Roman (extrait)

Chinatown, intérieur

Écrivain

La vie comme une série télé, qui s’appellerait Noir et Blanc : le binôme flic noir-flic blanche, un meurtre dans un restaurant chinois, un peu de kung-fu – et autres clichés à l’avenant. Charles Yu, écrivain et scénariste, emprunte la forme du scénario pour un roman irrésistiblement parodique mais aussi accusateur d’une Amérique ostracisant sa population d’origine asiatique. Ou comment Chinatown est intériorisé par celle-là même. L’été n’est pas fini et notre série de bonnes feuilles étrangères non plus : premières pages, qui plantent le décor, de ce roman à paraître aux Forges de Vulcain, dans la traduction d’Aurélie Thiria-Meulemans.

ACTE I
ASIAT’ DE SERVICE

 

 

PAVILLON D’OR – INTÉRIEUR

Depuis tout petit, tu rêves d’être Mister Kung-Fu.

Tu n’es pas Mister Kung-Fu.

Pour l’instant, tu es Oriental (Homme) à l’Arrière-Plan, mais tu t’entraînes.

Demain, tout peut arriver.

 

PAVILLON D’OR – INTÉRIEUR

Depuis tout petit, tu rêves d’être Mister Kung-Fu.

Tu n’es pas Mister Kung-Fu.

Pour l’instant, tu es Oriental (Homme) Qui Fait une Drôle de Tête, mais tu t’entraînes.

Demain, tout peut arriver.

 

Attrape ce que
tu peux.

Essaie de construire
ta vie.

Une vie à la marge
Faite de petits rôles.

 

WILLIS WU
ACTEUR (ASIATIQUE)

 

Talents

Kung-fu (niveau moyen)

Excellente maîtrise de l’anglais avec un accent asiat’

Capable de prendre un air de honte extrême sur demande

 

CV/Répertoire

Fils Indigne Livreur

Homme de Main Silencieux Tiraillé Entre Deux Mondes

Type qui Entre en Courant et se Prend un Coup de Pied dans la Tronche

Immigré dans la Galère

Asiat’ de Service

 

Ta mère a joué (dans le désordre) :

Jolie Fleur d’Orient

Séductrice Asiatique

Jeune Femme Dragon

Un Peu Moins Jeune Femme Dragon

Hôtesse du Restaurant

Fille aux Yeux en Amande

Belle Jeune Fille n° 1

Belle Jeune Fille Morte n°1

Vieille Asiat’ (Femme)

 

Ton père a été, selon les époques :

Double Dragon

Chinois Fripé

Type au T-Shirt Cradingue

Épicier Impénétrable au T-Shirt Cradingue

Type qui Fait des Pâtés Impériaux

Sifu, Mystérieux Maître Kung-Fu

Vieil Asiat’ (Homme)

 

PAVILLON D’OR – INTÉRIEUR – MATIN

Dans le monde de Noir et Blanc, tout le monde commence en tant qu’Asiat’ de Service. Enfin, tous ceux qui ont ta tronche, en tout cas. Sauf si t’es une femme, auquel cas tu commences en tant que Jeune Asiat’ Mignonne.

Vous travaillez au Pavillon d’Or, autrefois Pavillon de Jade, autrefois Pavillon de la Félicité. Il y a un aquarium à l’avant et, au fond, un vivier crado avec des crabes et des homards d’un kilo qui se grimpent les uns sur les autres. Des menus laminés suggèrent le plat du jour, toujours agrémenté d’un bol de riz blanc et d’une soupe au choix, aux œufs ou aigre-douce. Une enseigne « Tsingtao » clignote et grésille derrière le bar dans un coin sombre, une salle au plafond à caissons, en bois ou faux bois, où tout baigne dans une lumière rouge produite par des lanternes de papier bon marché, festonnées et souvent couvertes de crottes de mouche, leur papier jauni déchiré, bouclant sur lui-même.

Le bar est bien pourvu en spiritueux de marque sur les étagères du haut, d’un peu moins bonne qualité sur celles du milieu, et en bas vous attendent les alcools du happy hour que vous regretterez à coup sûr. La nouveauté du moment qui fait parler d’elle, c’est le margarita-tini au lychee, ce qui fait vraiment beaucoup de parfums, quand on y pense. Mais c’est pas comme si tu t’en étais déjà commandé un. Quatorze dollars. Parfois, les clients laissent une dernière gorgée au fond du verre, et si tu fais vite, en traversant les portes battantes qui mènent aux cuisines, tu peux goûter. Tu as vu d’autres Asiat’ de Service le faire. Mais c’est risqué. Le directeur est toujours à l’affût, prêt à virer quelqu’un à la moindre incartade.

