Théâtre

Dérèglement climatique — Le jour où nous avons pris le pouvoir

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Grand-peur et misère de la crise climatique ? Si l’on en croit l’avis selon lequel celle-ci prend aussi la forme d’une crise générationnelle, la première pièce de Maxime Motte, comédien et metteur en scène, donne l’occasion d’une mise en situation déroutante. Une pièce inédite distinguée, au printemps dernier, par le palmarès de l’Aide à la création de textes dramatiques du centre national Artcena — et qui attend la scène avec impatience.

 

PERSONNAGES

La mère
Le père
Noé, le fils (adolescent, entre 15 et 17 ans)
Zoé, la fille (adolescente, entre 10 et 14 ans)

 

ACTE I

Deux parents, totalement détendus, côte à côte sur un canapé, devant un téléviseur.
Le salon de la maison, meublé de manière standard. Des meubles fabriqués en série par une grande entreprise scandinave, qui pourraient être chez n’importe qui d’autre. L’ensemble laisse à penser qu’il s’agit d’une famille de la classe moyenne.
La mère et le père éclatent de rire collés devant le nouvel épisode de leur série, apparement humoristique.
Leurs deux adolescents, Noé et sa petite sœur, Zoé, entrent dans le salon. La porte s’ouvre brutalement. L’ado n’a pas contrôlé sa force.
Nouveaux rires des parents.

LE PÈRE. – Que c’est con ce truc !

La mère et le père absorbés par la télévision n’ont même pas noté leur entrée.
Les deux ados restent bras ballants. Noé, de la génération qui dépasse d’une tête celle de ses parents, sonde sa sœur. Zoé, qui abandonne les dernières rondeurs de l’enfance, avance vers ses parents, le regard déterminé.

ZOÉ. – On fait un jeu ensemble ?

Les deux parents rient à nouveau. Le père répond, concentré sur son écran.

LE PÈRE. – Oui… Ça finit dans 10 minutes…

Les deux ados sont dépités par la réponse. La mère le remarque, se décale et les encourage à venir s’assoir avec eux.

LA MÈRE. – Mettez-vous là.

Noé s’impatiente, regarde sa montre. Zoé lui jette un regard complice, lui fait signe de la rejoindre sur le canapé. Ils s’installent tous les deux. La cadette s’assied à côté de son père et sort une cordelette de sa poche.

ZOÉ. – On commence le jeu.

Zoé, sans attendre de réponse, prend les mains de son père, les pose sur ses genoux et commence à lacer sa cordelette autour.

LE PÈRE. – C’est quoi ce jeu ?

Le frère fait la même chose avec la mère. Il semble gêné, essaye de donner le change avec autant d’assurance qu’il le peut.

NOÉ. – Un tour de magie…

Zoé, plus maîtresse d’elle-même, paraît tout à fait à son aise.

ZOÉ. – Une fois attachés, vous devrez répondre à des questions pour essayer de vous libérer.

LA MÈRE (amusée, deuxième degré). – Alors moi, ça n’a jamais été mon truc ce genre de jeu.

LE PÈRE (plein de sous-entendus). – Malheureusement…

La mère et le père se marrent, complices. Les deux enfants font mines de ne pas avoir entendu, ils ont terminé de lier les mains de chacun de leurs parents.

LE PÈRE (regardant son nœud). – Vous n’allez pas réussir à grand-chose comme ça.

Le père parvient à s’enlever la cordelette, en moins de deux, puis l’attache aux mains de sa fille.

LE PÈRE. – Essaye de l’enlever.

Zoé essaye de se défaire de la corde. En vain. Noé veut intervenir. Zoé lui fait signe de ne pas bouger.

LE PÈRE. – Si je me détache tout de suite, il ne marche pas votre tour.

ZOÉ (plus dépitée qu’il n’y paraît). – Oui…

LA MÈRE. – Moi, Noé m’a ficelée comme un rôti !

NOÉ. – J’ai trop serré ?

LA MÈRE. – Je te fais marcher Minou.

Le père détache Zoé, lui donne la cordelette et lui tend ses deux poignets serrés l’un contre l’autre. Zoé attache les poignets du père, serre son nœud.
Le père tente de décoller ses mains. Il n’y parvient pas, regarde Zoé avec satisfaction, lâche un grand sourire.

LE PÈRE. – Là, je vais avoir plus de mal !

La série télé fait entendre un nouvel effet comique. Les deux parents explosent de rire. La mère, hilare, se tourne vers les enfants.

LA MÈRE. – Vous ne trouvez pas ça drôle ?

ZOÉ. – Pas vraiment.

NOÉ. – Non.

Noé se tourne vers son père.

NOÉ. – Je peux essayer aussi ton nœud ?

Le père approuve, tend ses jambes. Noé sort une autre cordelette qu’il attache aux pieds du père.

LE PÈRE. – Arrête !

Noé se fige. Cette fois, une tension apparaît chez les deux enfants.

LE PÈRE. – La pointe. Tu la passes d’abord par le haut et c’est après que tu fais ta boucle.

Noé se détend, exécute la technique.
Les deux enfants observent le père maintenant fermement maintenu aux pieds et aux mains et la mère dont les mains sont jointes.
Noé se lève, se raidit.

NOÉ. – Nous devons vous poser des questions.

Le père le regarde surpris et amusé.

LE PÈRE. – Waouh ! Tu fais peur là !

La mère et le père sont toujours aussi détendus devant leur émission.

LA MÈRE. – Torquemada ! Tu nous soumets à l’Inquisition ?

Le père rit du mot de sa femme. Il essaye, les mains liées, d’attraper la télécommande pour augmenter le volume.

LE PÈRE. – Ah oui mais là, ça ne va pas être pratique votre truc.

Zoé prend la télécommande, coupe le son.

ZOÉ. – Vous devez entendre nos questions si vous voulez y répondre.

Le père regarde dépité son écran sans le son.

LE PÈRE. – Votre histoire, ça dure longtemps ?

NOÉ. – 5 minutes. Si vous répondez vite aux questions.

Zoé se veut précise.

ZOÉ. – Avec les bonnes réponses !

Le père est déjà démotivé.

LA MÈRE. – Chéri, pour une fois que nous faisons un jeu tous ensemble.

Il soupire.

LE PÈRE. – D’accord !

Les deux enfants sont soulagés.

LE PÈRE (à Noé). – Tu peux me prendre un coca dans le frigo ?

Noé le regarde décontenancé. Le père montre ses pieds et poings liés.

LE PÈRE. – Je ne peux pas bouger… C’est votre jeu.

NOÉ. – Il n’y a pas coca. Que veux-tu d’autre ?

LE PÈRE. – Tu vas en trouver. J’en ai acheté ce matin.

Noé et Zoé le dévisagent.

ZOÉ. – Quoi !

Le père les observe sans comprendre.

LA MÈRE. – J’avais dit aux enfants que j’étais d’accord pour ne plus en acheter.

Le père est consterné.

LE PÈRE. – Coca aussi c’est banni ?

ZOÉ. – Coca-cola siphonne l’eau de la planète !

NOÉ. – 70 litres d’eau pour fabriquer un litre de leur décapant. 300 milliards de litres d’eau par an, sans compter…

LE PÈRE (interrompant Noé). – Eh les enfants, ça va, là ! Zoé m’a déjà foutu tous mes jeans à la poubelle parce que « c’est pas écolo », je n’ai rien dit…

ZOÉ. – Tu n’as rien dit ?

LE PÈRE. – Oui, enfin je ne t’ai pas punie …

Noé interrompt sèchement le débat.

NOÉ. – Ça va, on s’en fout là !

LE PÈRE. – Non, on ne s’en fout pas. Je suis sympa. C’est bon ! Nous avons arrêté le Nutella, je bois du vin bio, je pète une bouteille sur deux avec vos sacs papiers. Je fais tous les efforts pour vous faire plaisir…

La mère observe le regard furieux des enfants, temporise.

LA MÈRE. – C’est pour toi aussi. Là ce n’est pas juste pour leur faire plaisir, chéri. C’est pour tout le monde. Nous étions d’accord pour tous faire un peu plus attention.

La mère lui sourit. Le père essaye de dédramatiser, se tourne vers Noé.

LE PÈRE (à Noé). – Okay… Prends-moi un… Nespresso, machiato. S’il te plaît.

Regard de feu de Zoé.

ZOÉ. – Tu as racheté des capsules ?!

Le père se marre.

LE PÈRE. – C’est une blague !

La mère, elle, rit aussi de bon cœur en voyant la tête des enfants consternés.

LA MÈRE (amusée). – Oh les minous ! Empêcher le rire, c’est le début la dictature.

La mère et le père s’amusent de leurs ados.

LE PÈRE. – Un verre d’eau, du robinet. J’ai le droit ?

Noé sort vers la porte que l’on imagine celle de la cuisine. Au passage, il consulte son portable.

