Les Trois Sirènes
Il était passé onze heures. La nuit était tombée depuis longtemps. La lune pleine et rousse riait de toutes ses bouches ouvertes. Des gerbes de rayons s’en échappaient, rassemblés en un voile s’effilochant sur la mer. Sans cela, rien n’aurait permis de voir les bateaux, au loin, traverser sans fanaux l’horizon clandestin. Les rouleaux ininterrompus, que le vent du Sud portait depuis le ventre de Neptune, soulevaient ce linceul attentif à la moindre défaillance du monde terrestre. Sur le rivage où venait s’échouer l’écume rageuse, deux pêcheurs s’étaient mélangés à l’obscurité, solitaires l’un de l’autre, loin de la terrasse de bois d’où venait la musique de l’autre côté de la route de terre. Ils avaient planté leurs lignes dans le sable encore chaud, sous la protection, croyaient-ils, du tapis d’étoiles qui recouvrait la nuit. On pouvait s’attendre à ce qu’ils ferrent quelque monstre marin aguichant mais hostile.
À cette heure d’espérance et de tension infinies, les dieux de la mer, habilement grimés en forme de naïades aux chairs luxuriantes et au sourire moqueur, attendent. Cachés dans le creux des vagues toutes proches des sables du lido, ils guettent les dieux descendus des collines calcaires, parés de mâle insouciance et de muscles tendus.
Les sandales s’emplissaient du sable de la route, reversé à chaque foulée. Par bribes, arrivaient des phrases dispersées par le vent. Une musique sans nom devenait plus épaisse lorsque l’on approchait. Elle venait de la terrasse de bois protégée par un toit de planches formant un carré à peine pointu en son centre, de l’autre côté de la route. On entendait des tubes pleurnichards, trémoulinés par des bellâtres aux cheveux gominés, à la barbe négligée de deux jours, à la chemise blanche échancrée et fourrée de poils où devait pendre une chaîne dorée. Cette indécence opiniâtre se hurlait comme si le ciel était sourd à leurs prières di amore, et l’on sentait monter des abysses toutes proches, en contrebas du chemin, une haine gé