Trash Vortex
À présent l’hélicoptère survolait la surface du lac, zébrant les flots sur son passage, rebroussant les vagues en sens contraire du courant et imprimant, dans le sombre gris d’ardoise que le ciel plombé faisait peser sur les eaux, les lignes tremblantes d’une écriture éphémère qui glissaient, se dépliaient et s’effaçaient en suivant le rythme de progression de l’appareil.
Bientôt, l’Agusta A. 109 des Forces aériennes de la marine néo-zélandaise mis à la disposition du prestigieux visiteur s’éleva de quelques mètres, au moment d’arriver au-dessus de son aire d’atterrissage, simple bout de lande inculte posé en bordure du rivage, terrain d’herbes rases en faux plat qui vient s’effranger contre une plage de galets (à peine une plage : plutôt une étroite bande intermédiaire matérialisant la séparation des éléments entre le lac et la berge, guère plus large que la taille d’un homme étendu à terre, de gros cailloux polis, eux-mêmes d’un gris à peine plus clair que celui du ciel), et, après un bref temps de suspension immobile dans le vacarme conjugué des rotors, il amorça un mouvement giratoire serré, tournant presque sur lui-même, s’inclina vers l’avant, gros insecte dont le nez au sol s’apprête à piquer quelque peccadille convoitée, puis se redressa et se stabilisa, les deux rails horizontaux de ses patins descendant maintenant lentement vers la zone où, sous l’effet du souffle centrifuge propulsé par l’hélice, les herbes se couchaient en vibrant, ondulations répandues par cercles concentriques sur quelques dizaines de mètres jusqu’aux pieds de l’agent immobilier et du conseiller-factotum qui, debout côte à côte, l’un retenant d’une main son chapeau de feutre mou, l’autre sa casquette de baseball frappée du logo d’une équipe américaine, attendaient déjà le passager.
Ils l’observèrent s’extirper de la carlingue avant même que celle-ci n’ait touché terre, se jeter au dehors d’un bond sans grâce, trahissant aussi bien l’homme à l’aise dans sa peau svelte et hydratée, l’organisme scrupuleusement entretenu, habitué à l’hygiène sportive des entraînements réguliers et des soins afférents, que l’absence de tout don particulier pour ce qui relève des exercices du corps : il se dirigea dans leur direction, sa parka ouverte, battue par le vent qui le poussait dans le dos, laissant apparaître le même costume bleu marine à la veste déboutonnée et le même genre de cravate club aux rayures alternées bleu ciel et doré, façon blason héraldique médiéval, que, sur la plupart des images le représentant qui circulaient sur Internet, l’agent immobilier lui avait vu porter lorsqu’il s’était livré à quelques recherches à propos du fortuné client qui désirait acquérir l’immense ensemble de terrains, étalé parmi les monts ceinturant toute la partie ouest des rives du lac Wanaka, dont lui, l’agent, avait été chargé de dessiner les contours et de solliciter les propriétaires privés ou publics afin de les inciter à vendre, usant pour obtenir gain de cause auprès des récalcitrants de la plus simple des méthodes de persuasion, celle consistant à acheter des parcelles souvent désertes — n’abritant guère que des champs, des marécages, des pâturages à moutons, des rochers, des fougères, des versants couverts, selon leur exposition, de forêts de sapins ou de bosquets d’arbustes tordus nichés sous des pentes abruptes et pelées qui montent jusqu’à deux mille mètres d’altitude — à un prix bien plus élevé que ce qu’elles valaient, c’est-à-dire pas grand-chose, dans l’intention de réunir cette mosaïque de propriétés pour les assembler, les apiécer ensemble et en faire un unique domaine dont le nouveau maître désormais lui tendait la main en souriant, dévoilant cette même mâchoire immaculée, régulière et ivoirine, fruit manifeste de l’opération esthétique d’un chirurgien expert, que l’agent immobilier avait vue transformée, traficotée, affublée de fantastiquement proéminentes dents de vampire sur divers montages photographiques circulant sur le Net et réalisés par des opposants à sa personnalité controversée, connue pour ses positions politiques réactionnaires radicales et son soutien tapageur au président affairiste-nationaliste dont il avait été durant la campagne électorale un des plus importants donateurs, fervent zélateur, n’hésitant pas à monter sur les podiums aux côtés du candidat pour afficher, le poing en avant, froncements de sourcils volontaires, bouche ouverte en pleine harangue comme pour mordre un ennemi invisible, sa détermination, sa conviction, tandis que son champion, près de lui, buvait du petit lait, comme on dit, en se rengorgeant derrière son masque clownesque avec cet étrange rictus bouffon et content de soi qu’il affectait en toutes circonstances possibles et que l’on aurait dit travaillé pendant des heures, devant un miroir et avec l’appui d’une batterie de coaches, de communicants, de professeurs de théâtre, non pour se donner un grand air noble, un air « présidentiel », encore moins pour exalter l’éventuelle grâce de ses traits en permanence recouverts d’une épaisse couche de maquillage couleur carotte, mais pour fabriquer précisément cela : un masque, qui fasse de lui une figure reconnaissable, identifiable, originale dans la galerie des visages en présence au sein de la sphère médiatique, une sorte de marque déposée visuelle, une face-logo, imitable et reproductible telle une effigie standard, gueule de marionnette de show télévisé, animée avec la même plasticité élastique qu’un personnage de cartoon récitant la palette restreinte d’expressions exagérées et de facétieuses mimiques que lui applique son dessinateur, encollée et fripée sous un improbable toupet blond peroxydé filasse, aplati et pour ainsi dire gazeux, presque translucide — un stratus en bord de mer un matin d’automne —, dont il n’y avait aucune raison de penser qu’il n’était pas « vrai » et qu’on aurait toutefois dit artificiel, volontairement posé là, à la façon d’un postiche outrancier et comique devenu un signe distinctif plutôt qu’une chevelure, comme si modeler, sculpter son propre ridicule avait été de sa part un stratagème résolu, concerté, visant à désarmer toute tentative de ridiculisation, et que faire de soi une caricature désamorçât toute caricature ; et à côté de cette singulière créature politique, l’entrepreneur de la Silicon Valley avec son costume sobre, aussi enflammé fût-il dans ses prophéties, ses gesticulations et ses proclamations, paraissait presque fadement conventionnel et, par contraste avec la présence totémique et carnavalesque de la haute et massive stature vers laquelle se tournaient ses encouragements, lui-même se retrouvait à tenir le rôle de gardien d’une étiquette traditionnelle, si bien que la vieille partition classique entre le fantasque bouffon bariolé et son monarque austère semblait s’être inversée, le pitre supposé s’étant revêtu de gravité et servant d’assesseur divertissant, de faire-valoir à l’aspirant à la magistrature suprême enveloppé dans son habit de clown.