Tu portes un uniforme : chemise blanche, pantalon noir, chaussures noires qui ont l’air d’être des chaussons et n’ont aucun maintien. Coupe de cheveux bien pourrie.

Tout est beau dans Noir et Blanc. C’est surtout une question d’éclairage. Les héros ont droit à un éclairage de héros, qui caresse leurs visages juste comme il faut. Surtout le visage de Blanc d’ailleurs.

Tu voudrais qu’un jour la lumière caresse ton visage de cette façon. Pour avoir l’air du héros. Voire pour être le héros, juste un instant.

 

RÔLES

D’abord, tu vas gravir les échelons à la sueur de ton front. En commençant par le bas, ça donne ça :

5. Oriental à l’Arrière-Plan
4. Asiat’ Mort (Homme)
3. Asiat’ de Service n° 3 / Livreur
2. Asiat’ de Service n° 2 / Serveur
1. Asiat’ de Service n° 1

 

Et là, si tu arrives aussi loin (presque personne n’y arrive), tu es coincé en 1 pendant un bon moment, tu espères, tu pries pour que la lumière te touche, et que t’aies un truc à dire quand ce sera le cas, et que lorsque tu diras ce truc tu le diras bien, et que quelqu’un dans Noir et Blanc se retournera et s’extasiera, wow mais c’est qui ce mec, c’est pas juste un Asiat’ de Service, c’est une star, peut-être pas une vraie star normale, calmons-nous, c’est quand même Chinatown ici, mais peut-être une Incroyable Guest-Star, le top de ce qu’on peut faire quand on a ta tronche, c’est le stade ultime, l’apothéose pour un Asiat’ qui travaille dans ce domaine, le truc dont rêvent tous les Orientaux (Hommes) à l’Arrière-Plan qui essaient de se fondre.

Mister Kung-Fu.

Mister Kung-Fu n’est pas un stade comme les autres dans la hiérarchie – le poste n’est pas pris en permanence, comme l’est le poste du mec tout en haut, non ça c’est le type par défaut qui se fait virer dès qu’il faut faire du kung-fu. Seul un Asiatique incroyable peut mériter ce titre. Il faut des années de dévouement et de sacrifice, et même après cela, peu ont une chance infime d’y arriver. Mais envers et contre tout, c’est pour ça et pour ça seulement que vous vous entraînez tous depuis l’enfance. Tous les maigrichons à face de citron du quartier font le même rêve depuis qu’ils sont gamins.

 

PAVILLON D’OR – INTÉRIEUR

Depuis que tu es tout petit tu rêves d’être Mister Kung-Fu.

Tu n’es toujours pas Mister Kung-Fu.

Pour le moment, tu es Asiat’ de Service n° 3 / Livreur. Ton kung-fu est passable, honnête les meilleurs jours, et maître Sifu a un jour proclamé que ton Singe Ivre approchait un niveau de compétence qui lui faisait penser qu’un jour peut-être il pourrait envisager de n’avoir pas complètement honte de toi. Un immense compliment, connaissant le personnage.

Mais pour être honnête, c’est toujours difficile à dire, avec Sifu, que chacun sait impénétrable. Si seulement tu pouvais lui montrer ce que tu es devenu. Tout ce que tu veux, c’est qu’il prenne cette expression, qui pourrait être prise pour de la Détresse Intérieure, possiblement due à une gastroentérite, mais qui indique en réalité quelque chose de plus proche de la Fierté Secrète et Bien Cachée que Père Honorable Éprouve pour son Fils Jeune mais Prometteur ; et qui signifie Douleur Délicieusement Douce-Amère du Professeur qui Sait qu’On n’a Plus Besoin de Lui. Tu le vois déjà dans ta tête : il ferait cette tête, tu sourirais, et il sourirait en retour. Générique, et vous marchez tous les deux, bras dessus, bras dessous, vers l’horizon.

 

VIEIL ASIAT’ (HOMME)

Ces derniers temps, il est surtout Vieil Asiat’ (Homme). Il n’est plus Sifu avec son pantalon, et ses muscles, et son regard. Tout ça, c’est du passé. Mais depuis quand ? Depuis des années, depuis hier.

La première fois que tu as remarqué, tu t’étais pointé quelques minutes en avance pour ta leçon hebdo. C’est peut-être ça qui l’a décontenancé. Quand il a ouvert la porte, il lui a fallu un instant pour te reconnaître. Deux secondes, vingt secondes, une éternité figée, puis il a repris contenance, il a froncé les sourcils comme toujours et il a aboyé ton nom :

WILLIS WU !

