Récit

Ma première phrase

Écrivain

Menant actuellement de front un double chantier, fictif d’une part, plus théorique d’autre part, mais qui se complètent par-delà la frontière des genres, Bertrand Leclair donne ici les prémices du premier à AOC : un récit librement ancré dans l’autobiographie pour interroger une phrase première, inaugurale, couchée il y a longtemps sur le papier, mais jamais intégrée à l’un des écrits de cet écrivain et romancier. Une phrase toujours là, revenante, mais qui toujours reflue. Une étrange obstination qui tout à la fois provoque et résulte de la quête artistique.

 

 

« Ils, c’est-à-dire ceux qui… »

Longtemps, j’ai soutenu que la ou les premières phrases sont la vérité de tout récit : l’instant où tombe une première phrase sur la page, c’est celui où l’archer japonais, tout entier projeté dans sa flèche et sa cible, pesant instinctivement la puissance et la courbure nécessaires à la réussite de son geste, ferme les yeux et lâche la corde de l’arc.

Du premier au dernier mot, chaque récit est d’abord un rythme et une tonalité, c’est-à-dire un mouvement soutenu par une ligne de basse, un battement cardiaque : à l’état microscopique, tout ce qui suit l’incipit doit y trouver son point d’origine ou sa logique, du début jusqu’à la fin, implicite mais d’emblée agissante, déterminante parce qu’elle est déterminée. En cela, il en va d’un roman comme d’un fleuve, dont la source est destinée à l’embouchure (sinon, il n’y aura pas de fleuve : un marécage, un étang). Le mouvement du fleuve pourra ici s’amplifier, là s’atténuer, il restera conditionné par le jaillissement initial : quand bien même mille affluents viendraient s’y jeter pour le rendre furieux au point de fertiliser tous les alentours de ses crues, toujours le débit du fleuve jusqu’à l’embouchure restera en relation avec le rythme à sa source, celle-ci produirait-elle à peine un murmure : un fleuve, comme un roman, n’est qu’un seul mouvement multipliant les variations en fonction des terres traversées, et jamais par hasard : la logique commande, elle a le sens de la pente et du limon, elle ne peut courir qu’à sa perte.

Oui, j’ai longtemps soutenu cela et je le soutiendrai encore.

Mais, confiné en confinement ce printemps 2020, isolé en chambre dans l’appartement familial en raison de bouffées de fièvre qui me rappellent à l’ordre de la vie et à la nécessité de protéger mes proches d’un virus potentiellement mortel, et autant dire, brutalement renvoyé à moi-même sinon mis au piquet d’une impuissance radicale, force m’est pourtant de le reconnaître : quelle que soit l’importance déterminante que j’accorde à la première phrase dans le geste d’écrire, jamais je n’ai laissé paraître celle que depuis des décennies j’appelle « ma » première phrase, celle, si longue, qui commence par « Ils, c’est-à-dire ceux qui… » et que j’ai reprise tant de fois depuis qu’elle m’est tombée sous les doigts un matin de 1983 ou 1984 dont je me souviens comme si j’y étais encore : comme si j’y étais à demeure. Car ce fut, de fait, une révélation : une révélation si puissante qu’elle a imprimé sur la pellicule sensible de ma mémoire tout ce qui m’entourait à l’instant de son surgissement pour en garder trace à jamais.

Comme un éblouissement aveuglant, l’avènement de cette phrase m’est longtemps restée une joie certes profonde mais d’autant plus opaque que ces quelques lignes au rythme si particulier n’étaient habitées d’aucune formulation intrinsèquement neuve, ne délivrait aucun message susceptible de m’éclairer quant au sens de la vie en général et plus particulièrement de la mienne, qui m’était tout à fait obscure ces années-là. Le geste rageur venu zébrer le papier trop blanc sans rime ni raison portait au contraire l’aveu amer d’une défaite, d’un renoncement. Il était d’autant plus étrange qu’il ait fallu acter cette défaite pour que surgisse ainsi une phrase à la puissance de sésame, qu’elle tombe sans rime ni raison sur la page et littéralement me tombe des mains au moment précisément où le découragement m’incitait à laisser tomber et définitivement l’idée même et jusqu’alors si obsessionnelle d’écrire, et ce faisant qu’elle m’ouvre un champ de possibles inconnu que je n’avais à l’époque aucun moyen d’explorer mais dont je n’ai plus jamais oublié l’apparition : car je l’avais crachée sur la page comme j’aurais enfin tourné le dos à une porte que j’essayais d’ouvrir en vain depuis des années, sinon qu’à la seconde où j’en avais détourné le regard, pour la toute première fois cette porte avant de se refermer aussitôt s’était entrouverte, me laissant pantois de la vision que j’avais à peine eu le temps d’entrapercevoir : un shoot de réel, ça peut donc être cela, écrire ?

