Nouvelle (extrait)

L’épouse fidèle

Écrivain

En 2021 l’écrivain et journaliste américain William Vollmann revient. Avec un magistral recueil de nouvelles malicieusement intitulé Dernières nouvelles. Revenir, c’est aussi ce que fait cette « épouse fidèle » s’échappant de son tombeau pour retrouver son mari — tous deux, tels Bonny & Clyde, devront partir sur les routes pour continuer à s’aimer. On est ici en Bohême, dans d’autres histoires à Sarajevo, au Mexique, au Japon ou encore aux États-Unis. Ce que l’auteur annonce comme son « dernier livre » (« toute publication ultérieure sera l’œuvre d’un fantôme ») est une traversée des vastes espaces où fleurissent les mythologies et aventures surnaturelles sur le terreau de l’amour, de la mort, de la souffrance, et un je-ne-sais-quoi de dérision. À découvrir dans la nouvelle dont nous donnons aujourd’hui un extrait. Et à paraître chez Actes Sud, dans la traduction de Pierre Demarty.

1

 

Si vous n’avez jamais aimé avec une fidélité si lumineuse qu’elle vous pousse à attendre une femme morte au croisement de deux routes à minuit, alors la question de savoir comment il se fait que la Roumanie produit moins de vampires aujourd’hui que jadis doit vous paraître insoluble. La timidité devient sa propre excuse ; et peut-être n’avez-vous jamais osé même voir votre conjoint nu, et moins encore encercueillé. Nombreux sont ceux de nos jours qui répugnent à baiser le front d’un mort. Une épouse meurt seule dans un lit d’hôpital, au petit matin, quand l’infirmière s’assied pour s’assoupir, tandis que l’agent d’entretien pose son menton sur le manche de son balai-serpillière. Au milieu de la matinée, le mari passe une tête pour l’identifier ; puis vient le croque-mort pour clouer son cercueil, ou, selon les cas, le médecin légiste pour lui ouvrir le ventre. Les cendres retournent aux cendres, promet le prêtre, mais si elle devait ne pas se décomposer de cette manière, qui sera tenu au fait de ce merveilleux miracle sinon le cœur véritable qui vient au croisement des routes à minuit partager un baiser ? Satan, dit-on, est capable de parler même à travers un crâne pourrissant – simple affirmation dont vous vous saisissez, vous qui n’avez jamais aimé courageusement. Vous en remettant avec entêtement aux tristes soupirs de votre conscience selon laquelle vous seriez incapable de la distinguer de Satan, vous déclinez de rendre visite à votre propre femme, oubliant que la solitude est l’œuvre du Diable – et quelle plus grande solitude que celle d’une belle femme morte retournant au cimetière privée de la douce étreinte de quiconque ? Permettez-moi de vous dire ceci : En Roumanie, naguère, il n’était pas entièrement inédit que des vampires femelles se glissent chez elles pour retrouver leurs enfants ; et en Grèce, le cordonnier Alexandre de Pyrgos mourut, se transforma en l’un de ces monstres à la peau brune comme du cuir et au ventre gonflé qu’on appelle là-bas des vrykolakas, puis, sous le couvert discret d’une nuit sans lune, se faufila dans la demeure de sa femme adorée, pour qui inlassablement il tira de l’eau. Pendant le jour, afin de ne pas effrayer les enfants, il dormait dans un coffre oblong calé au fond du placard ; tous les soirs, dès que les petits étaient endormis, sa chère épouse le laissait sortir et, penché sur son établi, il remettait à neuf leurs minuscules chaussures. Lui-même allait pieds nus et dévêtu ; ses habits s’étaient depuis longtemps décomposés ; les ongles jaunes de ses orteils ressemblaient à des sabots. Peut-être ses talents avaient-ils quelque peu décliné ; il lui arrivait désormais d’égarer des clous ou de les enfoncer de travers, mais son cœur, disons, était juste. Assis à son établi, comptant les morceaux de cuir sans bouger les lèvres, il faisait de son mieux. Une nuit, alors qu’il s’était rendu au puits pour sa femme, un seau sur chacune de ses épaules, la lune surgit des nuages pour le trahir ; et alors les voisins débarquèrent à la mi-journée armés de tromblons, de faux, de pieux et de fourches. À cette heure-là du jour, il était impuissant, bien sûr. Ils dressèrent un bûcher devant la maison, le brûlèrent, avec son cercueil, morcelèrent à coups de hache ses os curieusement allongés puis ratissèrent le tout pour le faire disparaître au fond de ce puits qui, supposaient-ils, devait être maudit à cause de ses agissements. Ils disposèrent de même de ses outils et matériaux (même si un jeune garçon ne put s’empêcher de garder une poignée de rivets brillants ; il mourut peu de temps après d’une vérole cauchemardesque). On se débarrassa ensuite des chaussures des enfants, et même du premier bouquet desséché que cet Alexandre avait rapporté chez lui du cimetière. D’aucuns racontent que sa femme ne versa pas une seule larme ; les enfants faisaient des cauchemars de toute façon. On dit que lorsque ses sauveurs débarquèrent (sans grande délicatesse, je le crains), elle pointa même le doigt en direction du placard – sans dire un mot, de peur qu’il ne les entende. D’un autre côté, il se peut que son amour pour cet Alexandre eût survécu à son trépas, auquel cas elle eut la présence d’esprit de rester du bon côté de l’Église. – Quoi qu’il en soit, une semaine après qu’on eut chassé le vampire, une peste s’abattit sur Pyrgos. Qui aurait pu accuser les cendres inoffensives d’Alexandre ? Du reste, nul n’osait plus boire l’eau de ce puits pollué, dont il émanait, au dire de certains, un nuage de miasmes (il se trouve toujours des gens pour dire du mal des morts).