À tout cela, que l’agent immobilier avait observé comme n’importe qui le pouvait faire en tapant dans une barre de recherches quelques mots-clés appropriés, comme nous tous donc, venait désormais se superposer sous ses yeux le corps un peu nerveux qui regardait autour de lui le lac, les pans de tourbière, les langues d’herbage d’un vert quasi fluorescent dans la lumière filtrée par les nuages, les coteaux boisés, tout ce paysage qu’il découvrait, dont au mieux il n’avait jamais vu auparavant que quelques photos glanées sur le web, et qu’il examinait résolument, sans paraître à aucun moment s’abîmer dans d’impromptus vertiges contemplatifs mais plutôt comme s’il passait l’horizon au scanner de ses exigences, en prêtant une attention renforcée aux sommets dont les crêtes enneigées paraissaient le réjouir particulièrement, sans doute parce ces scintillements diaphanes lui donnaient l’assurance qu’il n’était pas venu pour rien et que l’investissement qu’il s’apprêtait à faire était judicieux : ici, il restait de la neige ; ici, lorsque le monde entier serait devenu une étuve où les populations déplacées suffoqueraient en cherchant un peu d’air et d’eau, lorsque dans quelques années les dernières régions tempérées qui demeureraient seraient pleines à craquer et craqueraient, congestionnées de l’intérieur et prises d’assaut aux frontières par des hordes de réfugiés fuyant la chaleur et les guerres que la chasse aux (la lutte pour la possession des) rares ressources potables et comestibles multiplierait inévitablement, lorsque des pandémies globales à répétition, parfois parties d’un point zéro minuscule, anecdotique, du contact anodin entre un humain et un animal (une piqûre, une expérience de laboratoire foireuse, une ingestion importune, une ripaille malencontreuse) décimeraient des nations entières parce que leurs systèmes de santé seraient inexistants, engorgés ou dévastés par des décennies de réductions d’équipements, de moyens et d’effectifs, lorsque les foules surnuméraires et indésirables seraient parquées en masse dans des camps ou renvoyées sous les cagnards des pays d’où elles seraient parties — ici, il resterait de la neige, il resterait la fraîcheur du lac et la paix des tourbières, le calme de la rivière et de ses grèves sinueuses serpentant parmi des prairies, les falaises et les pics surplombants, les combes dévalées par des ruisseaux en cascades, il resterait le confort secret, désertique et hospitalier que ménagerait l’enclavement.
De très nombreuses fois, l’agent immobilier avait payé des achats en ligne au moyen de la plateforme créée par son nouveau client, même s’il ignorait alors qui il était ni comment, après avoir revendu sa première société au moment où la cote de celle-ci explosait, il avait investi dans le capital d’un célèbre réseau social qui, à cette époque-là, n’en était encore qu’à ses balbutiements avant d’exploser à son tour, valant à l’investisseur aventurier, lorsqu’il avait cette fois encore décidé de revendre ses parts, une vertigineuse plus-value de cent mille pourcents et une solide réputation de visionnaire, réputation dont il s’était servi — sur laquelle il avait capitalisé — afin d’ouvrir son propre fonds de capital-risque dont il était désormais le CEO tout-puissant, et d’être en sus convié à siéger aux conseils d’administration d’une kyrielle d’entreprises du même secteur, toutes d’anciennes startups devenues de gigantesques multinationales, au sein desquels il ne passait pas seulement pour un fin connaisseur de la tectonique des marchés, un habile détecteur des tendances en devenir, à l’instinct aigu, au flair incontestable, à la hardiesse ostentatoire, mais pour une sorte de Penseur, peut-être pas d’oracle mais d’orateur à l’antique, capable de persuader une communauté par son Verbe et sa vision, de l’impressionner et, par l’exemple, de la guider, de lui indiquer la marche à suivre, martelant des idées réputées iconoclastes dans les milieux où il officiait (et où avait plutôt cours, d’ordinaire, une forme de démocratisme mol où la vulgate néolibérale s’abouchait avec un mélange incongru de prédictions transhumanistes et d’œcuménisme moral consensuel contemplant béatement les bienfaits de sa propre bienveillance ; où la philanthropie individuelle se chargeait de se substituer à l’État-providence démantelé ; où des gouvernements d’experts attendaient sereinement leur inéluctable ratification électorale sous le patronyme des candidats qu’ils s’étaient choisis pour les incarner) et soutenant des théories extravagantes et simplettes qui passaient là pour d’intrigantes trouvailles.