Cette première phrase est pourtant restée dans les limbes de mes archives quand j’ai tout lieu d’émettre l’hypothèse que s’y joue, peut-être, une vérité, sinon d’un livre à venir, en tout cas de mon geste d’écrire. Des romans, des récits, des nouvelles, j’en ai désormais publié des dizaines, et donc autant de premières phrases. Je leur suis reconnaissant de l’élan qu’elles ont de fait et chacune impulsé sur la page, où que je sois allé les dénicher, quand deux d’entre elles ne cachent pas leur filiation avec une première phrase qui est, pour le lecteur que je suis, la mère de toutes les premières phrases, à la source du grand fleuve en crue qu’est Les Souterrains, de Jack Kerouac, ici donnée dans la belle traduction de Jacqueline Bernard (1964) qui fait sonner le mot de vérité :

« Autrefois j’étais jeune et j’avais drôlement plus de facilités et j’étais capable de parler de n’importe quoi avec une intelligence nerveuse et avec clarté et avec moins de préliminaires littéraires que ceci ; en d’autres termes ceci est l’histoire d’un homme qui manque de confiance en soi, en même temps d’un égocentriste, bien entendu le ton badin ne colle pas – commencer simplement du début et laisser se dégager la vérité, voilà ce que je vais faire. »

Tant de fois je l’ai exhumée, reprise, écrite à nouveaux frais et le plus souvent de mémoire, « ma-première-phrase », et puis effacée, renonçant à en délivrer la puissance restée donc et jusqu’à ce jour inédite : assurément coupable aux yeux d’un moraliste qui la jugerait beaucoup trop longue, sans doute a-t-elle connu bien des métamorphoses au long des années dans le choix des termes, mais jamais dans son mouvement et sa pulsation. Peu m’importe dès lors la possibilité (peut-être) d’en retrouver la version initiale dans le fatras de mes cartons, tant c’est ce mouvement lui-même qui me revient instantanément, véhiculant un effet tellement souverain que son souvenir rappelle immédiatement tout ce qui m’entourait à l’instant de voir l’encre sécher sous mes yeux, dans l’affreuse petite maison meublée que j’habitais alors en couple, aux confins de la ZUP calaisienne où les pavillons d’un étage tous identiques ponctuaient comme des champignons à chapeaux rouges les rues aux noms de fleurs et tracés d’escargot. Si ma première phrase a souvent figuré à l’orée de mes esquisses, si elle m’a souvent aidé à relancer la machine à verbe dans les périodes de sécheresse, toujours j’ai fini par la remplacer, l’abandonner.

Pourquoi ?

Parce qu’elle est trop « raide », c’est-à-dire trop longue, trop sinueuse ? Allons bon, comme si ménager l’entrée en scène du lecteur avait jamais été ma priorité !

Parce que cette phrase tout en rebonds et percussions qui me parlait et me disait d’une façon neuve pourrait bien et tout bonnement ne ressembler à rien aux yeux d’autrui, alors ?

Mais que pourrait bien peser cette assertion au regard du profond sentiment d’adéquation vécu en l’écrivant, ce sentiment d’un accord si parfait entre dedans et dehors, entre contenu et contenant dans le grand bain de la langue commune, qu’en cet instant pérenne l’un et l’autre, contenu et contenant, fondus ensemble, ont fusionné dans ma mémoire, baignant à jamais dans une pure présence qui me restitue d’une seule émotion l’état d’étonnement proche de la sidération à lire ce qui venait de surgir et le sentiment d’être très légèrement décollé au-dessus de ma chaise, avec sous les yeux la page aux réglures rouges et bleues posée sur la grande table en faux bois de chêne, et dessous la moquette bavasse aux reflets orangés, et la lumière diffractée par les vitres de couleur supposées protéger des regards extérieurs dans ce quartier des confins où personne jamais ne se déplaçait à pieds, et le buffet d’une laideur écrasante auquel je tournais le dos sans parvenir pour autant à l’ignorer tout à fait, et l’étrange et sur le coup peu plaisante odeur de paille humide qui je ne sais pourquoi régnait ce matin là où la phrase est tombée, peu avant midi, me disent la lumière, les bruits, l’odeur : je me souviens de tout comme si j’en avais été imprégné à la façon d’un buvard : comme si l’exaltation m’avait rendu perméable à ce qui m’entourait, et vice et versa, peut-être, l’état de lévitation me rendant le monde enfin perméable et donc habitable, sans avoir pour autant rien à renier des puissances vitales qui me tenaillaient, à cet âge, vingt-deux ou vingt-trois ans, au sortir des quatre années de probation judiciaire ayant suivi l’emprisonnement subi à dix-huit ans, il y a tout juste quarante ans ?

