Roman (extrait)

Nickel Boys

Écrivain

Des diverses manières de sortir de la Nickel Academy, maison de correction de Floride, il y avait bien sûr le fait d’avoir purgé sa peine, atteint la limite d’âge de 18 ans, ou fui, mais il y avait aussi un moyen radical : la mort. Colson Whitehead, tout juste salué par le prix Pulitzer pour ce roman inspiré de faits réels, rend hommage aux « boys » qui subirent sévices et destruction. Suite de son exploration de la blessure raciale américaine, à paraître aux Éditions Albin Michel dans la traduction de Charles Recoursé.

Prologue

 

Même morts, les garçons étaient un problème.

Le cimetière clandestin se trouvait dans la partie nord du campus de Nickel, sur un demi-hectare de mauvaises herbes entre l’ancienne grange et la déchetterie de l’école. Ce champ avait servi de pâture à l’époque où l’établissement exploitait une laiterie et en vendait la production dans la région – une des combines de l’État de Floride pour décharger les contribuables du fardeau que représentait l’entretien des garçons. Les promoteurs de la zone d’activités avaient décidé de construire sur ce champ une esplanade dédiée à la restauration, avec quatre pièces d’eau et un kiosque en béton pour des événements occasionnels. La découverte des corps représentait une complication coûteuse pour la société immobilière qui attendait la validation de l’étude environnementale, ainsi que pour le procureur de l’État, qui venait de clore une enquête sur les histoires de maltraitances. Il allait falloir en lancer une nouvelle, établir l’identité des victimes et la cause de leur mort, et personne n’était capable de déterminer quand on pourrait enfin raser, nettoyer et effacer ce lieu des mémoires, même si tout le monde s’accordait à dire qu’il était grand temps.

Tous les garçons connaissaient cet endroit de malheur. C’est une étudiante de l’université de South Florida qui en révéla l’existence au reste du monde, des décennies après que le premier élève eut été ficelé dans un sac à patates et balancé là. Quand on lui demanda comment elle avait repéré les tombes, Jody répondit : « La terre était pas normale. » Le sol enfoncé, les herbes clairsemées. Cela faisait plusieurs mois qu’elle et son groupe de l’université fouillaient le cimetière officiel de l’école. L’État ne pouvait en céder la propriété tant que les dépouilles n’auraient pas été convenablement déplacées, et les étudiants avaient besoin de travail de terrain pour valider leur année. Ils quadrillèrent la zone au moyen de piquets et de fil de fer, creusèrent avec des pelles et de petits engins. Quand ils eurent fini de tamiser la terre, des os, des boucles de ceinture et des bouteilles de soda s’entassaient dans leurs bannettes, composant une exposition absconse.

Comme au temps du Far West où on enterrait les morts avec leurs bottes, les garçons surnommaient le cimetière officiel « Boot Hill », une allusion aux films qu’ils allaient voir le samedi après-midi avant que leur condamnation à Nickel ne les prive de tout loisir. Le nom resta et parvint, des générations plus tard, aux oreilles d’étudiants de South Florida qui n’avaient jamais vu un western de leur vie. Boot Hill était situé au sommet de la grande colline du campus Nord. L’après-midi, quand il faisait beau, la lumière du soleil se réfléchissait sur les X en béton blanc qui signalaient les tombes. Les deux tiers des croix comportaient un nom ; les autres étaient vierges. L’identification se révéla difficile, mais l’esprit de compétition qui animait les jeunes archéologues fut la source d’avancées constantes. Les archives de l’école, quoique lacunaires et incohérentes, permirent de déterminer qui avait été WILLIE 1954. Les restes carbonisés correspondaient aux garçons qui avaient péri dans l’incendie d’un dortoir en 1921. Des tests ADN réalisés sur des parents survivants – quand les étudiants purent en retrouver la trace – établirent un lien entre les morts et le monde des vivants, qui perdurait sans eux. Sur les quarante-trois corps, sept demeurèrent anonymes.

Les étudiants entassèrent les croix en béton près du site de fouilles. Lorsqu’ils vinrent reprendre le travail un matin, elles avaient été brisées et réduites en miettes.

Boot Hill délivra ses garçons un par un. Quand elle découvrit ses premiers restes en nettoyant au jet des objets sortis des tranchées, Jody eut un frisson d’excitation. Le Pr Carmine lui dit que l’os en forme de flûte qu’elle tenait dans la main appartenait vraisemblablement à un raton laveur ou autre petit animal. Mais, avec le cimetière clandestin, elle eut l’occasion de se racheter. Elle le découvrit alors qu’elle arpentait le chantier en quête de réseau téléphonique. Son professeur confirma son pressentiment, à l’aune des anomalies du site : toutes ces fractures, ces crânes enfoncés et ces cages thoraciques criblées de chevrotine. Déjà que les dépouilles mises au jour dans le cimetière officiel étaient suspectes, qu’avait-il pu arriver à celles qui étaient enterrées dans la partie non signalée ? Deux jours plus tard, les chiens de détection et l’imagerie radar corroborèrent son intuition. Pas de croix blanches, pas de noms. Rien que des ossements attendant qu’on les trouve.

« Et ils appelaient ça une école », dit le Pr Carmine. On peut cacher bien des choses dans un demi-hectare de terre.

