Roman (extrait)

Alegría

Écrivain

« Je me prépare bien à la mort. » Ce programme est celui du prochain livre de l’écrivain espagnol Manuel Vilas, à paraître en janvier prochain aux Éditions du sous-sol dans la traduction d’Isabelle Gugnon, qui avait déjà traduit le très émouvant Ordesa paru en 2019. Ouvrir la possibilité de la joie, au présent mais aussi par l’afflux des souvenirs, par la conscience de ce qu’on a perdu, et même la pente dépressive, est la méthode. Premières pages inédites d’Alegría, pour ouvrir notre série d’hiver des bonnes feuilles étrangères de la rentrée prochaine.

1

 

Tout ce que nous avons aimé et perdu, que nous avons aimé énormément, que nous avons aimé sans savoir qu’un jour on nous l’enlèverait, tout ce qui, une fois perdu, n’a pas pu nous détruire, bien qu’ayant insisté en y mettant une force surnaturelle et cherché notre ruine avec cruauté et obstination, finit tôt ou tard par se changer en joie.

L’âme humaine n’aurait pas dû descendre sur terre.

Elle aurait dû rester dans les hauteurs, les abîmes célestes, les étoiles, l’espace profond. Elle aurait dû rester éloignée du temps ; l’âme humaine aurait été meilleure sans être humaine car l’âme vieillit au soleil, s’étiole, s’enfonce et se consume en millions de questions éparpillées à propos du passé, du présent et du futur qui forment un seul temps, propre à chacun de nous, un temps où l’amour est un désir permanent qui ne se réalise pas, nous prévient de la beauté de la vie et puis s’en va.

Il s’en va.

Il nous laisse dans un silence puissant, amer et subtil.

Des millions de questions qui ont été des humains avant de devenir des questions. Des millions de corps, des millions de pères, de mères, de fils et de filles.

Et nous demeurons seuls et transis.

L’âme humaine c’est nous, nous tous, cherchant de l’amour, cherchant tous à être aimés chaque jour et attendant chaque jour la venue de la joie. Qu’attendre d’autre sinon ?

Comme nous aimerions tous que la vie ait un ordre et un sens, alors qu’elle n’est faite que de temps et d’adieux fugitifs, et que dans ces adieux vit l’amour immense que je ressens à présent.

Tel est mon chaos, tel est mon désordre.

Je suis là, désemparé tout en sentant la force de la joie, mais également plein de la rage indéfinie de la vie.

Comme tous les humains.

Parce que nous sommes tous pareils.

Et dans cette joie dévorante se trouve toute la conscience de la vie que nous avons été capables d’accumuler.

Au début de l’année 2018, j’ai publié un roman qui est le récit de ma vie. Ce livre est devenu un abîme.

Dans ce livre vivait l’histoire de ma famille.

Bach et Wagner, mon père et ma mère.

J’ai mis ma famille dans un livre avec de la musique et c’est la plus belle chose que j’aie jamais faite.

Tu es fou ? m’ont demandé de nombreuses personnes.

Non, c’est juste de l’amour, ai-je répondu. Juste de l’amour, un besoin, de l’espoir. Quand on parle de sa famille, celle-ci revient à la vie. Si j’écrivais sur mon père et ma mère et ce que nous avions été, le passé revenait et il était puissant et bon. C’est tout, voilà ce que j’ai fait.

Je suis à présent dans un hôtel de Barcelone.

Je n’ai jamais pensé que je réécrirais au stylo dans un carnet comme je le fais maintenant. Mon ordinateur est devant moi mais il ne me sert plus à rien.

J’ai changé trois fois de chambre dans cet hôtel. La première m’a déplu parce qu’il y faisait chaud et que la vue était horrible. Quand on m’en a attribué une deuxième, j’ai cru que je pourrais m’y reposer : être apaisé, satisfaire mon besoin de calme, ne plus avoir les nerfs en pelote dans de constantes allées et venues.

Mais j’étais écroulé sur le lit quand je me suis rendu compte que ça n’allait pas. La chambre donnait sur l’avenue Diagonal, une des grandes voies de circulation de Barcelone, et le bruit qui s’en élevait était excessif. D’excessif il est devenu infernal. Un bruit produit par des inconnus, les centaines d’hommes et de femmes qui se déplacent dans la ville en voiture, à moto, ou leurs conversations. Le bruit se changeait peu à peu en ennemi. J’ai commencé à m’énerver. Comme un imbécile, j’avais défait ma valise, encouragé par ma première impression positive. Je la voyais ouverte sur la table, je me suis demandé combien de temps j’allais mettre à tout ranger de nouveau à l’intérieur.

