Récit

Ultimes limbes

Écrivain

« Pas la moindre gloriole à naître ainsi inachevés, et il aurait mieux valu parler de néance que de naissance, pour ça, cette chose remuante qui vous arrivait, ces dégâts entrevus, ces débris de débuts. » Chaos primitif, big bang, vie après la mort, inconscient, voire métaphore de la société, que sont ces limbes fantastiques que l’écrivain Christian Salmon rend ultimes et dans lesquels nous sommes pris comme en une mer perpétuelle ? Quelque chose va arriver en effet. Et sans doute est-ce d’abord le texte lui-même, dans sa matérialité et les effets qu’il produit, fiction de rêve ouverte à de multiples lectures.

À première vue, c’étaient toujours les mêmes vagues bondissantes, rouleaux d’algues, écumes échevelées, d’où émergeaient des diables éméchés qui se bousculaient dans les vagues et trébuchaient au premier contact avec le sol avant de s’effondrer, jambes de coton, sabots d’eau, cornes ensablées ; toujours les mêmes ciels d’encre, brouillés, sangs et encre mêlés, toujours les mêmes plages où apparaissaient et disparaissaient des visages à peine esquissés, en quête d’un avenir bougé, tremblé, oui toujours cette même goissée de plage primordiale où on allait remuant la queue, hagards et détachés… Et sur le carreau du monde régulièrement inondé, il y avait toutes sortes de choses, des objets insolites, muets, qui s’abattaient du ciel sur la terre, écrasés, laissant sur le sol leur empreinte géante ou leurs déchets grouillants. Ils avaient été arrachés à leurs limbes natives où ils s’étaient perdus, enfiolés, tombés par mégarde dans le chaudron mondain, précipités sur ce sol aguerri. Était-ce leur nature d’être aussi légers, si frêles, si désuets affrontant le réel de fer, gauches, empesés ; corps poudrés ou cendrés, poseurs attardés, blanchis sous le harnais. En tout cas ça ne cessait de tomber, lourdement, lentement, neige d’objets (flocons formant tapis-de-sol autour-de-soi), des quantités de choses parfumées, humaines, tout un bric à brac parachuté dans les emballages et paquetages de l’US armY, comme si brusquement on avait décidé de renverser sur la terre tout ce qui avait disparu, dont on avait été privé, tout ce qui avait manqué, qu’on avait rationné. Et tous ceux qui en secret avaient rêvé d’Amérique, elle leur tombait dessus, avec ses chaussures cloutés et ses chewing gums par milliers ; tout ce qui s’était échappé de terre depuis, mettons, un siècle, s’en était envolé ; tout ce qui avait pris la fuite horrifié en s’envolant profitant de l’inattention des draps, tout ce qui avait été projeté en l’air par les bombes et les mines, ou soustrait à la terre ferme, par lévitation, traction, arrachement, tout ce qui avait été enlevé et/ou qui s’était envolé, ce qu’on avait déraciné, et qui retombait seulement maintenant dans ce moment mondain, tout ce qu’en gros on avait mis un siècle à faire disparaître, toutes les possibilités qu’on avait traquées dans la grande battue du siècle, tout ce possible lâchement étranglé par les bourreaux humains revenait faire un tour, un dernier show mondain, et retombait dans une sorte de condensation du possible, de précipitation chaotique, de revival :

D’abord il avait fallu remettre de l’ordre, épousseter les os, aligner les bustes, classer les membres par ordre de grandeur, mesurer la taille des cols, lustrer le capot des nez, rincer les yeux, enfiler les oreilles dans les colliers de tympans, bref affecter à chacun sa panoplie complète, tout l’arsenal de la présence au grand complet en évitant si possible les inversions et les problèmes de doublons. Mais quelle que soit la méthode adoptée, il y en avait toujours un qui emportait une main en trop, fauchait un bras ou empruntait le maxillaire du voisin. On n’avait pu empêcher certains abus ou contre-emplois flagrants ; certains n’étaient que visages et n’avaient pas de dos, certaines mains étaient aussi lisses qu’une page, d’autres avaient plus de doigts qu’il n’en faut. Certains avaient revêtu sur leurs épaules des ailes empruntées aux oiseaux et procédaient, le long du rivage, à quelques essais d’envol pitoyables et destinés à le rester.

Il y avait toutes sortes de manques à combler, d’imperfections à corriger. Des antennes palpitaient en guise de bras, des pinces grinçaient au bout des doigts, à la fin on avait dû fabriquer toutes sortes de prothèses ; certains excellaient dans l’art de remplacer certains organes vitaux avec des objets trouvés sur la plage, pompes à vélo, arbres à cannes, roulement à billes ; d’autres maîtrisaient l’art du moulage et du camouflage : certains nez furent scellés au tout dernier moment avec un peu de sable et des crachats.