 

2

 

Notre histoire nous emmène à présent en Bohême, où un père de famille éploré, répondant au nom de Michael Liebesmann, flanqué de trois jeunes filles, regardait le cercueil de sa chère épouse descendre dans la tombe. Tous les voisins étaient là, bien sûr ; même le boucher pleurait ; je me demande si elle ne lui devait pas de l’argent. Le prêtre prononça un sermon tout à fait admirable, et en signe d’une possible consolation future d’un autre ordre, Michael eut droit à un discret sourire des lèvres au demeurant pulpeuses de sa voisine Doroteja, elle-même veuve, qui souhaitait devenir sa seconde épouse. Pour finir, comme il était de coutume dans leur région, les membres de la famille endeuillée revêtirent des masques et s’en retournèrent chez eux par des chemins détournés, afin que le cadavre abandonné derrière eux ne puisse les suivre.

Selon les astrologues, cette nuit-là, la lune était entrée dans la septième maison, nommée Alarzach, qui est propice aux amoureux. Et juste avant qu’elle ne se lève, tandis que les enfants dormaient et que Michael demeurait tristement assis sur le seuil de sa demeure, son épouse lui revint à tire-d’aile.

 

3

 

L’une des raisons pour lesquelles nous devrions faire preuve de gratitude envers la mort est que nous ne pouvons prendre la véritable mesure de l’amour que nous portions à une personne qu’au moment où nous perdons celle-ci. La blessure du chagrin laisse entrer la lumière ! À en croire le Livre de la Révélation, il s’agit d’une lumière bien spécifique. Je vous renvoie pour preuve à certaine demi-heure en milieu de matinée à Turin, quand les femmes de ménage finissent leur travail sur le corso Re Umberto, de sorte que le revêtement de ces venelles plus ou moins carrées dont elles viennent de s’occuper, qu’il soit de marbre, de carreaux de mosaïque ou du béton le plus ordinaire, scintille d’un précieux et incomparable éclat ; et les murs, peints en bordeaux ou en jaune de Naples, se parent d’un lustre tel qu’ils n’en atteindront jamais plus de semblable (jusqu’à demain, demain) ; cela vaut en particulier pour le fond de ces ruelles, où l’on devine des courettes inondées de soleil. Car nous résidons en nous-mêmes, perdant de vue, comme le dit Platon, les ténèbres ; et lorsque la Mort s’approche silencieusement de nous par-derrière à pas furtifs sur la pointe de ses pieds osseux, étrangle notre cohabitant et l’arrache à notre chair, nous ne pouvons nous empêcher de voir ce matin doré qui se profile au-delà, que la plupart d’entre nous redoutent plus que la Mort elle-même. Cette lumière n’a pas de nom, tandis que la blessure s’appelle la solitude. Avec le temps, nous apprenons à oublier la lumière, nous redressant dans notre propre corps de sorte que le visage de notre âme reprend sa place à l’intérieur de notre crâne ; et cette plaie coagulante à notre poitrine (pas mortelle cette fois, manifestement) ne reçoit plus que vaguement la lumière ; en tout cas, elle est si loin en dessous de notre menton qu’elle ne nous procure aucune gêne* ; les femmes de ménage posent alors leurs seaux, s’étirent, massent leurs hanches endolories, s’abritent les yeux en mettant en visière leurs mains sales et suantes pour contempler ces corridors qu’elles ont incessamment nettoyés plusieurs milliers de fois ; et tandis que la lumière demeure plus douloureuse que jamais, les tunnels et les corridors ont pris désormais un aspect plus terne, et les femmes de ménage reviennent à elles-mêmes, me permettant de faire de même ; en bref, je suis du regard deux policiers immaculés tandis que nous traversons la piazza Solferino sans que le feu rouge nous fasse obstacle. Ainsi va la lumière ; ainsi va la vie ; et ainsi les philosophes m’entretenaient-ils, assis sous des drapeaux italiens à Turin ; et une dame au double menton farfouillait dans son sac à main magenta sans faire attention, tandis qu’un homme aux lunettes très noires lui faisait les poches.