Je vois mes affaires comme si c’était celles d’un esprit sans corps. Mes pulls noirs, mon ordinateur, mon agenda, ma trousse de toilette. On dirait celles qu’utilisait mon père, des choses lui ayant appartenu à lui et non à moi.

C’était le 1er juin, à Barcelone. J’ai senti l’humidité qui imprégnait toute la ville. Je n’arriverais pas à m’y habituer, elle me faisait suer de manière humiliante. Ma vie et la chaleur ont conflué vers un point de mon passé. Quand je serai mort et que je n’aurai plus chaud, j’accéderai au néant. Le néant, c’est ne plus sentir la chaleur espagnole qui règne toujours dans toutes les villes d’Espagne : une chaleur moite ou sèche, mais de la chaleur quand même.

La chaleur et la vie ont signifié la même chose à mes yeux. J’ai cinquante-cinq ans et j’en aurai cinquante-six dans quelques jours. Cet âge, je n’y crois pas. Si j’y croyais, si je l’acceptais dans toute sa dure réalité, je devrais penser à la mort. On ne peut pas vivre quand la mort occupe nos pensées, même si rien n’émane de nous avec autant de force. Elle est là, dans notre cœur. Personne n’a voulu aimer sa propre mort, personne ne veut lui parler, mais moi si, parce qu’elle m’appartient.

Je me suis regardé dans le miroir. Le vieillissement des hommes se camoufle toujours, il se cache. La société traite avec condescendance le vieillissement des hommes alors qu’elle est implacable avec celui des femmes.

J’ai appelé la réception et demandé qu’on me change encore de chambre. Quelqu’un est venu m’aider. Je me suis dit qu’en bas, ça devait jaser.

« Maintenant c’est toi qui vas t’occuper de ce taré.

— Non, moi je me suis farci l’autre malade, la semaine dernière, et c’était pire parce qu’il était marié et que sa bonne femme le soutenait. Au moins celui-là, il est seul. »

J’imaginais ce dialogue mais n’éprouvais aucune gêne, j’avais au contraire envie de tirer mon chapeau à ces réceptionnistes qui concentraient leurs pensées et leurs reproches sur moi. Tout est vie et tout sert à la vie. En toute chose il y a un hommage à la vie.

Il m’a été donné d’admirer cet hommage dans tout ce qui occupe une place au soleil.

Le lendemain, j’ai encore demandé à changer. Et j’ai été témoin du fait que la vie récompense les têtus, ceux qui ne connaissent pas de répit tant qu’ils n’ont pas obtenu l’excellence. La persévérance peut nous rendre fous.

Sans doute excédés, ils m’ont donné une chambre spectaculaire au quinzième étage, la plus haute et certainement la plus belle de l’hôtel. La chambre idéale : grande, lumineuse, la plus élevée de l’immeuble. On voyait la mer au loin. Il y avait aussi une fenêtre dans la douche, d’où contempler Barcelone sous une autre perspective.

Je me suis senti maître de la ville.

Elle était à mes pieds.

J’ai mis l’air conditionné et tout était parfait.

Je me suis alors rappelé la première fois où j’étais allé à Barcelone. C’était en 1980. Ma petite amie de l’époque y avait de la famille et on avait dormi là ; une de ses tantes nous avait fait visiter la ville. Cette relation n’a pas duré. Je l’évoque maintenant, trente-huit ans après. Un amour éteint dont il ne reste que ce souvenir convoqué par la mémoire d’un homme. Que nous fait le temps ? Mais celui que j’ai été, celui qui est allé à Barcelone il y a trente-huit ans avec sa petite amie, est enterré dans mon corps, dans ma chair.

Ma chambre au quinzième étage de cet hôtel ressemble à un lieu sacré, c’est moi qui en fais un esprit.

La nuit tombe peu à peu.

Je regarde de temps en temps par la fenêtre : Barcelone est là, pleine de couleurs bleues, dans ce soir d’été, avec ses centaines de rues et ses morts qui s’adressent aux vivants, cette conversation permanente que les gens de plus de cinquante ans entretiennent avec leurs chers défunts.