Mi-exclamation, mi-confirmation, comme s’il vérifiait pour lui comme pour toi qu’il n’avait pas oublié. Willis Wu, viens par là, qu’est-ce que tu fiches, reste pas planté là comme un crétin, entre fiston, on commence.

Après, ça allait, mais impossible de ne pas repenser à ce regard, oubli ou terreur, et pour la première fois tu as remarqué le désordre de cette chambre, pas inhabituel chez un homme seul, mais pour Sifu, qui enseignait et prônait l’ordre et la simplicité en toute chose, d’avoir laissé son logement atteindre ce degré d’anarchie aurait dû être le signal d’alarme pour tout le monde. Peut-être pas le premier, mais le premier que tu aies remarqué.

Gros Choy disait à tout le monde que Sifu vivait grâce à la banque alimentaire, disant bon sang mais qu’est-ce que vous êtes naïfs (« Vous croyez que ça paye bien d’être Chinois Fripé ? Ça va pas non ? Pourquoi tu crois qu’il récupère les bouteilles et les canettes dans les poubelles ? »), mais personne ne voulait le croire. Du moins, pas en public.

En privé, difficile de le nier. Sifu n’allumait jamais la lumière. Il disait que c’était pour conserver des sens affûtés. Il gardait tout : les baguettes en bambou, les calendriers brillants de l’East-West Bank (« pratiques pour emballer du poisson ou des fruits »), des sachets de sauce soja ou de pâte de piment du magasin « Tout à un dollar » du bas de la rue. Il avait rapiécé son canapé en faux cuir tellement de fois que les pièces elles-mêmes étaient déchirées. Et il rapiéçait les pièces. La table pliante en formica à laquelle il mangeait a été la première et la seule table de cuisine qu’il ait jamais achetée, sept dollars et cinquante cents, sortie de la benne bac du fournisseur de meubles de restauration au carrefour de Jackson et de la Huitième Avenue, un endroit fermé depuis longtemps, converti en scène de Night-Club Glauque/Rave (Intérieur), mais la table est toujours dans la cuisine. Artefact du siècle dernier, l’usure l’avait rendue si lisse, si réconfortante et fraîche qu’elle était douce sous les doigts, elle avait imprimé les traces de centaines, de milliers de repas pris ensemble au coin de cette petite pièce au plafond bas : la surface avait préservé les enseignements de Sifu, le temps tissant sa sagesse jusque dans la trame dessinée sur la modeste table. En y repensant, Gros Choy, qui n’a jamais pu la fermer un jour dans sa vie, en plus d’être un gros vantard qui te parle de trop près (en ayant fréquemment raison, en plus, ce qui n’arrange pas les choses), Gros Choy ne faisait que dire tout haut ce que vous saviez tous déjà : Sifu avait vieilli.

Ce n’était pas difficile de se mentir. Même si tu croyais naïvement qu’un miracle de la génétique s’ajoutant à la volonté surhumaine de ses follicules pileux lui avait permis d’atteindre sa septième décennie sans l’ombre d’un cheveu gris, en y repensant, tu te souvenais avoir vu un emballage de coloration aux algues naturelles dans sa poubelle, et Sifu sortir de sa chambre avec une marque vert bouteille sur le front, qu’il avait laissée par inadvertance.

Et même s’il était toujours capable de briser un parpaing avec trois doigts, ce n’était plus du tout comme avant, quand il était plus jeune et pouvait le faire avec un seul : l’unique coup surpuissant d’un seul doigt. N’importe lequel. Tu choisis. Tu ne pouvais même pas regarder, tu le faisais, mais derrière tes doigts écartés, quand tu étais petit, et puis plus grand, sans les doigts, en grimaçant comme si tu anticipais la douleur qui naîtrait de l’échec. Mais le jeune Sifu n’échouait jamais. Il trouvait toujours la réserve nécessaire de tchi, il était capable de convoquer la force requise depuis Dieu sait quelle réserve invisible et il éclatait tout, et tous les présents applaudissaient et acclamaient cette dernière démonstration de la victoire de l’esprit de Sifu sur la matière, un exploit impossible réalisé juste là, dans la contre-allée, derrière les cuisines, un mardi après-midi. Au son de l’explosion d’énergie, tu te découvrais les yeux, poussais un soupir de soulagement, fier et reconnaissant qu’il l’ait fait à nouveau, qu’il ne se soit pas blessé, et aussi un peu honteux de ton manque de foi, quand tous les autres, amis et inconnus, n’avaient jamais douté une seconde.