 

4

 

En un mot comme en cent, Michael eut la chance de retrouver sa femme après que le deuil lui eut appris combien il tenait à elle. Mais se rappelait-il à quel point elle était précieuse ?

 

5

 

Ses yeux, fixés sur lui, brillaient d’un éclat terne comme des pièces de cuivre au fond d’une mare tapissée d’algues. Elle paraissait très affaiblie. Son linceul était maculé de terre, d’urine et de sang. Il lui prit la main, laquelle ressemblait à un morceau de marbre jaune et froid. Il n’y avait personne dans les parages, car c’était le milieu de la nuit, qu’on appelle aussi, comme il sied, l’heure ensorcelée. Tendrement, il la conduisit à un endroit secret parmi les roseaux de la rivière, la dévêtit avant de se dénuder à son tour, puis la porta jusque dans l’eau, s’accroupissant pour l’étendre sur ses genoux, de son bras droit lui soutenant la nuque et du gauche les chevilles, et ainsi il la porta, lui chantonnant son prénom tandis que la crasse glissait de son corps pour s’en aller noircir le courant de l’onde en aval. Il la berça entre ses bras, peignant et démêlant sa longue chevelure. Dévorant de fiévreux baisers ses poignets amorphes et ensanglantés, maintenant sa tête affaissée hors de l’eau, il lui murmura à l’oreille de secrètes paroles d’amour. Enfin, il la déposa sur l’herbe et l’allongea dans son giron. Il la massa avec un mélange de graisse de poulet, d’arnica et de lavande. Puis il lui remit sa robe dominicale, la souleva dans ses bras et l’emporta dans la grange à foin, où les enfants ne pourraient la découvrir. Dans le coin où s’entassait le fourrage le plus frais et le plus doux, il improvisa une couche de fortune, dont il la borda avant de la dissimuler derrière un tas de balles de foin. Ses yeux brillaient comme des bougies, car elle comprit combien il l’aimait.

 

6

 

Il l’embrassa et l’embrassa encore, de peur qu’elle ne lui échappe. Enfin, elle rouvrit les yeux.

Il lui demanda à quoi ressemblait la mort et, de même que le couvercle d’un cercueil égyptien anthropoïde se met à lentement léviter, ne dévoilant rien de plus au début qu’un morceau de ténèbres, pas encore de longs doigts bruns momifiés, elle entrouvrit les lèvres pour parler. Il en fut empoisonné de terreur. Elle dit, d’un ton presque courroucé : Es-tu sûr ?

Oui, Milena, je veux savoir – pour ton bien…

D’accord. Tu te retrouveras à étouffer dans ta tombe, si large soit-elle. Même un empereur apprend que son sépulcre n’est pas un refuge.

Qu’est-ce, alors ?

Une salle de torture pour tuer les morts.

Sa bouche exhalait un amer parfum de sable. Alors qu’il se tenait debout à ses pieds, accablé, elle chercha sa main en murmurant : Sauve-moi ; ne me force pas à retourner là-bas ! Me le promets-tu ?

Je te le promets.

Merci, mon époux.

Et maintenant dis-moi ce qui t’est arrivé.

Rien.

Et puis, ensuite ?

Ensuite, soudain, tu me manquais tellement que c’était pire encore que de mourir. J’étais aveugle et paralysée, mais consciente. Je désirais être morte et ne plus me languir de toi, mais je n’y parvenais pas, et si je l’avais pu, la tombe aurait recommencé à me torturer. J’ai alors ressenti une douleur au sein droit, comme si un rat me dévorait ; et des vers pénétraient dans mes yeux. À travers les trous qu’ils y avaient forés, je voyais, et à travers le trou dans ma poitrine, mon cœur s’abreuvait de la lune. Alors je suis revenue à la vie. Vois, Michael – sens mon cœur !

Elle se saisit de sa main et la posa sur son sein blanc jaunâtre, en lui adressant un sourire pitoyable.

Le sens-tu battre ?

Oui, mentit-il en baisant ses lèvres bleues.