À partir de la table de faux chêne, de la phrase déployée, j’ai l’illusion, car c’en est une évidemment, que je pourrais retrouver la trame de ces jours. Le souvenir est si vivace qu’il en appelle d’autres au tissu de la vie, et rappelle au-delà de la porte-fenêtre le jardinet sur rue avec sa boîte aux lettres plantée sur un piquet où je désespérais de voir jamais arriver un courrier d’éditeur qui ne soit pas de refus, et la 2CV beige garée devant le garage grâce à laquelle, une fois par semaine, je parcourais deux cents kilomètres aller et retour pour suivre un cours du soir à l’université de Villeneuve d’Ascq dans le cadre de mes études de lettres par correspondance, et tout autour ce labyrinthe pavillonnaire dont on ne pouvait sortir qu’en passant le long de l’hypermarché cerné de grandes tours HLM et du lycée professionnel où j’étais surveillant d’externat, mieux vaut dire pion, tant était prégnante cette impression de m’y mouvoir les bras gelés le long du corps, figé comme un épouvantail si mal fagoté que les oiseaux ne pourraient que le confondre : le confondre avec un poteau télégraphique où il est tentant de se poser un instant malgré la présence déroutante d’un képi. Je découvrais en somme qu’exercer une autorité qui plus est déléguée peut entraver davantage que la subir, et si j’entretenais des relations somme toute paisibles avec la plupart des futurs mécaniciens-monteurs ou sténo-dactylos à peine plus jeunes que moi, mon sentiment de mal-être provenait en vérité du fait que, jolis discours sur la communauté éducative ou non (que sont-ils devenus, ainsi formés dans un monde qui s’informatisait à grands pas ?), j’exerçais là sur l’échiquier social une fonction de surveillance incompatible avec mon passé récent. Dans mon esprit il est vrai très embué, cette fonction m’apparentait à la communauté des matons dont le nom vaut échec et mat pour qui malgré lui les fréquente et dont j’avais appris dès mon arrivée à la maison d’arrêt de Béthune que nombre d’entre eux, dans leur enfermement perpétuel et volontaire, avaient la faculté d’en jouir avec un sadisme consommé. Je me maudissais certains jours, je crois bien, d’y songer dans la cour du lycée avec un train de retard, celui dans lequel j’étais cependant embarqué. Certes, après les années de réinsertion sociale passées dans les écuries, d’abord comme palefrenier, puis comme moniteur d’équitation, après l’expérience aussi bien des trois-huit à l’usine, ce job d’étudiant auquel j’avais postulé comme à une bourse ne me coûtait qu’une vingtaine d’heures par semaine, me laissant le temps d’étudier, c’est-à-dire de lire à ma guise, mais marinant du côté de l’ordre en vérité je passais mes journées de travail à m’interroger, médusé, sur ce qui pouvait bien inciter ces jeunes gens débordant de vitalité à respecter l’autorité dont j’étais l’un des maillons insignifiants, garant bien fragile d’un ordre qui les prédestinait dès l’enfance aux voies de garage.

Je n’ai pas souvenir d’en avoir parlé avec quiconque, à l’époque, sinon sur le mode de la plaisanterie, inapte à partager l’amertume indigeste d’une réinsertion qui aurait pu passer pour réussie, et pouvait aussi bien signifier la trahison d’une solidarité que certes je n’avais pas choisie mais qui naturellement s’impose d’un côté l’autre des barreaux, une fois qu’on y a goûté à son corps défendant. C’est aussi que l’âge du groupe, qui s’était révélé libérateur mais dangereux, était bel et bien révolu, ces années-là ; plusieurs de mes co-inculpés étaient morts, d’autres que je ne voyais plus bégayaient leur retour annoncé en prison, et dans ma petite vie de couple la notion d’amitié, sans crier gare, avait peu ou prou cédé le pas à celle de fréquentations : car partout autour de moi et aussi sûrement que dans les livres d’histoire la Renaissance succède aux brumes du Moyen-Âge, à l’âge barbare du groupe avait succédé l’âge de raison du couple, et l’ensemble de ce décor, cette existence étroite dans un pavillon de pacotille, serait invraisemblable si je ne mentionnais la présence de ma compagne et notre relation en bout de course : une relation qui n’en finissait pas de ne pas finir, d’autant plus difficile à dénouer que notre histoire d’amour m’avait été vitale derrière les murs de la prison. J’en concevais une dette, sans doute, au souvenir non pas de ses visites (le juge lui avait refusé le permis nécessaire) mais des lettres que j’attendais chaque jour comme le junkie sa méthadone, suspendu à ce petit fil si ténu, si fragile, qui seul me reliait à la vie vivante, dissimulant mal une jalousie qu’en vérité rien n’aurait pu apaiser d’être l’empreinte de la mort dans cet enfermement qui me transformait, bien davantage qu’en mort-vivant, en vivant-mort, et je me jugeais moi-même sans bienveillance aucune le pire des misérables de mendier ainsi les mots d’amour et de corps dans mes lettres en crue à seule fin de survivre, le pire des misérable d’en venir à lui reprocher de ne pas dépasser la honte qui était la sienne de penser jour après jour qu’aucune de ses pages ou des miennes n’échappait au tampon à l’encre bleu de la censure.