J’ai bientôt un dîner dans un club de lecture où on a lu mon roman, un livre où je parle de vous deux : de toi, maman, de toi, papa, car vous deux et vos deux fantômes êtes tout ce que je possède, et je possède un royaume peut-être indéchiffrable, un royaume de beauté.

Vous êtes devenus de la beauté et j’ai assisté à ce prodige. Je ne peux pas témoigner plus de reconnaissance à la vie, parce que vous êtes maintenant joie et beauté.

 

2

 

Aller à des rencontres avec des lecteurs me procure beaucoup de bonheur (et m’inspire aussi des craintes). En général, je pense que quand ils découvriront mon aspect, ils seront déçus. Et je regretterais vraiment de les décevoir. C’est si triste de décevoir quelqu’un. C’est sans doute pour ça que beaucoup d’écrivains préfèrent disparaître, et pas seulement les écrivains. Tout être humain peut choisir de disparaître plutôt que de décevoir.

J’entre dans la librairie et de nombreuses personnes viennent me saluer. Mais il y en a une qui est particulière. Au début, je ne la resitue pas. Elle me regarde comme si nous nous connaissions, cependant j’ignore qui elle est. J’envisage peut-être une possibilité.

Je redoute toujours ces contingences, ces hasards à chaud de la vie.

Et en à peine deux mots je réalise qui elle est.

Je ne l’avais pas vue depuis trente-cinq ans. Sa beauté est partie à jamais. La réapparition du passé est toujours dévastatrice et brise en mille morceaux notre système nerveux. Pourtant ma mémoire a préservé son souvenir sans l’altérer, sans le détériorer.

J’éprouve une tendresse indicible.

J’essaie d’extraire de son visage d’aujourd’hui celui qui est dans mes pensées. Et je crois qu’elle s’en rend compte. Je lui avoue que je l’ai toujours beaucoup admirée. C’est ce qui m’est venu à l’esprit : que je l’admirais. J’imagine que c’est le verbe qui convient le mieux.

Elle me dit que mon roman l’a fait pleurer et qu’elle se rappelle mes parents, qu’elle les a trouvés parfaitement reflétés dans le livre.

« Ce sont tes parents, je me souviens très bien d’eux. »

Je me souviens moi aussi très bien des siens, car ses parents et les miens étaient amis et je n’ai pas oublié cette amitié ; je me souviens de leurs rires, de leurs dîners dans de petits cafés, leurs plaisanteries, leurs illusions, leur joie.

Elle et moi sommes tout ce qui reste de cela.

Elle me dit que je dois être heureux d’avoir réussi à décrire aussi bien mes parents dans mon livre. Je n’ose pas l’interroger sur sa famille barcelonaise. Elle prend les devants et m’apprend que la tante qui nous avait accueillis chez elle est morte, mais elle ajoute : « Tu ne te rappelles peut-être pas, ça fait des années et tu as dû rencontrer beaucoup de monde entre-temps, je trouve même étonnant que tu te souviennes de moi. »

Je rentre à l’hôtel en pensant à elle.

Je n’ai pas songé à lui demander si elle était mariée et avait des enfants. Je crois que j’ai eu peur de lui poser la question. Comment ne pas avoir peur de ça ? Je me suis lancé dans d’autres conversations, et en sortant du dîner, je l’ai vue de loin et n’ai pas voulu prendre congé d’elle. Comme pour la renvoyer intégralement dans le puits d’obscurité d’où elle était sortie.

Elle ne se ressemblait pas.

Qui était-elle dans ce cas ?

J’entre dans ma chambre au quinzième étage. J’avais laissé l’air conditionné et il fait plutôt froid, mais c’est une sensation très agréable.

Je n’arrive pas à me l’enlever de la tête. J’aurais pu lui dire adieu à jamais, car il est fort possible qu’on ne se revoie pas. On était allés skier en 1978 ou en 1979. Elle avait un équipement ultramoderne. Je n’ai pas osé lui dire que quarante ans plus tard, je me rappelle la marque de ses skis, de ses fixations et de ses chaussures. Des Rossignol ST 650, des Look Nevada et des Nordica. Je n’ai pas osé lui avouer cette profusion de souvenirs et de marques ; elle cache peut-être une évocation plus grave et plus profonde qui n’est autre que celle-ci : la première fois que j’ai vu Barcelone, c’était avec elle et sa tante établie dans cette ville et morte aujourd’hui. Je ne lui ai pas demandé en quelle année elle était morte.