Michael ?

Qu’y a-t-il, ma chérie ?

Je crois que le sacristain m’a volé mon alliance.

Qu’il la garde.

Qu’allons-nous faire ?

Je ne sais pas, dit-il. Mais il savait ceci : Puisqu’il l’aimait, il ne la renverrait pas (du moins pas tout de suite) là­-bas, là où son visage prisonnier de son cercueil contemplerait pour l’éternité les abominables ténèbres.

 

7

 

Mais la situation empira bientôt, car Milena dit : Le jour ne va pas tarder à se lever. Je dois me cacher…

Seigneur, que veux-tu dire ?

Je dois retourner dormir dans ma tombe, jusqu’à la venue de la nuit.

Ton visage écrasé par ce couvercle de cercueil ?

Oui. Mais je ne sentirai rien.

Si je te fabriquais un nouveau cercueil, dormirais-tu à la maison ?

Oui, mais si quelqu’un découvre…

Je ne peux supporter d’être séparé de toi, et de te savoir sous la terre.

Oui, oui ; je vais m’en aller à présent. Michael, je t’aime ; je m’en vais…

La nuit suivante, elle lui revint. Entre-temps, il avait confectionné un coffre en bois à ses mensurations, qu’il connaissait bien entendu par cœur.

 

8

 

Elle se réveillait d’ordinaire peu avant le crépuscule, mais elle préférait ne pas se montrer avant la bénédiction des Lanternes. Ils étaient convenus de ne rien dire aux enfants, du moins pas avant qu’ils aient grandi.

Il allait parfois la regarder en douce vers la fin de l’après-midi, quand il n’en pouvait plus d’attendre. À cette heure du jour, il émanait de ses yeux ouverts ce regard égaré que l’on voit aux statues de marbre. La surprendre ainsi à son insu lui procurait une émotion érotique qu’il avait le plus grand mal à réfréner, mais lorsqu’il se penchait pour l’embrasser, il lui semblait presque qu’elle gigotait et grimaçait, comme si sa présence la perturbait ; de sa bouche sortait une haleine pestilentielle. Le matin, découvrit-il bientôt, elle présentait une apparence bien plus hideuse. C’était comme si, à l’aube, elle retombait dans un état complètement cadavérique, puis, lentement, à mesure que s’égrenaient les heures du jour, retrouvait peu à peu tout ce qu’il lui fallait pour revenir à la vie. Dès qu’il eut pris conscience de ce phénomène, il n’aurait pas plus osé venir l’épier (du moins pas trop souvent) avant le coucher du soleil qu’il ne l’eût contemplée dans la grange.

Comprenez qu’il faisait de son mieux pour l’aimer telle qu’elle était, ce pourquoi cette histoire sera aussi tendre que la fable de la petite Merit, l’épouse égyptienne qui, jouant l’une de ses petites farces féminines, décéda avant son mari ; celui-ci l’adorait tant qu’il l’autorisa à résider pour toujours dans le sarcophage construit à ses propres mesures, plus larges. Les esclaves lui en fabriquèrent un autre et, le moment venu, comme se le doit tout mari digne de ce nom, il la rejoignit. Et aujourd’hui les effigies aux yeux de verre de leurs cercueils anthropoïdes regardent droit devant elles, côte à côte. Elle est ensorcelante sous son masque de momie doré et rayé de bitume. On a souligné de khôl le contour de ses doux yeux noirs ; on a peint ses sourcils et dessiné des lignes félines stylisées qui partent du coin de ses yeux et s’étirent jusqu’à ses tempes. Ses joues ont été rougies à la perfection, et une patine d’or brille subtilement derrière la transparence de son sourire rose. Ils lèvent les yeux, mais ne verront jamais le ciel.

 

9

 

Il la suppliait de le laisser lui brosser les cheveux, et, avec un sourire ou peut-être une grimace, elle penchait la tête, tandis qu’avec amour il lissait, avec le plus beau peigne à quatre dents qu’elle avait possédé, dont l’un avait été accidentellement cassé par leur fille cadette quand elle était toute petite, sa longue chevelure humide, lui chantant des chansons tout en la démêlant.

 

10

 

La mère de Milena, qu’il avait fait venir en secret, baissa les yeux, et son visage se tordit en un sourire éploré. Milena ouvrit les yeux. Lorsqu’elle leva la main pour toucher le cou de sa mère, celle-ci poussa un cri.

Ils lui firent jurer par sainte Polona de ne rien dire à personne. Elle continuait de pleurer.