Quatre ans plus tard, cette dette s’était encore alourdie, je crois, d’une forme de mauvaise conscience de classe : cette jeune femme que j’avais connue lycéenne et libre était la plus jeune d’une fratrie de sept mais la première à avoir passé le baccalauréat au sein de sa famille ouvrière qui, après la prison, m’avait accueilli sans réserve – et où j’avais d’abord cru que régnait une liberté de parole et de rire réjouissante avant de comprendre peu à peu qu’aux codes petit-bourgeois et compassés que j’avais rejetés autrefois se substituaient ici des codes certes fort différents, mais non moins rigides – j’avais d’ailleurs été outré de découvrir la sociologie à travers un ouvrage en réalité remarquablement documenté sur les mères et leurs filles dans les banlieues ouvrières, scandalisé d’y reconnaître trait pour trait les rituels familiaux que j’avais cru uniques, ainsi de cette façon qu’avaient mère et filles en visite, tout à la fois de moquer le père et de n’oublier jamais de lui apporter ses pantoufles et le journal local lorsqu’il s’asseyait lourdement, au retour du travail, avant de tomber la casquette : comment pouvait-on se livrer à un tel rapport d’autopsie de gens bien vivants, et que j’aimais ?

Cette petite vie pavillonnaire, en somme, ne pouvait que renforcer le sentiment si prégnant alors et qui revient aussi vite que se prononcent les premiers mots de ma première phrase, un sentiment poisseux d’être indicible, impossible à partager, et que résume la question qui me taraudait ces années-là, une question se mêlant les pinceaux entre la normalité et l’anormalité : c’est donc ainsi que les hommes font semblant de vivre ?

De cela non plus je n’ai pas souvenir d’avoir parlé, pas davantage avec ma compagne, que n’avait pourtant pas désertée la vive intelligence et l’indépendance d’esprit qui me séduisaient tant quatre ans plus tôt, et rétrospectivement je peine à comprendre ce qui nous avait conduit sans y prendre garde à nous enfermer chacun dans deux sillons plus même parallèles. Le sien assurément avait le vrai mérite, parfois douloureux, de l’arracher à la condition ouvrière, puisqu’elle gravissait rapidement les échelons d’une entreprise de transports internationaux où elle était entrée comme assistante : elle apprenait avec une belle célérité les règles du fret mais aussi bien à s’habiller, se maquiller, se coiffer, porter les talons idoines pour rester discrète tout en se hissant à hauteur des regards directoriaux. J’étais admiratif, sans aucun doute, de ses réussites, et peut-être bêtement fier au souvenir aussi de la violence souterraine avec laquelle ma mère avait pu l’accueillir quand, de retour quelques mois chez mes parents au sortir de la prison, je la lui avais présentée. Elle-même, je le crains, devait en miroir tabler sur mes réussites d’étudiant pour déjà me projeter universitaire ès lettres, ce qui n’était en rien mon programme, mais elle accordait peu de crédit à mes dénégations, persuadée à part elle et sans avoir même besoin d’y songer que la vie m’amènerait tôt ou tard à retrouver le rang qui me revenait de naissance, à quoi bon plier les évidences en quatre.