Le quinquagénaire, qui se disait « libertarien », par quoi il entendait, aussi bien, se faire le champion d’une conception de la liberté débridée, quasi mystique, qui irradiât tous les domaines de la vie publique et privée (les marchés et les corps, la propriété et les mœurs, la circulation des biens et les déplacements de personnes), accordant aux individus le droit le plus absolu à disposer d’eux-mêmes (à conduire sans ceinture de sécurité, à se prostituer, à porter une arme, à coucher avec tout sujet consentant quels que soient son sexe et son âge, à migrer vers où bon leur semble, à blasphémer, à prier quelque dieu que ce soit, à s’adonner sans encombres à la consommation de drogues, à se jeter même du haut de l’Empire State Building s’ils le désirent), que se raccrocher à une tradition de pensée qu’il envisageait comme essentiellement américaine, donnant ainsi, sans apparemment y déceler aucun paradoxe, à sa notion de liberté cardinale une coloration étrangement nationaliste, l’idéologue amateur à la mâchoire saillante dont les chaussures en cuir, à présent, clapotaient dans les graminées humides, spongieuses d’un coin de campagne néo-zélandaise prétendait donc, entre autres troublantes fantaisies, que l’apogée de l’histoire américaine avait eu lieu dans les années 1920, au cours de la décennie précédant la Grande Crise, et qu’une des principales raisons du déclin qui s’était ensuivi résidait, non pas dans les effets de l’effondrement économique, ni même dans celui des abominables politiques d’inspiration keynésianiste qui avaient promu l’intervention de l’État honni dans le jeu des marchés, mais dans l’attribution du droit de vote aux femmes (c’est ce qu’il disait) ; que les institutions de son pays n’étaient plus en phase avec les nécessités du monde d’aujourd’hui, encore moins avec celles du monde de demain (il disait : « je ne crois plus que la liberté et la démocratie soient compatibles ») ; que la mort n’était qu’une sorte de défaut de fabrication, une maladie remédiable, dont les progrès de la technologie viendraient à bout d’ici quelque temps, c’était une affaire de décennies tout au plus, comme pour les vaccins destinés à endiguer certaines pathologies coriaces, et, pour sa part, il pouvait simplement regretter d’être né un peu trop tôt pour voir la mort effectivement éradiquée (il disait : « moi, je vivrai jusqu’à 120 ans ») ; qu’en attendant il était au moins possible de créer de nouveaux types de communautés en marge des règles astreignantes des nations : et il avait acheté une plateforme offshore, une île de ferraille, de tubulures et de pylônes, flottant au beau milieu de l’océan, en haute mer, là où les lois qui régissent les États n’ont pas cours, en vue d’y installer une petite confrérie utopique façonnée selon ses préceptes.
Peut-être espérait-il fonder une sorte de secte libertarienne ? Devenir le gourou d’un petit groupe d’illuminés fidèles prêts à le suivre dans toutes ses tocades et lubies, y compris les éventuelles frasques sexuelles et autres élucubrations ésotériques que ce genre de regroupements traditionnellement suppose ? Ou bien s’y faire proclamer roi, à l’image de cet hurluberlu nommé Bates (pas Norman, celui-là, mais Paddy Roy), ancien major de l’armée britannique et vétéran de la Seconde Guerre mondiale, qui, un jour de Noël des années 60, à bord d’un petit navire de pêche, en compagnie de quelques amis peut-être mal remis des agapes de la veille, encore avinés, l’estomac malaxé par le pudding et l’eau-de-vie de cerise, l’esprit comprimé par l’étau persistant des vapeurs du réveillon, et voyant dans cette sortie vivifiante au grand air, parmi les gerbes d’eau salée fracassées sur la coque et les rafales du vent glacé, une bonne chance de fouetter leur gueule de bois, avait accosté sur le HM — pour « His Majesty’s » — Fort Roughs, une ancienne plateforme militaire (un simple plateau métallique de 550 m², surmonté par une tour de défense anti-aérienne dont les canons qui la hérissaient jadis avaient depuis belle lurette disparu, posé sur deux énormes piliers cylindriques, et comptant parmi les anciens forts navals dits « Rough Towers » qui avaient eu pour vocation de protéger l’entrée vers l’estuaire de la Tamise contre les attaques allemandes, infrastructures brutalistes et préfabriquées que l’on avait acheminées par bateaux depuis la terre ferme, déposées à leur emplacement stratégique grâce à un système de soutes immergées dont l’ouverture, en les remplissant, faisait plonger leur énorme socle de béton, lequel, une fois coulé, s’immobilisait contre le fond sous-marin et ancrait ce bâtiment minimaliste, capable d’abriter une garnison de jusqu’à 200 soldats, logés dans des dortoirs pratiqués à l’intérieur même des piliers circulaires, sur toute leur hauteur et même jusqu’en-dessous du niveau des flots, si bien que certains bidasses dormaient, peut-être sans le savoir, dans une chambrée subaquatique), située à une grosse douzaine de kilomètres des côtes anglaises, au large du Suffolk, dans les eaux internationales de la mer du Nord, pour en prendre possession, y établir une principauté par lui baptisée Sealand et s’en autodésigner souverain. Sa Majesté n’entendait toutefois pas se laisser ainsi délester d’une pièce rouillée de son antique système de défense : la Couronne dépêcha une vedette de la Royal Navy pour arraisonner la base, raisonner son occupant néoprincier et l’expulser de son palais maritime ; mais à leur arrivée, c’est une rafale de tirs émis depuis la plateforme par le jeune Michael, fils de Paddy Roy, qui accueillit les soldats embarqués, lesquels rebroussèrent chemin — Sealand ne vaut pas un siège — et