Journal (extrait)

Journal V – 1851

Ecrivain

Pour clore notre saison de bonnes feuilles étrangères, vivons nos derniers jours d’été en même temps que Henry David Thoreau. Paraîtra bientôt aux éditions Finitude le volume V de son journal, matrice de son œuvre, traduit et annoté par Thierry Gillybœuf. Trois ans avant la parution de Walden, du 2 janvier au 31 août 1851, Thoreau consigne, de près, les floraisons, les gels et dégels, les insectes et les oiseaux, et ce que ça lui fait — comment approcher « la vie sauvage » et l’Amérique d’avant l’homme blanc. Fin d’été inédite.

 

 

26 août – Un vent frais et même perçant souffle aujourd’hui – qui fait pencher tous les arbustes & ondoyer tous les arbres – comme on ne pourrait pas en avoir en juillet ; je ne parle pas de sa fraîcheur, mais de sa force & de sa constance.

Le vent & la fraîcheur ont redoublé à mesure que le jour avançait, et finalement, le vent est retombé avec le soleil. J’ai été obligé d’enfiler un vêtement supplémentaire pour aller marcher. Le sol est jonché de choses que le vent a fait tomber et par conséquent de nombreux fruits vont être perdus.

Le vent gronde dans les pins comme un ressac. C’est à peine si l’on peut entendre les grillons à cause du vacarme – ou les charrettes. Je pense qu’elles doivent être considérablement retardées quand elles doivent aller contre le vent. De fait, il est difficile de nourrir une réflexion paisible. On est trop sensible au tumulte et à l’agitation des éléments. Une journée où cela souffle, cela remue, cela s’agite autant : qu’est-ce que cela signifie ? Toutes les choses légères se sauvent ; paille et feuilles volantes changent d’endroit. Un jour où il vente autant est sans nul doute indispensable à l’économie de la nature. Le pays tout entier est un bord de mer & les bourrasques sont les vagues qui viennent s’y briser. Le vent révèle la face inférieure, blanche & argentée, des feuilles. Les plantes & les arbres ont-ils besoin d’être ainsi mis à l’épreuve & tordus ? Est-ce une première injonction faite à la sève pour qu’elle cesse de monter, de grossir leurs tiges et leurs troncs ? Je trouve la Gerardia pedicularis, gérardie pédiculaire, sur la route de White Pond.

Je m’aperçois que certains fermiers coupent leur tourbe maintenant. Ils attendent la période la plus sèche de l’année. Il y a quelque chose d’agréable à mes pensées de voir brûler ainsi une partie de la terre : la réserve de combustible est si inépuisable. La nature ne semble jamais pingre & mesquine[a]. Celui qui possède une tourbière n’est-il pas un homme riche ? Cela revient à goûter au luxe de la richesse. Ce doit être un luxe d’être assis au coin du feu les jours & les nuits d’hiver, & de brûler ces tranches de prairie séchées, contenant les racines de toutes les herbes ; on sèche & brûle la terre elle-même. C’est quelque chose qui s’apparente aux pierres de sel que lèchent les animaux. La prairie est jonchée de mottes fraîches portant des marques de fourche & le ramasseur de tourbe les emporte avec sa brouette. S’asseoir, regarder le monde rayonnant & essayer d’imaginer comment ce serait s’il était ainsi détruit par le feu [b].

 

27 août – J’aperçois les nuages de fumée à l’ouest, mais pas vraiment les flammes du buisson ardent que j’imagine là-bas, à l’horizon. Je crois que c’est surtout à cette période de l’année que l’on voit ce spectacle. On se pose toujours la question de savoir s’il s’agit d’un incendie en forêt ou d’un bâtiment. C’est un aspect intéressant du décor, en cette saison, parmi les activités simples du fermier. La verveine que j’ai examinée au bord de la voie ferrée l’autre jour fait encore ¼ de pouce jusqu’à la pointe de ses épis. Séneçon à feuilles de roquette, Senecio hieracifolius (sénéçon à feuilles d’épervière). Rubrus sempervirens, ronce hispide, la petite mûre basse sur pied est désormais en fruit. La Medeola Virginica, concombre sauvage, plante à feuilles spirées porte désormais des fruits verts. La Polygala cruciata, polygale à feuilles cruciformes, dans la prairie, près de la forêt & de la voie ferrée. C’est quelque chose de rare & nouveau pour moi. Elle possède un arôme très sucré mais intermittent, pour ainsi dire, comme l’arôme mélangé de la gaulthérie couchée & de la fleur de mai. Les beaux sépales du calice.