Les premiers montés, ceux qui avaient rassemblé leur barda les premiers, aidaient les autres à s’équiper ; on s’entraidait, on s’entraînait, on s’entre-admirait sur des miroirs de fortune, la lame d’un couteau. Un véritable marché noir s’organisait, où s’échangeaient des organes à l’abri des regards, et dans les coins certains impétrants se pénétraient seul à seul, encore mous, avec des gloup et des glup, des schmil et des gong, leurs traits encore frais se mélangeaient, d’autres suite à un faux mouvement se retrouvaient chevillés l’un à l’autre, deux corps emboîtés pour la vie et condamnés à marcher, le conjoint sur le dos. Ils s’en allaient vers une existence inconfortable, sans oublier les têtes, ces pauvres têtes d’humains, comètes échevelées qui chutaient vers le sol, les yeux révulsés.

Mais la chose dont la vue était vraiment difficile à supporter, ce n’était pas ce spectacle de décapitation en vol, la seule chose vraiment obscène dans ce bordel mondain, c’étaient les nombreux nombrils qui ornaient les ventres comme des rustines superposées sur des chambres à air, ou comme des étiquettes imprimées retraçant la traçabilité des lots, leur origine contrôlée, stigmates de toutes les naissances ratées, de toutes les réincarnations manquées, et ces malheureux qu’on avait forcés à naître alors qu’ils s’y refusaient s’étiolaient, l’âme à l’étroit dans leur corps d’objet. De toutes façons, quoi qu’on fasse c’était toujours trop tôt ou trop tard. Pas la moindre gloriole à naître ainsi inachevés, et il aurait mieux valu parler de néance que de naissance, pour ça, cette chose remuante qui vous arrivait, ces dégâts entrevus, ces débris de débuts.

Ainsi la première chose qu’on avait dû faire, avant même de naître ou de penser, c’était s’efforcer et, croix de bois croix de fer, si je meurs je vais en enfer, on l’avait fait. On s’efforçait ! Pas encore né et déjà obligé de marcher. On s’avançait, lentement, précautionneusement, la démarche traviolée, empesée, sur les chemins vicinaux, les traverses de l’être, le cœur vaillant tâchant de regonfler les artères entartrées, raclant le sol, flairant les abysses, ânonnant le long des gouffres, comme si la force de gravité dépassait la normale et nous enfonçait à mi-mollets dans la croûte, dans la vase, dans la merde échancrée ; on avançait ainsi cherchant à se dégager de l’ornière où on patinait ensablé, depuis des lustres inavouables, se libérer de ses chaînes, de ses glus, de ses glaires.

À priori, il n’y avait aucune raison d’avoir peur, s’il n’y avait cette lente très lente érosion qui gagnait le tain des miroirs, et déposait une mousse acide qui rongeait les contours, cette lèpre du réel qui déjà vous menaçait bien que pas encore nés. Heureusement il y avait les vagues, toujours les vagues, rouleaux d’algues, déferlant essouflés vers les plages abritées, nappes blanches des jours de fêtes, mains posées sur les plages où l’on court ; les mêmes couverts d’absents, même panier d’encens, bâtons, chiffres et lettres toutes choses acquises depuis longtemps et pour longtemps, tout l’arsenal de la présence au grand complet. Pas de raison donc de ruer dans les brancards, en l’attente d’un transfert, d’une mue ou d’une autre affectation. Le monde était un roc solide dont on avait été coiffé, sur quoi on avait chuté, peu importe. Fruit de l’Exode ou de l’Attente, quelle différence ? Ils étaient tous venus ou advenus, ou tombés, météorites, bipèdes et ambidextres, harnachés d’antiques antennes, avec leur haume à visière pour tout voir et tout revoir, et d’une armure ajourée pour la respiration ;