s’en remirent, pour trancher l’affaire, à la justice du Royaume, en l’espèce à une cour de l’Essex qui dut se déclarer incompétente, l’île artificielle se trouvant au-delà de la limite des eaux territoriales britanniques et ne relevant donc pas de sa juridiction. Le Prince Bates put continuer de régner sur son indépendant lopin enveloppé par les vagues et les brumes, allant jusqu’à le doter de sa propre monnaie, de passeports — certes non reconnus, monnaie ni passeports, ailleurs que sur la plateforme —, d’une constitution, et même d’un gouvernement, avec un Premier ministre en titre, le professeur Alexander Gottfried Achenbach, un ancien diamantaire d’Aix-la-Chapelle qui, quelques années après la création de la micronation, avait décider d’y migrer avec sa femme, portant le nombre total d’habitants à cinq, apportant sa contribution à la rédaction de la constitution locale et sa vigoureuse joie de vivre enfin dans un pays réellement libre, sans lois ni taxes, disposé à héberger les boîtes aux lettres d’entreprises ou de particuliers candidats à l’expatriation fiscale et à distribuer des pavillons de complaisance aux compagnies maritimes demandeuses, en attendant d’ouvrir bientôt un casino et, avec ça, l’hôtellerie de luxe qui recevrait les joueurs. Puis, au bout de trois ans, Achenbach s’était brusquement retourné contre le Prince, tentant de le destituer à la faveur d’un putsch militaire, épaulé par une poignée de mercenaires hollandais et allemands à sa solde, auxquels il avait dû faire miroiter on ne sait quelle récompense et dont l’on imagine sans mal la mine perplexe lorsqu’ils avaient débarqué, en uniformes paramilitaires et armés jusqu’aux dents, sur un tas de tôle oxydée suspendu à vingt mètres au-dessus des mers, au milieu des stocks de boîtes de conserve et des barils bleu pétrole au couvercle éventré servant à recueillir l’eau des pluies, d’où ils étaient repartis en emportant avec eux, prisonnier de guerre, le dauphin Michael Bates tandis qu’Achenbach prenait possession des lieux vidés par son adversaire à la façon d’un chef de junte. Aussitôt libéré, le jeune Bates à son tour avait monté une opération afin de déloger les intrus (il disait : les « terroristes ») et recouvrer son dû, livrant par surprise l’assaut en hélicoptère et, au terme d’un bref combat, sorte de blitzkrieg domestique, boutant l’illégitime locataire, rendant à son père son trône et l’honneur à sa patrie ; quant à l’imposteur Achenbach, après avoir été condamné à la prison, mais il n’y avait pas de geôle sur la base, finalement jeté hors de la plateforme, il fonda le « gouvernement de Sealand en exil » en espérant qu’un jour viendrait le temps de la reconquête — et des affaires juteuses — pendant que, de leur côté, les Bates, une fois apaisées toutes ces turbulences qui avaient, en quelque sorte, consolidé la légitimité de leur pouvoir (transformant, de fait, en un récit fondateur, en une geste héroïque, l’excentricité dérisoire et, il faut bien le dire, passablement imbécile d’une famille en mal de reconnaissance, comme s’il avait fallu, pour donner sa caution de réel à ce pays fantoche, une part d’Histoire elle-même parodique, recelant la dose requise de fictions diplomatiques et de péripéties guerrières, avec sa mauvaise dramaturgie, son scénario sommaire de convoitises, de trahisons et de coups d’État qu’on eût dit rejoué à partir des archétypes scellant le destin d’une nation véritable, mais à la façon d’une simulation, en modèle réduit, grossière, farcesque, satirique malgré elle, aussi succincte et resserrée que la ligne claire et les coloris outrés d’une vignette de bande dessinée), s’étaient attelé à ce qui préoccupe tout royaume digne de ce nom, à savoir la succession dynastique, la transmission d’une main vers l’autre de son sceptre de cour de récréation et de la prérogative à régner sur rien, sur du vide, Paddy Roy abdiquant, au crépuscule du millénaire, au profit de son fils, Michael le batailleur, lequel n’avait pas ménagé sa peine pour défendre la parcelle à lui promise, ni volé son héritage et son titre afférent de nouveau Prince, et qui, une fois que le pouvoir lui fût échu, s’échina à rentabiliser la plateforme, à la pourvoir d’une économie florissante (il disait : « moderne »), profitant de sa position entre la Grande-Bretagne et le continent, à un endroit où transitent un bon paquet des câbles sous-marins qui véhiculent les échanges d’informations entre l’Amérique et l’Europe — soit, à l’époque, le principal flux mondial —, pour offrir à de grands groupes industriels un espace tout trouvé afin d’y entasser leurs serveurs informatiques, leurs centres de stockage de données, cette prometteuse reconversion capotant finalement à cause d’un incendie, ou d’une mésentente quelconque, voire d’une malversation financière, on ne sait pas bien, qui laissa en tout cas le souverain sur sa plateforme désemparé et las, fatigué soudain de se dépeindre en maître d’un pays qui n’existe pas, usé par cette espèce de jeu de rôle grandeur nature dans lequel ses partenaires étaient trop peu nombreux, et toujours les mêmes, ou alors trop désinvoltes, ils n’y croyaient pas assez pour que lui-même continuât d’y croire, si bien qu’il décida de mettre en vente sa nation, son tas de tôle dont pas grand monde ne voulait en dépit de sa situation enviable à quelques encablures du littoral, de sa vue imprenable, à tribord, sur les plages d’Albion étendues au loin, à bâbord sur l’horizon infini de la mer du Nord, se retrouvant, à la fin de l’histoire, avec sa plateforme sur les bras, en attente d’un acheteur, d’un repreneur, d’un autre monarque, de quiconque voudrait bien l’en délester.
