Roman (extrait)

Un papillon, un scarabée, une rose

Écrivaine

« Trois visitations. Trois événements », trois termes dans le titre du prochain roman de l’écrivaine américaine Aimee Bender pour dire la vie d’une enfant. Une enfant qui dès ses huit ans est séparée de sa mère psychotique, et recueillie par sa tante. Les objets ont une âme ; quand ils prennent vie comme ce papillon tout droit sorti de l’abat-jour qu’il décorait, un scarabée dessiné et ces roses brodées, alors peut-être sont-ils eux aussi destinés à mourir. Et à accompagner Francie dans la découverte de son imaginaire. À paraître aux Éditions de l’Olivier dans la traduction de Céline Leroy. Ainsi continue-t-on notre série de bonnes feuilles étrangères de la rentrée d’hiver.

1

 

On ne peut pas s’occuper d’elle. Elle a un problème.

C’est-à-dire ? Quel problème ?

On ne sait pas. Un problème.

Je trouve que c’est une petite fille tout à fait normale. La dernière fois…

Ça ne se voit pas.

Elle a fait quelque chose ? Elle a fait quelque chose de mal ?

Non.

Alors quel est le problème ?

On ne sait pas comment s’y prendre avec elle. Je n’y arrive pas.

Mais qu’est-ce que tu entends par là ? Est-ce qu’elle se comporte mal ?

Non.

Est-ce qu’elle a des ennuis à l’école ?

Il faut que tu viennes la chercher.

Je ne comprends pas.

Tu es sa marraine. Tu dois venir. C’est ton travail.

Mais tu es toujours en vie, Elaine.

Je te dis que je n’y arrive pas.

Où est ce nouveau compagnon dont tu m’as parlé ?

Il est parti faire du camping.

Il va revenir ?

Je ne sais pas.

Est-ce que tu vas faire quelque chose, Elaine ?

Je pourrais appeler les services sociaux. Peut-être que je vais le faire. Ils sont dans l’annuaire ? Est-ce qu’ils la prendront en charge si un autre membre de la famille est disponible ?

Tu peux me la passer ?

Non.

Elle est à côté ?

Juste là. Elle me regarde droit dans les yeux.

Est-ce que tu peux lui dire de venir me parler ?

Francie. Francie, ma chérie, ta tante Minnie veut te parler.

Allô, Francie ?

Allô.

Francie, ça va ?

Oui.

Tu as entendu notre conversation ?

Oui.

Ta mère est très inquiète pour toi. Tu as fait quelque chose de mal, tu penses ?

Non.

Tu vas à l’école ?

Oui.

Et tu es sage à l’école ?

Oui.

Tu te couches de bonne heure ?

Oui.

Bon, en fait, je suis surtout inquiète pour ta mère. Est-ce que tu crois qu’elle pourrait faire une nouvelle crise ?

Oui.

Tu peux me dire ce qu’elle fait ?

Non.

Tu peux me le dire. Je sais qu’elle écoute sûrement, mais ça n’est pas grave. Je t’assure. Elle savait que j’allais te poser la question. Est-ce qu’elle te fait du mal d’une façon ou d’une autre, de n’importe quelle façon ?

Non.

Est-ce qu’est est… habillée ?

Oui.

Bon. C’est bien. Ça va, toi ?

Oui.

Est-ce que tu veux que je vienne ?

Oui.

Oui ?

Oui.

Est-ce que tu peux préciser ? Me dire pourquoi, par exemple ?

Non.

Est-ce que l’ami de ta maman est là ?

Non.

Il n’est pas en ville ?

Je ne sais pas.

Est-ce qu’il y a quelqu’un d’autre avec vous ?

Non.

Est-ce que ta mère se blesse ?

Non.

Ma chérie, je suis désolée, je ne peux pas venir cette fois, pas tout de suite. Je suis loin dans ma grossesse. Je n’ai pas le droit de prendre l’avion. Mais ton oncle si. Tu veux que ton oncle vienne ?

Non.

Oh, Francie. Est-ce qu’il y a un adulte de confiance que tu puisses appeler ?

