Les Vilaines
La nuit est profonde : il gèle dans le Parc. De très vieux arbres qui viennent de perdre leurs feuilles semblent adresser au ciel une prière indéchiffrable, mais essentielle pour la végétation. Un groupe de trans fait sa maraude. Elles sont protégées par la futaie. Elles semblent faire partie d’un même corps, être les cellules d’un même animal. C’est comme ça qu’elles bougent, comme si elles formaient un troupeau. Les clients passent dans leurs voitures, ralentissent quand ils voient le groupe, et, parmi les trans, en choisissent une qu’ils appellent d’un geste. L’élue accourt. C’est comme ça que ça se passe, nuit après nuit.
Le Parc Sarmiento se trouve au cœur de la ville. C’est un vaste poumon vert, avec un zoo et un parc d’attractions. La nuit, les lieux deviennent sauvages. Les trans attendent sous les arbres ou devant les voitures, elles promènent leurs charmes dans la gueule du loup, devant la statue de Dante, la statue historique qui donne son nom à l’avenue. Chaque nuit, les trans surgissent du fond de cet enfer, mais personne n’écrit à ce sujet, elles jaillissent afin de faire renaître le printemps.
Avec les trans, il y a aussi une femme enceinte, la seule dans le groupe qui soit née femme. Les autres, les trans, se sont transformées elles-mêmes pour le devenir. Au pays des trans du Parc, c’est elle, la personne différente, cette femme enceinte qui fait toujours la même blague : elle prend par surprise l’entrejambe des trans. C’est ce qu’elle est en train de faire à l’instant même, et toutes rient aux éclats.
Le froid n’arrête pas la ronde des trans. Une fiole de whisky passe de main en main, des papiers saupoudrés de cocaïne passent successivement sous tous les nez, quelques-uns d’entre eux sont énormes et naturels, d’autres, tout petits, ont été opérés. Ce que la nature ne te donne pas, l’enfer te le prête. Là, dans ce Parc qui jouxte le centre-ville, le corps des trans emprunte à l’enfer la substance de ses charmes.
Tante Encarna participe à ce sabbat avec un enthousiasme féroce. Après la coke, elle exulte. Elle se sait éternelle, elle se sait invulnérable, telle une ancienne idole de pierre. Mais quelque chose qui vient de la nuit et du froid attire son attention et l’éloigne de ses amies. Depuis les broussailles, quelque chose l’appelle. Au milieu des rires, du whisky qui va et vient d’une bouche fardée à l’autre, au milieu des coups de klaxon de ceux qui sont à la recherche d’un peu de bonheur auprès des trans, Tante Encarna perçoit un son qui vient d’ailleurs, émis par quelque chose ou par quelqu’un qui n’est pas comme les personnes que nous avons sous les yeux.
Les autres trans continuent leur maraude sans prêter attention aux mouvements d’Encarna. C’est que la Tante perd la mémoire, elle raconte et reprend sans cesse les mêmes vieilles anecdotes. Les choses les plus récentes et les plus familières n’ont pas de place dans sa mémoire. Il y a un moment dans la vie où aucun souvenir n’est à l’abri. Alors elle note tout dans des petits cahiers, elle colle des post-it sur la porte du frigo, autant de manières de l’emporter sur l’oubli. Il y a des filles qui pensent qu’elle est en train de devenir folle, d’autres qu’elle en a assez de se souvenir. Elle a reçu beaucoup de coups, Tante Encarna, des grolles de flics et de clients ont joué au foot avec sa tête et aussi avec ses reins. À cause des coups reçus dans les reins, elle pisse du sang. Alors personne ne s’inquiète quand elle s’en va, quand elle les quitte, quand elle répond aux sirènes de son destin.
Elle est un peu désorientée quand elle s’éloigne, les chaussures en plastique la font souffrir, à cent soixante-dix-huit ans, c’est comme marcher sur un lit de clous. Elle marche avec difficulté sur la terre sèche et sur les herbes folles qui poussent ici et là, elle traverse l’avenue Dante comme un sifflement filant vers le secteur du Parc où il y a des épines, des ravins et une grotte où les pédés s’embrassent et se consolent les uns les autres, et qu’on appelle la Grotte de l’Ours. Quelques mètres plus loin, il y a l’hôpital Rawson, l’hôpital où on s’occupe des infections : notre second foyer.