LE PÈRE (complice, à sa femme). – La Stasi ! Un peu plus j’y passais.

Zoé s’impatiente à son tour.

ZOÉ (à ses parents). – Bon ! On peut commencer là ?

LA MÈRE. – Je vous attends, moi.

ZOÉ. – Papa, on peut y aller ?

LE PÈRE. – Convention de Genève ! Le prisonnier a le droit de s’hydrater.

Zoé soupire.

LE PÈRE. – Fais attention ma puce, attacher les gens ça ne te réussit pas.

Zoé essaye de jouer le jeu, simule un sourire.

Noé revient avec un verre d’eau, le donne à son père et se dirige vers Zoé.

Le père boit avec satisfaction.

LE PÈRE. – Il commence à faire chaud, non ? Chérie tu n’en veux pas.

La mère répond « non » d’un signe de tête. Le verre bascule, le père essaye de le rattraper avec ses deux mains liées. Le reste d’eau du verre se renverse à terre.

LE PÈRE. – L’eau gâchée, ce n’est pas ma faute !

LA MÈRE. – Ne sois pas surpris si tu n’as plus le droit de boire.

Les deux parents rient ensemble, se tournent vers les enfants qui ne relèvent pas. Ils sont trop concentrés. Noé glisse une information discrètement à Zoé. La nouvelle la réjouit. Son frère lui désigne l’heure sur sa montre.

LA MÈRE (avec légèreté). – Nous réclamons notre interrogatoire.

LE PÈRE. – Allez-y ! Tirez nous les vers du nez.

Zoé reprend la main.

ZOÉ. – Papa ! Es-tu prêt à changer de travail ?

LE PÈRE. – Ça dépend. Pour quoi faire ?

ZOÉ. – Quelque chose d’utile.

LE PÈRE. – Ah, bah merde, moi qui croyais utile de vous nourrir.

Les deux parents partent dans un fou rire. Noé, furieux, sèche le père directement.

NOÉ. – Les saloperies que tu nous achètes à bouffer ?

Le père cesse immédiatement de rire.

LE PÈRE. – Noé, c’est le week-end. Je n’ai aucune envie que nous recommencions à nous disputer.

LA MÈRE. – Noé ! Nous sommes gentils. Ne tire pas sur la corde !

NOÉ. – C’est lui ! Il fait exprès. Y a une côte de bœuf de deux kilos dans le frigo, achetée au supermarché !

Noé fixe sévèrement son père.

NOÉ. – Juste pour savoir. Tu aimerais te retrouver enfermé dans un boxe de la largeur de ton cul, jamais marcher, jamais voir le jour, te faire engraisser par des merdes, te faire mettre un hublot dans le ventre, te…

La mère remarque Noé qui monte en température, l’interrompt.

LA MÈRE. – Okay Noé, nous avons compris. Ce n’est pas une raison pour être désagréable avec ton père. Sinon, nous stoppons tout ça, et vous allez dans vos chambres.

Zoé jette un regard froid à son frère. Il prend sur lui, fait un signe désolé. La sœur tente de détendre l’atmosphère.

ZOÉ. – Papa, et si tu changeais de boulot justement pour une activité qui nous nourrisse mieux ?

LE PÈRE. – Que veux-tu dire ? Qui rémunère plus ? Pourquoi pas. Mais qui me trouve le boulot ? Toi ? Mon salaire n’est pas négligeable, tu sais. Il faut déjà pouvoir le gagner. Deux gosses à nourrir. Même s’ils ne bouffent que des légumes.

Sans que le père ne le remarque Noé a une expression dépitée. Il regarde sa montre, s’impatiente plus encore. La chaleur se fait sentir de plus en plus dans le salon.

ZOÉ. – Non, non… Tu travaillerais moins, tu aurais plus de temps…

La mère rebondit immédiatement.

LA MÈRE. – Ah, moi : « oui » ! Si je pouvais avoir plus de temps.

NOÉ (las). – Maman ce n’est pas ton tour.

LA MÈRE. – Il n’a pas l’air très drôle votre jeu.

LE PÈRE. – Ça dure combien de temps encore ? Votre mère et moi pour une fois nous passions un moment ensemble, tranquilles…

Zoé sent la situation lui échapper. Elle tente de rebondir. Noé consulte son portable. Il s’alarme. Stoppe sa sœur avant qu’elle ne parle.

NOÉ. – Non, mais là ça va durer des heures. On n’aura jamais le temps.

ZOÉ. – Pose-les toi les questions, si tu fais mieux !

LA MÈRE. – Le temps pour quoi ?

NOÉ. – Okay. Papa. Accepterais-tu d’abandonner ton travail, ton mode de vie, pour faire quelque chose qui serve à tout le monde ?

LE PÈRE. – Je ne sais pas si tu fais exprès. Tu es extrêmement désobligeant.

NOÉ. – Pourquoi ?

LA MÈRE. – Ton père a raison. Tu sous-entends qu’il fait quelque chose d’inutile. C’est vexant, enfin !

ZOÉ. – Mais c’est vrai !

NOÉ. – Je n’ai pas dit : abrutissant ou nocif. J’aurais pu.

Noé ne plaisante pas. La mère s’offusque.

LA MÈRE. – Noé demande pardon à ton père. Tout de suite.

LE PÈRE. – Je crois que nous allons arrêter là.

Le père décide de cesser le jeu, tente de se défaire de ses liens.

NOÉ. – C’est pas la vérité ? Tu pousses les gens à acheter des trucs qui ne servent à rien. Tu te demandes parfois ce qu’ils pourraient faire de cette thune ? Tu t’interroges sur l’utilité de faire ça ? Pour la planète ? Avec ton obsolescence programmée. Même pour toi ! Plus l’émission de CO2 qu’il faut pour produire les conneries que tu vends !

Ni le père, ni la mère n’ont le temps de répondre, Zoé surenchérit aussitôt.

ZOÉ. – Tu épuises la terre pour rien !

NOÉ. – Tu participes à signer notre arrêt de mort. Tu…

LE PÈRE (l’interrompant net). – Ça suffit ! Détachez-moi.

La mère est hors d’elle.

LA MÈRE. – Ça ne va pas ! Vous êtes en pleine crise d’ado. Qu’est-ce que c’est ça !

La mère regarde sèchement Noé.

LA MÈRE. – Tu es lâche. Tu nous attaches et tu nous insultes. Si tu as besoin de faire ton petit coq, tu sors, tu vas courir mon grand. C’est bon, détachez-nous tout de suite et présentez vos excuses à votre père.

Noé se marre.

NOÉ. – J’adore ! Nous ? Nous ! Nous demandons pardon ? C’est à lui de demander pardon.

LE PÈRE. – Là, ça ne m’amuse plus du tout. Toi mon petit con, je vais te montrer qui est l’adulte ici !

Le père, furieux, d’un bond se lève, veut s’avancer vers Noé… tombe au sol. Sans pouvoir se relever, bloqué par ses deux pieds liés et ses mains attachées.
Noé le regarde avec mépris remuer par terre. La mère n’en revient pas. Zoé observe, déterminée. Le soleil cogne contre les vitres. La chaleur est harassante.
Noé finit par l’aider à s’assoir sur le canapé. Père et fils se toisent.

NOÉ. – Vaut mieux que tu restes comme ça.

Le père n’en revient pas, ne comprend plus.

LE PÈRE. – C’est une blague ? … Vous nous faites une caméra cachée là ?

La mère observe le regard froid de son fils.

LA MÈRE. – Noé, qu’est-ce qui se passe ? On t’a lavé le cerveau ?

Noé ne bouge pas, continue à le dévisager. Le père détourne le regard vers sa fille.

LE PÈRE. – Zoé, enlève-moi ça.

ZOÉ. – Je peux pas.

La tension s’intensifie. Le père plonge son regard dans celui de son fils.

LE PÈRE. – Noé, fais très attention. S’il y a une chose que je ne supporte pas c’est la manipulation des plus faibles. Je ne sais pas ce que tu as dit à ta sœur, mais tu vas t’excuser et me libérer. Nous libérer. Sinon je te promets que ça va mal se finir.

Noé rit nerveusement.

NOÉ. – C’est génial ! Tu me retournes tout ce que vous avez fait. « La manipulation des plus faibles » ! Excellent papa ! Tu es tellement formaté pour être un bon petit soldat du système que c’est automatique. À mon avis, tu ne le penses pas. En tout cas je l’espère. Sinon nous perdons tout ce temps pour rien.

Lourd silence. Les deux parents, soufflés par ces propos, ne savent plus quoi penser.

ZOÉ. – Personne me manipule. C’est mon idée.

LE PÈRE. – Quelle idée ?

ZOÉ. – Rejoindre le mouvement.

La mère voit tout défiler dans sa tête en une fraction de seconde.

LA MÈRE. – Quel mouvement ? Ça y est, je le savais. Des djihadistes ?

LE PÈRE. – Ça prend un tour que je ne sens pas du tout. Zoé, je t’en prie, détache-moi.