C’est encore moi, Minn. Elle vient de faire tomber le combiné. Elle se tient devant le mur, là. Elle approche le nez du mur. Son nez touche le mur.

Qu’est-ce qui se passe ?

C’est comme si elle parlait au mur. Elle a ce regard, Minn.

Les enfants ont toujours des regards un peu particuliers.

Non, non. Les autres enfants n’ont pas ce regard-là.

Elaine, pour l’amour de Dieu, elle entend toute notre conversation !

C’est comme si elle me jugeait. Tout le temps.

Les enfants ne jugent pas, pas comme ça.

Elle si.

Tu prends toujours de l’Abilify ?

Je ne peux pas être avec elle. Il y a quelque chose en elle. Elle est habitée par une bestiole. Je ne me fais pas confiance quand elle est là ! Tu m’écoutes ?

Oui. Je vais envoyer Stan. Dès qu’il rentrera. Par le vol du matin.

Pas Stan ! Toi !

Je ne peux pas prendre l’avion. Qu’est-ce que tu entends par bestiole ?

Une bestiole. Quelque chose qui rampe à l’intérieur d’elle.

Elle peut aller dormir chez quelqu’un ? Où est-ce qu’elle peut aller ?

Je ne sais pas.

Une copine ?

Je n’aime pas ses copines.

Une amie à toi ?

Elle adore sa baby-sitter.

Mais oui. Demande à la baby-sitter. Demain. Sinon, je l’appellerai moi. On peut l’appeler toutes les deux. D’accord ? C’est celle qui travaille aussi à l’école ?

Shrina.

J’ai son numéro. On va trouver une solution, ma chérie. Tu dois appeler ton médecin. On va toutes les deux appeler le médecin.

Je sais que je devrais. Je sais que je dois le faire.

Et je vais le faire aussi. C’est un début. On a un plan.

Vraiment ?

On va toutes les deux passer quelques coups de téléphone demain matin. D’accord ? On récapitule. Qu’est-ce que tu vas faire demain ?

Je vais appeler mon médecin.

Bien. Et ?

Je vais appeler mon médecin.

Et, si tu t’en sens capable, poser la question à la baby-sitter.

C’est ça. Et je poserai la question à la baby-sitter.

Qu’est-ce que tu vas demander à la baby-sitter ?

Si elle veut bien prendre ma gentille petite fille Francie. Mais pour quoi faire exactement, redis-moi ? Où va-t-elle l’emmener ?

Tu sais quoi, c’est moi qui vais appeler Shrina. Ne t’inquiète pas pour ça. Toi, tu prends soin de toi. Peut-être que Francie pourrait rester un ou deux jours avec elle le temps que tu te sentes mieux. Est-ce que tu sais où elle vit ?

Elle est très jeune.

Francie ?

La baby-sitter.

C’est juste le temps que Stan arrive. J’expliquerai à Shrina qu’il fera au plus vite.

À combien de mois tu en es, déjà ?

Huit et demi. Donc on est d’accord pour demain. Mais pour ce soir ?

Ce soir ? Mais oui, ce soir !

Est-ce qu’il y a un verrou sur sa porte ?

La porte de sa chambre ? Oui. Elle en a un. Elle l’a demandé.

Qu’est-ce que tu veux dire ? Elle a demandé à avoir un verrou ?

L’année dernière. Pour son anniversaire.

Tu plaisantes ? Est-ce qu’elle a demandé autre chose ?

C’est bizarre ?

Juste un verrou ?

Oui.

Incroyable. Mais d’accord. Elle est intelligente. C’est très utile. Il ferme de l’intérieur ?

Oui.

Et toi ?

On peut toutes les deux fermer notre porte de l’intérieur.

Ok. Alors c’est ce qu’il faut que tu fasses. Tu n’auras qu’à faire ça dès que tu auras raccroché. Va d’abord aux toilettes. Puis va te coucher. Tu penseras à m’appeler demain matin ?

Oui.

Tu penseras à appeler ton médecin ?

Oui.

Dis au revoir à Francie de ma part. Dis-lui que je l’aime.

Tu es sur haut-parleur. Elle t’entend.