oui ils s’étaient écrasés enfoncés, renfermés en eux-mêmes,

– résignés-à-

– ne-sachant-pas-s’ils-‘

– hésitant entre deux, plusieurs possibilités…

Et ils s’étaient résolus à attendre sans savoir ce qu’ils devaient attendre : nouvelle naissance ou aporie, une lente, très lente décomposition. Acceptant résignés cette immobilité sensible, cette inertie pesante, cette contingence aplastrée. Ils avaient parcouru en quelques semaines les années-lumière qui séparent la cellule de l’âme, le chaos du choc. Ils avaient été emportés par la vitesse, charriés dans ses ressacs, portés aux nues, mis bas, tombé des nues. Corps de pierre, je vous dis, nerfs de géant ! Plusieurs millions d’années-lumière en quelques secondes ; des milliers d’histoires contenues dans la même métahistoire insensible et verte, toujours les mêmes histoires à la con, de brigands et de bonds, intrigues éventées, à dormir debout, au rythme où je vais je n’y arriverai jamais. Ils avaient déjà fait plusieurs essais, de nombreuses fois, le tour de l’univers en expansion et des galaxies en fuite, pendant que j’essayais de prendre pied dans le défunt récit, la peur au ventre, sous les sifflets des morts et les viva hypocrites des vivants.

Chaque fois que j’accours incontinent au milieu des étoiles pensives qui luttent désespérement contre leur propre poids, je me souviens de la dernière fois et des autres, ces maintes et maintes fois où j’avais tenté de revenir sur la patrie obsolète de mes aïeux. Cette fois encore, j’avais longuement fait mes préparatifs. Casque et parachute replié en Kway. Lampes de poche, Cartes aéro dernières versions. Instruments de vision nocturne (« vous permet de découvrir les secrets de la nuit », disait la publicité).
Sur Google Earth, à priori rien à signaler, toujours les mêmes vagues bondissantes, rouleaux d’algues, écumes échevelées, d’où émergeaient des diables éméchés qui se bousculaient dans les vagues, chiens fous, tout en gueule, et trébuchant au premier contact avec le sol avant de s’effondrer. Toujours la même chose qui arrive quand on s’approche du sol, il y a les vagues et le besoin de les raconter. L’histoire universelle des vagues. L’encyclopédie des vagues. C’est la seule raison de revenir, prendre pied dans le bon vieux récit, le défunt récit. Retrouver cette faim de raconter qui vous assaille à chaque rentrée, dans le champ de gravité. Ça faisait un bail qu’on essayait de l’écrire cette histoire des vagues car ceux qui menaient la danse dans cette histoire, (rien des muses efflanquées) c’étaient les diables effrontés ; car le diable n’est pas seul, enlevez-vous ça de l’idée ; il y a beaucoup de diables importants, et ils sont imparfaits. Et s’ils s’acharnaient à poursuivre tous ensemble, l’œuvre maléfique, à faire échouer des tas de bonnes idées et de bienfaits, c’est bien la preuve qu’ils avaient d’une façon ou d’une autre déjà raté le mal et que pour eux tout le problème était d’arriver à se réaliser (dans le mal, le moindre mal), à s’épanouir (dans le pire). Oui. Accomplir le mal jusqu’au bout, sans écouter les tentations du bien et les atermoiements, et même parfois l’envie de trahir sa (mauvaise) nature, de déserter l’empire du mal. Diables imparfaits ! aussi inachevés que nous, aussi provisoires que nous, aussi instables que nous, et aussi peu nés. Des diables à peine esquissés qui s’essayaient au mal et avec qui il fallait accepter de jouer et de se salir – ne prenez pas des airs – si on voulait prendre pied dans le défunt récit, des diables inaccomplis, donc des petits diables, diablotins de petite portée, oui il y avait belle lurette qu’on patientait dans leurs inframondes diaboliques, miniaturisés, des enfers si petits, si proprets, si japonais si bien organisés surtout pour les transports : en un battement de cils on pouvait embrasser un siècle d’histoire humaine : quel gain de temps ; ah ce maudit saut de la cellule à l’âme, oui on avait été d’abord enviolé, asservi par la vitesse, roulé dans ses ressacs, puis elle nous avait expulsé, vomi, jeté sur le quai des lenteurs, sur ses berges lentes aux saules endormis d’où ce vertige génétique qui accompagne chacun de vos gestes d’où cette lenteur pathologique qu’on prend ici pour un symptôme psychologique et qui n’est que mémoire de la chute, armoirie du saut.