NOÉ. – Nous ne pouvons pas courir le risque.

LE PÈRE. – Toi ! Je parle à ta sœur !

ZOÉ. – Il a raison. Nous ne pouvons pas courir ce risque.

Le père essaye à nouveau de se défaire de ses cordelettes.
La mère, atterrée, la bouche pâteuse, en panique, tente de réinstaurer le calme.

LA MÈRE. – De quel mouvement tu parles… (Sa gorge se noue. Elle ne finit pas sa phrase.) Un verre d’eau… Prend-moi un verre d’eau… Zoé va me chercher un verre d’eau.

Zoé sort aussitôt. Le père tire de toutes ses forces sur ses liens, essaye avec ses dents.

LE PÈRE. – Putain, ça suffit les conneries ! Virez-moi ça tout de suite.

Noé paraît de plus en plus calme. Sa sérénité devient plus effrayante encore.

NOÉ. – Ça ne sert à rien de t’énerver papa et encore moins d’être vulgaire.

Zoé revient avec le verre, aide sa mère à boire. Elle le boit d’un trait. L’enfant la regarde, tente de la convaincre.

ZOÉ. – Sauver la terre, maman.

NOÉ. – Avant qu’il ne soit trop tard.

La mère est déboussolée

LA MÈRE. – Je ne saisis pas.

ZOÉ. – On doit savoir si vous êtes avec nous.

NOÉ. – Ou contre nous.

LE PÈRE. – Contre vous ! C’est la meilleure celle-là !

LA MÈRE. – Vous vous entendez les enfants ?

LE PÈRE. – C’est une secte ? Un clan ? Ce n’est plus vous qui parlez.

ZOÉ. – Parce qu’on pense pas comme vous ?

Le père perd pied, prend un temps pour respirer.

LE PÈRE. – Noé, Zoé, nous allons tous les 4 redescendre. Apparemment, vous avez un problème…

NOÉ. – Oui. Nous avons tous un problème, le même.

Le père force sur ses liens. S’énerve.

LE PÈRE. – Et si ça continue ce sera un très gros problème ! Alors vous nous enlevez ça tout de suite ! Bordel de merde !

Zoé répond d’un simple signe « non » de la tête. Le père la regarde ahuri. La mère sent les enfants en peine, cherche à les comprendre.

LA MÈRE (à ses enfants). – Parlons-nous. Nous nous calmons tous. Et nous nous parlons. D’accord ?

La chaleur redescend.

LA MÈRE. – Et maintenant, vous nous exposez clairement ce qu’il vous arrive et nous sortons de cette situation. Ensemble… Quel est le problème ?

LE PÈRE (à la mère). – Attends. Tu permets. Pas comme ça.

Le père pose ses yeux dans ceux de Noé, cette fois avec empathie.

LE PÈRE. – Noé mon grand. Tu ne peux pas nous attacher et nous demander de discuter avec toi. Tu es hyper agressif. Okay tu as 17 piges. De la testostérone. Moi aussi j’ai eu 17 ans. Tu es en opposition, c’est normal. Légitime. Je ne t’en veux pas. Moi aussi avec papy j’étais en opposition, totale. Un jour, je lui ai fichu une beigne. Il m’a foutu dehors. Et on s’en fout de savoir s’il avait raison. C’est la vie. Ça arrive… Mais là si tu m’attaches, c’est que tu as peur de moi. Comment peux-tu imaginer une seconde que moi, je veuille te nuire ? À toi, mon fils ?

Noé semble se laisser attendrir.

LE PÈRE. – Je ne suis pas parfait. Aucun parent n’est parfait… mais je fais tout ce que je peux pour vous.

ZOÉ. – Pour toi ! Pas pour nous.

LE PÈRE. – Pardon ?

La mère observe Zoé, la sent déstabilisée.

LA MÈRE (à Zoé). – Zoé. Tu as demandé à ton frère de te suivre ?

ZOÉ. – Oui.

LA MÈRE. – De te suivre où ? Dans quoi ? Et à toi, qui t’a demandé de le suivre ?

LE PÈRE (à la mère). – Tu crois qu’elle s’est faite embrigader ?

LA MÈRE (au père). – Je ne sais pas. Elle n’a jamais parlé comme ça avant. Ça ne lui ressemble pas.

ZOÉ. – OH ! Je suis là, vous pouvez me parler directement à moi !

La mère puise au fond d’elle-même pour tenter de comprendre.

LA MÈRE. – Ma chérie, nous avons besoin de savoir. Pour toi. Pour ton frère. Pour t’aider. Ça a l’air sérieux. As-tu été embrigadée ? Que t’a-t-on dit ? Quelqu’un te pousse-t-il à agir comme ça ?

ZOÉ. – Oui.

Les deux parents attendent nerveusement la suite. Zoé se met à rire nerveusement.

ZOÉ. – Vous !

LE PÈRE. – Nous ne sommes plus en train de plaisanter.

ZOÉ. – Je ne trouve pas ça drôle. Putain ! Obligés d’en arriver là. Parce que vous n’êtes pas foutus d’agir pour défendre vos propres gamins !

LA MÈRE. – De qui parles-tu ? Nous ? Ton père et moi ?

ZOÉ. – Vous tous !

La mère masque autant qu’elle le peut sa panique, poursuit ses questions, veut savoir.

LA MÈRE. – C’est-à-dire ?

Zoé prend un temps. Elle inspire, puis la joue didactique à son tour.

ZOÉ. – Qui prend les décisions ? Qui gouverne ?

Le père est largué.

LE PÈRE. – Je ne vois pas le rapport.

Noé s’impatiente, ne peut plus attendre, s’énerve.

NOÉ. – Réponds à sa question !

LE PÈRE. – À qui crois-tu parler toi ? Je te rappelle que je suis ton père !

NOÉ. – Alors conduis-toi comme un père ! Protège ta famille !

LE PÈRE. – Détache-moi pour voir.

La tension monte encore entre les deux hommes. Noé s’approche face à son père, crispe son poing.

LA MÈRE. – ÇA SUFFIT ! ÇA SUFFIT TOUS LES DEUX ! Que voulez-vous ? Vous battre !!!

Les deux hommes se sentent moins à l’aise. Noé recule.

LA MÈRE. – J’ai besoin de comprendre ce qu’il se passe. Zoé, s’il te plaît. Que veux-tu de nous ?

ZOÉ. – Je te demande : « Qui prend les décisions ? » Qui sont ceux qui nous dirigent ?

La mère hésite sur la marche à suivre. Elle se tourne vers le père. Ils échangent un regard d’incompréhension… Elle revient à nouveau vers sa fille, essaye de répondre.

LA MÈRE. – Les personnes que nous avons élues, les hommes politiques ?

Zoé est dépitée. Ce n’est apparemment pas la réponse attendue.

LE PÈRE. – Ou les femmes… politiques. Il y en a moins, c’est certain… Si c’est ce dont tu veux parler. Je le regrette aussi. Évidemment. Ce n’est pas normal. La situation de la femme est catastrophique. Une femme payée moins pour le même travail en 2025. Pathétique !… Voulais-tu mentionner ça ?

ZOÉ. – Des adultes ! Nous sommes gouvernés par des adultes.

Le père sourit nerveusement.

LE PÈRE. – Encore heureux ! Tu voudrais quoi ? Des enfants ?

Zoé et Noé le regardent avec détermination.

ZOÉ. – Le seul avenir qui vous intéresse : celui de votre portefeuille. Pas nous !

La mère est choquée, prend l’attaque personnellement.

LA MÈRE. – Comment ? Comment tu peux dire une chose pareille ?

ZOÉ. – Vous l’avez votée l’interdiction de tous les pesticides ? Des OGM ? Des sacs plastiques ? Des….

Le père l’interrompt.

LE PÈRE. – Excuse-moi Zoé, mais tu parles des politiques qui votent là. Pas nous.

LA MÈRE. – Penses-tu que je suis d’accord avec tout ce qu’ils votent ?

NOÉ. – Qui les a élus ? Toi. Non ?

LA MÈRE. – Pas toujours. Et ceux pour qui j’ai votés, je suis souvent, très souvent, en désaccord avec eux.

LE PÈRE. – Et nous ne sommes pas les seuls !

NOÉ. – Alors pourquoi vous les laissez agir si vous n’êtes pas d’accord ?

LE PÈRE. – Mon grand ça s’appelle la démocratie.

ZOÉ. – Démos veut dire « peuple ». Kratos, « pouvoir ». « Le pouvoir du peuple ». Tu trouves que ça y ressemble ?

LE PÈRE. – On a du bol ! Nous aurons au moins bien fait en t’inscrivant au latin.

NOÉ. – C’est du grec, papa.

ZOÉ. – Tu te plains du système ? Tu fais quoi pour le changer ?

NOÉ. – Rien ! Parce qu’il vous dérange pas tant que ça.