L’admiration et la fierté cependant vont rarement sans ambivalences, dans les couples et moins encore dans leurs premières années ; pour le coup je n’éprouvais pas la moindre trace de jalousie de la voir conquérir une lumière sociale que j’ai toujours fuie, mais j’étais parfois traversé, de manière fugace, ou peut-être superstitieuse, par une espèce de théorie fumeuse mêlant puissances vitales et vases communicants, quand je m’enfonçais chaque jour davantage et toujours seul dans les livres qu’elle fréquentait peu ; j’y creusais aveugle, je m’y engloutissais, au point de comprendre que je n’aurais pas d’autre choix que d’ y trouver un chemin et nulle part ailleurs, un tunnel, que sais-je, pour en ressortir à l’air libre, en dernier ressort ; je ne les dévorais pas tant, les livres, que je buvais les phrases, passant d’une heure à l’autre d’un alcool fort (Lautréamont) à un vin liquoreux (Maupassant) sans que le constat ne change : plus je buvais plus je m’altérais et plus il me fallait assoiffé me désaltérer à nouveaux frais – et dès lors disons que c’est sans doute et très précisément ce sentiment éblouissant de sortir d’un tunnel qu’avait pu libérer, quelques instants magiques, le surgissement salvateur de ma première phrase.

Ma fumeuse théorie des vases communicants, de reste, ne m’empêchait en rien, et tout au contraire, de secrètement regretter le laisser-vivre, comme l’on parle de laisser-aller, que nous avions partagé avant qu’elle n’entame son ascension. Le plus souvent nous faisions l’amour les matins de week-end, sans passion ni enjeu ; dans cette lente élaboration d’un quant-à-soi elle ne s’autorisait plus et ne m’autorisait plus à susurrer les scènes fantasmatiques qui avaient pu autrefois la précipiter sur le tapis volant des mots sans pouvoir réprimer le puissant frémissement animal qui lui courait tout au long de l’échine. Ma question demeurait : comment la vie pouvait-elle se limiter à cette mascarade quotidienne que je m’étais vu pourtant adopter à mon tour en confinant ma rage – ma rage d’être, de parvenir enfin au sentiment d’y être, au monde, ce monde des hommes qui est aussi celui des arbres et des pierres –, en la confinant loin en dessous des apparences ouatées réclamées par une réinsertion sociale bien comprise, par cette existence d’adultes responsables, de grandes personnes raisonnables, comment cette existence de façade pouvait-elle suffire à quiconque ?

Si j’éprouvais sans la nommer une culpabilité que je ne savais pas si commune, la culpabilité d’être au monde ce que l’on est qu’il réprouve, je n’en éprouvais aucune d’avoir été emprisonné puis condamné pour avoir voulu disposer librement de mon propre corps, ainsi que je l’affirmais (je crois bien, en réalité, que l’idée d’avoir été condamné parce que j’étais coupable ne m’a jamais effleuré, à l’époque, et d’autant moins que j’estimais sans m’interroger plus avant que notre trafic de stupéfiants entre Amsterdam et Calais avait été un trafic d’amateurs au sens propre, ceux qui aiment, trafic qui certes nous rendait la vie légère mais n’aurait en rien suffit à « la gagner » : cette affaire de drogue, qui à Calais avait propulsé en « une » du journal local nos sales trognes de repris de justice épuisés par les interrogatoires, nous aurait valu tout au plus une longue garde à vue à Paris, j’en étais convaincu, sans doute à juste titre). Mais, radicalement déclassé par cette mise aux arrêts brutale d’une période de levée des interdits qui m’avaient tant exalté deux années durant de grande dépense, je voyais désormais revenir et s’amplifier le sentiment qui m’avait miné quelques années dépressives durant une adolescence rythmée par les fugues : celui de n’être jamais à ma place, le sentiment, pour le dire autrement, d’être surnuméraire, sans destin ni nécessité d’être, et dès lors et de toujours et pour toujours de ne pas savoir me conduire : voué à me sentir partout déplacé ?

Je cherchais dans les livres, je cherchais sans savoir quoi, sans que ma quête en tout cas ne puisse en rien se résumer au savoir transmis par des enseignants aussi intéressants, et parfois passionnants, qu’ils pouvaient être. Car ce n’était pas élaborer un bagage érudit, et moins encore ouvrir des perspectives professionnelles, que je cherchais en m’enfonçant comme une taupe dans les galeries de la bibliothèque : en réalité, j’étais dans une quête aveugle de portes spirituelles qui pourraient me sortir de mon enfermement, de mes enfermements et de leurs séquelles. Jamais à l’époque je n’aurais employé l’expression de « vie spirituelle », mais je me souviens pourtant que l’injonction de Baudelaire résonnait avec une force toute particulière à mes oreilles (quand je la prononçais à voix haute) : « le vrai héros s’amuse tout seul ». Ma quête ignorait être celle d’un accord au-delà des corps-à-corps amoureux, d’un accord enfin rendu sensible entre dedans et dehors, entre contenu et contenant, dans le grand bain de la langue commune. Cet accord qu’avait miraculeusement libéré « ma première phrase », comme par inadvertance, à l’instant où je tournais le dos à l’échappatoire d’écrire, me laissant sidéré d’être si vivement rappelé au chaos du monde.