Peut-être, à l’instar du Premier ministre félon de Sealand, le libertarien exalté était-il plus intéressé par l’idée de se créer son paradis fiscal personnel ou son data center expatrié que par le fait de mettre en place une utopie offshore et de vivre une expérience communautaire ? Toujours est-il que l’agent immobilier, en le regardant maintenant faire quelques pas, sonder de ses semelles élégantes l’humus moelleux, l’herbe douce de sa prochaine acquisition, et en se repassant du bonhomme les quelques menus traits biographiques qui avaient été portés à sa connaissance, ne pouvait s’empêcher d’en éprouver un sentiment d’irréalité, non pas — tout de même pas — comme si s’était incarnée devant lui quelque créature mythologique soudainement survenue — tombée du ciel — dans son espace familier, ni comme s’il se fût trouvé victime d’un trouble hallucinatoire léger, spectateur d’un phénomène paranormal de bazar le mettant en présence d’un être incongru, espèce curieuse d’hologramme touristique et mouvant transplanté ici depuis un lieu situé à l’autre bout de la planète afin de visiter cette contrée sauvage, d’arpenter ce splendide paysage des antipodes, mais plutôt à cause de l’intrusion subite dans son monde d’un autre monde dont l’existence lui était, se rendit-il compte, jusque-là restée douteuse, réduite à l’état de rumeur lointaine et abstraite, à un agrégat d’images exotiques et de noms sans rien derrière, à une réserve de rôles secondaires, de rubans de cotations absconses et d’intrigues mineures défilant aux heures creuses sur les chaînes d’information en continu : si, en quelques décennies de carrière, l’agent immobilier avait vu lui aussi sa profession évoluer, son business changer de forme, l’estimation et la présentation des biens sur le terrain largement remplacées par l’administration d’un catalogue de jolies photos et de notices descriptives stéréotypées déposé sur un site internet (et il se dit qu’au fond, il avait parfois un peu la même fonction que la plateforme de paiement en ligne qu’avait fondée son client : servir d’intermédiaire virtuel entre un vendeur et un acheteur), jamais il n’eût imaginé que la Nouvelle-Zélande deviendrait un eldorado tempéré ni que son métier consisterait un jour à composer des propriétés sur mesure pour des milliardaires parachutés, fuyant (prévoyant de fuir) l’apocalypse ou une révolution (ce qui signifie pour eux peu ou prou la même chose) et désireux de venir s’y réfugier ; jamais il n’eût pensé que des fermes isolées, des amas de rocaille suintante, des étangs à roseaux, des fourrés obscurs et des morceaux de lande déserte à quoi lui-même ne prêtait guère attention éveilleraient l’avidité de personnes comme le libertarien au dentier rutilant et nombre de ses pairs de la Silicon Valley, et avec eux maints autres entrepreneurs californiens ou new-yorkais, en tout plusieurs milliers d’Américains au nom desquels avaient été récemment déposés des demandes de nationalité et des permis de construire auprès des autorités un peu partout dans le pays, et qui se découpaient de larges pans de ces verdoyantes et hostiles terres australes, s’y forgeaient des domaines aussi vastes que des seigneuries médiévales, de vrais petits royaumes privatisés taillés directement dans le cadastre en suivant un tracé invisible à l’œil nu sur la peau du territoire, épousant l’idée d’une délimitation abstraite (une sorte de périmètre sanitaire fictif, reléguant les premiers voisins, passants ou importuns potentiels à une distance arbitrairement jugée comme suffisante) plutôt que le profil du relief avec ses caprices topographiques et géologiques, dans les replis desquels, bientôt, ils feraient bâtir d’immenses maisons fondues dans la nature, les châteaux forts de leur temps (ceux-là, à la différence de leurs archaïques cousins européens, non pas érigés en évidence sur des promontoires saillants de manière à contrôler les espaces étendus en contrebas, vallées, plaines ou collines alentour, et à en être vus en retour, de toute leur hauteur intimider les environs, mais, au contraire, soigneusement dissimulés, à peine perceptibles du dehors pour qui ignore leur localisation exacte, et la surveillance s’exerçant vers l’intérieur afin d’y empêcher tout incident et tout imprévu), leur architecture faisant corps avec la configuration du terrain, scellée dans un socle minéral ou absorbée dans l’environnement végétal, à la manière de certaines des habitations créées par Frank Lloyd Wright et inspirées par elles.