Des fossés, des gouffres, des arbustes qui blessent, des ivrognes qui se masturbent. Tandis que Tante Encarna se perd dans les broussailles, la magie opère. Les prostituées, les couples ardents, les rencontres fortuites, ceux qui réussissent à se retrouver dans cette forêt improvisée, tous, autant qu’ils sont, donnent et reçoivent du plaisir dans les voitures garées à la hâte, allongés dans l’herbe ou bien encore debout, contre les arbres. À cette heure-là, le Parc est comme un ventre qui jouit, un réceptacle de sexe éhonté. On ne sait plus d’où viennent les caresses et les coups de langue. À cette heure-là, à cet endroit, les couples baisent.
Mais ce que Tante Encarna poursuit est probablement un son ou un parfum. On ne peut jamais savoir quand on la voit ainsi, partir en quête de quelque chose. Peu à peu, ce qui l’a appelée se dévoile : ce sont les pleurs d’un bébé. Avec ses chaussures dans une main, Tante Encarna sonde l’air qui l’entoure, elle pénètre dans le terrain hostile pour le voir de ses propres yeux.
Une immense faim et une immense soif. C’est ce que l’on perçoit dans les pleurs du bébé et ce qui provoque la détresse de Tante Encarna qui s’enfonce dans les bois, désespérée, car elle sait que quelque part il y a un enfant qui souffre. Dans le Parc, c’est l’hiver, le froid est si intense qu’il fait geler les larmes.
Encarna arrive au niveau des chenaux où se cachent les prostituées quand elles voient approcher les lumières de la police, elle le trouve enfin. L’enfant est sous des ronces. Il pleure désespérément, le Parc tout entier semble pleurer avec lui. Tante Encarna s’affole, à cet instant, toute la terreur du monde s’accroche à sa gorge.
L’enfant est enveloppé dans une veste d’adulte, une doudoune verte. On dirait une perruche au crâne chauve. Lorsqu’elle tente de l’extraire de son tombeau de branches, des épines se plantent dans ses mains et les plaies se mettent à saigner, maculant les manches de son chemisier. On dirait une sage-femme enfonçant ses mains dans une jument pour en extraire un poulain. Elle ne ressent aucune douleur, elle ne prête aucune attention aux égratignures que lui infligent les épines. Elle continue à écarter des branches et finit par récupérer l’enfant qui hurle dans la nuit. Il est couvert de merde, l’odeur est insupportable.
Malgré le sang et les haut-le-cœur qui lui viennent, Tante Encarna serre l’enfant contre sa poitrine et se met à crier pour appeler ses amies. Ses cris doivent parvenir de l’autre côté de l’avenue. Difficile qu’elles l’entendent.
Mais ces chiennes de trans du Parc Sarmiento de Córdoba ont l’oreille plus fine que le commun des mortels. Si elles entendent l’appel de Tante Encarna, c’est qu’elles perçoivent la peur dans l’air. Soudain, elles sont sur leurs gardes. Elles ont la chair de poule, les cheveux hérissés, leurs ouïes s’ouvrent, leurs mâchoires se tendent.
– Eh, les trans du Parc ! Venez ! Venez, j’ai trouvé quelque chose ! crie Encarna.
C’est un enfant de trois mois environ, abandonné dans le Parc. Son corps a été recouvert de branches, il a été déposé ainsi pour que la mort fasse de lui ce que bon lui semble. Ou bien les chiens et les chats sauvages qui vivent là : partout dans le monde, les enfants font des repas succulents.
Les trans approchent, curieuses, on dirait une invasion de zombies avides avançant vers la femme qui a le bébé dans les bras. L’une d’elles porte les mains à sa bouche, des mains tellement grandes qu’elles pourraient cacher le soleil tout entier. Une autre s’écrie que l’enfant est magnifique, un bijou. Une autre revient immédiatement sur ses pas et dit :
— Moi, j’ai rien à voir avec ça, moi, j’ai rien vu.
— Elles sont comme ça, répond une autre, voulant dire par là : voilà comment se comportent ces putains à moustaches quand il y a un lézard.
— Il va falloir qu’on appelle la police, dit l’une d’elles.
— Non ! lance Tante Encarna. Pas la police ! On ne peut pas livrer un enfant à la police. C’est le pire des châtiments !
— Mais c’est qu’on ne peut pas le garder, explique une voix, appelant à la raison.
— L’enfant reste avec moi. Il ira à la maison, avec nous.
— Mais comment tu vas l’emmener, il est couvert de merde et de sang ?
— Dans mon sac à main. Il entre sans problème.
