Nouvelle (extrait)

Monsieur Breton et l’interview

Écrivain

« Je me suis longtemps demandé où cet endroit, ce quartier des Messieurs, se trouvait. Ce bairro, comme on dit en portugais », écrit Mathias Énard en préface de la prochaine œuvre de Gonçalo M. Tavares : le recueil en volume de « Monsieur Valéry », « Monsieur Henri », « Monsieur Brecht », « Monsieur Juarroz », « Monsieur Calvino », etc. En tout, dix de ces artistes, tous voisins, composant Le Quartier. Et autant de fantaisies littéraires, d’impromptus de la pensée, d’échappées drôles et folles, dans lesquelles nous puisons ici un extrait inédit de « Monsieur Breton ». À paraître aux Éditions Viviane Hamy, dans la traduction de Dominique Nédellec, et avec les illustrations de Rachel Caiano.

L’interview allait démarrer. Monsieur Breton s’assit, alluma une cigarette, fuma un peu. Puis il mit en marche le dictaphone. Et commença l’interview.

 

 

Première question

 

Permettez-moi de vous poser une question, monsieur Breton. Chacun de nous connaît la nuit et les deux côtés qu’ont toutes les nuits : la nuit à l’intérieur de la maison et la nuit à l’extérieur de la maison. Autrement dit : il y a la tranquillité et le prévisible, et il y a également la peur et l’étrangeté. Évidemment, on pourra toujours dire que la poésie ne se trouve ni d’un côté ni de l’autre : la nuit a deux côtés et la poésie est la porte de la maison lorsqu’elle est ouverte et que l’obscurité a recouvert l’herbe et le ciel. Mais quand quelqu’un a peur, il doit rentrer chez lui en courant ; et quand il s’ennuie, il doit courir vers la partie extérieure de la nuit. La poésie, qui a l’air d’une chose figée, est capable de résoudre à la fois le problème de l’ennui et celui de la peur ; ce qui est bien, et double, alors que la poésie n’est qu’une.

Une chose qui progresse en même temps de son côté droit et de son côté gauche n’est pas une chose utile (car l’utilité est affaire de distances exactes et de graphiques prévisionnels), mais bien plutôt une chose sacrée et magique.

Sous la peau, le vers d’un poème n’est pas la même chose qu’une douleur ou qu’une inflammation affectant un organe. On ne le fait pas disparaître avec des médicaments. Un vers qu’on connaît par cœur ne disparaît que sous l’effet d’une brutale amnésie. Ou, alors, par l’excès d’information que le monde imbécile nous oblige à emmagasiner. Parce qu’un vers n’a pas le même timbre qu’une information. Juste un exemple : les hommes qui se lèvent ne sont pas de la même espèce animale que les hommes qui sont jetés à terre et n’en bougent plus. N’est-ce pas ? Êtes-vous d’accord, monsieur Breton ?

Monsieur Breton ne répondit pas à la question. Il se leva de sa chaise.

Il regarda devant lui et se vit lui-même.

Monsieur Breton avait placé un énorme miroir dans le salon : une fenêtre à la vitesse idéale.

Il se tourna une nouvelle fois vers le miroir et, après s’être assuré que le dictaphone marchait toujours, il posa la deuxième question.

 

Deuxième question

 

Nous savons bien, monsieur Breton, que le travail ne se partage pas comme un pain qu’on coupe en tranches. Certains fainéantent, d’autres agissent. Ce qui reste à faire dans le monde n’est pas d’une matière aussi exacte que les choses déjà faites – les objets, les aliments, etc. Le travail – ce qui reste à faire –, c’est le futur, et le futur n’est défini que par les codes verbaux des prophètes. Ce qui est déjà fait – une table ou le pain sur cette table – constitue le présent. De la même manière, il existe deux poésies : une portée sur le paysage et une autre qui se propage par le mouvement futur des choses, ce qui conduit parfois à ce que l’apprentissage d’un vers et l’apprentissage de la souffrance ne soient pas synchronisés – car on ne souffre qu’aujourd’hui, jamais demain.