 

28 août – La jolie petite fleur bleue sur Heywood Brook : Classe V ordre 1. La corolle d’environ 1/6 de pouce de diamètre, avec 5 segments arrondis. Étamines & pistils plus courts que la corolle. Le calice avec 5 segments fins & des sinus fins. Feuilles non opposées, lancéolées, spatulées, épointées; légèrement velues sur la face supérieure avec une nervure centrale uniquement sessile ; fleurs sur un racème mal fixé, sur des pédicelles assez longs. Toute la plante ploie avant de se recourber vers le haut. Sol humide. On dit qu’elle ressemble au myosotis.

Le Raphanus raphanistrum ou radis sauvage. Dans les prairies.

Aujourd’hui, j’ai croisé 3 ou 4 simples ouvriers en train d’installer dans la campagne les équipements nécessaires pour un télégraphe électromagnétique entre Boston et Burlington[10]. Ils emportent un panier rempli d’outils banals, comme les rétameurs ambulants, et après avoir fait une simple petite soudure grossière, après avoir entortillé et renforcé les câbles, leur tâche est terminée. C’est un travail qui semble accepter la plus grande latitude en matière d’ignorance et de maladresse – comme si on pouvait confier la construction d’un télégraphe à son journalier le plus faible intellectuellement et manuellement. Toutes les grandes inventions couronnées de succès demandent qu’on descende bien bas – car l’intelligence se trouve juste au-dessus des pieds – elles gardent un caractère si prosaïque, et leur simplicité confine presque à la vulgarité & à la banalité. (Quelqu’un leur a donné des ordres et les a dépêchés avec une bobine de câble pour construire un télégraphe).

C’est une invention qui semble moins merveilleuse que la première charrette ou charrue venue.

 

Soir – Une nouvelle lune visible à l’est : elle apparaît toujours de façon si inattendue ! On la perd facilement dans le ciel. L’engoulevent bois-pourri chante, mais pas aussi communément qu’au printemps. L’activité des chauves-souris bat son plein. Le poète est un homme qui finit par vivre en observant ses états d’âme. Un vieux poète observe ses états d’âme d’aussi près qu’un chat une souris.

J’omets l’inhabituel, les ouragans & les séismes, & je décris le commun. C’est ce qui a le plus de charme, et c’est le vrai sujet de la poésie. On peut avoir l’extraordinaire [c], si on me laisse avoir l’ordinaire. Donnez-moi la vie obscure, la pauvre & humble masure, les journées de travail des hommes, les terrains vierges, la part la plus infime de toute chose permet la perception poétique. Donnez-moi juste les yeux pour voir les choses que vous possédez.

 

29 août – Bien qu’il soit tôt, les poules de mon voisin se sont aventurées dans le brouillard jusqu’au fleuve. Je trouve une guêpe sur ma fenêtre qui semble déjà chercher un refuge contre l’hiver & un destin épouvantable.

Ceux qui, les premiers, ont édifié ces fortifications sont venus de la vieille France chargés de la mémoire & des traditions des siècles passés & des coutumes féodales, ils étaient indubitablement en retard sur leur temps. Et ceux qui les habitent & les réparent aujourd’hui sont à la traîne de leurs ancêtres. C’est comme si les habitants de Boston étaient descendus à Fort Independence [2], ou que les habitants de New York étaient venus vivre à Castle Williams [3]. Je me suis frotté les yeux pour vérifier que j’étais bien au XIXe siècle. Je me suis dit que ce serait un bon endroit pour lire les Chroniques de Froissart [4].

C’est un bout de l’ancien monde dans le nouveau monde, une réminiscence du Moyen Âge comme on en trouve dans les romans de Scott [5]. Ces vieux Chevaliers [6] pensaient pouvoir transplanter le système féodal en Amérique. On l’a bien exporté mais il n’a pas pris.

Ne pourrais-je marcher un peu plus loin, jusqu’à entendre de nouveaux grillons. Jusqu’à ce que leur stridulation ait quelque chose de différent, comme s’il s’agissait d’une nouvelle espèce, dont j’avais trouvé l’habitat.

L’air est envahi de brume, mais il s’agit d’une brume transparente, avec un principe en elle que l’on pourrait qualifier de saveur et qui fait mûrir les fruits. Cet état brumeux semble confiner & concentrer la lumière du soleil, comme si on vivait dans un halo. On est en août.

Une volée de 44 jeunes dindons avec leurs aînés niche à un demi-mile d’une maison de Conantum, au bord du fleuve. Les vieux glougloutant légèrement, les jeunes à peine adultes pépiant. Hommes-dindes [7] !

Gerardia [d] glauca, grande gérardie, il ne restait qu’une seule fleur ; et aussi la Corydalis glauca.