LA MÈRE. – Que voudrais-tu que nous fassions ? J’ai manifesté avec vous l’année dernière…

Le père l’interrompt.

LE PÈRE. – Non mais, ils ne se rendent pas compte. Vous vivez sur une autre planète. Vous ne vous rendez pas compte de la chance que nous avons ici en France. Il y a pire…

Les deux adolescents sont catastrophés.

ZOÉ (dépitée). – Pire ! Pour qui ? Pour nous !

NOÉ. – Le pire arrive et c’est nous qui allons le prendre en pleine gueule.

ZOÉ. – Vous ne comprenez rien. Rien. C’est pour ça qu’on ne peut pas faire autrement. La planète brûle ! Et vous en avez rien foutre !

NOÉ. – Vous continuez à vivre comme si de rien n’était.

ZOÉ. – La montée des eaux !

NOÉ. – À planifier nos vacances.

ZOÉ. – La déforestation !

NOÉ. – À piller les ressources…

ZOÉ. – L’extinction des autres espèces !

NOÉ. – Celui qui consomme le plus, celui qui gagne le plus.

ZOÉ. – Après vous le déluge !

LA MÈRE. – Je comprends… Je vous comprends.

La mère, heurtée, les regarde avec commisération.

LA MÈRE. – Mais vous ne pouvez pas nous reprocher de ne rien faire. Ça avance. Pas assez vite, mais ça avance. Ça bouge.

NOÉ. – Qu’est-ce qui bouge ? Concrètement ?

ZOÉ. – Que fais-tu toi, maman ?

LA MÈRE. – Moi ? Je… je n’achète plus de bouteilles plastique. Je prends mes bocaux de verre pour faire les courses… Je prends plus le train. Je fais du vélo.

Zoé est catastrophée.

NOÉ. – Putain… Tu crois que c’est suffisant ?

ZOÉ. – Si on ne réduit pas tout de suite nos émissions carbone : c’est la moitié de la terre inhabitable en 2050 !

NOÉ. – Avant si ça continue.

ZOÉ. – La moitié de la population sans eau. L’autre sous l’eau. Les terres dévastées. On vivra plus, on survivra… Les connards, qui préparent leurs plans de sauvetage, auront déjà quitté le navire pour aller vivre sur Mars. Les autres, qu’auront pas les moyens, survivront des miettes…

NOÉ. – Pour ceux qui n’auront pas déjà crevé… Maman, tout ce que tu fais ça sert à rien.

La mère et le père semblent comprendre. Ils accusent le coup.

LE PÈRE. – D’accord. Dites-nous ce qu’il faut faire alors. Nous le ferons.

NOÉ. – De quoi tu parles, toi ? Ton coca, tes capsules Nespresso, tes côtes de bœuf…

ZOÉ. – Papa, tu préfères ta bouffe à tes gosses.

Le père est assommé par la réponse.

NOÉ. – Combien de COP vous avez fait ? 29 ? 30 ?

ZOÉ. – Vos soi-disant accords de réduction d’émission de CO2 pour faire de belles photos !

NOÉ. – Des mesures respectées ? Zéro !

ZOÉ. – Vous gagnez du temps pour continuer à polluer.

NOÉ. – Pour produire vos merdes !

Les deux parents écoutent médusés.

ZOÉ. – On a tout essayé pour vous alerter.

NOÉ. – Manifesté, bloqué des rues, des centres commerciaux…

ZOÉ. – Pété des vitrines…

LA MÈRE. – Tu as cassé des vitrines ?

NOÉ. – Ce n’était pas à nous de le faire. C’était à vous de vous battre pour nous !

ZOÉ. – Maintenant on est obligés.

LA MÈRE. – Obligés de quoi ? Que voulez-vous ? Un vrai droit à la parole ? Participer aux votes ? À des élections ?

Noé est déconcerté.

NOÉ. – Tu le fais exprès ?

LE PÈRE (avec ironie). – Les enfants au pouvoir ?

ZOÉ. – Les enfants ont plus de courage que vous.

LE PÈRE. – Ma pauvre chérie, tu n’as déjà pas le courage de ranger ta chambre alors la planète.

NOÉ. – Putain ! Ferme ta gueule ! Toi, tu la bousilles la planète ! TA planète ! Ta propre maison !

Zoé n’en peut plus, explose.

ZOÉ. – Toi, tu mourras d’un cholestérol ou d’un cancer du colon, à cause de ta mal-bouffe. Nous dans 50 ans quand on mourra ce sera d’inanition, à cause de toi !

Les deux parents sont abasourdis. Moment de silence. Le père tente une fois de plus de comprendre.

LE PÈRE. – C’est l’hystérique nordique, l’autiste apocalyptique qui vous a mis dans des états pareils ?

ZOÉ. – Mais comment tu parles !

NOÉ. – Ferme-la ! Tu ne sors que de la merde !

Les deux enfants s’apprêtent à répondre encore plus vertement au père. La mère les interrompt.

LA MÈRE. – NOÉ !

Noé obéit instantanément à sa mère. Subjuguée, elle se tourne vers son mari.

LA MÈRE (au père). – Qu’est-ce qu’il te prend de parler comme ça de cette jeune fille ?

LE PÈRE. – Je trouve indécent… Je n’ai rien contre elle directement. Mais je trouve indécent qu’on porte aux nues une gamine qui hystérise le débat. C’est une cause importante. Je ne suis pas climato-sceptique tu le sais. Elle vend de la panique, je trouve cela dangereux et je ne serais pas étonné qu’elle y soit pour quelque chose !

LA MÈRE. – Oui, ferme-la chéri.

LE PÈRE. – Pardon !

LA MÈRE. – Là, c’est moi qui ne te reconnais pas. Tu lui attribues une situation qui nous concerne, nous. Dont nous sommes responsables ! Ce sont nos enfants pas les siens. Ne trouves-tu pas insultant pour eux de penser qu’ils ne soient pas aptes à juger par eux-mêmes ? Là, moi je me demande : qui a pu t’influencer pour sortir une connerie pareille ? Maintenant, laisse-les parler, s’il te plaît. Je veux entendre ce qu’ils ont à nous dire.

Zoé essaye de reprendre le contrôle de la situation, se calme. Elle regarde sa mère dans les yeux.

ZOÉ. – Maman, es-tu avec nous ?

LA MÈRE. – Avec vous pour quoi ?

ZOÉ. – Pour prendre le pouvoir.

Le père, halluciné, tente de se lever.

LE PÈRE. – Vous êtes tombés sur la tête !

Ficelé, il reste cloué sur place.

NOÉ. – Parce qu’on refuse de se laisser crever !

La chaleur monte inexorablement.

LE PÈRE. – Redescendez sur terre !!!

NOÉ. – C’est toi qui dis ça ?!

La mère, paniquée, se tourne vers ses enfants.

LA MÈRE. – Qui prend le pouvoir ?

ZOÉ. – Nous.

Le père est totalement largué.

LE PÈRE. – Vous deux ?

Noé, consterné, ne répond même plus.

ZOÉ. – Vos enfants. Tous les enfants.

LE PÈRE. – C’est grave ! Dramatique ! Vous rendez-vous compte de ce que vous dites ? À quoi vous jouez ?

NOÉ (glacial). – Ce n’est plus un jeu.

ZOÉ. – Nous devons savoir si vous êtes des sœurs et frères de la révolution ?

La mère est terrifiée par cette expression. Le père, paniqué, se tourne vers son fils.

LE PÈRE. – Non mais là c’est le retour de la Terreur. Rassure-moi, s’il te plaît, Noé. Vous nous faites marcher ! Vous nous faites marcher ?

Musique de flash spécial. La série diffusée à la télévision est interrompue. Une image annonce un flash d’information spécial.
Les deux parents se tournent vers le téléviseur. Zoé augmente le son. Toute la famille est rivée sur l’écran.
L’intervention est projetée, visible de tous. Un écran géant diffuse pour la salle. La famille est plongée dans le noir.
Sur l’écran, un journaliste sur le plateau de sa chaîne d’information, face caméra, le visage grave.

JOURNALISTE. – Mesdames, messieurs, nous interrompons nos programmes pour un flash spécial… Nous vous demandons à toutes et tous de ne pas paniquer. L’intervention qui va suivre a été validée par nos services ainsi que ceux de la majorité des chaînes d’informations et généralistes…

Sur la scène, plus un bruit. La famille se tait, écoute attentivement.

JOURNALISTE. – Les forces de l’ordre recommandent de ne pas sortir de chez soi… Ces images ont été prises il y a quelques minutes dans différents points du pays. La majorité du mouvement se concentre dans la capitale. Les grandes instances et les points névralgiques tombent les uns après les autres. Nous ne savons pour l’heure avec précision les revendications. Il semblerait que nos interlocuteurs invitent à la prudence, au rassemblement. Ce sont des enfants, ce sont nos enfants…

Sur l’écran, diffusion des images de rebellions. Des occupations d’institutions. Des milliers et des milliers de jeunes de 10 à 25 ans, accompagnés par des adultes de tous âges, ces derniers en minorité. Quelques affrontements entre forces de l’ordre et adultes. Bordeaux, Lyon, Marseille, Paris, le Sénat, l’Assemblée nationale, Matignon et l’Élysée sont pris d’assaut. Les forces de l’ordre n’osent pas charger les enfants. Des groupes investissent les points stratégiques et symboliques du pays. Les images s’arrêtent.