Depuis le Parc jusqu’à la gare routière, les trans marchent à une vitesse surprenante. On dirait un cortège de chattes pressées par les circonstances, elles avancent tête baissée, dans cette attitude qui les rend invisibles. Elles se rendent chez Tante Encarna, la pension qui est le paradis des tantouzes, l’endroit qui a accueilli tant de trans, les a cachées, protégées, leur a offert un refuge dans les moments de détresse. Elles vont là car elles savent que c’est l’endroit au monde où on est le plus à l’abri. Elles portent l’enfant dans un sac à main.
L’une d’elles, la plus jeune, ose dire à voix haute ce qu’elles se sont toutes déjà dit l’une à l’autre, mais par la pensée :
— Il fait froid pour dormir dans une cellule.
— Qu’est-ce que tu dis ? demande Tante Encarna.
— Rien, juste ça : qu’il fait froid pour dormir dans une cellule. Plus encore pour avoir enlevé un bébé.
Je suis morte de trouille. Je marche derrière elles, presque au pas de course. La vue de l’enfant m’a vidée de l’intérieur. Soudain, c’est comme si je n’avais plus d’organes, plus de sang, plus d’os ni de muscles. C’est en partie à cause de la peur panique, mais aussi de la détermination, deux choses qui ne vont pas toujours ensemble. Les filles sont agitées, leurs bouches exhalent de la vapeur et des soupirs de crainte.
Elles prient tous les saints pour que l’enfant ne se réveille pas, qu’il ne pleure pas, qu’il ne crie pas comme il le faisait peu avant, dans le Parc, comme un cochon dans un abattoir. En chemin, elles croisent des voitures conduites par des ivrognes qui leur lancent des obscénités, des voitures de police qui ralentissent à leur vue, des étudiants noctambules qui vont acheter des cigarettes.
Il suffit aux trans de baisser la tête pour avoir le don de transparence qui leur a été légué au moment de leur baptême. Elles avancent comme si elles méditaient et réprimaient la peur d’être découvertes. Car, oui ! Il faut être une trans et porter un nouveau-né couvert de sang à l’intérieur d’un sac à main pour savoir ce qu’est la peur.
Elles arrivent chez Tante Encarna. Une grande maison rose de deux étages qui semble abandonnée mais les accueille à bras ouverts. Elles empruntent un couloir aux murs nus et vont directement dans la cour, entourée de portes vitrées où l’on voit apparaître des visages de trans, les yeux remplis de curiosité. Depuis les chambres à l’étage surgit une voix de fausset entonnant une chanson triste qui s’éteint dans le brouhaha. Une des jeunes femmes prépare une bassine, une autre court à la pharmacie de garde pour acheter des couches et du lait en poudre pour bébé, une autre cherche des draps et des serviettes propres, une autre encore allume un pétard. Tante Encarna parle à l’enfant à voix basse, elle se lance dans une litanie, chante pour lui dans un murmure, l’ensorcelle pour qu’il cesse de pleurer. Elle déshabille l’enfant, enlève également sa robe souillée de merde et c’est comme ça, alors qu’Encarna est à moitié nue parmi ses amies, qu’ensemble elles donnent un bain à l’enfant sur la table de la cuisine.
Certaines d’entre elles osent plaisanter un peu même si elles serrent les fesses, comme on dit, à cause de cet élan de folie : avoir emmené l’enfant avec elles. L’avoir sauvé et puis le garder, comme un animal de compagnie. Elles se demandent comment il peut bien s’appeler, d’où il peut bien sortir, qui a bien pu être la mauvaise mère qui l’a abandonné dans le parc. L’une d’elles avance que, si la mère a été capable de se débarrasser de lui comme ça, dans un fossé, elle n’a sans doute pas pris la peine de lui donner un nom. Une autre dit qu’il a une tête à s’appeler Éclat des Yeux. Une autre lui demande de réfréner ses élans poétiques et rappelle aux filles présentes qu’il y a danger.
La police va faire retentir ses sirènes, elle va sortir ses armes contre les trans, les journaux télévisés vont s’emballer, les rédactions s’enflammer, la société entière va se mettre à hurler, toujours disposée au lynchage. L’enfance et les trans sont incompatibles. Pour ces gens-là, l’image d’une trans avec un enfant dans les bras est un péché. Les idiots diront qu’il vaut mieux les tenir éloignées de leurs enfants, pour qu’ils ne voient pas qu’un être humain peut tomber aussi bas. Mais elles ont beau savoir tout ça, les trans sont là, à accompagner l’élan de folie de Tante Encarna.
