Ultimes limbes
À première vue, c’étaient toujours les mêmes vagues bondissantes, rouleaux d’algues, écumes échevelées, d’où émergeaient des diables éméchés qui se bousculaient dans les vagues et trébuchaient au premier contact avec le sol avant de s’effondrer, jambes de coton, sabots d’eau, cornes ensablées ; toujours les mêmes ciels d’encre, brouillés, sangs et encre mêlés, toujours les mêmes plages où apparaissaient et disparaissaient des visages à peine esquissés, en quête d’un avenir bougé, tremblé, oui toujours cette même goissée de plage primordiale où on allait remuant la queue, hagards et détachés… Et sur le carreau du monde régulièrement inondé, il y avait toutes sortes de choses, des objets insolites, muets, qui s’abattaient du ciel sur la terre, écrasés, laissant sur le sol leur empreinte géante ou leurs déchets grouillants. Ils avaient été arrachés à leurs limbes natives où ils s’étaient perdus, enfiolés, tombés par mégarde dans le chaudron mondain, précipités sur ce sol aguerri. Était-ce leur nature d’être aussi légers, si frêles, si désuets affrontant le réel de fer, gauches, empesés ; corps poudrés ou cendrés, poseurs attardés, blanchis sous le harnais. En tout cas ça ne cessait de tomber, lourdement, lentement, neige d’objets (flocons formant tapis-de-sol autour-de-soi), des quantités de choses parfumées, humaines, tout un bric à brac parachuté dans les emballages et paquetages de l’US armY, comme si brusquement on avait décidé de renverser sur la terre tout ce qui avait disparu, dont on avait été privé, tout ce qui avait manqué, qu’on avait rationné. Et tous ceux qui en secret avaient rêvé d’Amérique, elle leur tombait dessus, avec ses chaussures cloutés et ses chewing gums par milliers ; tout ce qui s’était échappé de terre depuis, mettons, un siècle, s’en était envolé ; tout ce qui avait pris la fuite horrifié en s’envolant profitant de l’inattention des draps, tout ce qui avait été projeté en l’air par les bombes et les mines, ou soustrait à la terre ferme, par