Revenons au centre. Nous savons depuis longtemps, monsieur Breton (et monsieur Breton, lorsqu’il entendit son nom, se redressa sur sa chaise), nous savons depuis longtemps qu’on ne peut pas pratiquer l’anatomie comme on pratique, par exemple, la couture ou une activité sportive. Parce que l’anatomie est cachée à l’intérieur du corps ; elle est intérieure comme les images mentales, quoique moins que les images mentales. Car un os, me semble-t-il, se trouve malgré tout enfoui moins profond que les idées ou les raisonnements. En admettant que cette profondeur puisse se mesurer, je dirais que, si les os du corps se trouvent par exemple à trois millimètres sous la surface (la peau), les raisonnements se trouvent quant à eux à trois virgule trois millimètres – ce ne sont que des estimations, bien sûr. Si l’on creuse, par instinct archéologique, on tombera d’abord sur le tibia et le péroné, et seulement ensuite sur certaines cellules intelligentes. Ou peut-être de manière plus pertinente : si on creuse avec une pelle bien tranchante, on découvrira d’abord l’os occipital et l’os frontal, et seulement ensuite l’endroit où eut lieu la compréhension des trois lois de Newton. En d’autres termes : le corps humain comprend les équations du second degré et le texte d’un philosophe en un point plus profond que celui où se trouvent les os. Si l’anatomie humaine, en profondeur, n’allait pas plus loin que les os, l’humanité n’aurait pas encore écrit l’Odyssée ni le Yi King, ni conçu la formule E = mc2. Et combien cela nous manquerait au quotidien : pour manger, boire, dormir, travailler, aimer ; combien elle manquerait à nos habitudes, cette formule : E = mc2 !

Comment ferait-on pour tomber amoureux ? Et tuer ? Comment parviendrait-on à être morts ?

Ironie, bien sûr, monsieur Breton (dit monsieur Breton en se repositionnant face au miroir), mais c’est là le point central de la question que je pose : qu’est-ce qui manquerait le plus à l’animal humain dans ses journées : la formule E = mc2 ou les vers de Rilke ? Quelques sceptiques de la Littérature et de la Physique diront que l’absence tant de la première que des seconds ne perturberait aucunement le quotidien de 99 % des habitants de n’importe quelle ville. Et ils ajouteront que l’absence d’un morceau de pain au déjeuner ou un simple embouteillage perturbent plus la journée d’un citoyen que l’oubli des formules de la Physique ou des formules de la vie (la poésie).

Le problème des formules de la Physique et des formules mises en vers, c’est qu’elles ne sont ni les unes ni les autres organiques comme l’herbe, la terre, la pluie, la nourriture sur la table ou le froid. Car les formules ne sont rien d’autre que la fixation d’une explication. Et les explications ne sont pas organiques, elles ne se mangent pas, ne défèquent pas, ne se reproduisent pas. Le problème des raisonnements verbaux ou numériques, ou même des apparitions de mots qui constituent certains vers, le problème de ce Monde qui est né dans la tête des hommes, le problème, c’est que rien de tout cela ne se croque. C’est exactement cela, désolé, monsieur Breton (dit monsieur Breton, en même temps que monsieur Breton faisait un geste bienveillant, comme pour pardonner).

Lorsque des femmes aux longs cils (poursuivit monsieur Breton) et des hommes au cœur palpitant disent que la poésie est leur nourriture, on voit bien qu’ils n’ont jamais connu la faim. Mais c’est un autre sujet. Ne parlons pas de ce qui est fondamental, parlons de poésie.

Dans la poésie, il y a un autre point à signaler : un vers n’a pas de curriculum vitae. Autrement dit : il me semble qu’un vers, quand il est fort et bon, vient sans rien derrière lui, sans parcours ; il surgit du néant. Il est beaucoup et grand pendant l’instant où il existe sous nos yeux et dans notre tête, puis il disparaît.

Un vers fort n’a pas de curriculum vitae, il n’a pas, dira Votre Excellence, de passé. Il ne laisse pas de traces, comme celles que les enfants et les hommes lourds laissent sur le sable. Par contre, le vers vous marche sur le cœur, comme s’il était le contraire d’une crise cardiaque, le symétrique bienveillant d’un poids malveillant. Un vers fort n’a pas d’histoire comme les pays. Pas d’invasions, de rois assassinés, de résistances, de trahisons ; et pas les quatre adultères d’une reine du Moyen Âge. Un vers, aujourd’hui, n’a rien de médiéval. Même s’il s’agit d’un vers vieux de deux mille ans, aujourd’hui ce vers est absolument contemporain. Parce que c’est un vers. Un vers de monsieur Homère lu aujourd’hui, le sept de ce mois, date du jour, et n’a pas de curriculum vitae. Il n’a pas de Moyen Âge ni aucun autre âge.

Si nous devions élaborer une formule finale, monsieur Breton, nous dirions simplement que les meilleurs vers sont dépourvus de curriculum vitae et n’obéissent à aucune prophétie. Ils existent à cet instant seulement : mais ils existent beaucoup.

Souscririez-vous à cette définition, monsieur Breton ?

Monsieur Breton regarda le miroir. Arrêta le dictaphone. Il songea, sans bien savoir pourquoi, à monsieur Juarroz, un voisin qui vivait dans un autre immeuble, et qui avait le plus grand mal à penser à une chose et à la voir en même temps.