Ce qui a lieu dans cette maison, c’est la complicité d’un groupe d’orphelines.
Une fois que l’enfant est propre, on l’enveloppe dans un drap tel un cannelloni, puis Tante Encarna soupire et se repose dans sa chambre, décorée comme celle d’un sultan. Tout y est vert, l’espoir flotte dans l’air, dans la lumière. Cette chambre est l’endroit où on ne perd jamais la foi.
Peu à peu, la maison devient silencieuse. Les trans sont parties, certaines sont allées dormir, d’autres sont retournées dans la rue. Moi, je m’allonge dans un fauteuil de la salle à manger. Elles ont donné un biberon à l’enfant qui mourait de faim et elles se sont lassées de le regarder, d’essayer des noms possibles, de s’imaginer un lien de parenté avec lui. Quand l’enfant en a eu assez de pleurer, il s’est mis à les regarder, avec une curiosité intelligente, droit dans les yeux de chacune d’elles. La chose les avait impressionnées, elles ne s’étaient jamais senti regardées de cette façon.
La grande maison rose, du rose le plus trans au monde (à chaque fenêtre, il y a des plantes mêlées à d’autres plantes, des plantes fertiles qui ont des fleurs et des fruits, où les abeilles dansent) est soudain devenue silencieuse, pour ne pas faire peur à l’enfant. Tante Encarna dénude sa poitrine siliconée et colle le bébé contre son sein. L’enfant hume le sein dur, énorme, et se met à téter tranquillement. Il n’arrivera pas à faire sortir de ce téton ne serait-ce qu’une goutte de lait, mais la trans qui a l’enfant dans les bras feint de l’allaiter et lui chante une berceuse. Personne sur cette terre n’a vraiment dormi si une trans ne lui a pas chanté une berceuse.
María, une sourde-muette très jeune et plutôt chétive, passe près de moi tel un succube, elle ouvre la porte d’Encarna sans frapper, très délicatement, et tombe sur ce tableau. Tante Encarna allaitant un nouveau-né, avec son sein rempli d’huile de moteur d’avion. La paix qui envahit le corps de Tante Encarna est telle qu’elle semble léviter à dix centimètres au-dessus du sol, cet enfant draine la douleur historique qui l’habite. Le secret le mieux gardé des nourrices, le plaisir et la douleur d’être drainées par un chiot. Une douloureuse injection de paix. Tante Encarna a les yeux révulsés, l’extase est totale. Elle murmure, inondée de larmes qui glissent sur ses seins et tombent sur les habits de l’enfant.
D’un geste de la main, pressant le bout des doigts les uns contre les autres, à l’italienne, María lui demande ce qu’elle fabrique. Encarna répond qu’elle ignore ce qu’elle est en train de faire, que l’enfant s’est accroché à son sein et qu’elle n’a pas osé lui ôter le téton de la bouche. María, la Muette, croise ses doigts sur sa poitrine, lui faisant comprendre qu’elle ne peut pas allaiter, qu’elle n’a pas de lait.
— Ça n’a pas d’importance, répond Tante Encarna. C’est un geste, rien d’autre, dit-elle.
María fait non de la tête, elle désapprouve tout ça, mais elle referme la porte de la chambre de manière toujours délicate. Dans le noir, elle se cogne les orteils contre le pied d’une table et met la main sur sa bouche pour ne pas crier. Ses yeux se remplissent de larmes. Quand elle me voit dans le fauteuil, elle montre du doigt la chambre, puis avec le même doigt, elle dessine des cercles sur sa tempe pour me signifier qu’Encarna est devenue folle.
C’est un geste, rien de plus. Le geste d’une femelle qui obéit à son corps. C’est de cette façon que l’enfant reste uni à cette femme-là, comme Romulus et Rémus à la louve, dans la grotte du Lupercal.
Dans le fauteuil qu’on m’a cédé pour que j’y passe la nuit, je me souviens de ce qu’on a toujours dit, chez moi, à propos de ma naissance. Ma mère a mis deux jours à accoucher, la dilatation de son col n’avançait pas et elle ne supportait plus la douleur. Les médecins refusaient de lui faire une césarienne, jusqu’à ce que mon père menace de mort le docteur qui était en charge de l’affaire. Il lui a collé un pistolet sur la tempe et il lui a dit que si on n’opérait pas sa femme pour permettre la naissance de l’enfant, il serait mort avant la fin de la nuit.