Oui, le surgissement de ma première phrase fut un geyser à jamais pérenne dans le cours du temps, exactement de la même manière que le resteront les instants tragiques que j’ai pu vivre : avant la souffrance qu’ils entraînent, eux aussi ont ce mystérieux pouvoir de s’inscrire dans un présent perpétuel.

J’ai raconté déjà, dans Malentendus, l’étrange jouissance associée à l’instant tragique, et en l’occurrence le moment où dans un bref dialogue avec la mère de ma fille nous avons conjointement réalisé que cette dernière, qui avait quelques mois, était sourde : un mot qui jamais ne nous avait traversé l’esprit et qui d’une seconde à l’autre a déchiré de part en part, comme un tissu après le coup de ciseau, le voile de l’illusion dans laquelle nous vivions donc à notre insu, ce voile tissé par les habitudes et le raisonnement : l’instant tragique est une apocalypse de la raison ordinaire, et du même geste une révélation. Toutes les certitudes quant à l’avenir et donc au passé qui y aura mené explosent dans une lumière insolite, fixant à jamais la scène sur la pellicule de la mémoire sensible – et je me souviens là aussi comme si j’y étais encore, comme si une part de moi-même y était confiné à demeure, je me souviens du couloir de l’appartement parisien où cette révélation a lieu, de la poussière dans l’air le long de la bibliothèque, du grain trop blanc de la lumière électrique, de l’odeur, une odeur de salle de bain le matin, de shampooing.

De même et à jamais, quittant enfin mon quart de l’après-midi après huit heures stériles, je marche dans la lumière du soir et les effluves portuaires sur le vaste parking sous douane des car-ferries et je vois sortir du poste-frontière et se diriger vers moi un inconnu dont – mystérieuse prescience instinctive que libèrent ces moments de bascule dans une précipitation du temps qui n’a de comparable que la vitesse supersonique à laquelle la honte peut enflammer un visage – je sais immédiatement qu’il est policier, qu’il marche à ma rencontre pour m’entraîner vers la bonne porte au prétexte fallacieux d’une vérification administrative, que d’autres policiers sans doute nous attendent arme à la main de l’autre côté de la frontière que celui-ci n’aurait d’ailleurs jamais dû s’autoriser à franchir, qu’aucune fuite n’est possible dans ce terminal trans-Manche, que pour l’heure il n’y a rien d’autre à faire que de laisser tomber de ma poche le reste de cocaïne qui s’y trouve encore à l’issue de mes huit heures de parking.

Ces instants tragiques ont cette puissance inouïe de déflagration, à l’instant où surgit subitement une tout autre vérité du monde, des autres et de soi dans le monde, une tout autre vérité qui vient bousculer comme au jeu de quilles celles que vous teniez pour acquises sans y songer jamais, et vous voilà décollé de vos habitudes, de vos identités, dans un extraordinaire et puissant mouvement de libération qui vous projette en apesanteur, un instant qui précède celui où vous perdez pied, littéralement désolé.

Ces moments sont de bascule d’un monde dans un autre – je veux dire, d’une représentation du monde dans une autre représentation du monde, d’une réalité tissée d’habitudes et de raisonnements dans une autre réalité qui très vite et à son tour sera tissée de nouvelles habitudes et de nouveaux raisonnements. Mais au point de bascule, l’instant est nu, il vibre librement, et c’est là sa jouissance aiguë, bientôt si douloureuse, quand elle révèle comment l’univers ou plus exactement la réalité que l’on habitait en confiance n’était donc qu’un tissu de représentations patiemment nouées pour paraître résistantes, dévoilant sur le mode le plus fugitif une vérité indiscernable mais sensible de notre être au monde, prisonnier du temps.

Mais peut-être et plus probablement la récurrente disparition de « ma-première-phrase » en tête de mes manuscrits résulte-t-elle du fait que toujours est venu un moment, dans les tâtonnements de l’écriture, où son emportement, sa complexité m’ont paru déplacés au regard de ce qui devait suivre, qui me semblait réclamer une tout autre première phrase pour prendre son élan.