 

Samedi 30 août – Je constate que chez la potentille norvégienne – Potentilla Norvegica – à présent presqu’à la fin de sa floraison, les 5 sépales alternés du calice se referment sur les graines pour les protéger. Cette preuve de prévoyance, cette simple réflexion au double sens du terme, chez cette fleur, me touche, comme si elle me disait : Même moi, je m’acquitte fidèlement de la tâche qui m’est assignée en ce monde. Mais je ne m’en cache pas, même si je pousse au milieu d’autres fleurs plus nobles & plus célèbres, je fais ce que je dois faire, humble herbe que je suis. Même quand j’ai fleuri, perdu mes pétales colorés & que je me prépare à mourir jusqu’aux racines, je n’oublie pas de tomber en entourant mon bébé [e] avec mes bras, pour que l’on puisse trouver l’enfant préservé dans les bras de sa mère gelée. Ainsi, depuis l’époque où elles ont été créées, toutes les potentilles norvégiennes du monde ont enroulé les sépales de leurs calices, leurs chauds manteaux, sur leur progéniture quand la saison de leur floraison était terminée. C’est une porte fermée, au cœur de l’année qui se referme. La Nature a ordonné que les pétales du calice se replient, & chaque année, depuis que cette plante existe, elle a obéi fidèlement à cet ordre. Et cette plante joue un rôle non pas obscur, mais essentiel dans le cycle des saisons. Je n’ai pas honte d’être le contemporain de la potentille norvégienne. Puissé-je tenir mon rôle aussi bien qu’elle ! Il y a tant de choses à faire au moment de clore les registres de l’année. Observer cette fleur est aussi utile que si je voyais le grand globe tourner. C’est comme si je regardais se fermer les portes janusiennes [8] de l’année. La chute [9] de la moindre fleur marque cette période annuelle, comme une phase dans la vie humaine… l’expérience. On peut dire de moi que je ne remarque la chute des fleurs que quand j’y vois le symbole de mon propre changement. Que lorsque je fais cette expérience, alors la fleur m’apparaît.

La Drosera rotundifolia dans le fossé du nouveau champ de Moore [10]. La Viola pedata & l’Houstonia visibles à présent. Quelle est la particularité de ces fleurs pour qu’elles fleurissent à nouveau ? Est-ce simplement parce qu’elles ont fleuri trop tôt à la fin de l’hiver & qu’elles sont prêtes à présent pour un nouveau printemps ? Elles m’impressionnent beaucoup pour être si adaptées à ces lieux, qu’elles soient indigènes ou naturalisées.

Nous aimons voir que la nature est féconde de toutes les façons possibles. Cela nous assure qu’elle est vigoureuse et qu’elle peut également donner les fruits que nous aimons. J’aime voir des glands en abondance, même sur les chênes nains, et les baies de la morelle noire. J’aime voir les pommes de terre grosses & nombreuses quand je traverse un champ, la plante portant, pourrait-on dire, des fruits à ses deux extrémités. Elle sera bientôt assez mûre pour déclarer : je ne t’offre pas que ces tubercules, si tu veux de nouvelles variétés (si celles-ci ne te satisfont pas), plante ces graines. Quelle abondance, quelle luxuriance, quelle prodigalité ! Les graines de pommes de terre qui sont sans valeur pour le fermier s’associent pour donner l’impression générale de fécondité de l’année entière. C’est aussi exaltant pour moi que l’augmentation rapide de la population de New York.

 

31 août 1851 Proserpinaca palustris, Proserpinaca à feuilles lancéolées. Faux myriophylle. (Cette dernière dans le bosquet de Hubbard en me rendant à Conantum). Un nid de frelons ? dans un buisson d’airelles assez grand, aux tiges très hautes, aux feuilles se déployant au-dessus : ces gars profitent sacrément des plantes ! Ils tournent sans cesse, ces grands gaillards, mais je n’ai jamais vu d’où ils arrivaient, juste entendu le bourdonnement à l’entrée. (Ils ont des abdomens blanchâtres). Enfin, après être resté 5 minutes devant le nid, sans qu’ils m’aient remarqué durant tout ce temps, deux frelons ont paru se consulter, après quoi l’un d’eux a foncé vers moi, menaçant, avant de regagner le nid. J’ai compris le message & suis parti. Ils se sont exprimés aussi clairement qu’un homme aurait pu le faire.

Je vois que les fermiers ont commencé à écimer leur maïs.

Examiné mon vieil ami le criquet vert ? en train de striduler sur une feuille d’aulne.

Quelle relation entretient le pissenlit d’automne avec le pissenlit de printemps ? Il y a désormais un parfum nauséabond de tanaisie sur certaines routes, il est désagréable pour beaucoup de gens, qui l’associent, dans leur esprit, avec les funérailles puisqu’on la met parfois dans le cercueil & autour du cadavre. Je n’ai pas encore observé beaucoup de millepertuis.