Plus tard, c’est ce qu’on racontait à mon sujet : que j’étais née sous la menace. Par la suite, mon père allait reprendre avec moi la même scène, encore et encore. Tout ce qui allait me faire vivre, chaque désir, chaque amour, chaque décision prise, il allait les menacer de mort. Ma mère, quant à elle, disait que depuis ma naissance elle était obligée de prendre du Lexotanil pour dormir. C’est sans doute ce qui explique l’apathie qui par la suite a été la sienne, sa passivité à l’égard de la vie que menait son fils. Tout le contraire de ce qui se passe à présent derrière cette porte, dans la chambre où la lumière est toujours allumée. Une lueur verte éblouit la mort, elle la défie en brandissant la vie. Elle fait savoir à la mort qu’elle doit faire machine arrière, oublier l’enfant trouvé dans le Parc, elle prévient la mort qu’elle n’a plus la mainmise sur cette maison.
Dans mon fauteuil, couverte avec les manteaux des autres trans de la maison, je m’endors au son de la berceuse qu’Encarna chante à l’enfant. Le récit mille fois entendu de ma naissance douloureuse se dissout comme le sucre dans le thé. Dans la maison des trans, la douceur est capable d’intimider la mort. Dans cette maison, même la mort peut être belle.
Si quelqu’un cherchait à interpréter notre patrie, cette patrie pour laquelle on a juré de mourir chaque fois qu’on a chanté l’hymne national dans les cours d’école, cette patrie qui a emporté de jeunes vies durant les guerres, cette patrie qui a enterré des gens dans des camps de concentration, si quelqu’un voulait faire un bilan détaillé de toute cette merde, alors il faudrait qu’il regarde le corps de Tante Encarna. Nous sommes ça, aussi, en tant que pays : la maltraitance perpétuelle infligée au corps des trans. La trace laissée sur certains corps, de manière injuste, fortuite et évitable, la trace de la haine.
Tante Encarna avait cent soixante-dix-huit ans. Tante Encarna avait toutes sortes de balafres, qu’elle s’était elle-même infligées en prison (car il est toujours préférable d’être à l’infirmerie qu’au cœur de la violence), mais qui lui étaient aussi restées après des bagarres de rue, des rencontres avec des clients misérables ou des attaques impromptues. Elle avait même une cicatrice sur la joue gauche qui lui donnait un air hostile et mystérieux. Ses seins et ses hanches étaient maculés de bleus permanents, souvenirs des coups reçus lorsqu’elle avait séjourné en prison, ce qui lui était même arrivé à l’époque des militaires (elle assurait que, sous la dictature, elle avait connu la méchanceté de l’homme face à face). Non, je corrige : ces bleus, c’était à cause de l’huile de moteur d’avion qui l’avait aidée à modeler son corps, ce corps de mamma italienne qui était son gagne-pain, lui permettait de payer l’électricité, le gaz, l’eau pour arroser sa cour sublimement envahie par la végétation, cette cour qui était le prolongement du Parc, tout comme son corps à elle était le prolongement de la guerre.
Tante Encarna était arrivée à Córdoba alors qu’elle était très jeune, à l’époque où on pouvait encore naviguer sur la rivière Suquía sans s’enfoncer dans les ordures. Elle avait vécu toute sa vie entourée de trans. Elle nous défendait face à la police, elle nous donnait des conseils quand on nous brisait le cœur, par rapport aux mecs, elle voulait nous voir émancipées, elle voulait que nous nous libérions. Qu’on n’aille pas gober ces histoires d’amour à l’eau de rose. Qu’on s’attelle à d’autres affaires, nous, les émancipées du capitalisme, de la famille et de la sécurité sociale.
Son instinct maternel avait quelque chose de théâtral, mais prévalait dans son caractère comme s’il était authentique. Elle exagérait comme une mère, nous contrôlait comme une mère, était cruelle comme une mère. Son seuil de tolérance était très bas et elle se vexait facilement.
À Formosa, elle s’était maquée avec un camionneur du Chaco, les choses avaient bien commencé entre eux. Elle était jeune, elle récitait des poèmes de Gabriela Mistral qu’elle connaissait par cœur et affirmait que son rêve était de devenir maîtresse d’école à la campagne. Mais sa vie, en fait, c’étaient les camions. « Être une pute à camionneurs, c’est une autre histoire, ça te change l’horizon. Les camionneurs sont des mecs importants sur la route, ils ne sont pas n’importe qui », qu’elle disait. Même à Córdoba, alors qu’elle s’était posée, qu’elle avait pris ses marques dans le Parc, qu’elle s’était volontairement et définitivement éloignée de son passé, il lui arrivait de retourner dans les villages du bord de la route où les camionneurs faisaient leurs haltes.
