laiterie et il y avait là-bas des murs à peindre, il arrivait à huit heures précises dans le garage faisant office de commissariat, s’installait à son bureau et fixait le téléphone, angoissé. Il y avait un problème, il fallait agir, voilà pourquoi, comme nous l’avons raconté, Sigrún est allée sur le rivage.

Elle est descendue de voiture, a laissé son peignoir glisser sur ses épaules, déclenchant le tremblement de trois ou quatre paires de jumelles, puis elle s’est mise à nager, elle était une flamme vacillante au creux des vagues, se changeait en phoque, en sirène, plongeait à dix mètres de profondeur, là où le temps s’écoule plus lentement. Celui qui touche le fond de l’océan voit le monde avec des yeux nouveaux.

Quelques jours plus tard, Þorgrímur, le contremaître de l’Entrepôt, est allé voir Finnur dans son bureau.

 

L’éditeur ne l’avait pas contacté depuis plusieurs mois, à nouveau, son enthousiasme s’était émoussé et la torpeur était revenue l’envahir, les yeux baissés sur le téléphone, il se disait, il faudrait que j’appelle Jonni. Mais il ne l’appelait pas et voilà que maintenant, Þorgrímur se tenait face à lui, avec ses larges épaules, ses yeux bruns qui scrutaient le monde depuis une altitude d’un mètre quatre-vingt-dix, il frottait constamment son gros nez, lequel le démange chaque fois qu’il doit parler en son propre nom. Vous souhaitez quitter l’Entrepôt, c’est bien ça, lui a demandé Finnur. Oui, a confirmé Þorgrímur de sa voix de basse si profonde que nos paupières tremblent quand il hausse le ton, on me presse d’accepter un poste de policier, a-t-il ajouté, mais c’est là une décision difficile parce que… Finnur a levé le doigt, s’est reculé dans son fauteuil, a plissé ses petits yeux en amande, les décisions, a-t-il dit : J’ai dû en prendre et non des moindres.

Il s’est levé, s’est approché de la fenêtre et a poursuivi, comme s’il s’adressait au jour déclinant : Quand j’étais ministre.

Þorgrímur attendait la suite, quelque peu nerveux même s’il avait des mains aussi grosses que des battoirs et des yeux placés à un mètre quatre-vingt-dix du sol. Þorgrímur est un homme patient et il a attendu longtemps. Les aiguilles de la pendule au-dessus de la porte avançaient, le soir approchait, l’obscurité s’infiltrait par les vitres, brouillant les contours du réel et rendant le monde de plus en plus flou. Þorgrímur s’est raclé la gorge deux fois en deux heures sans que jamais Finnur le regarde. Il a cligné les paupières, il peinait de plus en plus à distinguer la silhouette du directeur toujours debout à la fenêtre. Il a reculé, cherchant à tâtons la poignée de la porte, l’a ouverte, a regardé vers la vitre en plissant les yeux, incapable de distinguer l’homme de la nuit ; puis il a doucement refermé la porte.

 

huit

Le soleil s’est hissé à grand-peine au-dessus des montagnes à l’est du village pour nous offrir un nouveau jour. L’Astronome a éteint son ordinateur, s’est préparé une bouillie de flocons d’avoine et est allé se coucher, le vent soufflait du nord, il neigeait sur les sommets. Nous avons enfilé nos chaussettes de laine en pensant à des viennoiseries tièdes, à nos angoisses et à une cafetière. Þorgrímur est parti de chez lui pour aller chez le maire et son épouse, dix minutes de marche pour un homme qui avance à grandes enjambées. Il avait enfilé son uniforme de policier, il est entré dans le garage, sa silhouette occupait toute l’embrasure de la porte, assis à son bureau, Jónas hésitait entre bonheur et peur. Ils ont échangé un regard, mais n’ont pas eu le temps de se saluer : Sólrún est venue leur apporter une tarte, suivie par son époux qui tenait quatre assiettes et un couteau avec lequel il a coupé une part pour Þorgrímur en disant, si vous êtes maintenant deux, c’est grâce à Sólrún. Les gros doigts de Þorgrímur tenaient la fourchette avec une surprenante élégance, ces doigts épais et puissants ne sont pas dénués de délicatesse, cela, quatre ou cinq femmes du village pourraient en témoigner, elles s’étonnent toujours de leur légèreté, de leur douceur, et de la précision de leurs explorations. Þorgrímur, Jónas, Sólrún et son mari mangent de la tarte, boivent leur café, Þorgrímur dit quelque chose de sa voix la plus profonde et les paupières des trois autres tremblent, Jónas ne décroche pas un mot, mais il avale quatre tasses de café noir, lui qui n’en boit en général qu’une seule par jour, puis Sólrún part au travail, Þorgrímur soupire en silence, soulagé, mais également triste, tellement intimidé, il est maladroit et manque d’assurance face à la directrice d’école, face à cette intelligence, à ce maillot de bain d’un bleu irréel, à ces longs cheveux roux et flamboyants. Le maire prend également congé, il faut que j’aille au bureau, les gars, maudites paperasses, et ils se retrouvent seuls tous les deux. Eh bien, déclare prudemment Þorgrímur, nous voilà maintenant collègues, désormais, nous serons comme un seul homme. Ils se sont alors levés pour se serrer la main, un troll et un elfe, la voiture de police a démarré, Þorgrímur a pris le volant, Jónas tremblait sur le siège du passager, peut-être parce qu’il avait bu trop de café, peut-être de bonheur.

 

Jón Kalman Stefánsson, Lumière d’été, puis vient la nuit, traduction de l’islandais par Éric Boury, © Éditions Grasset & Fasquelle, 2020.
En librairie le 26 août.

 


Jón Kalman Stefánsson

Écrivain, Romancier et poète