Retour au direct, sur le plateau de la chaîne. Un bandeau, en bas d’écran, fait défiler les dernières informations, les lieux tombés aux mains des assaillants ; la date du jour y est indiquée : samedi 15 septembre 2025…

PRÉSENTATEUR TÉLÉVISION. – Nous interrompons ces images pour laisser l’antenne, la parole, à l’une des représentantes de cette contestation, prise de… à Mademoiselle Fleur Villalonca… Avant de l’écouter, des images qu’elle a souhaitées que nous diffusions à…

Coupure. Diffusion des images. Le titre : « 2050 l’état de la planète. Prévisions du GIEC, Groupe intergouvernemental d’expert sur l’évolution du climat ». Des images de l’effondrement de la planète. Fonte des glaciers, Groenland à nu, typhons. Cataclysmes. Des mégapoles submergées : Venise, New York. Des pays immergés : Porto-Rico, les Philippines… 3/4 de la terre soumise à des pics de chaleur de 60 degrés. 2/3 de la planète en pénurie d’eau. 2/3 des habitants menacés de mort. Des murs érigés encore plus hauts pour empêcher ceux-ci de rejoindre les cités en abondance. Dévastation totale de la forêt amazonienne, de la forêt de la République du Congo, d’Indonésie, de Roumanie. Fin d’innombrables espèces animales : gorilles, chimpanzés, orangs-outangs décimés, gisants à terre. Baleines, dauphins échoués par milliers sur toutes les rives des continents. Les océans gris…

Extinction de 95 % des insectes ailés. Fin des abeilles : tournées sur le dos, les abeilles laminées par les pesticides et insecticides. De nombreuses espèces végétales grillées, déracinées. Campagnes jaunies, brûlées. Oiseaux morts par millions sur les terres arides, craquelées. Incendies. Feux de forêt. Des flammes gigantesques.

Retour sur le plateau de la chaîne télévisée. Une jeune fille d’une quinzaine d’années, métisse, prend le relais du journaliste. Elle s’installe. Un texte à la main, les yeux dans la caméra, elle s’adresse au peuple.

ADOLESCENTE. – Cet instant où l’enfant lutte contre ses propres parents pour survivre, vous effraie ? Il n’est rien comparé à ce qui nous attend. Rien comparé à l’état dans lequel vous nous laissez la planète. Car désormais, vous n’êtes plus jugés aptes à vous en occuper. Regardez-nous dans les yeux et dites-nous que vous ne saviez pas. Regardez-nous dans les yeux et dites-nous que vous avez tout tenté pour sauver vos enfants. Regardez-nous dans les yeux et dites-nous que vous avez préféré vos enfants à vos soleils de croissance éternelle, à vos lobbys pharmaceutiques, agro-alimentaires, industriels, pétro-chimiques.
Honte à vous qui nous avez fait croire que vous nous protégeriez. Honte à vous qui nous donnez la vie et nous la reprenez. Honte à vous qui laissez périr les plus braves d’entre vous, qui risquent leurs vies en traversant les océans pour sauver leurs enfants, eux. Honte à vous qui abandonnez vos alliés pour que le diable vous sauve de réfugiés.
Vous n’êtes pas prêts à nous sauver. Nous nous sauverons nous-mêmes. Bientôt, la planète bleue sera terre brûlée. Les eaux infestées, les forêts dévastées. L’homme a tronqué son grand H pour la petite hache.
Les vilains s’enrichissent, les lâches se détournent, les idéalistes se désespèrent, les faibles périssent. Personne n’agit.
Vous n’êtes pas prêts à nous sauver. Nous nous sauverons nous-mêmes. Aujourd’hui, nous prenons notre destin en main. Nous prenons le pouvoir. Nous instaurons immédiatement notre dernière chance de sauver la planète et ses habitants : un système utile, responsable, équitable et solidaire. Nous appliquons maintenant le grand plan de sauvetage. Les recommandations des communautés scientifiques. Celles-là mêmes que vos gouvernements « adultes et responsables » s’étaient engagés à appliquer chaque année depuis plus de 30 ans. Arrêt des énergies fossiles, des industries climaticides. Fin des agricultures industrialisées. Retour à la production et consommation de produits locaux et durables pour répondre aux besoins fondamentaux de chacun. Répartition des terres, redistribution des sols. Renaissance de la souveraineté alimentaire…
Rééquilibrage du système Terre pour restaurer la planète.
Aux adultes responsables qui existeraient encore, rejoignez-nous. Avec ou contre vous, nous nous sauverons nous-mêmes.

La lumière se rallume sur la famille. Zoé éteint la télévision.
L’écran géant disparaît.
Long silence au sein de la famille. Les parents sont sous le choc. Les deux enfants ne marquent aucune surprise. Pour eux, tout se passe comme prévu. Ils n’en ont jamais douté. Zoé se tourne vers son frère.

NOÉ. – Ils ne vont plus tarder.

Zoé prend la main de sa mère.

ZOÉ. – Maman. Es-tu avec nous ?

La mère prend un temps pour répondre, comme elle peut.

LA MÈRE. – Pourquoi ne rien nous avoir dit ?

NOÉ. – Vous auriez essayé de nous stopper.

Zoé regarde sa mère avec espoir.

ZOÉ (à sa mère). – Tu es avec nous ?

La mère perdue, cherche ses mots, regardent ses enfants, son mari.

LA MÈRE. – Je… Je … Je ne sais pas… Oui. Je crois.

Noé fait face à son père.

NOÉ. – Papa. Je t’en prie. Dis-moi que tu te joins à nous.

La mère attend aussi sa réponse. Soudain des cris provenants de la rue. Les parents se regardent inquiets. Les cris reprennent. Noé va voir à la fenêtre.

LE PÈRE. – Que se passe-t-il ?

NOÉ (avec embarras). – Rien…

LE PÈRE (à Noé). – Conduis-moi à la fenêtre.

Noé ne réagit pas. Le père lui redemande, fermement.

LE PÈRE. – Conduis-moi à la fenêtre !

Noé prend le bras de son père, l’aide à atteindre une fenêtre.
Le père découvre l’extérieur, catastrophé.
Par la fenêtre, on voit : Des ombres projetées sur le mur. Un groupe d’une dizaine de jeunes passent avec un adulte, mains liées… Il est trainé sur le sol.
Le père, dépité, retourne vers la canapé, aidé par Noé.

LA MÈRE. – Qu’est-ce que c’est ?

LE PÈRE. – Le voisin. Attaché, tuméfié… Sorti de sa maison, trainé sur le sol par un groupe de jeunes.

La mère, perdue, cherche ses mots.

LA MÈRE. – Quoi… Que va-t-il lui arriver ?… Noé ?… Zoé ?

Noé lui-même n’en mène par large. Ne répond pas.

LE PÈRE. – Qu’allez-vous faire ? Concrètement ! Que se passe-t-il si je dis « non » ? Que me faites-vous ? Hein !

LA MÈRE. – Pourquoi nous avoir attachés ?

ZOÉ (à sa mère). – Pour savoir si vous êtes avec nous, tout simplement.

LE PÈRE. – Tu m’attaches pour me demander si je suis avec toi !

NOÉ. – Nous n’avons pas le choix.

LE PÈRE. – Nous avons toujours le choix.

NOÉ. – Vous l’aviez !

LA MÈRE. – Mais vous êtes des enfants, vous…

ZOÉ. – Justement. On n’est pas pourri par le système.

Le père accuse le coup, se tourne vers les enfants.

LE PÈRE. – Je ne me suis jamais battu pour le climat. C’est vrai… Je me suis occupé de ton frère, de toi, de lui apprendre à parler, de t’apprendre à marcher, de vous nourrir, de vous loger, de vous vêtir, de vous élever… apparemment mal.

La mère est consternée.

LA MÈRE. – Tout ce que nous avons fait, même si nous l’avons fait mal, c’était pour vous… De votre naissance à maintenant, il n’y a pas un seul jour où je ne me suis pas demandée « quel est le mieux pour eux »… J’ai toujours cherché le meilleur pour vous. Le vôtre avant le mien… Je suis désolée… J’ai toujours, toujours…

La mère s’interrompt, sincèrement émue.

LE PÈRE. – Ce n’est pas à toi de t’excuser.

Les deux enfants sont touchés par leur mère.