Elle ne nous avait pas permis de dormir ensemble : elle s’était couchée avec sa tante, et moi dans une autre chambre.

Et maintenant, trente-huit ans après, il me semble que c’était une décision très sage. Grâce à elle, je peux essayer de passer une nuit tranquille.

Et avec le visage de Paloma jeune – elle s’appelait et s’appelle toujours ainsi –, je tâche de fermer les yeux, de dormir.

Brune, elle avait des yeux noirs pleins d’innocence, des cheveux sombres et raides, et tout le monde l’aimait car elle était sympathique, douce et gentille.

Nous n’aurions pas dû nous séparer. Nous aurions dû nous marier et vieillir ensemble.

Je n’aurais pas dû la connaître.

Je n’aurais pas dû naître si c’était pour souffrir autant.

Je me lève au milieu de la nuit, je n’arrive pas à fermer l’œil, il est trois heures, j’allume toutes les lumières et regarde les lieux et mes affaires éparpillées dans la chambre. Demain je rentre à Madrid et ces murs accueilleront un nouveau client, et il en sera ainsi jusqu’à ce que l’immeuble s’écroule, ait une autre affectation, soit rénové ou démoli et emporte à jamais, dans un tourbillon, toute la phrase que je suis en train de prononcer en ce moment même.

 

3

 

Vivaldi, mon fils cadet, travaille dans une entreprise de livraison et sillonne toute la ville à bicyclette. Je l’appelle Valdi pour abréger et en hommage au célèbre compositeur des Quatre Saisons, qui était roux lui aussi.

J’ai acheté le disque des Quatre Saisons vers 1977. Je l’avais eu en solde, il m’avait coûté cent vingt-cinq pesetas. J’étais un adolescent de quatorze ans à peine à l’époque, mais ce disque m’avait ébloui : je devinais dans cette musique la volubilité du temps, la transformation, le mouvement, le changement, et cette intuition m’avait été douloureuse car je désirais que rien ne change.

Valdi et moi vivons dans des villes différentes. Moi à Madrid, lui à Barcelone depuis peu. À compter du moment où j’ai su qu’il travaillait pour cette société, Glovo, je me suis mis à voir des garçons et des filles de son âge un peu partout dans les rues de Madrid. Avant je n’y prêtais pas attention, maintenant si. Je les vois depuis que mon fils se consacre à cela.

Quand j’aperçois un garçon à vélo et la boîte jaune de Glovo, mon cœur chavire et je pense à Valdi.

Il m’est impossible de ne pas aimer également tous ces jeunes types qui ne sont pas mes fils mais exercent le même métier que lui. Je pense à leurs mères et à leurs pères. Comme je ne peux pas les aborder et leur dire mon amour, je les prends en photo avec mon portable et les envoie à Valdi par WhatsApp. Je sais que ça l’amuse. Il me fournit des détails techniques sur les bicyclettes de ses collègues madrilènes.

Il est vrai qu’alors Valdi me répond. Si je lui parle d’autre chose, il n’en fait rien. Son travail l’intéresse et je m’en réjouis.

Je crois que je devrais être là avec lui, l’aider à pédaler, l’aider à livrer. Valdi n’a pas voulu faire d’études, il n’aime pas ça. Il me dit ce qu’il gagne dans cette entreprise, ajoute qu’il touchera peut-être beaucoup d’argent. Je sais que c’est impossible, mais j’adore le voir rêver ainsi. Il vaut mieux qu’il ait ce genre d’ambitions, qui me rappellent celles que j’avais à son âge.

Malgré tout ce travail m’attriste ; je préférerais qu’il fasse autre chose. Je le trouve très désorienté, et pourtant ce côté perdu me semble infiniment beau, grand, émouvant.

J’adore Valdi et je le vois si peu. Mais quand nous nous parlons au téléphone, je suis heureux. Il me raconte un tas de choses toutes un peu folles.

Il a dû se mettre à son compte. Il est donc dans la même situation que moi, qui suis également indépendant. Cette coïncidence me ravit, elle a peut-être une signification.

Elle en a une, c’est sûr. J’ai tellement besoin que ce que nous faisons ait un sens.

Bach, mon père, était lui aussi indépendant. Nous formons donc tous les trois une chaîne professionnelle, voire musicale, car être indépendant c’est comme être exposé aux intempéries salariales, comme vivre de la musique.