Bon sang. Bonne nuit, Francie. Est-ce que tu as entendu qu’il faut fermer ta porte ?

Oui.

Je t’aime, Francie.

Elle ne dit pas je t’aime.

Je le dis quand même. Elle n’est pas obligée de me le dire. Je t’aime, Francie.

Au revoir, Minn. Merci pour tout. Je t’aime.

Je t’aime aussi, Elaine. On va trouver une solution.

Merci. Je t’aime.

Je t’aime aussi, Elaine. Va tout de suite dans ta chambre, ma chérie. Bonne nuit.

 

2

 

Ma mère avait disposé des magnétophones partout dans notre appartement. Ils étaient bon marché et on les trouvait facilement dans les magasins d’occasion, de même que les cassettes. Quand elle les a rapportés à la maison, elle a essayé de les cacher sous des feuilles blanches pliées en deux qui formaient comme des petites tentes. Dans chaque pièce, une petite tente blanche. Elle avait acheté les magnétophones plusieurs semaines avant cette conversation téléphonique avec Tante Minn, et quand nous étions dans la même pièce, elle se rapprochait de la tente l’air de rien, passait un doigt dessous pour trouver le bouton Enregistrer et appuyait dessus. Puis elle préparait le petit déjeuner, ou bien on jouait aux cartes, on regardait Toy Story 2 ou je faisais mes devoirs. Je comprenais implicitement qu’il ne fallait pas en parler, que je devais croire que la petite tente blanche était une vraie cachette et que je ne voyais pas ma mère appuyer sur le bouton. J’imagine que l’idée de partager un secret avec elle me plaisait, même si elle ne savait pas que nous le partagions. En fait, si elle avait fait attention, elle aurait vu quelques tentes blanches de plus posées à divers endroits de ma chambre en guise d’hommage : un morceau de papier blanc sur le radio-réveil, un autre sur un appareil photo cassé. Notre champ de tentes, notre maison en forme de camping. Dans les autres pièces, nous jouions à des jeux et prenions nos repas, je m’étais habituée au déclic caoutchouteux d’une cassette qui arrivait à son terme, au bouton qui remontait à la fin de la plupart de nos activités. Elle devait profiter de ce que j’étais à l’école ou endormie pour retourner les cassettes, mais je ne l’ai jamais vue faire. Celles-ci étaient toujours prêtes à enregistrer. Quand les mères bénévoles de mon école sont venues faire les cartons à l’appartement et trier nos affaires, aucune n’a parlé à Tante Minn d’un sac rempli de cassettes étiquetées, d’un grand projet documentaire, ce qui n’était pas vraiment surprenant ; dans l’ensemble, maman n’était pas quelqu’un de très organisé. Au final, je ne lui ai jamais posé la question, mais ça n’avait pas l’air d’être un projet à long terme. Elle voulait plutôt avoir une preuve au cas où je ferais quelque chose de mal. Et maintenant que j’y pense, sans doute prêter une oreille attentive à son propre comportement.

Avant l’arrivée des mères bénévoles, en rassemblant des affaires à emporter chez ma tante et mon oncle qui vivaient à Burbank, en Californie, j’ai soulevé chaque petite tente comme le couvercle d’un cadeau et glissé les magnétophones dans mon sac à cordon violet avec un lapin brun en peluche auquel je ne tenais pas particulièrement et des cahiers de mots mêlés dont j’avais déjà démêlé tous les mots. Je ne savais pas du tout quoi prendre. La pellicule qui recouvrait le monde et lui donnait du sens s’était décollée.