Le Galium triflorum, gaillet à 3 fleurs, dans le Marais du printemps de Conant, ainsi que le lindère, en bourgeon en ce moment pour l’année prochaine. Le monotrope uniflore, Monotropa uniflora, sur le chemin du Marais du printemps. Je suis sorti du bois marécageux sombre et dru comme je suis sorti de la nuit pour aller dans le jour – en ayant oublié la lumière diurne. J’ai été surpris de voir comme elle était brillante. J’avais assez de lumière dans le bois, ai-je pensé, et voilà qu’un soleil d’après-midi illuminait tout le paysage. J’ai été surpris de voir à quel point un après-midi ordinaire est plus brillant que la lumière qui pénètre dans une forêt dense.

Une de ces grappes de pommes de terre ferait un aussi bon symbole ou emblème de la fertilité d’une année que n’importe quoi d’autre, sans doute meilleur qu’une grappe de raisin. Fruit d’un sol vigoureux, contenant de la potasse ? Le millésime est venu ; l’olive est mûre.

Il faut que je vienne de nouveau ravir vos fruits âpres et verts, et que, d’une main sévère, je disperse vos feuilles avant l’automne [11].

 

Pourquoi ne pas adopter comme devise, pour mon blason, une grappe de pommes de terre – dans un champ de pommes de terre.

Quel droit un poète de Nouvelle-Angleterre a-t-il de chanter le vin, lui qui n’a jamais vu de vigne, qui se procure son alcool chez des épiciers, qui n’oseraient pas lui dire, pour autant qu’ils en sont capables, de quoi il est fait ? Un Yankee chantant les louanges de la vigne ! Il ne serait pas question alors de raisin suri [f], mais de raisin sucré : plus il est inaccessible, plus il est sucré.

J’ai l’impression que cette année, la nature n’a pas de meilleure raison de se vanter que les graines de pommes de terre qu’elle a produites. Est-ce qu’elles ne concernent pas mille fois plus les habitants de Nouvelle-Angleterre que toutes ses grappes de raisin ? Dans le nouveau champ de Moore, elles poussent, avec l’aide de la bêche à tourbe & des cendres pour engrais ; comme la sphaigne, elles se prennent de sympathie pour le sol vierge. Shanon me dit qu’il a pris un bout de la tourbière d’Augustus Haden [12], l’a défriché, a retourné souches & racines, a tout brûlé, formant un manteau de cendres de 6 pouces d’épaisseur, puis il a planté des pommes de terre. Il n’a jamais enfoncé la moindre houe dans le sol avant de venir les déterrer ; et, entre 8 & 17 heures, avec l’aide d’un autre homme, ils ont déterré et rentré 75 boisseaux chacun !!

L’actée bleutée porte ses fruits à présent, des baies d’un blanc ivoire labiées désormais de noir, sur de solides pédicelles rouges : Actaea alba. Collinsonia Canadensis, érigéron du Canada. J’ai découvert là-bas cette fleur singulière, nouvelle pour moi. Et disposant d’une flore sous la main, je l’ai consultée : quelle surprise & quelle déception, quel affront & quelle insolence pour ma curiosité & mes attentes de lui avoir donné le nom d’« herbe à cheval ».

Cohush Swamp [13] fait environ 20 verges sur 3 ou 4. Parmi les plantes plus rares, il abrite le tilleul d’Amérique, le frêne noir (ainsi que le blanc), le lindère, l’actée bleutée, le Collinsonia, sans parler du sassafras, du sumac vénéneux, de l’aigremoine, l’Arum triphyllum (viorne flexible ? dans les haies voisines), le haricot sauvage, des myosotis haut jusqu’à votre tête & des Eupatorium purpureum de 8 pieds 8/12 de haut, avec un grand corymbe convexe (hémisphérique), à plusieurs étages de 14 pouces de large ; largeur de la plante entre les extrémités de deux feuilles, 2 pieds ; diamètre de la tige, 1 pouce au sol ; feuilles au nombre de 7 sur un verticille. – Certaines plantes rares semblent aimer des endroits particuliers, c’est comme si le premier Conant à vivre ici avait été botaniste & s’était employé à constituer un arboretum. Un arboretum naturel ?

Les belles baies rouges de la viorne flexible pendent à présent sur un côté.

C’est la renoncule filiforme, Ranunculus filiformis, que j’ai vue au bord du fleuve l’autre jour & aujourd’hui [g]. Les fleurs de la verveine à feuilles d’ortie sont désormais proches de la pointe des épis comme celles de la verveine bleue.

Sium latifolium, panais d’eau, à Tupelo Cliff [14]. Et aussi le Conium maculatum.

L’Utricularia inflata, utriculaire verticillée, flottant sur l’eau au même endroit.

La Gentiana saponaria en bourgeon.

