Roman (extrait)

M. L’Enfant du siècle

Écrivain

« Les événements et les personnages de ce roman documentaire ne sont pas le fruit de l’imagination de l’auteur. » C’est par ces mots que s’ouvre le monumental premier volume de la trilogie entreprise par l’écrivain italien Antonio Scurati et portant sur Mussolini. Cet ouvrage de 860 pages, lauréat du prix Strega 2019, à paraître aux Arènes dans la traduction de Nathalie Bauer, se présente comme la reconstitution pas à pas des faits de l’Histoire, de 1919 à 1925. On en donne ici les premières pages.

Fondation des Faisceaux de combat
Milan, piazza San Sepolcro, 23 mars 1919
 

Nous surplombons la place du Saint-Sépulcre. À peine cent personnes, uniquement des hommes sans importance. Nous sommes peu nombreux et nous sommes morts.

Ils attendent que je prenne la parole, mais je n’ai rien à dire. La scène est vide, inondée par des millions de cadavres, une mer de corps – réduits en bouillie, liquéfiés – jaillie des tranchées du Carso, de l’Ortigara, de l’Isonzo[1]. Nos héros ont déjà été tués ou ils le seront. Nous les aimons tous jusqu’au dernier, sans distinction. Nous sommes assis sur le monceau sacré des morts.

Le réalisme qui succède à chaque inondation m’a ouvert les yeux : l’Europe n’est plus qu’une scène de théâtre privée de personnages. Tous ont disparu : les hommes barbus, les pères monumentaux et mélodramatiques, les libéraux magnanimes et geignards, les orateurs grandiloquents, cultivés et brillants, les modérés et leur bon sens, auxquels nous devons depuis toujours notre malheur, les politiciens en déconfiture qui vivent dans la peur panique de l’effondrement imminent, mendiant chaque jour un délai avant l’inévitable événement. Pour eux tous, l’heure a sonné. Les vieillards seront balayés par cette masse énorme, quatre millions de combattants se pressent aux frontières de notre territoire, quatre millions de revenants. Il faut se mettre au pas, à un pas soutenu. Les prévisions sont inchangées, les temps resteront mauvais. La guerre est encore à l’ordre du jour. Le monde se scindera en deux grands partis : ceux qui y étaient et ceux qui n’y étaient pas.

Je le vois, je vois tout cela avec clarté dans ce parterre de fous et de malheureux, mais je n’ai rien à dire. Nous sommes un peuple de rescapés, une humanité de survivants, de restes. Une sensation semblable à l’extase des épileptiques nous a secoués, les nuits du massacre, quand nous étions blottis dans les cratères. Nos discours sont brefs, laconiques, affirmatifs, hachés. Nous proférons par rafales de


 

[1] Le front italien contre les troupes austro-hongroises lors de la Première Guerre mondiale, à savoir les Alpes orientales.

[2] On trouvera une liste des personnages principaux en fin d’ouvrage.

[3] « Hardis » en italien.

[4] Les mots et expressions en italique suivis d’un astérisque sont en français dans le texte.

[5] Allusion à Giovinezza (« Jeunesse »), chanson étudiante de 1909, qui deviendra avec quelques modifications l’hymne officiel du Parti national fasciste en 1924.

[6] Bottone signifie « bouton », « pustule », en italien.

[7] Bandiera rossa, composé en 1908 par Carlo Tuzzi, est le chant le plus célèbre des révolutionnaires italiens.

[8] Les décorations récompensant la valeur militaire sont, en Italie, depuis 1793, par ordre décroissant : la médaille d’or, la médaille d’argent, la médaille de bronze et la croix de guerre. Le ruban est bleu.

[9] Le « Vate », terme qui signifie « devin » dans la société celtique, était le surnom de D’Annunzio.

[10] Littéralement « La fête des Mille » : discours que Gabriele D’Annunzio tint à Gênes, le 5 mai 1915, devant le monument commémorant le cinquantième anniversaire de la célèbre « expédition des Mille » que Giuseppe Garibaldi entreprit (le 5 mai 1860) à la tête d’un corps de volontaires afin de conquérir le royaume des Deux-Siciles, aux mains des Bourbons.

Antonio Scurati

Écrivain

Notes

 

[1] Le front italien contre les troupes austro-hongroises lors de la Première Guerre mondiale, à savoir les Alpes orientales.

[2] On trouvera une liste des personnages principaux en fin d’ouvrage.

[3] « Hardis » en italien.

[4] Les mots et expressions en italique suivis d’un astérisque sont en français dans le texte.

[5] Allusion à Giovinezza (« Jeunesse »), chanson étudiante de 1909, qui deviendra avec quelques modifications l’hymne officiel du Parti national fasciste en 1924.

[6] Bottone signifie « bouton », « pustule », en italien.

[7] Bandiera rossa, composé en 1908 par Carlo Tuzzi, est le chant le plus célèbre des révolutionnaires italiens.

[8] Les décorations récompensant la valeur militaire sont, en Italie, depuis 1793, par ordre décroissant : la médaille d’or, la médaille d’argent, la médaille de bronze et la croix de guerre. Le ruban est bleu.

[9] Le « Vate », terme qui signifie « devin » dans la société celtique, était le surnom de D’Annunzio.

[10] Littéralement « La fête des Mille » : discours que Gabriele D’Annunzio tint à Gênes, le 5 mai 1915, devant le monument commémorant le cinquantième anniversaire de la célèbre « expédition des Mille » que Giuseppe Garibaldi entreprit (le 5 mai 1860) à la tête d’un corps de volontaires afin de conquérir le royaume des Deux-Siciles, aux mains des Bourbons.