NOÉ. – Nous savons maman… Ça n’empêche pas les faits. Nous devons agir maintenant…

LE PÈRE. – Mes pauvres petits ! Vous vous rendez compte que si vous mettez en place vos annonces, c’est la fin du système économique ?

NOÉ. – Du système capitaliste.

LE PÈRE (méprisant). – Et votre système « je ne sais pas quoi »…

ZOÉ. – « Équitable », notre système équitable !

LE PÈRE. – Votre système, vous pensez que ça va marcher comme ça ?

NOÉ. – Ça ne marchera pas tout de suite. Nous en sommes conscients. Il faudra du temps…

LE PÈRE. – Et en attendant ? Que faites-vous ? Vous faites pire ?

NOÉ. – Pire pour qui ? 70 % de la population mondiale ne mange pas à sa faim. 1/3 de la population manque d’eau. Un enfant sur trois souffre de malnutrition… Pouvons-nous faire pire ?

LA MÈRE. – Il n’a pas tort…

Zoé sent sa mère prête à les suivre. Elle se rapproche d’elle.

ZOÉ. – On redistribue. On remet aux animaux des terres décentes, des élevages à visage humain…

NOÉ. – Si « humain » veut encore dire quelque chose…

ZOÉ. – On explose les lobbys. On…

La mère écoute attentivement. Le père les interrompt.

LE PÈRE. – Attends ! « On » ? Excuse-moi. Pour comprendre. De qui parles-tu ? Qui va faire tout ça ? Qui « on » ? Précisément ? « Vous » ? Des enfants ?

NOÉ. – Précisément, nous.

LE PÈRE. – Des enfants de 4 ans ne vont pas arrêter leurs parents ! Et tu ne me feras pas croire que tout le monde est partisan de kidnapper son père, sa mère, s’élever contre eux.

NOÉ. – Nous ne nous élevons pas contre vous. Nous vous proposons de vous élever avec nous.

ZOÉ. – Pas besoin de tout le monde. La majorité, ça a suffi.

LA MÈRE. – Depuis combien de temps fomentez-vous ce plan ?

NOÉ. – Un an.

Le père et la mère sont ahuris.

ZOÉ. – Pour nous c’est facile de s’organiser. Vous croyez toujours qu’on est sur nos écrans pour regarder des vidéos débiles.

LE PÈRE. – Un an… Putain, je n’ai rien vu.

LA MÈRE. – Nous sommes devenus aveugles.

LE PÈRE. – Vous croyez sérieusement que l’État va vous laisser faire ? Il envoie déjà les forces de l’ordre, l’armée.

NOÉ (placide). – Tireront-ils sur leurs enfants ?

LA MÈRE. — Que deviennent les adultes ?

Noé tente de convaincre sa mère.

NOÉ. – Nous les accueillons ! Ceux qui nous soutiennent sont bienvenus !

ZOÉ. – On a besoin de vous. Nous, nous n’avons pas la prétention de tout savoir.

LE PÈRE. – Comment vous savez qui vous suit ?

ZOÉ. – On les sonde.

NOÉ. – Dans chaque famille.

ZOÉ. – Les enfants sondent leurs parents.

LE PÈRE. – Et ceux qui ne vous soutiennent pas ?

ZOÉ. – Les réfractaires sont écartés. Le temps de tout remettre en place.

Le père est horrifié par le mot.

LE PÈRE. – « Réfractaires » !

LA MÈRE. – Comment ?

Là, les deux enfants semblent moins assurés.

ZOÉ. – Ça dépend. Ceux qui se mettent contre nous sont… arrêtés… Certains seront surveillés. Les très dangereux, on les mettrait aux travaux forcés d’intérêt public…

NOÉ. – Pas mal de choses restent à définir.

LE PÈRE. – Pourquoi ne pas les guillotiner !

LA MÈRE. – Et les dirigeants en place ?

Zoé redevient sûre d’elle.

ZOÉ. – Déchus ! Déchus de leurs droits. Emprisonnés pour haute trahison. Responsables de mise en danger de la vie d’autrui.

La mère ne paraît pas choquée par la réponse. Le père, lui, est de plus en plus médusé.

LE PÈRE. – Donc. Si j’ai bien compris. Vous virez les présidents et à leurs places vous mettez des gosses. Par exemple, votre petite cousine de 6 ans, Nathalie, va diriger les États-Unis. C’est ça ?

NOÉ. – Un peu schématique, mais c’est ça. Si Nathalie était capable d’assumer des responsabilités, elle pourrait. Nous jugeons sur la maturité, pas l’étiquette de l’âge. Donald Trump a 78 ans, a-t-il la maturité pour gouverner ? Un enfant mûr, au QI plus élevé, ce qui n’est pas très difficile, ferait mieux. Bolsonaro est-il assez mûr ? Kim Jong-un est-il assez mûr ? …

La mère sourit. Noé marque un point. Le père se vexe, l’interrompt.

LE PÈRE. – C’est bon, on a compris le principe, merci.

Des silhouettes sombres passent devant la fenêtre. Une dizaine. Leurs grandes ombres projetées glissent sur les murs du salon.
On frappe à la porte. Une sorte de code, un enchaînement de 5 coups longs, trois courts. Silence dans le salon.

NOÉ. – Ce sont les frères et sœurs. Ils viennent voir si nous avons des réfractaires.

Vent de panique pour le père.

ZOÉ. – Maman, es-tu avec nous ?

La mère opine positivement de la tête.

LE PÈRE. – Toi aussi, tu perds la tête. Tu veux que nos enfants nous dirigent ?

LA MÈRE. – Ils ont raison.

NOÉ. – Papa, je t’en prie sois avec nous.

LE PÈRE. – Je ne peux pas…

NOÉ. – Tu seras toujours notre père. Nous partagerons les responsabilités, nous les porterons ensemble…

Le code est frappé à nouveau.
Le père panique. Il est totalement perdu. Il semble craquer nerveusement. Noé le regarde avec compassion.
Zoé se lève vers le couloir qui mène à la porte d’entrée. Noé la suit rapidement, l’arrête.

NOÉ. – Où vas-tu ?

ZOÉ. – Leur ouvrir.

NOÉ. – Pour leur dire quoi ?

Zoé sort du salon. Noé la suit.
Noir sur les parents. La lumière se fait uniquement sur les deux enfants, isolés du salon, dans le couloir, face à la porte d’entrée.
Zoé, déterminée, avance vers la porte. Noé la stoppe.

ZOÉ. – Il ne nous suivra pas.

Le code est frappé à nouveau. Zoé veut ouvrir le verrou de la porte. Noé retient son geste.

NOÉ. – Nous ne savons pas encore. Nous ne pouvons pas le leur livrer.

ZOÉ. – Ils ne vont rien lui faire.

NOÉ. – Nous n’en savons rien ! Tout n’est pas défini.

ZOÉ. – Si. On a dit que les réfractaires seraient juste isolés… le temps que tout soit installé.

NOÉ. – Isolés comment ? Dans un appartement ? Dans un centre ? Dans une prison ? À manger quoi ? Traités comment ?

ZOÉ. – Si nous reculons maintenant, tout s’effondre.

NOÉ. – C’est notre père !

ZOÉ. – Ce sont nos frères et sœurs.

NOÉ. – Il reste là.

ZOÉ. – Eux aussi ont leurs parents, tu crois qu’ils vont leur faire quoi ?

NOÉ. – On n’en sait rien ! Si un pète un plomb !

ZOÉ. – Un réfractaire ?

NOÉ. – L’un des nôtres.

ZOÉ. – Ça ne marchera jamais si nous ne sommes pas forts.

On entend frapper de plus belle à la porte. Zoé se dirige vers la porte. Noé se place devant elle.

NOÉ. – Je ne livre pas mon père.

ZOÉ. – Tu n’es qu’un enfant.

Zoé met sa main sur le verrou de la porte. Noé pose la sienne sur celle de sa sœur.
Lumière se fait aussi sur le salon. Les deux parties sont éclairées.
D’un côté les enfants, de l’autre les parents. La mère tente d’apaiser le père, désabusé. De l’autre côté, Zoé a sa main sur le verrou de la porte. Noé la sienne sur la celle de sa sœur. La lumière éclairant les enfants s’éteint.
Les deux parents, dans le salon, sont seuls exposés sur la scène.

LE PÈRE. – C’est un cauchemar. Je vais me réveiller. Dis-moi que c’est un cauchemar.

LA MÈRE. – N’aie pas peur.

LE PÈRE. – Comment peux-tu sortir un truc pareil ! Des gosses prennent le pouvoir !

LA MÈRE. – Nos enfants.

LE PÈRE. – Ça reste des gamins ! Nous ne pouvons pas les laisser faire !

LA MÈRE. – Pourquoi ?

LE PÈRE. – Pourquoi !!!

LA MÈRE. – Et si c’était mieux ?

LE PÈRE. – Si on les laisse faire c’est le chaos.

LA MÈRE. – Qu’en sais-tu ?

Le père lui montre ses liens, désigne ceux de sa femme.