Ton premier souvenir de lui, c’est en tant que Jeune Dragon, une étoile montante, les cheveux raides et épais soigneusement peignés vers l’arrière en un mouvement lustré. Des avant-bras comme des barriques d’acier qui te soulèvent depuis le coin de la pièce qui te servait de parc, et qui te font voler au-dessus de sa tête, tu manques de t’écraser contre le lit, la lampe, le plafond, mais tu hurles de rire jusqu’à ce que ta mère s’écrie sio sim, sio sim, ça suffit, Ming, s’il te plaît, arrête ça, il va vomir, alors il te faisait tournoyer une dernière fois avant de te reposer doucement, tes pieds au sol, le monde tournoyant toujours.

Que nous l’admettions ou non, et parfois, tu te l’avouais à toi-même, au moment de t’endormir, les pensées de ce genre te viennent comme ça, ton premier, ton meilleur, ton seul maître, la source de toutes tes connaissances en kung-fu, ce n’est plus lui. L’âge lui a retiré ce rôle et lui en a confié un autre, sa force vitale diminue à chaque nouvel effort. La sagesse et la force le quittent un peu plus à chaque journée qui passe. Il joue son rôle depuis si longtemps qu’il s’y est perdu, un fossé s’est creusé au fil des décennies et puis, d’un coup, tu t’es réveillé et tu l’as senti : une distances’était installée, du jour au lendemain. Une distance formelle, à jamais infranchissable.

Il serait toujours Ton Père, mais en quelque sorte, ce ne serait plus jamais ton papa.

Il ne grimpe plus aux murs en courant, il ne saute plus de la courbure du toit en pagode de la Bank of America. À présent, il opine du chef, d’un air absent, en mangeant un repas pris seul devant les infos de dix-huit heures. Ayant depuis longtemps passé ta ceinture d’adulte, tu continuais pourtant à venir pour ta leçon hebdo, mais elle était devenue bidon, le vrai but de la visite étant de livrer les courses qui le faisaient vivre. Un peu d’épicerie, du papier toilette, ses médicaments sur ordonnance. Tu laissais tout sorti pour qu’il le trouve plus facilement, tu essuyais le sol comme tu pouvais. Tu n’avais pas trop le temps. Tu vérifiais que le drap-housse n’était pas humide, tu le changeais au besoin. Tu prenais le linge sale et éliminais de la table de nuit le troupeau de mouchoirs en papier en boules, enserrant des restes de mucus et de sang séchés. D’autres encore derrière la table de nuit et tout autour, et aussi une poire à demi-mangée sous la table en formica, qui traînait là depuis le lendemain de ta dernière visite : elle était tombée et avait roulé là, et elle avait commencé à y pourrir. L’appartement sombrait doucement dans l’abandon et la crasse, non du fait de sa paresse, mais tout bonnement de son incapacité physique.

Pardon. Je peux pas atteindre.

T’inquiète, Ba, je m’en occupe.

Les excuses : le vrai signe que ce n’est plus l’homme que tu as connu, un homme qui n’aurait jamais dit ça à son fils, pardon, et en anglais, en plus. Non parce qu’il se croyait infaillible, mais parce qu’il pensait que lorsqu’on est de la famille, on ne dit jamais pardon, ou s’il te plaît, ou même merci, tout cela est inutile, contraire même à la relation filiale, et devait toujours rester implicite, car c’est la matière même dont est faite une famille.

Tu as fait ce que tu as pu même s’il t’ignorait généralement. Sifu, maintenant Vieil Asiat’ (Homme), a désormais oublié non seulement sa technique de kung-fu, mais aussi son élève le plus dévoué, il te regarde avec une amabilité vague, un peu méfiante, comme lorsqu’on est forcé de supporter un étranger serviable mais encombrant. Votre relation n’est plus qu’une imitation d’elle-même, une série de gestes dans une scène bien rodée, qui se joue à l’infini, tout sentiment sous-jacent supprimé depuis longtemps par la mémoire musculaire. Tu as appris à prendre la juste expression, la juste posture, non par apathie ou manque de sincérité, mais plutôt par besoin de préserver ce qu’il lui reste de fierté.

La difficulté, ce fut d’apprendre ce qu’il fallait taire. Entrer sans faire de bruit dans la salle obscure de ses vieux jours, t’asseoir et ne poser aucune question, même simple, qui puisse le plonger dans une confusion passagère, qui transformerait vos interactions bien rodées en quelque chose de trop cru, qui te rappellerait, ou vous rappellerait, ce qui se joue ici en réalité : l’inversion de la relation, qui prend soin de l’autre, le nourrit. La brutalité nue de la dépendance physique : si tu ne le fais pas, il ne pourra pas le faire lui-même. Si tu sautes une semaine, il reste seul dans le noir. Il n’en mourra pas. Quoique. Mais il se sentira plus seul ce jour-là, il aura plus faim. Il perdra quelque chose, fera tomber quelque chose, ou le cassera, et devra attendre que tu l’appelles ou que tu passes. Rester dans ton personnage a permis d’éviter tout cela, de prolonger vos rôles respectifs un peu plus longtemps, et les bonnes semaines, quand tout se passait relativement bien, tu y arrivais, tu arrivais à bout de ta journée. Mais les mauvais jours, ou si tu t’attardais, tu touchais aux limites de sa patience et de sa mémoire, alors il entrait dans une sorte de méfiance crépusculaire, avec de la peur dans les yeux.