Si je mourais maintenant, Valdi aurait de moi l’image d’un homme toujours jeune, parce que je ne suis pas encore vieux. Si je mourais maintenant, il devrait me pleurer, ce que je ne souhaite pas. Je ne veux pas être pleuré par qui que ce soit. Mais j’adorerais qu’il se souvienne de moi dans la force de l’âge, qu’il se souvienne de moi plein de beauté, de lumière.

La vie est aussi magnifique qu’elle est cruelle et dure.

La vie est l’impossibilité de connaître la vie. Je ne connais plus trop mon fils et c’est réciproque. On se promène dans le monde chacun à sa guise. Et cette méconnaissance s’amplifiera à mesure que notre vie s’érode.

Seule la contemplation de la beauté de notre méconnaissance présente et à venir nous épargne le drame de nous méconnaître.

La vie d’un père et d’un fils déborde d’une méconnaissance que seul l’amour peut transformer en la plus belle des odyssées.

Mais nul ne sait ce qu’est l’amour ni quelles sont ses limites.

Nous ne saurons jamais en quoi consiste la vie, qui ne tient peut-être qu’à respirer et regarder le ciel. Or cela ne nous suffit pas, ne nous a jamais suffi.

Ton pauvre père se traîne dans ce monde en réclamant une minute de ta vie, Valdi.

La condition de père est celle d’un mendiant de l’amour.

 

4

 

Un beau jour, on prend conscience qu’on n’a jamais été pleinement avec quelqu’un, pas même avec soi. C’est un grand jour. La vie d’un être humain vieillissant consiste à admettre qu’il n’a jamais été et ne sera jamais avec personne, qu’il ne pourra jamais donner son âme à un autre qui comprenne ce qu’on lui donne, le protège, prenne soin de lui et le préserve. Pour aimer quelqu’un il faut renoncer à soi. Peu de gens le font. Tout être humain atteignant la vieillesse profonde accepte la solitude. Je songe à cela dans l’AVE qui me ramène à Madrid.

Nous avons construit l’illusion de l’accompagnement en inventant la famille, l’amour, l’amitié, les liens sans condition, et l’illusion fonctionne bien jusqu’à ce que l’âge décante une sensation nouvelle : l’impression qu’on mourra seul car nous mourons tous seuls. Les mers, les montagnes, les étoiles et les arbres sont seuls, tel est le sens que j’attribue à la solitude : une merveilleuse exaltation du mystère de notre présence ici, dans la vie et sur terre.

J’aimerais me voir mort pour toucher ma propre mort en étant en vie. L’idée de la résurrection si insensée, si décriée, si humiliée, si vilipendée, si méprisée, se montre à mes yeux pleine d’une force jaune qui m’appelle. La résurrection dans laquelle a cru le plus grand romancier des temps modernes – à savoir Tolstoï, Léon Tolstoï – est l’addiction à la vie. Comment ne pas être addict à la vie, à la contemplation de l’amour, la contemplation de la nourriture, de l’hiver, de l’été, du printemps, de l’automne ? Comment ne pas être addict au vent et à la chair du vent ?

Nous avons oublié les mystères ancestraux.

Je ne peux pas faire un pas dans cette vie sans que le fantôme de mes parents m’accompagne.

Après la publication de mon livre, je me suis dit que j’arrêterais de les invoquer, que je les laisserais pour toujours dans leur mort, mais les gens, avec les meilleures et les plus délicates intentions du monde, m’ont assailli de questions sur eux. Or je voulais les renvoyer d’où ils venaient. Mais quel lieu était-ce ?

Ma voisine dans l’AVE doit elle aussi avoir un père et une mère et, compte tenu de son âge – apparemment soixante ans et quelques –, il est probable qu’ils soient morts. Elle prend son repas à côté de moi, a apporté un petit sandwich qu’elle mange avec élégance. Je regarde du coin de l’œil ses ongles rouges sur le pain de mie, les écouteurs branchés à son portable.

Du train on voit les maisons aux abords des villes, des immeubles peu enviables. Des gens vivent là et j’imagine leurs vies. Il se peut que moi aussi je finisse mes jours dans un de ces appartements de banlieue, des logements bon marché qui donnent sur les voies ferrées.

Je me représente toujours ce genre de fin : abandonné de tous et de tout, livré à l’anonymat le plus hermétique, submergé dans un appartement de quarante mètres carrés où il fait quarante degrés en été, consumé par la poussière et la crasse, allongé dans un lit sale. Malade, agonisant et cependant tranquille. C’est ainsi que je me vois dans le futur.