Sinon que la question se renverse, confiné dans un monde mis au pas par un agent mortel qui menace de provoquer des dégâts terribles aux confins sensibles de nos existences bien calibrées : n’est-ce pas plutôt ce « tout cela » qui, ayant suivi ma première phrase, m’a incité tant de fois à l’effacer : n’est-ce pas ce « tout cela » et non pas ma première phrase qui se révèle déplacé, et pas du tout à la hauteur de l’enjeu, du sésame qu’elle n’a donc jamais été que virtuellement ? Autrement dit, la quête de vérité qui seule justifie d’écrire ne bute-t-elle pas sur cette manière sans cesse de remettre « ma-première-phrase » sous le tapis des mots publiés alors que jamais je n’ai oublié le rythme, le mouvement, la tonalité qui disaient une vérité profonde de ce que j’étais au monde, ni la manière dont cette phrase avait déchiré un tissu de raisonnements et d’habitudes, déchiqueté le tissu d’idées reçues que j’avais fait mien quant au geste d’écrire, ce que j’ai immédiatement perçu si je ne l’ai compris ou élucidé que des années et bien des textes plus tard – puisque je ne l’ai compris qu’à l’issue d’un long processus passé par un autre instant de toute-puissance, un instant de passion érotique et de pure dépense celui-là : écrire ce n’est pas ajouter des mots aux mots, ce n’est pas les empiler, ce n’est pas construire, c’est creuser au contraire, forer, percer des puits jusqu’à la nappe phréatique, dans l’épaisseur de la langue commune, sous le terreau doxique où nous maintient nécessairement l’usage ordinaire de la langue. Écrire, c’est percer à jour la langue de tous, c’est faire du poison le remède, puisqu’il n’en est pas d’autre.

La voici donc d’un soir au matin de fièvre promue héroïne principale de ce récit, « ma-première-phrase », héroïne principale ou pâle princesse du déni original comme dirait l’autre, me dis-je, sans savoir encore si cette héroïne est pour moi de nature bénéfique ou maléfique, puisque après tout, oui, c’est bien un shoot de réel qu’elle avait libéré, en 1983 ou 1984, me laissant sidéré, peinant à comprendre ce qui m’arrivait. J’avais déjà aligné bien des mots et des phrases, à cette époque, atteint très jeune par cette étrange maladie qui contraint à se retirer pour jouer seul avec les mots de tous et peut-être afin non pas tant de les ordonner que de les soigner, en prendre soin, les raviver, les mots de tous et avec eux la langue dite maternelle, mais depuis ce jour où ma première phrase est tombée, cette pratique de toujours solitaire et étrangement voluptueuse, culpabilisante cependant de me couper des autres, cette pratique a progressivement basculé dans une autre dimension, tant je crois bien qu’écrivant c’est cela seul que j’ai cherché par la suite, parfois retrouvé : qu’importe le récit pourvu qu’on atteigne, ici, là, à ce réel, à ce degré d’une présence au monde si déchirante qu’elle irradie jusqu’aux confins de la mémoire.

Et si faute d’avoir jamais su la lâcher je faisais de ma-première-phrase la dernière d’un récit, de ce récit entamé, pour enfin la délivrer, lui octroyer en somme le dernier mot ?

Aussitôt – écrivant cela assigné par des kilomètres d’informations anxiogènes, envahi par les bouffées de fièvre – aussitôt je frémis à entendre ce que j’écris, animal superstitieux que je suis. Ma dernière phrase ! Le dernier mot !

Je me lève, marche en rond, dégaine le thermomètre d’oreille, 37°6, tout est sous contrôle.

Restons rationnels, mes agnelles, dis-je alors aux plus jeunes de mes phrases, ces innocentes nées en état de confinement dans les huit mètres carrés à quoi se restreint mon espace vital, il faut raison garder : de même que « ma première phrase » ne fut en rien la première que j’ai écrite ou prononcée, et d’ailleurs je crois bien ne l’avoir jamais prononcée sinon seul au miroir d’une page, de même la dernière phrase d’un récit quel qu’il soit ne saurait être la dernière que je prononce ou que j’écrive.

Tout de même, cet étrange pressentiment m’intimide, aussi. Cette première phrase parle de moi comme aucune autre, sans doute, à mon insu, et dans ce mouvement même niche serait-ce à l’état embryonnaire toutes mes failles profondes de petit Européen paranoïaque et ethnocentré, perclus dans les limites si étroites de l’individu occidental qui se construit dans la discrimination (non seulement parmi les autres, mais eu sein du monde, animal, végétal, minéral), incapable de trouver l’accord entre le dedans et le dehors, entre l’instinct grégaire ou sexuel et l’impérieux besoin de solitude existentiel. Ne ferais-je pas bien de l’écouter sérieusement avant de la livrer, de la peser son à son, cette héroïne forte d’une vérité si profonde que moi-même je ne saurais l’expliciter ?

La vérité insiste, décidément, demande à se dégager (mais de quoi ?), veut devenir personnage à son tour à ce qu’il semble, tant elle se sait indispensable à cette histoire, n’ai-je pas dit plus haut que la première phrase est la vérité d’un texte ? De quoi dès lors « ma première phrase » serait-elle la vérité ?