Même les pires jours, il ne t’a jamais complètement oublié, jamais plus d’une minute ou deux – quelque part, dans sa paranoïa, tu as toujours senti qu’au fond il savait que tu étais quelqu’un pour lui. Tu soupçonnes que ça ne l’a que plus effrayé encore, ta présence vaguement familière déclenchant, au plus profond de sa mémoire, une angoisse naissante et faible, le fils prodigue, le fils perdu et revenu pour affirmer son droit de défier son père.

Depuis quelques mois, il a fini par trouver un équilibre nouveau, restreint, il s’est même remis au travail, en tant que Vieux Cuistot Asiatique, ou Vieil Asiat’ qui Fume. Ce fut rude, douloureux à voir pour quiconque l’avait connu dans le temps. Quiconque savait de quoi il avait été capable. Un nouveau rôle, une nouvelle phase de la vie, un nouveau départ, peut-être, un compteur à zéro.

Mais les anciens rôles restent toujours présents sous la surface. Couche après couche, qui s’accumulent. C’était bien le problème. Personne à Chinatown pour séparer le passé du présent, tout le monde voyait toujours en lui (et en chacun, en vous tous), toutes ses incarnations précédentes, les personnages qu’il avait joués dans votre esprit bien après avoir quitté ces rôles.

C’est ainsi que Sifu était devenu vieux sans que personne ne le remarque. Y compris ta mère, que l’âge avait inéluctablement chassée du rôle de Séductrice Asiatique, elle n’était plus la Fille aux Yeux en Amandes, mais la Vieille Asiat’ (Femme), qui habite au bout du couloir, leur couple étant lui aussi entré dans une phase crépusculaire, ils étaient liés pour l’éternité mais séparés dans la vie. La raison invoquée : elle devait pouvoir continuer à travailler pour le faire vivre, et pour cela, il lui fallait un minimum de repos et de tranquillité d’esprit, ce qui est vrai, et qu’ils étaient mieux séparés, ce qui est vrai aussi. La vraie raison : ils avaient perdu le script en cours de route, leur grande histoire d’amour était devenue un film historique, l’histoire d’une famille d’immigrés, puis celle de deux personnes qui essaient de s’en sortir. À la fin, c’était tout ce qu’il restait : s’en sortir. Et encore. À peine. Comme beaucoup de personnes âgées, eux aussi avaient progressivement glissé dans la pauvreté, sans que personne ne s’en aperçoive.

Pauvre, c’est relatif, bien sûr. Aucun d’entre vous n’a jamais été riche, ni rêvé de l’être, ni jamais connu quelqu’un de riche. Mais le plus grand gouffre au monde, c’est celui qui sépare le fait de s’en sortir et celui de ne pas vraiment s’en sortir. Il y a mille et une façons de le franchir, ce gouffre, presque toutes accidentelles. Mauvaise journée au boulot et/ou mon gamin est malade et/ou j’ai raté le bus et donc dix minutes de retard à l’audition, et donc le rôle de l’Asiat’ à l’Arrière-Plan Avec un Air Abattu te passe sous le nez. Et donc les finances sont au plus bas cette semaine, tu fais bouillir deux fois les mêmes os de poulet pour un petit bouillon et tu décides que la fin du paquet de riz fera encore un repas, ou encore trois.

Le gouffre franchi, tout change. De l’autre côté, le temps est ton ennemi. Ce n’est pas toi qui passes la journée, c’est la journée qui te passe dessus. Chaque mois qui passe, ton embarras progresse, s’accumule, implacable comme l’arithmétique. X vaut moins que Y, et il n’y a rien à y faire. Le courrier quotidien apporte chaque fois son lot d’inquiétude ou de soulagement, seulement temporaire dans le dernier cas, il remet à zéro le minuteur jusqu’à la prochaine facture, au prochain avis d’échéance, au prochain coup de fil des huissiers.