(…) Les vagues avaient cessé et l’océan s’était rétréci aux dimensions d’un bac bouillonnant plein de bulles et d’éclats. On eût dit qu’on avait profité de la nuit pour changer de décor. L’horizon avait cédé la place à un indiscernable fond où se mêlaient des ciels opaques et lourds, des nappes de brume et les eaux noires, et sur ces couches de peinture encore fraîche on avait tendu des housses de plastique où clapotait la pluie. Ploc-Ploc !… Ploc-Ploc !… Clic-Ploc-Plac. C’est ce bruit qui le réveilla, c’était une pluie fine et visqueuse, palpitante comme une forêt de rires. Il frissonna. Sa bouche était emplie de sable, ses yeux englués, ses mains moites. Il lui sembla avoir échappé à une catastrophe dont il n’avait plus le souvenir ni le nom. Il essayait d’ouvrir ses paupières qui résistaient. Y parvenait-il que deux autres paupières s’intercalaient aussitôt devant ses yeux. Et lorsque celles-ci cédaient à leur tour une nouvelle paire de paupières se posaient devant lui recueillies et closes comme deux anges du sommeil lisses comme des colombes en plomb les ailes repliées comme soudées et s’il arrivait qu’on réussisse à les chasser deux autres anges venaient aussitôt se poser à leur place en roucoulant ; ainsi à chaque tentative d’évasion on était reconduit au seuil de sa prison nocturne. On avait brisé les carreaux du sommeil mais on restait prisonnier du palais de l’identité, enfermé dans les labyrinthes du palais, courant de salle en salle cherchant le jour et ne le trouvant pas. Son corps reposait sur le dos dans le sable, le noir. Il essaya de se redresser les yeux clos. Une fois assis, les paupières consentiraient-elles peut-être à relâcher leur étreinte. Mais un poids dans le dos le collait au sol. Il renouvela plusieurs fois la même tentative sans succès. Le dos le cou et l’extrémité des cheveux étaient pris dans le sable noir comme si on les avait enduits de colle ou de résine. Il sentait ses reins douloureux, son cou brisé. Alors dans un sursaut, dérisoire, il lança une jambe en l’air comme pour s’évader par le bas de ce corps prisonnier ; elle battit l’air un moment, puis retomba au sol inerte. Puis après un long repos elle repartit à l’assaut du ciel entraînant l’autre jambe à sa suite : les deux jambes en ciseaux se débattirent un moment contre un invisible agresseur tortillant les chevilles, dressant les pointes vers le ciel de plastique, puis retombèrent en vaines jambes de coton sabots d’eau gueule ensablée.

Ainsi on s’éveillait. Lentement, on s’éveillait, au rythme imposant où vont l’érosion des montagnes, le réveil des volcans, où s’accomplit l’obscure hybridation des espèces. Le temps était à l’œuvre. Sourdement certes, mais il ne manquait pas à sa tâche. On savait le réveil possible mais y assisterait-on ? Car il n’y avait rien. Ni début ni fin. Ni centre. Ni périphérie. L’horizon quand il se présentait se révélait un trompe-l’œil fuyant. Ni proche, ni lointain ne se disputait l’espace encombré d’obstacles. Il y avait le soir et il y avait le matin. Un astre rougeoyant, égaré, parcourait le ciel en tous sens incapable de trouver ni sa place ni son inclinaison. Les époques défilaient en désordre tout tournait : les choses, les pays, les années.

On s’éveillait glissant d’un rêve à un autre, sans effraction, à l’intérieur du sommeil, un sommeil lourd trop lourd, où passaient et repassaient des ombres. On avançait passant d’un rêve à un autre rêve, même si l’idée d’une perspective des rêves est le pire des attrape-nigauds ; car on s’avançait nullement vers un point de fuite, ne serait-ce que métaphorique ; on ne s’avançait pas vers quoi que ce soit, on s’avançait en soi-même, vers son propre commencement, les yeux bandés dans le rêve, guichets fermés, un grand bateau creux et sourd au dessus des eaux noires… De temps à autre, on entendait un long frisson de sirène, plein de sanglots étranglés et de rires inaboutis ; c’est obligé, un son de cor mat, ça gronde, tout doit passer par là, joies et peines, la même corde, le même grand corps efflanqué de bateau, désarmé et ardent, avec des déplacements d’ours mal léché et des entrechats de ballerine, quelques chats de gouttière frissonnaient encore les nuits de solitaires mais c’est bien peu ; à côté des outrecuidances, des stridences de la sensibilité, orchestrées par le petit ego atonal, en rut, dépenaillé, tout ça pour redevenir dieu parmi les siens, nu parmi les humbles, tout ça pour ce rêve fou d’apôtre : se hisser jusqu’au neutre.