En-dessous de ces résidences (ou plutôt : à côté, à quelques pas de là, un peu à l’écart, enfouis à plusieurs mètres de profondeur et accessibles, depuis le corps de bâtiment principal, par une galerie secrète, ou bien par une porte blindée cachée dans une encoche de rocaille, camouflée sous des couches de peinture écaillée de la même couleur brunâtre que la terre où elle est encastrée, au flanc d’un talus anodin enveloppé sous un tapis de mousse veloutée et de fougères bruissantes, entre des racines d’arbres rongées de lichen et les éboulis de pierraille, au pied d’une longue volée de marches descendant tout droit le long d’un boyau de béton à la voûte cintrée en arc, des appliques murales en forme de coquilles de verre rainurées, enserrées dans un treillage en fer, toutes identiques avec leurs ampoules LED diffusant une lumière blafarde et scandant la descente du raidillon à intervalles réguliers, comme à l’entrée d’une grotte préhistorique inconnue du public et laissée aux seuls soins des spéléologues chargés de l’explorer), ils se feraient creuser et aménager des bunkers gigantesques, véritables palais souterrains suffisamment vastes pour y rassembler leur famille, leurs proches avec eux, y entreposer de quoi soutenir des mois, des années de confinement et d’isolement total, y recréer les conditions d’une vie complète underground, pourvoyant leur refuge de tous les conforts, cuisine équipée et chambres douillettes, suites parentales et lits king size, salons cossus aux meubles en bois, fauteuils en cuir et canapés moelleux, home cinema et salle de sport, table de jeu revêtue de son tapis vert pour y taper le carton, faire un poker entre amis, caves à vin et à cigares, fumoir avec conduits d’aération encaissés dans le sol de la forêt du dessus et solarium artificiel agrémenté d’une plage de sable fin où patientent des chaises longues en attente de corps indolents à prélasser, salle à manger avec table de banquet pour trente personnes, des écrans dans toutes les pièces, de grands tableaux photographiques paysagers rétroéclairés insérés dans les parois pour faire oublier l’absence d’ouvertures vers le dehors, tous les luxes sauf celui de l’air libre et du ciel ouvert ; et l’agent immobilier savait bien que l’habitat sécurisé qui bientôt serait construit ici, quelque part, au fond d’un bois ou dans les pentes d’une montagne, à un endroit que lui-même ignorerait et dont on ne le consulterait pas pour choisir l’emplacement, dont l’on veillerait même à ne pas lui parler, à aucun moment, de manière à ne pas éveiller ses soupçons et afin qu’il ne disposât pas d’une information qu’il pût ébruiter, utiliser ou monnayer, laissant le soin d’identifier le lieu idoine et clandestin à l’entreprise spécialisée dans ce genre de construction post-apocalyptique (les fabricants de la Rolls du bunker, les maître-artisans de l’abri antiatomique, du terrier de prévention contre les tsunamis et de la caverne de protection contre les chutes de météorites, les orfèvres de la disparition douillette orchestrée) à qui serait confiée la tâche de construire ce petit monde en vase clos destiné à se substituer au monde extérieur, un monde minuscule pour tenir le monde à distance, un monde à part pour échapper au monde commun, un monde à soi pour se prémunir contre le monde des autres, un monde fermé, figé, ordonné, immuable, pour se préserver de l’incertitude et des turpitudes du monde, un monde qui soit le moins possible un monde, il savait que cette alvéole à venir (cette espèce de matrice définitive au lieu d’être originelle, cet antre de régression protectrice tellement contraire, pourtant, aux valeurs de pionniers vigoureux et pleins d’audace, chantres d’un espace ouvert à conquérir, à dompter, dont s’emparer, que professent les libertariens, cet utérus foré, encavé dans des couches fossiles de sédiments et de roches) était, bien plus que les merveilles naturelles alentour que l’entrepreneur de la Silicon Valley embrassait du regard en feignant désormais de s’extasier, la seule raison qui l’avait poussé à prendre son jet privé pour traverser le Pacifique, atterrir sur l’aéroport de Dunedin où l’attendait l’hélicoptère réservé pour lui et survoler la pampa, les lacs renfoncés dans leur bassin de verdure ondoyante, les chaînes montagneuses, jusqu’à ce coin paumé où son factotum l’avait devancé pour préparer son arrivée et où il demandait, une nouvelle fois, à l’agent immobilier de lui montrer où passeraient les frontières de sa future propriété ; et tandis que l’agent s’exécutait en traçant dans l’air avec le doigt une ligne imaginaire qui parcourait, tout autour d’eux, les formes présentes dans leur champ de vision, et qu’il commentait, au fur et à mesure, « par-là, par-là, et là-bas derrière », le motif sphéroïdal qu’il dessinait ainsi dans le panorama, le nouveau propriétaire des lieux hochait la tête, sans qu’on eût su dire si cette approbation discrète traduisait chez lui la satisfaction à l’idée de s’offrir ce morceau d’une nation dans l’indifférence à celle-ci et dans l’espérance que, réciproquement, celle-ci demeurât le plus indifférente possible à son habitant barricadé, cloîtré, terré, soustrait au regard comme à la citoyenneté, ou si son geste était une simple convention, une marque de politesse, juste pour signifier qu’il écoutait ce que l’autre avait à lui dire et regardait ce qu’il lui désignait.