Je crois qu’avec ce type de pensées je cherche à défier le destin, je m’entraîne à n’avoir peur de rien. Car même si dans ces appartements que je vois de mon siège mes yeux ne trouvent rien d’agréable ou de désirable, je suis sûr qu’ils abritent des êtres humains qui respirent et tombent amoureux. Il faut toujours se rappeler que la vie se déroule sous le soleil quand il y a de la lumière et sous la lune quand il fait nuit. Personne ne peut vous voler ça : le jour et la nuit.

Je regarde de nouveau ma voisine dans l’AVE. Elle s’est endormie, une miette de pain sur la bouche qui enlaidit son expression. Avec un tact incroyable, je chasse cette miette de la main.

Maintenant elle est parfaite.

 

5

 

Je me rappelle qu’en été nous allions nous baigner dans le Cinca, une rivière d’eau de montagne à huit kilomètres de Barbastro. Un jour, j’ai eu une hallucination dans ce cours d’eau. C’était en 1974 ou 1975. Je nageais, plongeais et touchais les pierres du fond. Et j’avais décidé d’explorer par moi-même des parties du Cinca où je n’étais jamais allé. Des sandales en plastique aux pieds, j’ai commencé à marcher, à m’éloigner de l’endroit où se trouvaient mes parents et leurs amis, un autre couple avec un enfant en bas âge.

Les sandales en plastique m’émerveillaient car dans ma tête d’enfant elles représentaient des objets miraculeux, surtout la première fois que j’en ai porté : on pouvait les immerger, c’étaient des chaussures invulnérables à l’eau. Il est possible que le moment soit venu de faire le décompte minutieux de tous les prodiges que j’ai contemplés dans la vie, aussi ordinaires, absurdes ou idiots qu’ils puissent paraître. Le fait est que j’étais fou de ces chaussures. Quand on me les a offertes, j’ai éprouvé une immense joie que j’aimerais ressentir de nouveau.

Je voyais le soleil frapper les eaux du Cinca, comme une explosion à laquelle je n’avais encore jamais assisté. Je mettais les pieds dans les flaques et regardais mes sandales en plastique sous l’eau en continuant de marcher. Puis j’ai atteint un lieu tout en longueur et éloigné, semblable à une piscine où la rivière stagnait car une sorte de mur de rétention pareil à un barrage s’élevait. Je me suis aventuré dans cet espace d’eau calme, sans courant, mais dans lequel je m’enfonçais de plus en plus. Et j’ai nagé. La beauté de cette retenue d’eau m’a inspiré une sensation inoubliable.

Il y avait là une profondeur tranquille.

On est aujourd’hui le 19 juillet 2018 et j’ai cinquante-six ans. Je ne fête pas mon anniversaire. Ce jour me dérange dans la mesure où je n’y vois que le point culminant d’une démolition, d’un oubli, d’une guerre perdue. J’ai vu mon père cacher sa date de naissance et ma mère faire de même.

Ils avaient l’air intemporels.

Et j’ai fini moi aussi par les imiter. Plus que la cacher, ils ne s’en souvenaient pas. Dans ma famille, on n’a jamais fêté ni l’anniversaire de mon père ni celui de ma mère.

Non seulement on ne les fêtait pas, mais on ne concevait même pas l’existence de ces dates. Pourquoi agissaient-ils ainsi ? Ces jours leur étaient-ils sortis de la tête ou s’étaient-ils écartés de toute célébration pour ne se consacrer qu’à un seul ?

Sans doute parce que chez nous il n’y avait qu’un anniversaire : le mien. L’histoire d’un homme consiste à fêter sa naissance jusqu’au moment où ce jour s’assombrit et va en enfer.

Je n’aime pas mon anniversaire parce que mon père et ma mère sont morts. Ce sont eux qui ont inventé cette date qui, sans eux, se change en poussière, en vent, en néant.

Ce sont eux qui ont fait de mon anniversaire le jour le plus important de l’univers.

Et s’ils ne sont plus là, il devient une date sombre, dévastée, lugubre, une ruine, une maison effondrée.