La Gerardia flava au bosquet de Conant.

Une demi-heure avant le coucher du soleil, j’étais à Tupelo Cliff, quand, levant les yeux de mes activités botaniques (j’étais en train d’observer la Ranunculus filiformis, le Conium maculatum, le Sium latifolium & le gaillet obtus sur le rivage boueux), je vis le sceau du soir sur le fleuve. Une beauté paisible régnait sur le paysage à cette heure où mes sens étaient disposés à l’apprécier.

Le soleil se couchant sur le versant ouest, ce côté était déjà en grande partie dans l’ombre, mais ses rayons éclairaient encore davantage l’eau, les saules & les nénuphars. Ses rayons tombaient à angle droit sur leurs tiges. Moi, assis sur de vieux rochers bruns à la base submergée et recouverte de maigre mousse (des racines d’utriculaire ?), il arrive parfois que leur sommet aussi soit sous l’eau. Les fleurs de la lobélie cardinale sont autour de moi. La banalité du jour est passée. Le plus grand silence, la sérénité de l’air, sa fraîcheur & sa transparence – la brume étant presque évanouie –, sont propices à la réflexion. (L’Ève songeuse). La fraîcheur du soir vient concentrer la brume méridienne, l’air devient transparent et le contour des objets net & ferme. Et chaste (chaste Ève [15]). De même mon bain me rend plus vigoureux, plus continent dans mes pensées. L’homme qui s’est baigné à midi conçoit une vie matinale ou vespérale [h]. Quand j’ai marché toute la journée sous le soleil torride, le monde entier s’est montré banalement quotidien, tant les champs & les forêts que la grand-route, c’est alors que le soleil descend le soir à l’ouest, le vent retombe avec lui, les rosées commencent à purifier l’air & à lui rendre sa transparence, les lacs & les fleuves acquièrent une immobilité vitreuse, réfléchissant les cieux et les derniers reflets du jour. Je suis, moi aussi, au mieux de ma condition pour avoir aperçu la beauté. Ainsi, bien après avoir pris notre repas, nous commençons à nourrir nos facultés les plus divines, elles profitent de leur avoine, de leur provende, sans que nous soyons accablés par un ventre pesant. Il faut s’abstenir de se remplir à nouveau l’estomac, jusqu’à ce que le cerveau et ses facultés sacrées aient renouvelé leur vigueur, jusqu’à cette heure où une certaine nourriture fortifie notre esprit. En cette heure, nous pratiquons une abstinence involontaire. Nous sommes chastes & sobres comme Ève elle-même lorsque la manne commence à sustenter notre cerveau. Chaque son est désormais musique. Le frottement d’une embarcation qu’un homme au loin pousse sur un fond rocailleux, pourtant, il n’y a ni homme, ni maison habitée, ni même de champ cultivé en vue ; le son est si net que je l’écoute avec plaisir comme si c’était une musique.

Ce qui nous intéresse, c’est cette ligne où l’eau rencontre la terre – même si on ne la distingue pas, on sait qu’elle existe. Les saules n’en sont pas moins beaux pour être dépouillés dessous. Le paysage offert par ce fleuve a l’air aussi riche que ce que nous aimons lire au sujet des forêts primitives d’Amérique du Sud. Cette végétation luxuriante, cette épaisseur d’alluvions le long de ses rives ! Ces vieux rochers antéhistoriques, antédiluviens, nés des temps géologiques, que seuls les échassiers [i] primitifs sont dignes de fouler. Les saisons qu’il nous semble vivre par anticipation : l’eau réfléchit vraiment les cieux parce que mon esprit le fait ; telle est sa propre sérénité, sa transparence & son immobilité.

Avec tant de joie contenue, je laisse l’eau s’écouler sur moi & je ressens une vigueur nouvelle de m’être baigné dans la même baignoire que l’ondatra. Un bain médicinal comme seule en fournit la nature. Un poisson bondit & l’on observe à présent les rides qu’il a créées. La nature est si vaste & généreuse. Mon héritage n’est pas réduit à sa portion congrue. Personne d’autre ce soir. Ces endroits que j’aime, ceux que je fréquente le plus, aussi immenses & nombreux soient-ils, me sont, pour ainsi dire, offerts. Exactement comme si j’étais un despote – le propriétaire du monde – et que, par mes édits, j’excluais les hommes de mes territoires. Il y a peut-être là des avantages dont on ne jouit pas dans des endroits plus anciennement peuplés. On dit que Concord compte 2 000 habitants & pourtant, j’y trouve suffisamment d’espace, au point que je puis marcher chaque jour pendant des miles sans croiser ni voir un seul être humain, et souvent, même pas la moindre trace récente de son passage. Plus l’homme sera présent dans votre esprit, plus il le sera dans votre regard. La plupart du temps, autant que possible, je marche, et j’ai le sentiment que, tout en possédant les avantages de la culture humaine et en étant encore imprégné de la compagnie de mes semblables, je suis reparti me perdre dans les bois, et que je suis dans la nature le seul homme à beaucoup marcher & méditer, comme si les êtres humains, leurs coutumes & leurs institutions, n’existaient pas. Le moqueur chat ou le geai sont assurés qu’on est désormais tout ouïe pour eux ; le moindre bruit est comme une tache sur du verre limpide. Les rivières en ce moment : ces grands azurs souterrains reflétant le divin firmament & les nuages teintés de rouge.