Sifu, comme beaucoup d’autres occupants du HLM, avait glissé sous le seuil sans crier gare, sans prévenir, si doucement qu’il était facile de minimiser la douleur que ç’avait dû être. La douleur d’avoir un jour été jeune et couvert de muscles et capable de travailler. D’avoir vécu une vie productive, une vie d’autosuffisance, d’avoir toujours donné et jamais pris, de ne s’être jamais reposé sur personne. De s’être appelé maître, d’avoir été perçu comme un expert, d’avoir eu le courage, l’habileté et la discipline qui créaient une vie pleine de sens, peut-être même remarquable, une vie construite sur des décennies en partant de rien, et à un moment dans cette vie réelle, de se retrouver en quête de calories. De savoir à quelle heure de la journée le restaurant balance ses restes de brioches au porc. De ne pouvoir refuser aucune nourriture quelle qu’elle soit, quels que soient les moyens employés pour l’obtenir, de guetter les conserves en promo au hard discount du bas de la rue, ses briques denses et sucrées, ses tablettes, ses cookies gros comme des disques, pas de la vraie nourriture, des aliments pour les enfants, qui remplissent le ventre de quelqu’un qui s’est un jour pris au sérieux. Acheter cette nourriture sans ciller, la nécessité oblitérant la simple honte de la manger, et pas juste la manger, l’avaler plus vite que prévu, la dignité du jeune homme remplacée par une maladresse nouvelle, les mains, la bouche et le ventre connaissant fort bien ce que le cœur et la tête s’obstinent à nier : la faim. Rien de tel qu’un ventre vide pour vous rappeler ce que vous êtes.

Pour être honnête, ce n’est pas comme si qui que ce soit à Chinatown était en position financière d’aider Sifu. Vieille Asiat’ faisait ce qu’elle pouvait, mais le travail se faisant rare, elle avait déjà bien du mal à prendre soin d’elle-même. Et toi qui t’y mets tout juste, qui contribues comme tu peux, un sac de nourriture ou de médicaments, de temps en temps un morceau de viande ou de poisson. C’est du moins ce que tu te dis. Mais la vérité, c’est que si chacun en avait fait un peu, à vous tous, ça aurait peut-être suffi.

 

GRAND FRÈRE

Pour certains, celui qui aurait dû aider le plus, qui était le plus à même d’aider, ayant été pendant des années l’élève-numéro-un-naturellement-doué-au-kung-fu-qui-s’entraîne-pour-devenir-une-super-star, et a profité des enseignements de Sifu pendant des années, c’était Grand Frère.

Pas ton vrai grand frère. Mieux. Le Grand Frère de tout le monde. Le prodige. Le roi. Le maire officieux du quartier. Le Gardien de Chinatown.

Il avait même été à un moment l’héritier présomptif de Sifu, ils avaient carrément tourné tous les deux dans un projet éphémère mais remarquable sur un père et son fils experts en arts martiaux (synopsis : quand les considérations politiques rendent les tactiques militaires classiques impraticables, le gouvernement fait appel à une force spéciale d’élite top-secrète, un duo père-fils parmi les meilleurs combattants à mains nues du monde, et ils font le boulot, nom de code : DOUBLE DRAGON).

Grand Frère, qui n’a jamais eu à gravir les échelons, n’a jamais dû se taper le rôle d’Asiat’ de Service. Grand Frère, qui avait été mis au monde, élevé et entraîné pour devenir, et devint finalement, Mister Kung-Fu, avec le pognon Mister Kung-Fu qui va avec, ce qui est bien pour les mecs comme toi, mais qui reste en fait dans la catégorie générale des seconds rôles.

Grand Frère.

Pareil que Bruce Lee, et pas du tout pareil.

Lee est légendaire, mais pas mythique. Trop réel, trop précis pour être un mythe, les spécificités de son génie sont bien connues et font partie de sa légende toujours grandissante. La stimulation électro-musculaire. L’ingestion de quantités astronomiques de gelée royale. Et avec le développement de sa propre discipline, le jeet kune do, la création d’un art de combat et d’une philosophie totalement nouveaux. Bruce Lee en était la preuve : tous les Asiat’ ne sont pas voués à être Asiat’ de Service à vie. Si un mec y était parvenu, alors au moins en théorie, c’était possible pour les autres aussi.

Mais l’exception confirme la règle, et Bruce Lee était too much. C’était la version ultime et vivante d’un jeu vidéo, un cheat-code humain, un avatar idéalisé d’asiatitude et de coolitude extrêmes, bloqué en permanence sur le niveau de difficulté « Expert ». Pas un homme mais un emblème, pas un mortel mais une divinité qu’on t’a prêtée, à toi et à ton peuple, pour un temps seulement. Une flamme qui a brûlé pour montrer à toutes les faces de citron, l’espace d’un instant, ce que c’était que la perfection.