LE PÈRE. – Et ça ? C’est de la démocratie ça ? En ce moment-même, ils sont en train de me donner.

LA MÈRE (confiante). – Ce sont ta fille et ton fils.

LE PÈRE. – Tu prends leur défense. Évidemment… Toi tu vas t’en sortir. Tu as choisi ton camp. Mais moi ?

La mère sent la peur dans les yeux de son mari. Elle le prend contre elle, comme elle peut. Elle force sur ses liens.

LA MÈRE. – Que racontes-tu ? Personne ne va t’abandonner.

LE PÈRE. – Ils ont embarqué le voisin. Ils vont me livrer, c’est sûr ! … Tu as vu leurs regards. Ce ne sont déjà plus les mêmes. Entre les mains de qui je vais tomber ? Et si l’un d’eux pète un plomb…

La mère force encore plus fort sur ses liens.

LA MÈRE. – Je ne laisserai pas faire ça.

Le visage du père est livide. Elle plonge ses yeux dans les yeux de son mari. Un moment suspendu.
Soudain la main de la mère se pose sur la joue du père. Elle prend tendrement le visage de son mari dans ses deux mains. Ahuri, le père découvre les mains libérées de sa femme.

LA MÈRE. – Noé a eu peur de me faire mal. Il n’a pas assez serré.

LE PÈRE. – Libère-moi. Vite !

La mère se met aussitôt à tenter de détacher les pieds du père.

LE PÈRE. – Les mains ! Commence par les mains.

La mère s’exécute, prend les mains de son mari dans les siennes. Elle cherche aussi rapidement qu’elle peut comment défaire le nœud.

LE PÈRE. – L’extrémité. Sors la de la boucle !

Le père guette l’entrée du salon.

LE PÈRE. – Dépêche !

Une sonnerie d’arrivée de SMS sur un portable se fait entendre. Il provient de la poche du père. La mère s’interrompt.

LA MÈRE. – Ton portable.

Le père reprend espoir.

LE PÈRE. – Ils n’ont pas pensé à nous les prendre.

La mère tire le portable de la poche.

LE PÈRE. – Qu’est-ce que ça dit ? Montre-moi. C’est forcément important.

La mère lit rapidement le message, se fige.

LA MÈRE. – C’est Alain.

LE PÈRE. – Il doit être dans la même situation que nous. Son fils fait l’école militaire.

LA MÈRE. – Il dit qu’un mouvement de résistance contre les enfants s’organise.

LE PÈRE. – Parfait ! Ça veut dire que lui a pu s’en sortir. Que d’autres ont pu…

LA MÈRE. – Il donne un point secret de rendez-vous.

LE PÈRE. – Tout n’est pas perdu. Libère-moi vite.

LA MÈRE. – Tu veux le rejoindre ?

LE PÈRE. – À ton avis !

La mère le regarde fixement. Elle tient le portable dans sa main.

LE PÈRE. – Qu’attends-tu ? Détache-moi !

La mère range le portable dans sa poche à elle, se rassied lentement.

LE PÈRE. – Qu’est-ce que tu fous ? Ils vont arriver !

LA MÈRE. – Tu lutterais contre nos enfants ?

Le père se reprend.

LE PÈRE. – Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ?

LA MÈRE. – Si je te libère. Que fais-tu ?

Le père prend un temps pour répondre.

LE PÈRE. – Je vais aider Noé et Zoé. Évidemment !

LA MÈRE. – Évidemment ?

LE PÈRE. – Oui !

LE PÈRE. – En les empêchant de commettre la plus grosse erreur de leur vie.

LA MÈRE. – Tu vas les arrêter.

LE PÈRE. – Bien sûr ! Que crois-tu ?

LA MÈRE. – Pour ça, tu lutteras dans l’autre camp.

LE PÈRE. – C’est la seule option.

Le père se remet à paniquer.

LE PÈRE. – Détache-moi tout de suite !

La mère attend.

LA MÈRE. – Nous allons leur parler.

LE PÈRE. – Ils n’écouteront pas. Ils n’écoutent plus !

LA MÈRE. – Bien sûr qu’ils vont nous écouter. Il le faudra bien.

LE PÈRE. – À combien vont-ils revenir ? Ils fomentent avec un groupe. Ils vont revenir avec eux ! Libère-moi !

LA MÈRE. – Si tu passes dans l’autre clan, tu deviens contre eux.

LE PÈRE. – Nos enfants risquent leurs vies. La seule chance de les sauver c’est de les stopper. Ils ont beau être des enfants, certains n’y regarderont pas. Si nous les arrêtons assez tôt, ça aura été une mauvaise blague… Après ce sera trop tard.

LA MÈRE. – Les autres sont aussi parents. Que feront-ils à des enfants ?

LE PÈRE. – Certains seront prêts à tout pour conserver leurs places.

LA MÈRE. – « À tout » ?! Qu’ils les arrêtent oui, mais ils ne seront pas prêts « à tout » sur des gosses… Ils n’oseront pas faire de morts.

LE PÈRE. – Combien d’enfants morts voyons nous défiler dans les journaux ? Morts en Syrie, morts échoués sur une plage, morts de faim… Ça nous arrête ? Un temps. Puis nous oublions… Nous nous habituerons. Nous nous sommes bien habitués à l’idée qu’ils soient en danger sur cette planète, à cause de nous.

La mère se tait, se redresse. Le père lui tend ses mains liées. Elle les regarde sans y toucher.

LA MÈRE. – Tu dis la vérité.

Le père comprend qu’elle ne le détachera pas. Il blêmit, imagine sa dernière heure arriver. Il entend les pas des enfants qui reviennent dans le salon.
Zoé et Noé entrent. Le père, fataliste, les regarde, attend le verdict.

LE PÈRE. – Où sont les autres ?

NOÉ. – Zoé et moi leur avons dit que vous n’étiez pas encore rentrés.

Le père entrevoit une échappatoire.

ZOÉ. – Ils vont revenir.

NOÉ. – Ça nous laisse 15 minutes… Papa ? Es-tu avec nous ?

Silence. Le père réfléchit.

ZOÉ. – Dans 15 minutes, il faudra leur ouvrir.

Noé se met devant son père, s’agenouille face à lui. Prend ses mains dans les siennes.

NOÉ. – Papa. Si tu es avec nous maintenant, je leur dis, ils s’en iront. Maman, dis-lui.

Mal à l’aise, le portable de son mari dans sa poche, prise entre deux feux, elle se tait. Zoé ne comprend plus sa mère qui ne répond pas.

ZOÉ. – Tu as changé de camp ?

Le père redresse sa tête lentement.

LE PÈRE. – Si je dis que je suis avec vous. Ils s’en vont ? Comme ça ?

NOÉ. – Oui.

LE PÈRE. – C’est tout ? Sur ta parole ?

NOÉ. – Oui. Chacun a la responsabilité de ses parents. Il a été préparé.

ZOÉ (off). – Tu ne l’as jamais attachée ?

Noé découvre à son tour les mains libérées de sa mère.

LA MÈRE. – Je suis parvenue à me détacher toute seule.

Zoé, consternée, s’énerve, s’en veut, en veut à son frère.

ZOÉ. – Tu n’as pas eu les couilles. Tu n’as pas été foutu de l’attacher !

NOÉ. – Bien sûr que je l’ai attachée. Que crois-tu ?

Zoé vérifie les liens du père. Ils sont solidement attachés.

LA MÈRE. – Il n’a pas assez serré, c’est tout. Je t’assure Zoé.

Zoé regarde froidement son frère.

ZOÉ. – L’as-tu attachée « oui » ou « non » ?

NOÉ. – Tu divagues.

La pression monte entre sœur et frère.

ZOÉ. – Dans quel camp es-tu ?

NOÉ. – Ça te monte à la tête. Tu vas te calmer tout de suite !

Le frère et la sœur s’observent fixement. La tension est à son comble.
Les deux parents se fixent aussi l’un l’autre. Un long moment de silence.

ZOÉ. – Excuse-moi.

Zoé passe la main sur l’épaule de Noé. Navrée d’avoir doutée de lui.

ZOÉ. – Je suis désolée…

Noé pose ses deux mains sur les épaules de sa sœur.

NOÉ. – Ce n’est pas grave… mais ça pourrait le devenir. Il faut que nous fassions attention.

ZOÉ. – D’accord.

La mère est soulagée de voir ses enfants s’unir à nouveau.

LA MÈRE. – Je suis avec vous.

Le père, isolé, se désespère.
Les deux enfants sourient à leur mère, se tournent vers leur père.

ZOÉ. – Papa ?

Le père ne répond pas.