Une mouche (un moucheron ?) vient souvent bourdonner autour de vous & vous persécuter comme un diablotin. Digne représentante des harceleurs démoniaques ! (J’entends un garçon qui rentre ses vaches). Quelle unanimité entre le ciel & l’eau, l’un n’étant qu’un élément un peu plus dense que l’autre. La partie la plus grossière des cieux. Imaginez un miroir à cette échelle ! Posté sur des collines lointaines, on voit le ciel vespéral se réfléchir dans un lac ou un fleuve en contrebas dans la vallée, aussi parfaitement qu’il le ferait dans un miroir. Cela ne constitue-t-il pas la preuve de l’intimité existant entre le ciel et la terre ?

Nous sacrifions généralement cette heure sereine & sacrée au souper ; nos mœurs font du crépuscule un moment banal, comme la croisée de deux routes, l’une venant de midi, l’autre menant à la nuit. Ce serait différent si nous prenions nos repas dehors, en vue du coucher de soleil & du lever des étoiles. S’il existait deux personnes dont le pouls battait à l’unisson ; si les hommes se souciaient de la κοσμος, ou beauté [16], du monde. Si les hommes étaient sociaux au sens noble & rare du terme. Si leur association se faisait à un niveau supérieur. Si avec notre thé nous buvions une rasade de l’air du soir chargé de rosée transparente ; si avec notre pain & notre beurre, nous prenions une tranche du ciel rouge au couchant. Si la théière d’où s’échappe de la vapeur, était la brume montant d’un millier de lacs, de rivières & de prairies.

À cette heure-là, l’air dans les vallées est l’essence distillée de toutes ces fragrances qui, dans la journée, se sont accumulées et dispersées dans l’atmosphère, les effluves délicats qui ont peut-être flotté dans les atmosphères supérieures, se sont déposés dans ces vallées en contrebas !

Autrefois, j’ai envisagé d’acheter Conantum, mais faute d’argent, nous n’avons pas conclu l’affaire [17]. Mais depuis, je l’ai cultivé à ma façon chaque année.

Je n’ai aucune objection à donner aux végétaux le nom de certains naturalistes – de l’homme des fleurs à la plante – si, par leur vie, ils se sont identifiés à elles. Il peut bien y avoir de nouvelles Kalmia [18]. Mais il faut le faire avec beaucoup de modération ou plutôt, de discrimination. Et n’utiliser aucun nom d’homme qui n’ait aimé les fleurs au point que l’on puisse supposer que ces dernières l’aient aimé en retour.

 

Henry-David Thoreau, Journal, volume V (2 janvier 1851 – 31 août 1851), traduit de l’anglais, annoté et présenté par Thierry Gillybœuf, © Éditions Finitude, 2020.
En librairie le 8 octobre.


[a] [En interligne au-dessus au crayon :] mais comme une immense miche de pain.

[b] [Ajouté à l’encre :] On voit un peu partout des marmottes s’engouffrer dans leurs terriers.

[c] [En interligne au-dessus au crayon :] pour votre province.

[d] [En interligne au-dessus au crayon :] D’aucuns disent quercifolia.

[e] [En interligne au-dessus au crayon avec un signe d’insertion :] loyale jusqu’au bout.

[f] [En interligne au-dessus au crayon :] Mieux vaut pleurer du raisin sur.

[g] [En interligne au-dessus au crayon :] La saison avance rapidement.

[h] [Ajouté au crayon :] L’atmosphère du soir est un bain tant pour l’esprit que pour le corps.

[i] [En interligne au-dessus au crayon :] qui restent encore un peu parmi nous.

[1] Créée en novembre 1848, la Vermont and Boston Telegraph Company construisait une ligne télégraphique de Boston à Burlington, dans le Vermont, qui passait par Concord.

[2] Fort Independence, situé sur Castle Island dans le port de Boston, avait été achevé en 1803, sur les ruines du fort Castle William, érigé au même endroit, dès 1634. Plusieurs fois détruit et reconstruit, il a été complètement abattu par les troupes britanniques, en 1775, au début de la guerre d’Indépendance des États-Unis.