Grand Frère, c’était le contraire. Pas une légende, mais un mythe.

Ou plutôt tout un tas de mythes les uns sur les autres, qui s’entrechoquent et se contredisent. Une mosaïque d’idées, un puzzle de mille et une pièces, là pour te titiller, pour te laisser deviner les contours de quelque chose, de petits groupes de pièces de-ci de-là, juste assez pour te laisser espérer que la prochaine pièce serait la bonne, celle qui te montre comment tout le reste s’emboîte.

Bruce Lee, c’était le mec que tu vénères. Grand Frère, c’était le mec que tu rêves de devenir quand tu seras grand.

 

LANCEMENT DU MONTAGE : LA COOLITUDE DE GRAND FRÈRE

• Grand Frère est toujours bien coiffé, pas le genre de cheveux qui remontent tout droit puis prennent des angles bizarres et rebiquent bêtement à l’arrière, et sur les côtés, ou ailleurs. Pas une coupe à être au club de maths ou à porter des protège-poches. Grand Frère était né sous une bonne étoile, celle qui, entre autres, te file un phénotype extraordinaire : cheveux asiatiques légèrement souples (mais toujours coupés courts), épais et noirs, avec des reflets bruns voire auburn.

• Le kung-fu de Grand Frère est excellentissime, évidemment, mais il ne se limite pas au kung-fu. Il fait aussi du muay thai, il maîtrise parfaitement plusieurs types de judo, et assure grave en taekwondo(dans toutes ses variations). Sa lutte brésilienne est convaincante, si tu veux t’y frotter, et crois-moi, tu ne veux pas, parce qu’en moins de dix secondes, tu seras au tapis en train de le supplier entre des larmes de douleur d’arrêter, pitié, de tordre ton bras comme ça.

• Si tu arrives à faire boire Grand Frère suffisamment(mais il n’est jamais vraiment ivre, plutôt un peu éteint, sa résistance à l’alcool a été prouvée plus d’une fois lors d’innombrables jeux à boire et défis de fin de nuits, certains drôles, d’autres moins), il te montrera des trucs à faire avec un couteau qui te feront rire et te feront aussi chier dans ton froc, et il le fera sans effort, couteau dans une main, bière dans l’autre, toujours bien coiffé.

• On n’est pas sûr qu’il sache dunker (on l’a jamais vu faire), mais ce qui est sûr, c’est qu’il sait se suspendre au panier, et rien que ça c’est impressionnant, sachant qu’il fait à peine plus d’un mètre quatre-vingts.

• Qu’on se le dise, un mètre quatre-vingts, c’est la taille idéale pour un Asiat’ : t’es assez grand pour que les meufs te remarquent(même avec des talons ! mêmes les Blanches !), assez grand pour que le barman ne puisse pas t’ignorer, mais pas immense au point qu’on t’appelle Yao Ming et qu’on te prenne pour un géant mongol.

• Si tu t’imagines que tu peux te mesurer à lui, dans une rixe, sur un terrain de basket ou ailleurs, tu vas vite comprendre que c’était une très mauvaise idée. Les mecs ne veulent pas se battre avec lui de toute façon, ils l’appellent Bruce (« Yo, yo, La Fureur de Vaincre, j’ai dû le voir cent fois ! »), ou Jackie, ou Jet Li, et ça le dérange pas, il est cool. Ce que tout le monde admirait, c’est à quel point il était à l’aise en toute situation, quelles que soient la langue ou la sous-culture où il se retrouvait, aussi bien dans une arrière-salle de poker, qu’avec le mec au coin de la rue qui le cherche, ou l’octogénaire qui joue au go ou au majong à l’Association des Familles. La sphère d’influence de Grand Frère ne se limitait pas à l’Empire du Milieu et sa diaspora ethnique, elle s’étendait aussi aux voisins : il était capable de faire des karaokés avec les salarymen japonais, d’avaler deux assiettes de ddukbokki recouverts de sauce gochujang écarlate qui pique le nez, et de les faire descendre avec du soju au lait, le tout en battant à plates coutures les Coréens du cru à leurs propres jeux à boire, en en profitant pour glisser ses rudiments dans leur langue (des jurons, principalement).

• Grand Frère n’a jamais fait partie d’un gang, il n’en a même jamais fréquenté aucun, et il se targue de n’avoir jamais été mêlé aux Triades ou à Wah Ching, et pourtant ces mecs bien flippants le respectent. Il les laisse à distance et ils en font autant.

• Cerise sur le gâteau : Grand Frère est grave un génie. Il a eu 1570 à son exam de fin de lycée.