On s’avançait ainsi de rêve en rêve, vers sa propre vie, sans jamais l’atteindre, on s’éveillait, sans succès, inutile de le nier, sans cesser de marcher. La vie enjôleuse se collait à vous, racoleuse et fourbe, avec ses aspirations et ses expirations, ses pulsations de sang aux tempes, ses parfums enivrants, juste un Tac-Tac. De haut en bas et sur des kilomètres, la même scansion de vie, le même braquemart d’horloge, le même rythme insensé, le même manche empruntait le détroit augural, entrait et ressortait dans des sexes gluants, déformés, toujours à naître. Et autour de soi, aussi nombreux que les bulles d’oxygène qui remontaient à la surface, les mots, s’entrechoquaient, se bousculaient. Les lianes enveloppaient de grands coffres à moitié engloutis dans la vase, engloutis, à moins que ce ne soit des bandelettes ; celles du deuil que prestement on retraverse chaque nuit ; parfois on nous voyait sortir des draps, précautionneux et habiles, sûr de notre instinct de mutants, soucieux de ne pas se cogner aux épais murs du sommeil, pressés de quitter la maison des soucis pour s’embarquer sur les frêles embarcations du rêve, les arpents de la nuit, chaque nuit, chaque nuit, tout, même les faibles signaux de l’endurance ; crépitement de flash, clignotement des feux ; et les sirènes des ambulances qui emportent harnachés d’antennes, ceux qui se débattent entre la vie et l’avant ; la plus faible émission atteint ici son but ; même les néons signifient quelque chose à quelque chose à quelqu’un d’obscur, qui a dit que la nuit est sans merci. De pauvres créatures qui n’ont jamais déchiré le ciel de leur lit qui n’ont jamais forcé, à force de cogner, les portes blindées du rêve à s’en jaunir la paume des mains.

Ça faisait un sacré bail qu’on clopinait ainsi, instables, prorogés, à envisager la meilleure façon de surmonter les obstacles, à disserter à perte de vue sur les obstacles, à penser sans cesse aux meilleurs moyens de remporter une possible victoire sur les obstacles (au terme d’une longue guerre d’usure, guerre des nerfs ou de tranchées) ou au contraire d’une victoire éclair suite à un seul mouvement. Mais, c’étaient toujours les mêmes vagues, les même écumes ourlées/battues, les mêmes ciels d’encre, toujours les mêmes plages fourmillantes de possibilités où s’étaient donné rendez-vous tous les êtres à traction et à locomotion tous les milos et lassos du monde qui se complaisaient toujours aux mêmes paris stupides mêmes pronostics de vieillards. Qui arrivera le premier? Qui triomphera des obstacles en premier ? Et qui trouvera la sortie le premier ? et on allait remuant la queue, à l’assaut des mêmes plages surpeuplées d’égos, ridés, pelés par le soleil, aux joues entartées de sable, la peau en lambeaux, surfant sur les rouleaux de vagues, à la recherche d’un passage invisible, mais trébuchant au premier contact avec le sol avant de repartir, l’âme esquintée, en charpies, pensez un peu un demi-siècle à naître presque autant à disnaître, ça en faisait des RTT à récupérer, battus le soir, on était de retour au petit matin jambes de coton, sabots d’eau, gueules enfarinées. Obsédés par l’idée de naître, contre le vil désir d’en finir avant de commencer. Ainsi nous bambinions, folâtrant entre les pôles, (nord polaire et sud astral), oscillant entre rêve et réel, flirtant avec la vie, ses promesses trompeuses, ses alibis charmants.

Car la vie ne manquait pas d’attraits, bien qu’on ne soit pas nés. Toutes les valves cambrées, les coques irisées, tout ce qui s’ouvrait et se refermait s’offrait sans partage… – Le monde était rempli de trésors enfermés dans des écrins de nacre dont on était les seuls à posséder la clef – De temps à autre on en saisissait une au hasard, on écartait les bords et c’était comme surgie d’une boîte à malice, une couleur rare, un reflet, un mouchetage qui s’échappait tout heureux d’être révélé. Tout était cillement, battement, décharge. Pulsion et Répulsion. Les excavations succédaient aux invaginations et vice versa. Des senteurs s’enjambaient et se chevauchaient ; chacune ne visant qu’à être inspiré ou à aspirer les autres. Les sens captaient d’infimes variations, de subtiles effluves, des couleurs mêlées. Par-dessus tout, on aimait les verts car les verts ne nous demandent rien, ne nous appellent à rien ; on aimait les bleus car ils semblent céder à notre regard. Autant que possible on ignorait les autres couleurs ; on avait élu domicile entre les frontières changeantes du bleu et du vert. Les couleurs du repos et de la concentration… Chaque sens interrogeant le monde à sa manière, obtenait en retour des milliers de réponses. C’était cela exister.