[3] Castle Williams est une fortification circulaire à l’extrémité nord-ouest de Governors Island, dans le port de New York. Il fut érigé entre 1807 et 1811.

[4] Jean ou Jehan Froissart (v. 1337- v. 1410), écrivain français, auteur de célèbres Chroniques sur l’époque médiévale. Thoreau en possédait une traduction anglaise en deux volumes.

[5] Sir Walter Scott (1771-1832), célèbre écrivain écossais, auteur de romans comme Rob Roy (1817) ou Ivanhoe (1819).

[6] En français dans le texte.

[7] Jeu de mots sur « Turkey-men », où le mot « Turkey » désigne à la fois la Turquie et la dinde.

[8] Dans la mythologie romaine, Janus est le dieu bifront des commencements et des fins, représenté avec une face tournée vers le passé et l’autre vers l’avenir.

[9] Le mot fall désigne à la fois l’automne et la chute.

[10] Il s’agit vraisemblablement d’un champ appartenant à John Brooks Moore (1817- 1887), fermier et constable de Concord, qui vivait sur Lexington Road. À cette époque, il était en train d’acheter des terres marécageuses, qu’il asséchera pour les transformer en terres arables. Thoreau effectuera plusieurs travaux d’arpentage pour lui.

[11] Lycidas, I, 3-5 in Œuvres choisies de Milton (Comus – L’Allegro – Il Penseroso – Samson Agonistes – Lycidas – Sonnets – Poésies latines), traduction nouvelle avec le texte en regard, Librairie de Charles Gosselin, Paris, 1839, p. 305.

[12] Il s’agit sans doute de Thimothy Shannon (1806-1869), un fermier de Concord.
Thoreau effectuera des travaux d’arpentage, en août 1852, pour Augustus F. Haden, un autre fermier de Concord.

[13] Autre nom donné par Thoreau à Kalmia Swamp, un marais situé sur la rive gauche de la Sudbury River, en face de Fair Haven Hill, à l’ouest de Walden Pond. – « Cohush » est une variante de cohosh, l’autre nom de l’actée blanche (Actaea pachypoda), une plante herbacée pérenne de la famille des Ranunculacées, originaire de la côte est de l’Amérique du Nord.

[14] Autre nom de Bittern Cliff, sur la rive ouest de la Sudbury River, juste au nord de Fair Haven Bay.

[15] « L’Ève songeuse » comme la « chaste Ève » sont de très probables allusions à deux versions d’un même poème du poète anglais William Collins (1721-1759), « Ode au soir » (« Ode to Evening »), que Thoreau avait pu lire dans The Works of the English Poets, from Chaucer to Cowper, Alexander Chalmers ed., vol. 13, J. Johnson, Londres, 1810, p. 202. L’une des versions commence ainsi : « Si le fifre du pâtre ou un chant pastoral / Pouvait espérer, chaste Ève, apaiser ta pudique oreille », et l’autre : « Si le fifre du pâtre ou chant pastoral / Pouvait espérer, Ô Ève songeuse, apaiser ton oreille. »

[16] Allusion plus que probable à la troisième partie de Nature (1836), que Thoreau avait lu alors qu’il était encore étudiant à Harvard, dans lequel Emerson écrit : « Les Anciens grecs appelaient le monde (κοσμος) [cosmos], beauté. »

[17] «Il avait d’abord voulu racheter la ferme en ruine de Hollowell, située à l’écart, à deux miles du bourg, cachée à la vue par un bosquet d’érables, l’affaire avait été sur le point de se conclure quand la femme du propriétaire s’était ravisée au dernier moment. », Thierry Gillybœuf, Henry David Thoreau le célibataire de la nature, op. cit., p. 130.

[18] La famille des Kalmia (sorte de lauriers roses d’Amérique du nord) a été baptisée d’après Pehr Kalm, un botaniste suédois ayant passé trois ans à collecter la flore entre l’État de New York et le Québec. C’est Charles Linné lui-même qui proposa de donner le nom de son disciple à cette famille de plantes.

Henry David Thoreau

Ecrivain, Philosophe, Naturaliste

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Notes

[a] [En interligne au-dessus au crayon :] mais comme une immense miche de pain.

[b] [Ajouté à l’encre :] On voit un peu partout des marmottes s’engouffrer dans leurs terriers.

[c] [En interligne au-dessus au crayon :] pour votre province.

[d] [En interligne au-dessus au crayon :] D’aucuns disent quercifolia.

[e] [En interligne au-dessus au crayon avec un signe d’insertion :] loyale jusqu’au bout.

[f] [En interligne au-dessus au crayon :] Mieux vaut pleurer du raisin sur.

[g] [En interligne au-dessus au crayon :] La saison avance rapidement.