• Tout le monde a son anecdote sur Grand Frère.

— Mec, mais t’as pas idée. La semaine dernière, je l’ai vu au coin de Jackson et de la Onzième.
— Qu’est-ce qu’il faisait ?
— Des tractions sur le feu rouge.
— Je l’ai vu, moi aussi.
— Même pas vrai.
— Si. Même qu’il les faisait d’une seule main.
— Sans blague. GF, c’est pas du genre à déconner avec les tractions, arrête avec tes trucs de femmelettes.
— Femmelette toi-même.
— Vas-y. Répète.
— Femmelette toi-même.
— La ferme, les nases. Vous avez vraiment vu Grand Frère ?
— Mais ouais. Je te dis qu’il faisait des tractions. Genre au moins cinquante.
— Plutôt soixante-dix, tu veux dire.
— Avec son bras gauche.
— Il est gaucher, ducon.
— Grand Frère est gaucher ? Sérieux ? Ducon toi-même.
— Il est ambidextre. Ducon fois deux.

• Et c’est comme ça pour à peu près toutes les histoires qui circulent sur Grand Frère : elles s’entrechoquent, se contredisent, s’annulent. Au bout du compte, tu ne sais plus trop ce qui est vrai et ce qui fait partie du folklore local. Au fil des ans, les exploits ont pris de l’ampleur, mais peu importe, de toute façon. Même si Grand Frère n’existait pas, il serait quand même le personnage le plus important dans une histoire encore non écrite de Chinatown.

Il existerait dans les cœurs et les esprits de tout le monde, l’Asiatique-Américain mythique, mélange parfait d’assimilation et d’authenticité. Et en bonus : un enjeu romantique non négligeable. Grand Frère est le type qui pousse tous les gamins de Chinatown à se surpasser, à vouloir être plus grands, plus forts, plus rapides, plus mainstream et moins mainstream en même temps. Il donne envie à tout le monde d’être plus cool que prévu, plus cool qu’il n’est permis. Il t’autorise à essayer.

• À un moment, un bref moment, pendant que Grand Frère gravissait les échelons, tout allait comme sur des roulettes. Tout ce qui arrivait était écrit. L’élu, le meilleur et le plus brillant, et le plus-beau-d’après-les-critères-occidentaux, il y arrivait à la force du poignet, il avait atteint le stade désigné de réussite maximale. Tous les autres Asiatiques le prenaient en exemple, avec le sentiment que tout était possible, enfin peut-être pas tout, mais du moins quelque chose. Quelque chose était possible. Tu t’endormais le soir en imaginant comment ce serait, de faire partie du jeu, en te demandant jusqu’où Grand Frère pouvait encore aller dans Noir et Blanc. Ce que ça représenterait pour vous tous.

• Et puis un matin tu t’es réveillé et c’était terminé. Le rêve avait pris fin. Grand Frère n’était plus Mister Kung-Fu. Les détails sont restés secrets, la version officielle est simplement que ça n’a pas marché. Le résultat pour vous tous : plus de Mister Kung-Fu. Tout à coup, l’âge d’or de Grand Frère avait pris fin, sans tambour ni trompette, sans raison en fait. Officieusement, on comprenait. Il y avait un plafond de verre. Il y en avait toujours eu un, et il y en aurait toujours un. Même pour lui. Même pour notre héros, il y avait des limites au rêve d’assimilation, des limites au-delà desquelles aucun d’entre nous ne pouvait prétendre aller dans le monde de Noir et Blanc.

C’était peut-être mieux ainsi. En tout cas pour lui, d’un point de vue personnel. Malgré tous ses succès, Grand Frère n’avait jamais semblé totalement à l’aise à sa place attitrée dans la hiérarchie, il n’avait jamais été vraiment à fond à la poursuite d’une carrière. Il ne se percevait pas comme Mister Kung-Fu. Et il n’avait pas tort. Son Kung-Fu était trop pur, trop parfait pour être exploité comme chacun savait qu’il le serait : des trucs clinquants, débiles, les mêmes mouvements vus des millions de fois mais qu’on lui redemandait encore et encore à chaque mariage et à chaque nouvel an lunaire. Mieux valait qu’il ne connaisse pas la gloire pour connaître la postérité. Mieux vaut être une légende qu’une star.

 

MONTAGE SUR LA COOLITUDE DE GRAND FRÈRE : FIN

 

Charles Yu, Chinatown, intérieur, traduction de l’anglais (États-Unis) par Aurélie Thiria-Meulemans, © Éditions Aux Forges de Vulcain, 2020.
En librairie le 28 août.


Charles Yu

Écrivain, Scénariste