Ce souvenir de la rivière me revient car c’était mon anniversaire, du temps où c’était un grand et beau jour magnifié par mon père. Il savait comment faire. Maintenant qu’il a quitté ce monde, mon anniversaire est un spectacle décrépit et malsain. Humidité aigre, indicible désenchantement, chagrin et silence, tel est le jour de mon anniversaire aujourd’hui, pour la seule raison que ni elle ni lui ne sont plus là.

Je sors pourtant dîner avec Mo, ma deuxième femme, et des amis, et tout à coup, au dessert, je constate avec perplexité que Mo a acheté une bougie qu’elle a plantée dans une part de gâteau. Elle est allumée et on me souhaite mon anniversaire. Je leur sais gré d’avoir pensé à moi et me rappelle mon père. J’ai l’impression que c’est lui qui a déclenché cette surprise. C’est lui qui l’a fait, pour que je ne me complaise pas dans la mélancolie, la nostalgie que j’ai de sa personne. Il a agi intentionnellement. Il a voulu me transmettre un message depuis l’espace spectral dans lequel il subsiste. Il m’a dit : Il y a des gens qui t’aiment.

Je désirais que personne ne m’aime, car il est impossible que l’amour de mon père revienne, il est impossible que je redevienne celui que j’étais et la vie, au travers du gâteau que Mo a acheté, m’a offert une petite célébration.

Le jour de mon anniversaire, j’adore envoyer un WhatsApp spécial à Valdi, une sorte de petite blague entre lui et moi. J’écris les mots suivants : « Pense à appeler ton père pour lui souhaiter son anniversaire. » C’est presque un jeu métaphysique. Comme si je n’étais pas son père, mais un ami qui lui donne un conseil. Et, par conséquent, comme si son père était quelqu’un d’autre que moi. Je le fais aussi à des occasions particulières, comme Noël ou ce genre d’événements. J’aime beaucoup cette plaisanterie, c’est un peu comme si je me l’adressais à moi-même. Je crois qu’en me comportant ainsi je me repose de la paternité. Tout père a besoin de se délivrer de la paternité, probablement pour redevenir un simple fils. Je me plais à imaginer que le père de mon fils n’est pas moi, mais un inconnu. Un individu qui mène une vie en marge de la normalité. Un individu mystérieux constamment en voyage. Un individu sans domicile fixe, mais qui mérite quand même qu’on lui téléphone pour lui souhaiter son anniversaire. Un individu dont je saurais à peine me rappeler le visage. Un individu qui m’est indifférent et mérite pourtant qu’on lui souhaite son anniversaire, non pour lui mais pour la personne qui est dans l’obligation de le faire.

C’est comme si je disais à Valdi : « Tu es obligé d’appeler ton père ce jour-là même si tu ne l’aimes pas, si tu le crains ou si tu l’as oublié, si tu assistes à sa lente disparition, si tu n’attends plus rien de lui, s’il te déçoit ou si, au bout du compte, il s’est révélé être une personne insignifiante, s’il t’a fait mal ou n’a pas su être à la hauteur. »

Je revois ce nageur d’il y a quarante ans, là, devant ces eaux dormantes, et je le vois nager, s’aventurer dans le bassin. C’est moi, parce que j’arrive à revenir vers cette époque de mon passé, ce 19 juillet, ce jour perdu, et que je nage dans cet endroit en pressentant qu’il est dangereux, car le Cinca a ses mystères et emporte de temps à autre des humains. Mais il ne veut pas que je parte avec lui. Il me laisse profiter de ses mâchoires, de ses courants sombres, des pierres de son lit, de sa respiration de bête.

J’ai toujours adoré les rivières.

Mo dort en ce moment. Elle s’est endormie car nous sommes le 20 juillet au petit matin. Elle a vaincu la mélancolie du calendrier, a mis une bougie d’anniversaire là où je voulais ériger un monument à la solitude.

Mo est le diminutif de Mozart, je ne l’ai pas encore dit. Et c’est ma deuxième femme.

Même Bra, l’aîné de mes fils, mon Johannes Brahms bien-aimé, m’a téléphoné pour me souhaiter mon anniversaire.

 

6

 

L’histoire d’amour avec Mo survient aux États-Unis. Je crois que nous y avons été heureux, et de manière assez simple. Nous passions le plus clair de notre temps à aller d’hôtel en hôtel. Nous aimons tous les deux les hôtels. D’autre part, nous sortions l’un et l’autre d’un divorce.