NOÉ. – Nous bâtirons un nouveau monde. Il fera bon d’y vivre, je te promets. Chacun sera libre. Le moteur sera le respect, pas le profit. Les oiseaux reviendront…

ZOÉ. – Tu te souviens quand on entendait les oiseaux, tu nous apprenais leurs noms, leurs chants…

NOÉ. – Tu nous promenais des heures en forêt. Tu me portais sur tes épaules, je me plaignais d’avoir les bottes pleine de terre…

Des sons de nature, des bruissements de feuilles, le vent qui souffle.
La projection d’images super 8, leurs souvenirs… Une forêt.
Les enfants sont petits. 3 et 8 ans. Les parents plus jeunes. Le père jette son fils dans un énorme tas de feuilles mortes. Toute la famille rit. Tous courent.
Noé trébuche. La mère le rattrape… Ils observent des insectes. Font dériver une formation en ligne de fourmis. Une fourmi tombe sur Zoé, elle prend peur. Le père la protège dans ses bras. Noé rit qu’elle ait peur d’une fourmi. Ils tentent d’attraper un papillon…
Un autre film de famille. À la montagne. Un paysage enneigé. La famille joue à se jeter des boules de neige. Père et fils contre mère et fille. L’équipe masculine manque de munitions. Reconstitue son stock en équipe. Ils relèvent la tête. Les filles ont disparu. Mère et fille les attaquent, passées derrière… La mère plonge la tête la première dans un mètre de poudreuse. Éclats de rire de la famille. Le soleil se couche.
Parents et enfants assis sur le toit d’un chalet enneigé regardent le disque solaire disparaître derrière un sommet. Les couleurs somptueuses se diffusent. Un oiseau se pose sur une branche.

NOÉ. – Papa, tu seras fier de nous.

Zoé se met à y croire à son tour.
Un portable vibre. Le moment de grâce est rompu.

ZOÉ. – C’est le tien ?

NOÉ. – Non.

Zoé se lève, cherche la provenance.

ZOÉ. – D’où ça vient ?

Le son provient de la poche de la mère, signale l’arrivée d’un nouvel SMS. Noé fouille la poche de sa mère.
La mère, dépitée se laisse faire. Noé s’empare du téléphone. Celui qui appartient en réalité au père. Il lit le message. Il est saisi, le souffle coupé.

NOÉ. – Maman…

Zoé prend le portable des mains de Noé, découvre le SMS.

ZOÉ. – Tu nous as trahis ?

La mère est dépitée. Le père ne dit rien. Noé et Zoé la regardent avec insistance. Elle ne répond pas, regarde du coin de l’œil le père, attend qu’il la disculpe. Il se tait. Les deux enfants sont effondrés. Ils s’attendaient à beaucoup de choses, pas à celle-ci.
Noé, consterné, ramasse la cordelette de sa mère tombée par terre. Il jette un regard vers Zoé. Elle est trop anéantie pour réagir tout de suite. Noé estime devoir attacher sa mère de nouveau. Elle le sait, se lève, recule.
À quelques pas des siens, la mère les observe. Son fils tient sa corde dans ses mains, sa fille se remet peu à peu, son mari se terre dans le silence.
L’instant est pesant à l’extrême. Chacun est abattu. Les deux enfants, plus affligés que jamais, pensent avoir été trahis par leur propre mère.
La mère observe à nouveau son mari. La tête basse, il n’émet aucun son. Elle refuse pourtant de le dénoncer. Elle espère encore un instant qu’il ouvre la bouche… Rien.

LA MÈRE. – C’est donc à cela que nous ressemblons… Pourquoi essayer de nous sauver ? Si nous disparaissons, la Terre s’en sortira très bien toute seule. Mieux. Nous sommes dangereux ! Nuisibles, toxiques. Si nous nous en sortons, ce sera encore la catastrophe… Il faut accepter l’extinction pour le bien de l’univers. Les pires nuisibles qui n’aient jamais existé. La Terre n’est que le début !
Les extra-terrestres ont intérêt à se planquer. Ils existent, nous voient de loin, depuis longtemps et ils se planquent. Ils pètent de trouille que nous venions les rencontrer. Pour les virer, les exterminer, exploser en moins de temps qu’il faut pour le dire tout le monde beau, subtil, généreux qu’ils auraient mis des millions d’années à concevoir….
Il faut qu’on meure.

Les enfants regardent leur mère avec émotion. Le père, défait, l’observe.
Une musique, Nina Simone « Sinnerman ».
La mère pourrait danser, danser, une danse de rage et de désespoir.
Les enfants la regarderaient médusés. Le père, effondré, aurait sa tête dans ses mains. Elle danserait jusqu’à en perdre pied…
La musique s’arrête nette. On frappe à la porte d’entrée. Le code, l’enchaînement de 5 coups longs, trois courts.

NOIR

 

ACTE II

Des notes dissonantes de piano. De subtils pétillements d’oiseaux. Une longue note tenue tendue au violoncelle. Un morceau de musique, sensoriel. Des cordes, piano, violon, contrebasse, des sons d’ailleurs, quelques bruits d’oiseaux.
Lumière.
Le salon est disposé en salle à manger. Épuré. Une grande table rectangulaire, trois chaises, trois couverts. La mère, le fils, la fille mangent. Des fruits, des légumes de saison, un grand pain de campagne, des fromages. Du vin.
Personne ne parle. L’ambiance est neutre. Un repas sans un mot, formel.
Les enfants paraissent plus grands. Leurs tenues vestimentaires ont changé.
Ils pourraient être quelques mois après les événements précédents.
Le salon est dégagé de tout superficiel. Une table, 3 chaises, quelques plantes, des livres, de vieux livres, beaucoup.
La mère semble être en mode automatique. Ni froide, ni expansive. Elle finit son assiette.
Noé et Zoé sont sereins, avec quand même un je-ne-sais-quoi d’éteint.
La mère se lève, attrape un plateau. Elle sert un verre de vin et commence à concocter un plateau repas.
Une lumière éclaire une autre partie de la scène.
Un autre lieu est exposé. Le père assis sur un lit de camp. Dans un espace que l’on ne peut encore définir. Lui seul est pour l’instant éclairé. Il demeure silencieux, pensif.
Simultanément, la lumière de la salle à manger se rétrécit pour ne plus éclairer que la mère. Son visage, sa main, les fruits, les légumes qu’elle collecte.
Deux lumières, deux êtres, la mère et le père.
La lumière s’éteint dans le salon, s’agrandit dans l’espace du père.
Le lieu nous apparaît. Une prison, une cellule… ça y ressemble. Un espace réduit. Un petite porte verte fermée à clé. On entend le lourd verrou. Le père attrape furtivement un objet contondant, se cache derrière la porte. La porte s’ouvre lentement. C’est la mère. Elle entre avec son plateau, avance de quelques pas, le pose sur des caissons métalliques. Ils sont remplis de bouteilles. Sur le côté, des bouteilles de vin vides… Ils sont dans la cave de la maison.
Le père, masqué par la porte, serre son arme de fortune. Il la tend vers la mère de dos. La mère aménage une table pour le repas du père… Le père hésite puis… lâche son objet tranchant, avec fatalité.

LA MÈRE. – Je ne porte pas d’arme.

LE PÈRE. – Pourquoi es-tu seule aujourd’hui ?

La mère ne répond pas, finit de lui arranger la table.

LA MÈRE. – La porte est ouverte.

LE PÈRE. – C’est fini ?

LA MÈRE. – Stabilisé. Vous n’y pourriez plus rien changer… Pas tout de suite en tout cas.

LE PÈRE. – C’est comment ?

LA MÈRE. – On entend à nouveau les oiseaux chanter.

Soudain un fracas provient du public, les portes sont violemment poussées.
Pleins feux dans la salle et sur scène. Deux individus, portant des masques d’animaux, pancartes à la main, déterminés, marchent vers la scène.
Les comédiens sur le plateau sont déconcertés. Cette interruption n’est pas prévue. Les interprètes reculent en arrière-scène.
Les deux militants déroulent leur banderole…

Cette dernière partie sera différente à chaque représentation.
L’un des deux militants sera un réel activiste, écologique ou alter-mondialiste. L’autre activiste sera un comédien, interprétant les idées de son comparse.

Ils stoppent le spectacle pour affirmer que le réchauffement climatique n’est pas une fiction.
Ce procédé permettra au réel militant de nous interpeller directement sur la réalité de l’urgence, de nous donner des données concrètes, non celles d’une pièce de théâtre.
Les interprètes de la famille sur le plateau seront divisés. L’un conteste, l’autre approuve…
Pendant le message du militant explicité, le jeune comédien interprétant Noé refusera ce procédé « fasciste de prise d’otage », s’opposera au militant-comédien. Ils en viendront à lutter physiquement.
Ils seront interrompus par le tombé de rideau.
Les bruits de lutte s’entendront jusqu’à ce qu’un interprète de la famille repasse devant le rideau et s’adresse au public.

INTERPRÈTE DE LA FAMILLE. – Navré pour cette interruption. Il n’y aura pas de fin ce soir. Nous ne la connaissons pas.

 

 

 

 


Maxime Motte

Auteur, Metteur en scène, comédien