Et un jour ce fut là, alors qu’on ne l’attendait plus, l’aurore aux doigts fanés parut. Tout le monde s’était regroupé sur la plage, pour assister à ce premier jour naissant, dur début du futur, jour neuf endurci… car chacun le savait d’instinct, c’était l’heure. L’heure du possible et des commencements. le matin n’apportait pas seulement dans ses soutes les possibilités du jour, l’annonce d’évènements probables et même certains, toutes ces occurrences dont les pages de journaux étaient d’ores et déjà noircies, il faisait souffler sur toutes choses (ses voiles en étaient gonflées) un vent de virtualité, c’était comme si s’étaient donné rendez-vous ici sur la plage plusieurs générations plusieurs époques qui aspiraient toutes au même accomplissement imbécile, à la même stupide incarnation… Parfois un visage s’approchait et vous dévisageait, à travers la vitre des yeux, ni hostile ni bienveillant avec un air buté de bonté, regard gourd de mutant, simplement. Sans doute était-ce une façon amphigourique de regarder propre à ces amphi-êtres ; regard fixe, prorogé… ovario-cornéen. Autour de soi, des quantités d’êtres minuscules, ridiculement petits et fats, s’affairaient, rassemblant leurs faux-semblants, entassant leurs oripeaux fripés, bande de zéros avides, célibambochards, aussi petits que des spermatozoïdes, fats on ne sait pas, aussi nombreux aussi, mais ombrageux avec ça, se bousculant, se coudoyant vers la même surface increvable, toujours la même engeance tardive, hypo-héros factieux, périmés avant d’avoir servi, postdatés, écoutez, mes frères, écoutez leurs lamentations poignantes, leurs cris de guerre éhontés, ils n’ont que ce mot à la bouche : La Vie ! La Vie ! La Vie !

Selon les statistiques officielles, il y avait au bas mot des millions, des milliards d’êtres en souffrance entassés dans les antichambres bondés de l’être. Tous en proie au même désir, tenaillé par la même faim, hésitant entre plusieurs possibilités de vie, cherchant sans cesse à s’éveiller sans succès. Combien d’êtres qui n’existent pas encore ? Une foule d’hommes, de femmes, d’enfants se présentaient aux guichets. Refoulés. Tant de destins aspirent à un véritable accomplissement en ce monde. Sans aller jusqu’au bout. Tant d’espoirs suspendus qui n’arrivent pas à se poser ici-bas. C’est l’heure la plus dure pour tous ceux qui voient le jour se lever sans l’espoir d’un commencement. C’est dur. Très dur. « Ayons une pensée pour eux, mes frères ! » psalmodiait l’amphiprêtre. « L’air est surpeuplé, lui répondit une voix non identifiée, tu ne les vois pas mon frère, mais l’air est plein de croix. » Ceux qui sont arrivés trop tôt avant le début de l’histoire, ceux qui sont arrivés trop tard après la fin. Ceux qui bien qu’arrivés à temps sont empêchés d’entrer dans leur propre histoire pour différentes raisons. Les Décalés. Les Vacataires. Mais tous sont en proie au même désir, tenaillés par la même faim. Il en avait consigné des milliers dans ses registres, l’amphiprêtre, car c’est lui qui était chargé des admissions dans les limbes. Il ne savait plus que faire de tous ces baptisés à la manque, talents gâchés, virtualités étouffées dans l’œuf, puis abandonnées sans un regard sur le bord du bénitier…

« Où sont tes frères ? » L’amphiprêtre ne pouvait s’adresser qu’à moi, puisque maintenant j’étais seul, exclusivement seul, je ne voyais aucun de mes frères à la ronde, pas l’ombre d’un frère à l’horizon. « Sans ancêtres, sans mariage, sans descendants, mais avec un violent désir d’ancêtres, de mariage, de descendants. Hein ? »
Sans doute était-ce une façon comminatoire de parler propre aux amphiprêtres, un ton menaçant, propre à ce type d’homme ; à moins que mes frères, ancêtres, descendants soient tous massés derrière ses larges épaules qui encombraient la vue, (chaque fois que l’un d’entre eux arrivait à se hausser au-dessus des autres, il lui donnait un coup de goupillon sur le crâne ou s’en débarrassait avec la pointe acérée de son sabre (la tête roulait comme si on avait laissé tomber une balle jusqu’à ce qu’un enfant la ramasse ; (c’est ainsi parfois les petits jouent à la balle avec des crânes quand on ne leur donne pas de balles bien sûr). Son large dos attirait l’attention car une bosse le déformait. L’amphiprêtre était bossu de naissance. Pis sa bosse ne se tenait pas au milieu de son dos, comme on l’imagine, mais pendait lamentablement sur la droite déséquilibrant sa silhouette et donnant à son port de tête l’air de lutter contre son propre poids. Bref on ne voyait que lui, que son dos bossu, et certains ne se privaient pas de médire dans ce dos bossu : « voilà encore une tête qu’il aura coupée un jour de catéchisme, et qui lui sera restée en travers du dos ».