Mais il faut s’entendre, alors, et donc l’entendre au sens ancien du terme, ce terme de vérité, lorsqu’il désignait avant que la religion s’en empare non pas ce qui est avéré (dans un discours ou un raisonnement), mais « ce qui est ». Est vrai « ce qui est », dit le Robert étymologique de la langue française : ce qui est, non pas ce qui est clair ou ce que l’on en pense ou ce que révèle le Verbe religieux, non, ce qui est, avant que nos mots et nos phrases ne le recouvrent de représentations parfois véridiques, parfois vraisemblables, le plus souvent tout bonnement doxiques.

Est vrai ce qui est, enfoui au secret des êtres sous les représentations communes prises « dans la glace de la raison et des habitudes » : c’est dans ce sens-là que Proust a songé à appeler son œuvre À la recherche de la vérité (et jugé « plus probe », cependant, de ne pas le claironner dès la couverture). Car ce qui « est » nous est d’autant plus insaisissable qu’il est tout à la fois pérenne et soumis au temps.

Si toute première phrase détient une vérité profonde d’un texte, c’est une vérité comparable à celle qu’on ne peut que deviner lorsqu’elle jaillit le bref instant où nous recevons une première impression d’un individu, ignorant encore son nom, n’ayant d’autre moyen d’apprendre à le connaître en tant qu’individu que son regard, le timbre de sa voix, sa manière d’être et de s’avancer, d’habiter la vie et d’en être habité. Il s’agit là d’une vérité intérieure que l’on ne reverra plus que très épisodiquement au long d’une relation suivie et donc bientôt construite, élaborée, prise dans la trame de nos phrases – et qui cependant peut aussi être ce qui revient, toujours insaisissable, nous hanter dans le deuil.

Parfois cette première impression se révèle erronée, toujours il en restera quelque chose de vrai, c’est-à-dire de réel, quelque chose dans la rencontre qui n’a pas encore été recouvert par l’accumulation d’informations et de savoir concernant la personne rencontrée : car quand bien même la première impression aurait été erronée quant à l’individu concerné, elle n’en dirait pas moins une vérité de nous-même face à cet inconnu. Après des centaines de pages croisant les enquêtes les plus minutieuses sur Charlus, Gilberte ou Albertine, le narrateur de Proust, au temps retrouvé, en vient à cet aveu d’une défaite qui est une délivrance : « Et tout d’un coup, je me dis que la vraie Gilberte, la vraie Albertine, c’étaient peut-être celles qui s’étaient au premier instant livrées dans leur regard. » Il n’y a que par l’art que nous pouvons atteindre à une vérité de l’autre.

La livrer, la délivrer, ma-première-phrase, serait-ce me mettre nu devant des fantômes ? Mais qui, rendu là, qui pourrait me faire reculer ? Pas même mes superstitions. Tant il est profondément vrai que l’instant de défaite qu’elle signe fut l’un des plus importants de mon existence, tant il reste tout aussi profondément juste comme le martèlent en percussions les syllabes emballées que :

Ils, c’est-à-dire ceux qui, d’une manière certaine et nonobstant leurs dénégations fielleuses ou innocentes, c’est-à-dire ceux qui n’ont eu de cesse d’entraver ma quête d’un verbe de lumière, et ce que j’entends par là n’est rien d’autre que le dur désir de produire enfin une phrase qui serait présent d’amour : au ciel et à la terre : aux animaux et aux plantes : aux vivants et aux morts : aux pierres qui les abritent et aux sépultures qui les protègent : une phrase qui serait présent d’amour du pied de la lettre à la pointe des accents, de la première à la dernière syllabe en passant par la plus sensible au nom si doux, l’antépénultième, ceux-là en somme qui de toujours et que j’ai ou non le dos tourné ont préféré les réparties oiseuses ou les moues dubitatives lorsqu’il aurait fallu y répondre et en répondre, me donnant à penser que j’errais de tourbières en paludes non sans m’enliser au rythme de mes mots dans une illusion aussi épaisse que le brouillard lorsqu’il recouvre la lande, ceux-là donc dont je parle ont gagné, eux qui assurément se reconnaîtront mais jamais ne le reconnaîtront, puisque peut-être ils pensent en toute sincérité qu’il en va là d’une réalité, ce qui restera leur erreur quand bien même ils triompheraient en leurs fors à me voir contraint de reconnaître la défaite de l’écriture, réinséré, incapable d’admettre sans y renoncer qu’il faudra donc bien persister et combien de temps à faire semblant de vivre et construire sur le sable, tout comme eux.


Bertrand Leclair

Écrivain, Critique littéraire

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