Par exemple, s’il pensait à une table, même s’il se trouvait à deux mètres de cette table réelle et concrète, il n’arrivait pas à la voir : il devenait comme aveugle. Il ne voyait la table que dans sa tête. Et s’il commençait à voir nettement la table se trouvant devant lui, c’était le signe qu’il n’était plus en train de penser à cette table. C’est ce que lui avait expliqué monsieur Juarroz.

Parfois, l’idée lui traversait l’esprit, lui avait raconté monsieur Juarroz, que s’il était aveugle il pourrait penser continuellement, sans interruption imposée par le monde visible. La cécité comme libération, d’une certaine manière.

Monsieur Breton se retrouvait à cet instant confronté à un problème comparable. Il ne pouvait rester trop longtemps à contempler la belle image qui se trouvait devant lui. Il lui fallait poursuivre l’interview.

Il se recentra donc sur sa tâche. Il ralluma le dictaphone.

Passa à la question suivante. Et commença à parler.

 

Troisième question

 

Monsieur Breton, il y a des mots qui travaillent et il en est de paresseux, qui ne font que se tenir à leur place dans la phrase, sans en bouger. Cependant, il me semble que la paresse des mots – et je vous pose la question, monsieur Breton – ne tient pas tant à l’immobilité des mots eux-mêmes, mais à quelque chose de plus grave : les mots vraiment indolents, ce sont ceux qui ne mettent pas en mouvement leurs lecteurs. Un vers est paresseux s’il ne fait pas travailler qui le lit.

Il y a des vers inondés de sueur, épuisés par l’effort, qui ne provoquent chez le lecteur qu’une légère compassion, la proposition d’un mouchoir bleu clair pour essuyer le front fatigué des mots.

Si les mots sont déjà exténués au moment où ils atteignent le lecteur, celui-ci n’en fera quelque chose que s’il est bien brave, s’il a bon cœur, lecteur aux bons sentiments. Or, il me semble, et vous serez peut-être d’accord avec une telle affirmation, monsieur Breton, il me semble, disais-je (et monsieur Breton se redressa sur sa chaise et prit un air sérieux), que les lecteurs au bon cœur n’existent pas, ceci en supposant que les humains sont les seuls êtres dont le destin soit tourné vers la littérature. Je n’ai jamais vu un homme au bon cœur, si ce n’est dans les mauvais vers, mais ce n’est qu’une opinion, peut-être amère ou ironique, mais ce qui importe le plus c’est de savoir exactement où commence un vers. Autrement dit : le vers commence-t-il à la première lettre du premier mot ? Je ne le crois pas. Il y a des vers qui commencent au milieu, par un mot central, un mot qui souffre plus que les autres et qui fait souffrir plus que les autres. D’autres qui commencent, au contraire, par un mot plus heureux, ou par un mot contenant une plus grande concentration de poison.

Il est évident, par exemple, que dans le vers « Elle passa sa nuit sainte dans des latrines », le début est dans « latrines ». C’est-à-dire : le vers commence avec le mot qui le termine.

Pour continuer avec le même poète, le vers « Voilà ! c’est le Siècle d’enfer ! » commence à « enfer », et le reste ne vient qu’après. Cela semble évident. Je me risquerais même à dire que les vers qui commencent au début sont boiteux ; la partie défaillante est plus grande que la partie qui a frappé juste. Dépourvus de centre – qui est toujours l’endroit où les choses fortes commencent –, ces vers n’ont même ni côtés, ni haut, ni bas.

Une rose, bien que belle, a une partie marron et sale qui se trouve sous terre. Et un vers est comme une plante : il est beau si l’on fouille dans la terre que le destin a placée sous lui. La beauté sera ainsi une profondeur et non une stature, encore moins une couleur ou une forme. Êtes-vous d’accord avec ce raisonnement, monsieur Breton ? Êtes-vous d’accord avec cette façon d’ouvrir les yeux ?

Monsieur Breton ne répondit pas. Il était là uniquement pour poser des questions.

Monsieur Breton estimait que la réalité était compliquée à cause des analphabètes qui sont sans arrêt en train de demander, devant une phrase écrite : qu’est-ce que cela veut dire ?

Ce sont les questions qui compliquent la réalité. Sans questions, la réalité serait simple, pensait monsieur Breton.

Mais la réalité ne suffisait pas, il manquait l’autre moitié : la réflexion.

 

Il changea de position sur sa chaise. Il regarda le miroir. Puis le dictaphone. Il était en marche. L’interview pouvait continuer.