Un des garçons ou un parent alerta la presse. Les étudiants avaient fini par nouer des liens avec certains d’entre eux, après tous ces entretiens. Ces garçons leur rappelaient les oncles bougons et les têtes de bois des quartiers de leur enfance, des hommes qui s’adoucissaient parfois lorsqu’on les connaissait mais dont le cœur demeurait dur. Les étudiants leur parlèrent du second site d’inhumation, ils parlèrent aux familles des enfants morts qu’ils avaient déterrés, et une chaîne locale de Tallahassee dépêcha un reporter. Ce n’était pas la première fois que les garçons évoquaient le cimetière clandestin, loin de là, mais, comme toujours quand il s’agissait de Nickel, personne ne les croyait tant qu’ils étaient les seuls à s’exprimer.

La presse nationale s’empara de l’histoire et le public eut pour la première fois un aperçu de ce qu’avait vraiment été l’école disciplinaire. Nickel était fermé depuis trois ans, ce qui expliquait l’état sauvage du terrain et l’habituel vandalisme adolescent. Même le plus innocent des décors – un réfectoire, un terrain de football – prenait un aspect sinistre, sans qu’il y ait besoin de recourir à des trucages photographiques. Les images étaient dérangeantes. Des ombres tremblantes s’insinuaient dans les coins et la moindre tache évoquait du sang séché. À croire que l’équipement vidéo faisait ressortir la nature sombre de chaque image, absorbant le Nickel visible et recrachant le Nickel invisible.

Si cela se produisait avec les lieux les plus anodins, pouvez-vous imaginer le résultat lorsqu’ils étaient hantés ?

Les garçons de Nickel revenaient moins cher qu’une danse à dix cents et on en avait pour son argent, c’est en tout cas ce que les gens disaient. Depuis quelques années, d’anciens élèves montaient des groupes de soutien en ligne qui se réunissaient de temps à autre dans des diners et des McDonald’s. Dans une cuisine, à une heure de route. Ensemble, ils se livraient à leur propre archéologie fantôme, fouillaient les décennies et rendaient aux yeux du monde les fragments et objets de cette époque. Chacun de ces hommes avait une pièce à apporter. Je me rappelle qu’il disait : Je viendrai te voir tout à l’heure. L’escalier branlant qui descendait au sous-sol de l’école. La semelle de mes tennis imbibée de sang. Rassembler ces morceaux pour confirmer qu’ils partageaient une même obscurité : si c’est vrai pour moi, c’est aussi vrai pour quelqu’un d’autre et je ne suis plus seul.

Big John Hardy, un vendeur de moquette à la retraite installé à Omaha, gérait un site Internet qui tenait les garçons de Nickel au courant des dernières nouvelles. Il les informait des progrès de la pétition réclamant une nouvelle enquête et de l’éventualité d’excuses officielles. Un compteur permettait de suivre l’avancée de la collecte de fonds pour le projet de monument commémoratif. Il suffisait d’envoyer un mail à Big John en racontant votre séjour à Nickel et il publiait votre histoire avec votre photo. Partager le lien de la page avec sa famille était une façon de dire : Voici l’endroit qui m’a fabriqué. Une explication en même temps qu’une excuse.

La réunion annuelle, qui en était à sa cinquième édition, était un moment aussi étrange que nécessaire. Les garçons étaient devenus des hommes âgés qui avaient des femmes, des ex-femmes et des enfants à qui ils parlaient ou ne parlaient plus, ainsi que des petits-enfants méfiants qu’on leur amenait parfois et d’autres qu’on les empêchait de voir. En sortant de Nickel ils avaient réussi à se bricoler une vie ou n’avaient jamais pu s’intégrer aux gens normaux. C’étaient les derniers fumeurs de marques de cigarettes qu’on ne vendait plus, des convertis tardifs au développement personnel, des hommes toujours à deux doigts de disparaître. Décédés en prison, à moitié décomposés dans des chambres louées à la semaine, morts de froid dans les bois après avoir bu de la térébenthine. Ils se rassemblaient dans la salle de conférence de l’hôtel Garden Inn, à Eleanor, où ils échangeaient des nouvelles avant de partir en convoi à Nickel pour une visite solennelle. Certaines années on se sentait assez fort pour fouler le sentier en béton, en sachant qu’il menait aux plus sombres recoins de son passé, et d’autres on n’y arrivait pas. On évitait un bâtiment ou bien on le regardait en face, selon les réserves dont on disposait ce matin-là. Big John postait toujours un compte rendu dans la foulée pour ceux qui n’avaient pas pu venir.

À New York vivait un ancien pensionnaire du nom d’Elwood Curtis. De temps à autre il faisait des recherches en ligne pour voir s’il y avait du nouveau sur l’ancienne école disciplinaire, mais il se tenait à l’écart des réunions et n’avait pas ajouté son nom à la liste, pour une quantité de raisons. À quoi bon ? C’étaient des adultes, ils n’allaient quand même pas se tendre des mouchoirs les uns aux autres ? Un des types raconta sur le site qu’une nuit, il s’était garé devant chez Spencer, avait scruté les fenêtres pendant des heures, les silhouettes à l’intérieur de la maison, avant de se raisonner et de renoncer à sa vengeance. Il s’était fabriqué une lanière de cuir qu’il destinait au sous-directeur. Elwood ne comprenait pas. Quitte à faire tout ce chemin, autant aller jusqu’au bout.

Lorsque le cimetière clandestin fut découvert, Elwood sut qu’il serait obligé d’y retourner. Le bosquet de cèdres au-dessus de l’épaule du journaliste à la télé raviva la chaleur sur sa peau, le chant strident des cigales. Ce n’était pas si loin. Ça ne le serait jamais.

 

Colson Whitehead, Nickel Boys, traduit de l’américain par Charles Recoursé, © Éditions Albin Michel, 2020.
En librairie le 20 août. 


Colson Whitehead

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