Une colombe si cruelle
Méditations et allégories de l’eau
Depuis plusieurs années je passe tous mes étés, rêveur modeste et jeune homme joyeux, sur la rive fraîche d’une rivière. Les après-midi, lorsque les admirables guêpiers d’Europe chantent et pressentent le vent, et lorsque la cigale frotte avec rage ses deux fines lames d’or, je m’assois tout près de la vive profondeur de l’eau calme et je fais voler mes yeux qui se posent effrayés sur la surface, ou sur les rondes cimes des peupliers.
Sous les branches d’osier, à côté de la langue d’eau, je sens comme l’après-midi tout entier affaisse doucement de son poids la verte plaque des calmes flots [et] comme les rafales de silence refroidissent le cristal étonné de mes yeux.
Les premiers jours je fus troublé par le splendide spectacle des reflets, les branches de peupliers ployant, salomoniques, au moindre soupir de l’eau, les ronces et les joncs fronçant comme une étoffe de couvent.
Mais je ne vis pas que mon âme devenait un prisme, que mon âme s’emplissait d’immenses perspectives et de fantômes tremblants. Un après-midi je regardai fixement la verdeur mobile des eaux et pus contempler un étrange oiseau d’or se courbant sur les ondes d’un peuplier noir reflété ; je regardai la cime royale qui était inondée de soleil couchant et seuls les invisibles oiselets du vent jouaient entre les feuilles ; l’oiseau d’or avait disparu.
Une fraîcheur merveilleuse envahit mon corps tout entier, ceint dans les derniers brins de la chevelure crépusculaire et une immense avenue lumineuse traversait mon cœur. Est-ce possible? Mon âme part en excursion sur les ondes au lieu de visiter les étoiles ?
Les sonnailles d’un troupeau déposaient leurs échos sombres dans ma gorge et je sentis la peau merveilleuse de mon âme éclaboussée de gouttelettes cristallines. Comment as-tu pu laisser derrière toi, mon âme, le tremblement de Vénus ou le violon des vents et as-tu préservé au contraire l’algue sonore des cascades et l’immense fleur du cercle concentrique?… Et je vis tous mes souvenirs reflétés !
BARRIÈRE
Je rentrai des terres arides. En bas était la plaine lovée dans son tremblement bleu. Dans l’air gisant de la nuit estivale flottaient les rubans tremblants des grillons.
La musique des terres sèches a un goût prononcé de jaune.
Maintenant je comprends comment les cigales sont d’or pur et comment un chant peut se changer en cendres entre les oliviers.
Les morts qui vivent dans ces cimetières, si loin de tous, doivent se teinter de jaune comme les arbres de novembre.
Près de la plaine, il semble déjà que nous pénétrons un aquarium vert, l’air est une mer d’ondes bleues, une mer faite pour la lune, et les grenouilles jouent de leurs multiples flûtes de roseau sec.
Dans la descente de ces terres vers la plaine, l’on croise un mystérieux gué que peu aperçoivent, le Gué des Sons. C’est une frontière naturelle où un étrange silence veut éteindre deux musiques contraires. Si notre rétine spirituelle était bien faite, nous pourrions apprécier comment un homme qui descend, teint par l’or des terres sèches, se teinte de vert à son entrée dans la plaine, après avoir disparu dans le trouble courant musical du partage des eaux.
J’ai voulu suivre un temps le chemin émouvant (d’un côté les grenouilles, de l’autre les grillons), et j’ai bu de froids filaments de silence neuf entre les imperceptibles chocs sonores.
Quel homme peut parcourir ce long chemin sans que son âme s’emplisse d’une arabesque confuse ? Qui ose dire : « J’ai avec ma tête parcouru ce chemin : un chemin qui n’est ni de l’oiseau, ni du poisson, ni de l’homme, mais qui est le chemin de l’oreille » ?
Est-ce celui-ci, le chemin qui va nulle part, où tous ceux qui sont morts attendent ? Depuis la lisière de l’oliveraie jusqu’aux avancées des peupliers noirs, quelles algues admirables et quelles lueurs invisibles doivent flotter !
Je me suis arrêté face au courant et les longues antennes de mon ouïe ont exploré sa profondeur. Ici, il est large et empli de tourbillons, mais sur le mont il s’enterrera sous les sables bleus du silence. Il possède désormais la sublime confusion des rêves oubliés.
La lune décroissante comme un ail d’or dépose un duvet adolescent sur la courbe du ciel.
Dans le jardin des pamplemousses de lune
Prologue
Tout comme l’ombre, notre vie s’en va,
Et jamais plus ne revient, ni ne nous reviendra
Pero López de Ayala, Consejos morales
J’ai pris congé de mes amis les plus tendres pour entreprendre un court mais dramatique voyage. Sur un miroir d’argent je trouve, bien avant l’aube, la valise et les habits que je dois revêtir sur les terres étranges vers lesquelles je me dirige.
Le parfum tendu et froid du petit matin frappe mystérieusement l’immense falaise de la nuit.
Sur la page limpide du ciel tremble l’initiale d’un nuage, et sous mon balcon un rossignol et une grenouille haussent dans les airs une croix somnolente et sonore.