Elle s’était injecté de l’huile de moteur d’avion dans les seins, dans les fesses, les hanches et les pommettes. Elle disait que, en plus d’être économique, cette huile-là permettait de mieux résister aux assauts. Mais les endroits où elle s’était injecté de l’huile avaient fini par se couvrir de vilains bleus, en plus le liquide avait migré dans son corps, la laissant pleine de bosses et de creux, comme la surface de la lune. C’est pour ça qu’elle s’efforçait de toujours travailler dans la pénombre.
Sur le genou gauche, elle avait deux vilaines cicatrices laissées par des balles, elles étaient sorties de son corps aussi facilement qu’elles y étaient entrées, mais les jours de pluie, on la voyait souvent boiter pour aller chercher un verre d’eau et prendre un calmant car la douleur la faisait trembler.
Les jours de pluie, c’était pourtant la fête : on n’allait pas travailler. Ou alors, si on était déjà dehors et que soudain, c’était l’averse, nous rentrions ensemble en taxi jusqu’à sa pension. En chemin, nous faisions rire aux éclats les chauffeurs de taxi, il fallait que nous les entendions rire pour comprendre que nous étions vraiment amusantes, estimables, qu’il nous arrivait aussi de faire de bonnes choses.
Nous jouions aux cartes et regardions des films pornos ou un feuilleton à la télé, nous donnions des conseils aux nouvelles. Après l’arrivée du bébé, nous sommes aussi devenues spécialistes de la petite enfance. Mais nous gardions le secret. María, la sourde-muette, s’occupait de lui quand sa mère adoptive avait une course à faire. Personne ne devait savoir que dans la maison il y avait un enfant. Nous étions à ce point inconscientes. Mais à ce point responsables, aussi. Car nous savions que, dans n’importe quel autre endroit, cet enfant ne recevrait pas d’affection, alors que chez Tante Encarna, il était aimé.
Nous avions fini par voter pour lui donner un nom de baptême. À la majorité, nous avons choisi de l’appeler Éclat des Yeux. Le nom lui allait à merveille, car Tante Encarna, nous toutes, en vérité, nous retrouvions l’éclat de nos propres yeux lorsque nous étions avec lui.
Alors, dès que nous pénétrions dans la grande maison rose, nous demandions « Où est Éclat des Yeux ? », puis nous le prenions dans les bras et disions : « Comme il est beau, Éclat des Yeux », ou alors, en parlant entre nous, nous disions « Quand Éclat des Yeux sera grand », c’était devenu une habitude. Parfois, nous demandions où se trouvait María, et l’une d’entre nous répondait : « Là, à côté, en train de parler à Éclat des Yeux », alors nous passions la tête et étions surprises de voir la vitesse à laquelle ses mains remuaient pour s’adresser à l’enfant, qui la regardait, fasciné, tandis que María recouvrait l’éclat de son propre regard.
Éclat des Yeux était brun, costaud, il avait des yeux en amande de Chinois triste. Au fil des jours, il forcissait, pleurait moins, osait nous sourire. Je participais en lui chantant des chansons, je l’endormais dans mes bras. « Va avec Tante Camila », disait Tante Encarna quand elle en avait assez de le porter, alors elle me le passait et je l’emmenais faire un tour dans la maison. Parfois, je m’installais sur la terrasse et je me disais : un enfant, un mari, une maison, une cour, des jardinières avec des fleurs, une bibliothèque, recevoir des amis le week-end, arrêter le tapin, me réconcilier avec mes parents.
Dans mon enfance, les jours de pluie, c’était aussi la fête à Mina Clavero, le village qui a été témoin de la manière dont j’ai commencé à transformer le corps du fils d’un couple de crève-la-faim en un corps de trans.