 

Quatrième question

 

Je suis convaincu qu’un écrivain croit plus dans le mot « dieu » qu’en Dieu proprement dit. Et cette façon de placer le langage dans la pièce principale du palais n’est en rien une exclusivité des poètes ; ceux qui travaillent avec les lois font eux aussi plus confiance aux mots qu’à la vie en général. Autrement dit : ils font moins confiance aux choses qui se produisent avant ou pendant l’existence du verbe qu’au verbe lui-même. Pour décrire l’apparition de la Surprise dans le monde, il n’y a pas de décret-loi, mais il y aura certainement un vers. Pour la description de la Répétition, il n’y aura pas de vers, mais un décret-loi pour la comprendre, l’expliquer et la prévoir. La vie entière se trouve ainsi couverte par des mots. Avec seulement vingt-six lettres, on donne un nom à toutes les choses du monde et on explique les mouvements complets de toutes les choses du monde. Que ne réussirait-on pas si l’alphabet comptait vingt-sept lettres ? D’aucuns considèrent d’ailleurs que notre méconnaissance abyssale de Dieu s’explique précisément par l’absence de cette dernière lettre de l’alphabet. Et pour chaque Langue, il manque la dernière lettre. Nous nous sommes arrêtés trop tôt et, ainsi, les Mystères du monde perdurent. Mais c’est une autre affaire, monsieur Breton.

Ce que je voulais vraiment vous demander, monsieur Breton, concerne en fin de compte un autre motif de préoccupation, que voici : la réalité dans laquelle il existe une attente est-elle la seule à pouvoir être transformée en vers ? La poésie peut-elle se comprendre comme les moments (pluriel) qui précèdent le moment (singulier) où, par exemple, une chaise se casse ? Ou, dit d’une autre façon, définitive : il me semble que la poésie est, dans les mots, ce moment où le langage est sur le point de se casser en deux. Et pourquoi ? Parce qu’on a placé là un poids excessif : les vers posent des mots sur le langage, des mots qui, les uns à côté des autres, pèsent au-delà du supportable. La phrase peut ne pas tomber, mais jusqu’à la fin des jours elle promet de tomber, elle menace de tomber. Et elle tombera.

Ou pas ? Qu’en pensez-vous, monsieur Breton ?

Monsieur Breton se leva. Il était assis depuis un long moment déjà. Il étendit ses jambes, les fléchit, fit des petits exercices. D’abord dix flexions, puis quinze abdominaux.

En essayant de ne pas regarder vers le miroir, il gagna la fenêtre. Regarda dehors. Se mit à rire.

 

C’était monsieur Valéry qui passait dans la rue, là-bas. Il avançait avec peine car il avait enfilé deux chaussures droites. Personnage intéressant, murmura monsieur Breton.

Le raisonnement de monsieur Valéry était le suivant : si on enfile deux chaussures gauches, on ira toujours vers la gauche et, si on enfile deux chaussures droites, on ira toujours vers la droite.

Ce qui me paraît étrange, pensait monsieur Valéry, c’est d’arriver à tourner vers la droite ou vers la gauche avec une chaussure gauche et une chaussure droite.

En principe, pensait monsieur Valéry tandis que monsieur Breton ne voyait que son chapeau, de par la nature même de sa forme, une chaussure devrait annuler les mouvements de l’autre. La chaussure droite devrait contrecarrer l’inclination de la chaussure gauche. Et vice versa. Résultat : on ne devrait avancer que tout droit.

Et, même s’il croyait en la volonté humaine et au libre arbitre, monsieur Valéry n’oubliait jamais d’emporter lors de ses promenades deux chaussures supplémentaires : une droite et une gauche. Pour se diriger vers la gauche, il enfilait ses deux chaussures gauches, et il faisait l’inverse pour se diriger vers la droite.

Ce rituel était extrêmement fatigant, chronophage et ennuyeux pour qui l’accompagnait.

Depuis la fenêtre, monsieur Breton s’émerveillait de ce qu’il voyait. Monsieur Valéry voulait maintenant aller du côté gauche du quartier : il était donc occupé à mettre deux chaussures gauches.

 

Mais, soudain, monsieur Breton entendit un bruit fracassant.

C’était la porte de l’immeuble d’à côté.

La délicate madame Woolf venait de sortir.

 

Monsieur Breton termina sa cigarette. Il s’éloigna de la fenêtre et rejoignit le miroir. Il était temps de reprendre l’interview. Il s’assit. Ralluma le dictaphone et commença à parler.

 

Gonçalo M. Tavares, Le Quartier. Les Messieurs, illustrations de Rachel Caiano, traduit du portugais par Dominique Nédellec, préface de Mathias Énard, © Editions Viviane Hamy, 2021.
En librairie le 7 janvier.


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