L’amphiprêtre me regardait fixement, durement. Il me dévisageait avec ses yeux surmontés de brosses dures, qui allaient et venaient sans cesse sur moi comme s’il m’époussetait l’âme, ou comme s’il lisait en moi, dans un livre déjà écrit, son regard ne relâchant son étreinte que pour aller se poser lentement sur mon front qu’il prenait pour sa page. J’avais envie de lui crier crânement : « cesser de me lire ! », j’avais envie d’interrompre sa lecture éhontée mais les mots ne franchissaient pas la barrière des dents. Finalement il approcha la main comme s’il voulait tourner la page mais non c’était simplement pour cocher quelque chose dans la marge et j’ai bien essayé de me rétracter dans un sursaut de dégoût, je n’ai pu éviter son gros doigt sur mon front, son gros doigt enduit de sainte graisse et qui empestait, et à ce moment-là je l’ai entendu, se baissant sur moi, il a prononcé un mot, en chuchotant, un mot cruel pour moi, à la limite de l’insulte vu mon âge avancé, mais qu’il a proféré comme un ordre : GRANDIS ! Puis il s’est redressé avec la même componction sans me quitter des yeux, me tenant en respect avec la lance de son regard, et il l’a murmuré une deuxième fois du bout des lèvres cette fois, afin que personne ne l’entende, sans me quitter des yeux comme pour mesurer l’effet produit : GRANDIS ! Et le mot immense, éléphantesque, a envahi l’espace de porcelaine, couvrant le bruit que fait tout cet oxygène autour de soi, toutes ces bulles s’entrechoquant se biberonnant vers la surface. Dans mon dos j’entendais toujours le même bruit d’eau, baptismal, tintinnabulant derrière ma tête, toujours les mêmes vagues, bruit de vagues, les mêmes cornes d’écumes, sabots d’eau, diables imparfaits, les mêmes ciels d’encre, sangs mêlés, toujours les mêmes vagues, la même culpabilité… Si le sel s’affadit que se passera-t-il ?

Un jour, sans doute on avait cédé au vertige de la marche, et on s’était précipité, tête la première, dans le vide de la marche, l’abîme de la marche. Ou bien, c’était la marche qui s’était offerte sans arrière-pensée, et on l’avait épousée, ou encore, il avait fallu se plier au harnais de la marche, subir le joug de la marche, car on finit toujours par s’incliner devant l’absolutisme de la marche ; c’est une question de survie. L’impératif de la marche est absolu (il n’a d’égal que la toute-puissance des obstacles) : il faut marcher, malgré toutes les préventions que l’on peut nourrir contre la marche, Qu’on le veuille ou non. Nés ou pas. Il n’y a pas de salut hors la marche. Pas de salut pour un bipède hors la marche et c’est encore plus vrai des tripèdes, des quadrupèdes etc. (comme si la pression de la marche s’exerçait d’autant plus que le nombre de pattes est élevé. C’est une loi naturelle que l’on peut aisément vérifier (une question de circulation aussi). On peut s’en plaindre et s’en replaindre mais autant combattre la gravitation. Il suffirait par exemple d’augmenter très légèrement le poids de la force de gravitation pour qu’il n’y ait plus du tout de marche possible, et condamner l’espèce humaine à vivre enfoncée à mi-cuisse dans la terre ou le goudron. Quelques kilos de plus et ce serait à hauteur des hanches, quelques kilos encore et ce serait jusqu’au cou. On pourrait parfaitement imaginer un Dieu sadique faisant varier au gré de ses humeurs la force de la gravitation et s‘amusant du spectacle que donneraient ces petits êtres plastronnant et nerveux s’enfonçant et s’empêtrant dans la croûte terrestre. Ou à l’inverse rebondissant comme des balles incapables de se poser et marchant avec cette démarche de cosmonaute attardé sur la lune qui évoque l’allure d’un ours ayant avalé une ballerine (ou un ressort) (et qui est à proprement parler, la grande, la seule contribution décisive du siècle à l’anthropologie de la démarche). Mais Dieu est bon. Il ne le fera pas. Pourtant c’est ça la gravitation ! Bien sûr on peut maudire cette tyrannie des lois de la physique, (ne jamais oublier que la force ambulatoire (le poids par la vitesse) doit toujours être égale ou supérieure à la force de la gravitation) ; peut-être même doit-on se révolter contre cette détermination étroite de l’être là, que vient en quelque sorte sauver in extremis la mécanique pédestre et envier le sort des oiseaux allégés qui tournoient dans le ciel sans obstacle, narguant véritablement la marche, ou celui des poissons qui se meuvent avec grâce, ou rêver en secret d’une aristocratie du bond ! mais il suffit de penser à tous ceux qui – vers, escargots, limaces, reptiles en tous genres, sont littéralement vissés au sol, maintenus dans la position infériorisante de celui qui ne connaît pas la marche et doit se traîner, ramper, il suffit de penser à ces pauvres êtres amputés et castrés, pour changer de point de vue sur la marche et considérer le moindre scolopendre (vingt et un segment, quarante deux pattes) comme une sorte de prodige de la nature, un Mozart de la marche, digne d’être acclamé.