J’avais cinquante et un ans quand je l’ai rencontrée, cinquante-deux quand nous avons décidé de vivre ensemble. Je tenais une comptabilité intime, faisais mes calculs. Elle avait dix ans de moins que moi, ce qui me plaçait dans un espace temporel très différent de celui de mon premier mariage. Nous nous accordons sous de nombreux aspects : nous vivons par exemple tous les deux dans le désordre. Nous entassons les vêtements, les livres, la paperasse. Cependant elle trouve toujours le papier qu’elle cherche. Moi jamais.

Je me demande comment c’est possible.

Après notre rencontre nous nous sommes fait mille confidences, comme nous révéler les compagnes et compagnons que nous avions eus. À l’époque ces confessions étaient puissantes, érotiques, et satisfaisaient une curiosité malsaine. À présent, des années plus tard, il arrive que ces vérités avouées autrefois nous dérangent. Elles nous mettent mal à l’aise. Il est drôle de constater que ce qui était au départ un jeu érotique lié à l’éblouissement et à la séduction devienne par la suite un couperet.

Tout cela m’apparaît comme un miracle de la nature humaine.

J’y vois de la joie.

Quand je veux l’agacer, je lui rappelle le nom d’un de ses petits amis et elle fait de même avec moi. Si bien que nous sommes tous deux échaudés.

Dans les supermarchés, Mo est très originale et impulsive. Elle achète des tas d’articles, les met dans le Caddie. Je les retire lorsqu’elle regarde ailleurs. À la caisse, elle ne se rend pas compte qu’ils ont disparu.

Elle dit parfois qu’elle pensait qu’il y avait plus de choses dans le Caddie. Je lui réponds que ce qu’on a pris a été très bien choisi. Alors elle sourit. Parce qu’elle a de la fierté, mais la fierté de Mo est celle d’une petite fille.

Elle laisse toujours des pourboires partout où elle va, donne de l’argent aux pauvres. Elle est convaincue de l’existence de la pensée magique et d’un ordre secret grâce auquel la justice et le bien finissent par remporter la partie.

Le matin, elle se lève avant moi. Car je dors toujours mal. Et sitôt levée, elle me laisse toujours un jus d’orange fraîchement pressé dans le réfrigérateur. Ce jus qu’elle laisse au frigo me semble incroyablement mystérieux. Très souvent, je reste devant et l’observe comme si j’y voyais une manifestation divine. Je ne le comprends pas.

Quoi qu’il se passe, qu’elle n’ait pas le temps et doive se hâter de quitter la maison, elle me laisse un jus d’orange. Quand j’ouvre le frigo et que je vois le jus, je suis également frappé par une pensée effrayante.

Je pense que je ne suis pas capable d’en faire autant.

Certains jours, j’évalue la quantité de jus fraîchement pressé qu’elle m’a préparé. Un verre tantôt immense, tantôt normal. Alors je me demande de quoi dépend la dose de jus qu’elle met au frigo.

Ce jus est un geste d’amour qui m’exalte et me rappelle mon incapacité à faire de même.

Et juste après, je songe à tout ce que je suis capable de faire pour Mo. Je l’amène par exemple souvent en voiture dans de nombreux endroits, parce que c’est dans mes cordes. À mesure que ma culpabilité s’efface, je bois le jus d’orange.

En le finissant, je me dis qu’elle va certainement vouloir que je l’accompagne quelque part en voiture. Je me dis que lorsque je la conduis, il se peut, par chance, qu’elle ait les mêmes pensées que moi quand j’ouvre le réfrigérateur et découvre le verre contenant le jus d’orange.

Elle ne le pose pas n’importe où.

Elle le pose très exactement au milieu du frigo.

En revanche, je ne crois pas qu’elle cherche à savoir pourquoi il y a plus ou moins de jus selon les jours.

Elle sait que j’adore le jus d’orange.

Elle me le prépare avec un presse-agrumes électrique. Ma mère utilisait un vieux presse-citrons manuel.

Je regarde le presse-agrumes électrique.

Je ne peux pas regarder celui dont se servait ma mère, qui a été englouti par le temps. Englouti par l’amour.

J’ai un mal fou à sortir du labyrinthe, tu es toujours à la sortie du labyrinthe. Toujours toi, auréolée de joie.

 

Manuel Vilas, Alegría, traduction de l’espagnol par Isabelle Gugnon, © Éditions du Seuil, sous la marque Éditions du sous-sol, 2021.

En librairie le 7 janvier 2021.


Manuel Vilas

Écrivain