Tranquille mais mélancolique, je termine les derniers préparatifs, transi par de subtiles émotions d’ailes et de cercles concentriques. Sur le mur blanc de ma chambre, raide et rigide comme un serpent dans un musée, pend l’épée glorieuse que portait mon grand-père dans la guerre contre le roi Charles de Bourbon.
Avec recueillement je décroche cette épée, vêtue de rouille jaunie comme un peuplier blanc, et m’en ceins au souvenir de la grande lutte invisible que je dois mener avant d’entrer dans le jardin. Lutte extatique et si violente avec mon ennemi éternel, le gigantesque dragon du Sens Commun.
Une émotion aiguë et élégiaque pour les choses qui n’ont pas été, bonnes et mauvaises, grandes et petites, envahit les paysages de mes yeux presque cachés par des lunettes de lumière violette. Une émotion amère qui me fait avancer vers ce jardin qui frissonne dans les très hautes plaines de l’air.
Les yeux de toutes les créatures cognent comme des points phosphorescents contre le mur du souvenir… l’arrière se remplit de broussailles jaunes, de vergers sans fruits et de rivières sans eau. Jamais aucun homme n’est tombé à la renverse sur la mort. Mais j’ai vu, un instant, alors que je contemplais ce paysage abandonné et infini, des plans de vie inédits, multiples et superposés comme les brocs d’une noria sans fin.
Avant de partir, je sens une douleur aiguë dans mon cœur. Ma famille dort et toute la maison repose dans une paix absolue. L’aube, révélant des tours et comptant une à une les feuilles des arbres, me revêt d’un crissant habit de dentelle lumineuse.
J’oublie une chose… j’en suis absolument certain… tant de temps et de préparation ! et… Seigneur, qu’oublié-je ? Ah ! Un bout de bois… un bon bois de cerisier rougi et compact.
Je crois qu’il faut y aller bien vêtu… D’un vase de fleurs sur ma table, je prends pour ma boutonnière sinistre une grande rose pâle qui a un visage furieux mais hiératique.
Il est l’heure.
(Sur les plateaux irréguliers des volées de cloches, viennent les cocoricos des coqs.)
Télégraphe
La gare était solitaire. Un homme allait et un autre venait. Parfois la langue de la cloche mouillait de sons balbutiants ses lèvres rondes. À l’intérieur résonnait le rosaire entrecoupé du télégraphe. Je me couchai face vers le ciel et m’en fus sans réfléchir vers un étrange pays où je ne me heurtais à personne, un pays qui flottait sur un fleuve bleuté. Peu à peu je remarquai que l’air s’emplissait de bulles jaunies que mon haleine dissolvait. C’était le télégraphe. Ses tic-tac passaient le long des immenses antennes de mes oreilles au rythme des moucherons sur l’étang. La gare était solitaire. Je regardai le ciel, indolent, et je vis que toutes les étoiles télégraphiaient dans l’infini de leurs lumineux clignements de paupières. Sirius surplombant toutes les autres envoyait des tics orangés et des tacs verts à leur grand étonnement.
Le télégraphe lumineux du ciel s’unit au pauvre télégraphe de la gare, et mon âme (trop tendre) répondit de ses paupières à toutes les questions et tous les compliments des étoiles qu’alors je compris parfaitement.
Grillons
Le jour mûr parlait aux montagnes : « Je suis bien fatigué désormais, bien fatigué. Laisse-moi m’allonger sur vous et demain je m’éveillerai pour ramasser les perles de mon collier, je les oublie toujours sur l’obscurité. » Et les montagnes bleuissaient, bleuissaient.
Le cœur violet du soir était traversé par le dernier rayon de soleil.
La courbe de la rivière ! La courbe du canal ! La courbe du chemin de peupliers blancs !
La tête noire de la première ombre pointa au sommet de la colline : « Préparez vos balais, mes belles amies ; nous avons aujourd’hui énormément de lumière à balayer ! » Et le sage hibou, qui attendait dans l’olivier, lui cria : « Tu oublieras toujours quelques gouttes. » Un silence neuf parfumait les joncs.
Sur une pente du crépuscule quatre peupliers blancs se miraient dans l’eau.
Jeu de dames
Les cinq dames d’une cour emplie de couleur et de poésie, amoureuses toutes cinq d’un jeune homme mystérieux qui est venu à elles depuis de lointaines terres. Elles l’entourent, l’encerclent et se voilent mutuellement leur amour. Mais le jeune homme ne prend pas garde à elles. Il se promène dans le jardin et séduit la fille du jardinier, jeune fille à la peau brûlée et dépourvue de toute beauté, bien que sans laideur, il est vrai. Les autres dames l’entourent et comprennent ce qui se passe et, indignées, tentent de tuer la jeune brûlée, mais lorsqu’elles arrivent celle-ci est déjà morte, un sourire aux lèvres et emplie de lumière et d’un parfum exquis. Sur un banc du jardin elles trouvent un papillon qui s’envole et les habits du jeune homme.
Federico García Lorca, Une colombe si cruelle, édition établie et traduite de l’espagnol par Carole Fillière, © Éditions Bruno Doucey, 2020.
En librairie le 3 septembre.