On avançait : imperceptiblement, par reptations, génuflexions, entêtements. On s’avançait, par roulements d’yeux, déhanchements grotesques. On allait droit au but, dans le mur des obstacles, évitant les détours et les atermoiements. La nuque raide. Tous les sens en alerte. Flairant avec ses pattes comme les homards. On avançait, au mépris des replis où dormaient les dangers, on avançait seul, torche de mineur au front, danseur d’abîme, esprit toujours à naître. On arpentait le sol et la nuit, on dormait. On avançait, aussi improbable que ça paraisse, on avançait imperceptiblement. Par reptations, génuflexions, entêtements. On avançait par roulements d’yeux, déhanchements grotesques. On arpentait le sol ainsi d’heure en heure, d’est en ouest et du matin au soir. On avançait toutes papilles dehors, retroussées, les organes olfactifs dilatés, les soies sensorielles palpitantes. Le corps parcouru de frissons incessants. À quoi bon tant d’émois ? Souffrait-on ? Jouissait-on ? Impossible à dire. À quoi pouvait bien servir la machinerie des sens, jour et nuit en alerte ? Car il n’y avait rien. Rien à craindre. Rien à soumettre. On avançait imperceptiblement, chaque pas en avant exigeant une concentration extrême des forces et de l’attention, on avançait avec précaution, guettant le danger, comme si on pouvait à tout instant s’enliser ou tomber à la renverse. Drôle de démarche. Un peu louche, un peu torve. Par moments, on avait l’impression de lutter contre un courant adverse qui pouvait vous entraîner Dieu sait où mais qui ne parvenait jamais à entraver tout à fait la marche. Mais peut-être n’y avait-il aucun courant d’aucune sorte ; peut-être était-ce la seule façon d’avancer ainsi à l’aveugle, entre les périls imaginaires, avec cette tête de tortue qui dodelinait entre des épaules malingres ? Sous les pas, le même sol caillouteux défilait, parsemé des mêmes restes de nourriture (insipide) avalés machinalement en chemin et d’excréments (tout aussi insipides) expulsés pareillement en chemin à la façon des chevaux, des vaches, des ânes et de bien d’autres mammifères, qui avancent tous de la même façon. Avec cette vision trouble et lente ; avec cette vue gourde, cette calebasse de vue. Et ce vacarme que fait tout cet oxygène autour de soi, toutes ces bulles d’air s’entrechoquant, les voyait-on ? Les voyait-on se bousculer, s’entrechoquer, se biberonner pour remonter vers on ne sait quelle surface. Que cette surface soit même concevable, rien n’est moins sûr ! Qu’il y ait même une frontière nette entre cet univers confiné et l’autre, inquiétant, hors de portée, on ne l’affirmera pas. Parfois une certaine langueur se faisait sentir. Non qu’on désarmât – l’opiniâtreté de la marche en témoigne assez – non c’est autre chose comme si au cœur même de la marche, portée par elle, née de son mouvement s’élevait une faim sans objet, une faim qui s’élevait des tréfonds de l’être comme une question sans réponse et qui était peut-être une tentation. Depuis combien de temps avançait-on ainsi ? Des jours ? Des mois ? Des années ? Rien ne permet de le dire. On avançait. On ne faisait que ça, avancer, dans un voyage sans halte ni progrès, par menus frissons, glissements furtifs, déboîtements. On avançait, tout chancelant d’âme vers une invisible frontière qui nous séparait du monde.


Christian Salmon

Écrivain, Chercheur au Centre de Recherches sur les Arts et le Langage

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