Quand il pleuvait, l’été, je pouvais rester à la maison et ne pas aller travailler. Comme j’étais né pauvre, j’étais destiné au travail. « Il doit apprendre à gagner sa vie, même tout petit », disait mon père. Et il accrochait à mon épaule une glacière remplie de glaces qu’il m’envoyait vendre au bord de la rivière. Le mot, c’est la honte. Je ne pouvais pas éprouver de honte plus profonde : l’étalage de notre pauvreté. Supplier les gens pour qu’ils m’achètent des glaces, apprenant déjà les astuces du commerce, les stratagèmes que plus tard j’allais mettre en pratique pour vendre mon corps : dire ce que les clients ont envie d’entendre. Dans ce maudit village où coulait cette maudite rivière.
C’est pour ça que la pluie sera toujours pour moi une bénédiction. À l’époque, lorsqu’il pleuvait, je n’avais pas à aller au bord de la rivière pour vendre des glaces aux touristes, qui étaient et sont définitivement ce qu’il y a de pire. Comme à la maison nous étions pauvres, le travail des enfants était une affaire très digne ; alors que mes camarades étaient en vacances, moi, je travaillais pour payer l’uniforme de l’école et mes fournitures. À l’âge de neuf ans, je devais encaisser l’air de commisération avec lequel les touristes regardaient le pauvre enfant efféminé qui vendait des glaces. Les gens progressistes pensaient que j’étais exploité, comme ce grand gaillard qui un jour m’a invité dans sa tente pour me montrer sa bite énorme, une bite dure, parfaite, il m’a demandé si elle me plaisait et moi j’ai répondu oui, alors il m’a proposé de lui caresser la bite, mais doucement car elle mordait, moi j’ai laissé dans un coin ma boîte remplie de glaces, il m’a dit d’en prendre une et de lui enduire la bite, mais ma bouche a gelé, j’ai eu peur, en plus je n’ai pas apprécié le goût, l’affaire a viré au désastre car la glace a coulé sur son pubis qui est devenu tout collant, alors il m’a dit que j’étais un bon à rien, un truc que j’entendais souvent mon père dire, le grand gaillard m’a viré de sa tente en me disant qu’il ne fallait surtout pas qu’il me vienne à l’idée de parler de ça ; je me suis éloigné de la rivière en comptant les quelques billets que j’avais gagnés grâce aux glaces, puis je suis rentré à la maison, feignant d’être malade. Ce qui finalement était vrai, car rien qu’à prononcer ces mots, la fièvre est montée et j’ai pu rester au lit pendant trois jours à me rappeler l’odeur d’humidité à l’intérieur de la tente, le parfum du mec, son pénis magnifique et ce goût horrible, dont j’ignore encore pourquoi on l’aime tant alors qu’il est si fade.
« Les bites n’ont aucun goût », disait Tante Encarna. Elle nous caressait et disait : « Baisse la tête quand tu auras envie de disparaître, mais garde la tête haute le reste de l’année, ma chérie. » Elle était comme une mère, comme une tante, nous étions toutes debout, là, chez elle, à regarder l’enfant volé dans le Parc, en partie parce qu’elle nous avait appris à résister, à nous défendre, à faire semblant d’être des personnes adorables malheureusement victimes du système, à sourire dans la queue du supermarché, à dire toujours merci et s’il vous plaît, sans cesse. Pardon, aussi, nous disions souvent pardon, car c’est ce que les gens aiment entendre venant de putains comme nous.
Dès que j’ai connu Tante Encarna, j’ai pris l’habitude de beaucoup mentir aux gens, depuis, je dis s’il vous plaît et merci à n’importe qui, pardon aussi, sur tous les tons, car quand on le fait, les gens sont contents et cessent de vous embêter pour un bout de temps.
Chaque crasse subie est comme un mal de tête qui dure plusieurs jours. Une migraine puissante que rien ne peut apaiser. Les insultes, les moqueries à longueur de journée. Le manque d’amour, le manque de respect, tout le temps. Les clients qui te roulent dans la farine, les arnaques, les mecs qui t’exploitent, la soumission, cette bêtise de nous croire des objets de désir, la solitude, le sida, les talons de chaussure qui cassent, les nouvelles des filles qui meurent, de celles qu’on assassine, les bagarres à l’intérieur du clan, pour des histoires de mecs, pour des ragots, des chamailleries. Tout ce qui semble ne jamais vouloir s’arrêter. Les coups, surtout, les coups que nous inflige le monde, dans l’obscurité, au moment où on s’y attend le moins. Les coups qui arrivaient immédiatement après la baise. Nous avions toutes connu ça.