Les magnétophones m’ont accompagnée dans le train pendant deux jours, puis dans la voiture et dans l’allée de ma nouvelle maison avec une balançoire en pneu bleu vif suspendue à une des branches tordues du chêne, dans cette rue tranquille ornée de pelouses bien entretenues. J’ai sonné, ma tante m’a ouvert en tenant dans ses bras un minuscule bébé tout neuf et remuant, les cheveux frisés, le visage pareil à une gravure, et là, il paraît que j’ai pointé un doigt vers moi et dit : « Francie. » « Ça m’a brisé le cœur à un point, tu n’imagines pas, m’a dit ma tante des années plus tard en serrant ma main dans la sienne. C’était comme si on était de simples connaissances à une soirée. » Ce matin-là, alors que nous montions les escaliers, elle m’a prise dans ses bras et m’a embrassée. Ma chambre était à l’étage, ses fenêtres donnaient sur la rue et une légère odeur de tapis de yoga y flottait. La pièce avait servi de bureau et de salle de sport, si bien que tout l’équipement avait été repoussé sur un côté, caché sous quelques vieux draps verts, et à côté du placard ils avaient installé un futon avec une couette trop grande ainsi qu’un carton d’emballage recouvert d’une serviette pour faire table de nuit. N’ayant pas d’autre lampe de chevet, elle avait placé une lampe torche industrielle sur la serviette au cas où je voudrais lire le soir.

« Je suis vraiment désolée, a-t-elle dit en faisant légèrement rebondir le bébé emmitouflé dans une couverture. On va arranger tout ça. On a été tellement pris.

— J’aime bien la lampe torche.

— On ira sur Internet. On commandera tout ce que tu voudras.

— Comment s’appelle le bébé ? » ai-je demandé toujours sur le pas de la porte.

Elle a rougi. Ses yeux semblaient tout le temps humides, d’une santé frappante, hydratée. Elle ne ressemblait pas du tout à ma mère. « Vicky. Ta cousine Vicky. Ou peut-être… ta sœur ?

— Cousine, c’est bien », ai-je dit en tendant un doigt que le bébé a attrapé.

Des mois plus tard, après une frénésie d’achats, une fois installée dans ma nouvelle chambre avec son dessus-de-lit jaune, sa lampe décorée de nuages, les arcs-en-ciel posés sur les nuages peints au mur, sa table à dessin et sa maison de poupée en carton, j’ai sorti tous les magnétophones du sac violet un après-midi où je n’avais rien à faire, y ai inséré une des cassettes étiquetées Salle de Bains, appuyé sur Play, puis j’ai recommencé avec une des cassettes de la Cuisine. Ma mère me manquait beaucoup, mais je me suis aperçue que je ne supportais pas d’écouter tout ça. Entendre ma voix aiguë, entendre la sienne. Les œufs cassés pour le petit déjeuner, son rire pendant qu’elle se brossait les dents et me chantait une chanson qui parlait de crachat. Les bruits sourds de nos jeux de cartes. La conversation entre nous trois enregistrée sur le magnétophone du Salon est la seule que j’ai réussi à écouter en entier parce que c’était la dernière, la plus facile à rembobiner, et qu’elle ne me causait pas le même genre de douleur.

 

3

 

Je ne sais pas s’il existe beaucoup de livres sur les psychotiques et les médiums, et si les deux se recoupent. J’imagine que non. On se fie rarement aux gens qui souffrent de psychose quand il s’agit d’envisager l’avenir. L’homme à l’arrêt de bus qui ne cesse de nous annoncer la fin du monde est là depuis toujours, depuis qu’il existe des arrêts où attendre le bus, ou leur équivalent d’autrefois comme les relais de poste où l’on changeait de cheval. Il se tenait là, à côté d’une meule de foin, vociférant à propos des flammes de l’enfer et, déjà à l’époque, il n’y avait pas grand monde pour l’écouter.

Pour ce qui était de ma bestiole en revanche, il s’est avéré que ma mère avait raison. Elle était en avance de quelques jours et ma bestiole n’avait pas rampé, mais j’ai bien fini par en avoir une à l’intérieur de moi après l’hospitalisation de ma mère, ma bestiole de malheur, un papillon trouvé dans l’appartement de la baby-sitter, flottant joliment comme une feuille rouge et or dans un grand verre d’eau. Je n’avais pas d’autre moyen de le garder, il était hors de question de le laisser là et j’étais le seul contenant à portée de main. Je n’avais pas beaucoup de temps. Je l’ai avalé avec l’eau parce que je devais le faire.

 

Aimee Bender, Un papillon, un scarabée, une rose, traduit de l’anglais (États-Unis) par Céline Leroy, © Éditions de l’Olivier, 2021.
En librairie le 7 janvier


Aimee Bender

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