[h] [Ajouté au crayon :] L’atmosphère du soir est un bain tant pour l’esprit que pour le corps.

[i] [En interligne au-dessus au crayon :] qui restent encore un peu parmi nous.

[1] Créée en novembre 1848, la Vermont and Boston Telegraph Company construisait une ligne télégraphique de Boston à Burlington, dans le Vermont, qui passait par Concord.

[2] Fort Independence, situé sur Castle Island dans le port de Boston, avait été achevé en 1803, sur les ruines du fort Castle William, érigé au même endroit, dès 1634. Plusieurs fois détruit et reconstruit, il a été complètement abattu par les troupes britanniques, en 1775, au début de la guerre d’Indépendance des États-Unis.

[3] Castle Williams est une fortification circulaire à l’extrémité nord-ouest de Governors Island, dans le port de New York. Il fut érigé entre 1807 et 1811.

[4] Jean ou Jehan Froissart (v. 1337- v. 1410), écrivain français, auteur de célèbres Chroniques sur l’époque médiévale. Thoreau en possédait une traduction anglaise en deux volumes.

[5] Sir Walter Scott (1771-1832), célèbre écrivain écossais, auteur de romans comme Rob Roy (1817) ou Ivanhoe (1819).

[6] En français dans le texte.

[7] Jeu de mots sur « Turkey-men », où le mot « Turkey » désigne à la fois la Turquie et la dinde.

[8] Dans la mythologie romaine, Janus est le dieu bifront des commencements et des fins, représenté avec une face tournée vers le passé et l’autre vers l’avenir.

[9] Le mot fall désigne à la fois l’automne et la chute.

[10] Il s’agit vraisemblablement d’un champ appartenant à John Brooks Moore (1817- 1887), fermier et constable de Concord, qui vivait sur Lexington Road. À cette époque, il était en train d’acheter des terres marécageuses, qu’il asséchera pour les transformer en terres arables. Thoreau effectuera plusieurs travaux d’arpentage pour lui.

[11] Lycidas, I, 3-5 in Œuvres choisies de Milton (Comus – L’Allegro – Il Penseroso – Samson Agonistes – Lycidas – Sonnets – Poésies latines), traduction nouvelle avec le texte en regard, Librairie de Charles Gosselin, Paris, 1839, p. 305.

[12] Il s’agit sans doute de Thimothy Shannon (1806-1869), un fermier de Concord.
Thoreau effectuera des travaux d’arpentage, en août 1852, pour Augustus F. Haden, un autre fermier de Concord.

[13] Autre nom donné par Thoreau à Kalmia Swamp, un marais situé sur la rive gauche de la Sudbury River, en face de Fair Haven Hill, à l’ouest de Walden Pond. – « Cohush » est une variante de cohosh, l’autre nom de l’actée blanche (Actaea pachypoda), une plante herbacée pérenne de la famille des Ranunculacées, originaire de la côte est de l’Amérique du Nord.

[14] Autre nom de Bittern Cliff, sur la rive ouest de la Sudbury River, juste au nord de Fair Haven Bay.

[15] « L’Ève songeuse » comme la « chaste Ève » sont de très probables allusions à deux versions d’un même poème du poète anglais William Collins (1721-1759), « Ode au soir » (« Ode to Evening »), que Thoreau avait pu lire dans The Works of the English Poets, from Chaucer to Cowper, Alexander Chalmers ed., vol. 13, J. Johnson, Londres, 1810, p. 202. L’une des versions commence ainsi : « Si le fifre du pâtre ou un chant pastoral / Pouvait espérer, chaste Ève, apaiser ta pudique oreille », et l’autre : « Si le fifre du pâtre ou chant pastoral / Pouvait espérer, Ô Ève songeuse, apaiser ton oreille. »

[16] Allusion plus que probable à la troisième partie de Nature (1836), que Thoreau avait lu alors qu’il était encore étudiant à Harvard, dans lequel Emerson écrit : « Les Anciens grecs appelaient le monde (κοσμος) [cosmos], beauté. »

[17] «Il avait d’abord voulu racheter la ferme en ruine de Hollowell, située à l’écart, à deux miles du bourg, cachée à la vue par un bosquet d’érables, l’affaire avait été sur le point de se conclure quand la femme du propriétaire s’était ravisée au dernier moment. », Thierry Gillybœuf, Henry David Thoreau le célibataire de la nature, op. cit., p. 130.

[18] La famille des Kalmia (sorte de lauriers roses d’Amérique du nord) a été baptisée d’après Pehr Kalm, un botaniste suédois ayant passé trois ans à collecter la flore entre l’État de New York et le Québec. C’est Charles Linné lui-même qui proposa de donner le nom de son disciple à cette famille de plantes.