Puis le conseiller-factotum se racla la gorge. En faisant un geste léger de la main, comme pour rappeler son existence à ses deux compagnons absorbés dans leur contemplation des étendues, il força la voix pour dire : « Monsieur Tiehl, s’il vous plaît ? Par ici… » et, en avançant de quelques pas, il donna subrepticement le signal qu’il était temps de monter voir la maison, c’est-à-dire la bâtisse malingre qui se tenait là-haut, en équilibre sur le rebond d’une colline, et qui constituait le corps de bâtiment principal situé parmi les 2 000 hectares acquis pour 12 millions de dollars par le libertarien, dont les trois visiteurs qui se dirigeaient vers elle, l’un derrière l’autre, telle une cordée, l’agent immobilier ouvrant la voie devant Monsieur Tiehl qui arquait en soufflant exagérément, allongeant sa respiration comme s’il mimait un effort plutôt qu’il ne l’accomplissait, et le factotum fermant la marche, savaient pertinemment qu’il n’en resterait rien dans quelques jours ; que, dès que les travaux commenceraient, que les pelleteuses, les bétonneuses et les remorques se présenteraient, elle serait aussitôt désossée, détruite, rasée, son emplacement effacé, reboisé, semé de plantes ou de gazon, les tuyaux et les canalisations qui la raccordaient au reste de la civilisation prolongés pour aller plus loin se brancher aux équipements neufs, arrivées d’eau et terminaux de fibre optique, venus se loger dans les tranchées creusées pour alimenter la villa furtive et le bunker occulte ; que disparaîtraient dès lors tous les vestiges de cette ferme bâtie de bric et de broc, qui sentait les raccrocs successifs, les ajouts et les rafistolages, la vieille demeure initiale à peine plus grande qu’une bergerie de montagne à laquelle se greffait une aile en parpaings crépis à la truelle dont aux angles encore se laissait voir le matériau granuleux constituant les éléments basiques, mal ajointés, qui formaient l’ensemble, devant cela un terre-plein boueux où traînaient une charrette hors d’âge renversée, ses brancards pointés vers le ciel, un vieux coutre de charrue encrouté de rouille et planté dans une souche, des jerricans à essence vides, un tricycle d’enfant en plastique sale dont les pédales s’étaient perdues, accolée contre un pan de l’habitation une réserve de rondins de bois empilés en monticules réguliers sous un appentis, avec, en face, de l’autre côté de cette basse-cour abandonnée, en guise de dépendances, une cahute de planches crevées, à l’ouverture retenue par un cadenas (étonnamment) flambant neuf, et, sur un bord, un monticule de compost mélangé, fumier, feuilles mortes en décomposition, épluchures diverses et variées qui fermentent, coincé entre le poulailler au grillage éventré, déplumé de ses volailles, et l’étable avec la porte qui bat sur ses gonds en grinçant, toutes les traces dernières, semées et oubliées par les habitants qui avaient dû récemment plier bagages, comme partout dans le pays leurs semblables, afin de faire place aux investisseurs arrivés d’outre-Pacifique, et qui, avant de se voir dispenser la manne inattendue que soudainement leur valaient leurs piètres possessions, avaient toujours considérées celles-ci, depuis qu’ils en avaient hérité, comme une sorte de plaie atavique et irrécusable à laquelle leur destin était inextricablement noué, avec quoi leur existence se confondait, qu’ils n’avaient pas choisie, pas souhaitée, pas demandée, mais que leur seul sort ici-bas (celui que leur avaient légué Dieu et la poignée de colons écossais qui jadis étaient venus se perdre dans ces terres ruisselantes et grandioses, pareilles à une autre Écosse jetée à l’envers de la planète) était d’entretenir et de perpétuer, en dépit de l’âpre et répétitif labeur qu’un tel sacerdoce agricole nécessitait, et en remerciant encore le Seigneur qu’une telle tâche leur fût confiée, à eux, pauvres pécheurs de rien du tout, simples et rudes éleveurs de moutons aux noms descendus des Highlands, aux épaules larges, aux mains comme des battoirs qui leur servaient autant à manier la tondeuse à laine avec laquelle ils ratiboisaient les bêtes, à brandir la tronçonneuse afin de débiter du bois, à conduire leurs tracteurs dans des ornières fangeuses, qu’à attraper le ballon sur les terrains de rugby des bourgades environnantes (à peine des bourgades : plutôt des lambeaux épars de peuplement sans histoire où ce qui faisait communauté se réduisait à une adjonction incertaine de maisons disséminées dans la campagne et incidemment regroupées, comme par le hasard, le long d’une route et autour d’une église en bois, au clocher pas plus haut que les poteaux du terrain de rugby voisin) ; et au milieu de ces vieilleries récentes, de ces bribes de vie oubliées derrière soi par des gens anonymes qu’il ne croiserait jamais et qui ne ressemblaient en rien à ceux qu’il fréquentait dans sa vie californienne, des gens dont il n’arrivait pas même à se figurer un visage possible, à leur conférer une allure autre que celle de la version indigène, locale, d’un plouc redneck électeur du président national-affairiste à l’évanescente moumoute jaune poussin qu’il avait contribué à promouvoir, le libertarien Tiehl déambulait : il s’approcha du tricycle en imaginant l’enfant qui l’avait fait rouler, de ses petites jambes avait appuyé de toutes ses forces sur les pédales disparues pour traverser la basse-cour avec cette manière effrénée qu’ont les gosses de donner des coups de guidon intempestifs qui les font dévier de leur trajectoire sans cesse redressée au lieu de filer tout droit.