Tante Encarna nous disait que le truc le moins important au monde, c’était la bite des hommes. Que nous avions notre propre bite entre les jambes et que, du coup, nous pouvions toujours nous y agripper dans les périodes de chair triste. Qu’il fallait travailler pour nous, et non pas pour payer les caprices d’un mec. Et aussi que lorsque nous couchions avec un beau gosse (c’est comme ça qu’on appelait ceux avec qui on couchait par plaisir, pas pour de l’argent), il fallait que nous le fassions payer d’une manière ou d’une autre pour notre corps.
Elle nous disait aussi que le chagrin est très profond quand on a cent soixante-dix-huit ans. Parfois, elle sentait que ses jambes étaient aussi lourdes que des sacs de ciment, que les organes, à l’intérieur de son corps, devenaient durs comme de la pierre, que son cœur devenait dur aussi, à force d’être à l’abandon. Elle pleurait à cause des limites dans lesquelles nous étions confinées. Elle se plaignait aussi pour les injustices subies. Comme dans le cas de María la Muette, qu’elle avait pratiquement ramenée à la vie, lorsqu’elle l’avait trouvée recroquevillée dans une poubelle, affamée, couverte de poux, puis qu’elle avait emmenée pour vivre avec elle. Elle lui avait donné une famille, les vieilles trans avaient été ses marraines, son baptême avait été comme un film néoréaliste.
À l’âge de treize ans, après une semaine passée dans cette grande maison rose, María avait été baptisée suivant le rituel des trans. La cérémonie avait eu lieu dans la cour. Tandis qu’elles mangeaient du nougat et buvaient du cidre, la fleur d’un des cactus s’était soudain ouverte, là, devant toutes les trans, et avait commencé à répandre une odeur de viande pourrie qui les avait abasourdies. Une des filles a demandé à voix haute comment c’était possible qu’une fleur ait un parfum pareil et une autre, une fille qui savait plein de choses, a dit que certaines fleurs sont pollinisées par les mouches, c’est pour ça qu’il faut qu’elles aient cette odeur de viande pourrie : pour les attirer. Les fleurs en question n’en sont pas moins belles et attirantes, capables de laisser sans voix un groupe de trans en plein rituel intime de baptêmes et d’allégeances.
Malgré la condamnation à mort dont nous étions victimes, dans notre clan, cette période-là a été l’ère des fleurs. L’ère où nous nous reniflions entre nous comme des chiennes, afin de nous polliniser les unes les autres. L’arrivée d’Éclat des Yeux avait transformé notre ressentiment en désir de devenir meilleures. Tucu était allée s’inscrire dans un lycée pour adultes, elle ne voulait pas mourir sans montrer son diplôme à sa mère et lui dire : « Regarde, il est là, tu vois que j’ai été capable de faire quelque chose pour moi-même ? » Mais on l’avait tellement maltraitée à l’école où elle s’était inscrite qu’après son premier jour de cours, elle avait débarqué dans le Parc en larmes et s’était mise à hurler que cette nuit-là elle baiserait sans capote jusqu’à épuisement, de toute façon elle se foutait de tout. Mais Tante Encarna lui avait foutu plein de gifles, puis elle l’avait envoyée dans la pension pour qu’elle se repose.
Pour tous nos maux, la guérison passait par le repos. Pour n’importe quelle maladie du corps et de l’âme, Tante Encarna nous prescrivait du repos. C’était le plus beau cadeau qu’on avait reçu dans la vie : pouvoir se reposer tandis qu’Encarna veillait.
Nous tournions autour d’elle. Chez Encarna, il y avait toujours quelque chose à manger et comme à l’époque nous avions souvent faim, elle nous accueillait à bras ouverts, avec du pain sur la table. Moi, le jour, je menais une vie d’étudiante médiocre, et j’étais très pauvre, maintenant je peux le dire, j’avais souvent faim. Le fait de s’alimenter exclusivement de pain déforme le corps, ça le rend triste. L’absence de couleur dans les aliments les rend tristes et déprimants. Mais chez Tante Encarna, les placards étaient toujours remplis ; s’il te manquait quelque chose, elle te le donnait : farine, sucre, huile, herbe à maté, tout ce qui ne pouvait manquer dans aucune maison. Elle nous disait aussi qu’il ne pouvait pas manquer dans notre chambre une image de la Vierge del Valle, qui est brune et rebelle, et tellement puissante qu’elle est capable de conjurer le destin.
Camila Sosa Villada, Les Vilaines, traduit de l’espagnol (Argentine) par Laura Alcoba, © Éditions Métailié, 2021.
En librairie le 14 janvier.