Cantonnés un peu en arrière, le conseiller-factotum et l’agent immobilier le regardèrent rester longuement penché sur le piteux jouet, recueilli dans une rêverie impromptue, comme s’il cherchait dans sa mémoire à faire resurgir un souvenir qui (ou bien qu’il y fût trop profondément enfoui pour qu’il parvînt à s’extraire des couches de passé qui l’encombraient, ou bien que les associations par le biais desquelles Tiehl tentait de l’approcher ne fussent pas les bonnes et qu’il le cherchât donc, en quelque sorte, au mauvais endroit — et, durant cet improbable suspens, alors que Monsieur Tiehl, figé dans son étrange posture, menait sa mystérieuse enquête intérieure, ses deux compagnons évitèrent, d’un commun accord tacite, de se tourner l’un vers l’autre, de s’interroger du regard, tous les deux gênés d’assister à une scène à laquelle ils ne se seraient pas attendus, à laquelle ils n’étaient pas préparés, qui ne les concernait pas et dont les mobiles leur restaient parfaitement impénétrables) lui demeurait (ce souvenir) scellé, inaccessible, et se dérobait irrémédiablement malgré les efforts qu’il s’obstina, quelques instants encore, à essayer de poursuivre, avant de renoncer, de relever la tête et d’aviser un peu plus loin, étalée dans l’herbe mouillée, une planche de surf abîmée qui le laissa dubitatif — car, pensa-t-il, la mer n’est quand même pas à côté —, avant de se rendre compte en s’approchant plus près qu’il s’agissait en fait d’une planche à voile, avec laquelle son propriétaire, à défaut d’océan, s’était sûrement contenté d’aller voguer sur le lac, juste ici, en bas.
Il en était là de ses minutieuses inspections incongrues, des vagues d’interrogations improbables et sourdes qu’elles paraissaient soulever en lui et auxquelles ses comparses de fortune, avec patience, l’observaient se livrer sans oser le perturber si bien que, immobiles, ils étaient plantés un peu ridiculement, en arrêt, sur leurs jambes raides, ne sachant quels gestes accomplir, quels déplacements engager, ni comment manifester leur présence auprès du libertarien absorbé, lorsque le vent qui tout à l’heure, dans la prairie, après que les pales de l’hélicoptère s’étaient arrêté de tourner, avait faibli jusqu’à n’être plus qu’un filet d’air caressant les visages des trois hommes, en rafales subites se remit à souffler sur le plateau où se trouvait la ferme, provoquant de conserve chez tous les trois le réflexe immédiat de détourner la tête, de s’emmitoufler, de remonter leur col, et extirpant de sa torpeur le libertarien qui fut pris d’une quinte de toux et sortit alors de sa poche un de ces petits inhalateurs consistant en un bec de plastique incurvé où l’on visse un flacon de produit pharmaceutique et qui, lorsque son asthmatique d’utilisateur le presse, lui vaporise dans la bouche une âcre bouffée de gaz ; à coups rapides, quatre fois de suite il répéta l’opération, aspirant la vapeur thérapeutique avec un petit rictus de dégoût (pas de dégoût : plutôt de déplaisir résigné et rompu à l’exercice, trouvant peut-être dans ce désagrément le réconfort paradoxal d’un geste familier, d’un petit rituel personnel, un soulagement dû autant à l’action du médicament qu’à l’effet de l’habitude) ; puis, d’un air agacé, il attrapa à l’intérieur de sa parka un smartphone dont il fit, d’un glissement de l’index, défiler l’écran et sur lequel il pianota quelques instants, énergiquement, avant de le remettre à sa place ; tâtonnant ensuite du plat de la main à travers le tissu, il piocha dans un interstice un minuscule objet translucide en quoi l’agent immobilier mit un peu de temps, en voyant Tiehl casser entre ses doigts la languette qui la maintenait fermée, à reconnaître l’une de ces petites fioles en plastique, fines et courtes, contenant du sérum physiologique, dont le libertarien en renversant le visage vers le ciel et sans se rendre compte (ou n’en ayant que faire) de la grimace disgracieuse et stupide qu’il commettait ainsi, entièrement concentré dans l’opération qu’il était en train d’accomplir, ouvrant grand la bouche en laissant apparaître les alignements impeccables de son râtelier chirurgical, entreprit de se verser quelques gouttes dans chaque œil, passant de l’un à l’autre d’un même mouvement, avant, du revers de la main, de s’essuyer l’arête du nez qui avait dû recevoir au passage une giclée du fluide salin et de revenir à grands pas, sans plus s’attarder sur les souillures et les babioles qui jonchaient le terre-plein, les reliquats dérisoires des fermiers expropriés, vers l’agent immobilier et le conseiller-factotum qui commençaient à piétiner, à avoir hâte de redescendre et de reprendre le chemin en ligne droite qui les ramèneraient sur la zone où, déjà, le pilote de l’Agusta A. 109, qui, depuis sa cabine, avait dû guetter l’évolution des silhouettes qu’il apercevait en haut de la colline, remettait les rotors en route, prêt à redécoller.