Mère, c’est vraiment moi ; je ne suis pas un démon…

Oh, je te crois ; je ne soufflerai mot à personne, pas même au prêtre, mais pourquoi Seigneur Dieu ne pouvais-tu rester dormir dans ta tombe ? Que t’est-il arrivé, Milena ; qu’est-il arrivé ?

Avant qu’elle ait pu répondre, Michael dit : Mère, si vous apprenez la réponse à cette question, vous ne serez jamais plus en paix. Je vous promets, sur mon propre salut, qu’elle n’a rien fait de mal. Croyez-moi ! Mieux vaut que vous ne sachiez pas ce qu’est la mort.

Je ne sais pas, je ne sais pas…

Mère, dit la revenante, voulez-vous me revoir ?

Non, mon enfant. Je ne puis le supporter. Je t’aime, et je veux votre bonheur, à toi et Michael, mais tu es morte. Je me dirai à moi-même que tout ceci n’est jamais arrivé…

 

11

 

Puis arriva le tour des filles, qui vinrent jeter un coup d’œil en douce, pâles et timides, la plus jeune éberluée et la cadette frottant ses yeux rouges, l’aînée croisant les mains dans son giron – comment cela aurait-il pu ne pas se produire ?

C’était la fin de l’après-midi, le crépuscule approchait ; et comme leur père leur avait interdit d’entrer dans la grange à foin, elles s’y faufilèrent en catimini, découvrant le coffre qu’il avait confectionné, et gravé de fleurs, de cœurs et de pommes aussi ravissantes que les décorations qu’il fabriquait pour leurs propres jouets. – Et pourquoi n’avait-il pas cloué le cercueil ? – Lecteurs, vous connaissez la raison : afin de pouvoir épier à loisir la nudité désespérée de sa femme, comme le faisaient à présent les enfants.

Au début, elles crurent qu’il s’agissait d’une espèce de poupée. À en juger par l’odeur, elle devait avoir été couchée sur un lit de fumier. Que faisait-elle là, et pourquoi portait-elle les vêtements de leur mère ? Caressant avec prudence sa chair lisse et froide, elles prirent peur. Le soleil sombra un peu plus encore. Et alors Milena ouvrit les yeux ; son visage s’arrondit, et elle essaya de parler ; mais ce fut l’aînée qui se mit à hurler.

Leur père entra en trombe, le visage noir de colère, un marteau à la main. Quand il vit ce qui se passait, il poussa un soupir, s’assit sur une meule de foin et ferma très fort les yeux.

Jurez par sainte Polona… susurra leur mère d’une voix pâteuse, la langue bleue et enflée.

Le père se leva. – Ceci est notre secret de famille, leur déclara-t-il avec autorité. Votre mère est revenue, parce qu’elle nous aime. Vous ne devez en parler à personne. Si vous dites un seul mot, nous serons tous détruits. Petites écervelées que vous êtes ! Pourquoi ne m’avez-vous pas écouté ? Et maintenant, jurez par sainte Polona que vous garderez le silence. Vous avez entendu votre mère. Allons ! Jurez – toi d’abord !

 

12

 

Suite à cette péripétie, le couple comprit que leur secret ne tarderait pas à être révélé au grand jour. L’un de leurs sujets de conversation préférés, et sans doute le plus morbide, devint de se demander laquelle de leurs trois filles vendrait la mèche, et quand. Il se trouve qu’elles étaient déjà toutes trois pâles et timides depuis la mort de leur mère. L’existence nocturne clandestine de leur père n’était pas sans effet sur lui, bien sûr, de sorte que, le jour, il se montrait irritable et négligent à leur égard ; elles étaient presque déjà orphelines. À présent elles étaient pour ainsi dire malades.

Leurs parents convoquèrent un conseil de famille – après la tombée de la nuit, bien entendu, à une heure où leur mère aurait recouvré ses facultés. Le père, qui avait à peine dormi, était assis les yeux à demi ouverts et la tête affaissée en avant. La mère était à ses côtés, lui tenant la main.

Elle dit : Mes enfants, vous devez nous croire. Je me serais montrée à vous en temps voulu. Dites que vous me croyez.

Oui, maman.

Bien, maintenant que vous vous retrouvez chargées de ce fardeau par votre propre faute, vous devez le porter. Vous avez commis le plus ancien des péchés. Savez-vous lequel ?

Le péché d’Adam et Ève, murmura la cadette.

Exactement. Votre père et moi vous pardonnons, car vous et nous sommes tous ensemble ses enfants. Vous brûliez de goûter à la connaissance, n’est-ce pas ?

Je voudrais qu’une telle chose n’existe pas, et que nous continuions tous de ramper comme des animaux ! s’écria la benjamine.

Oh, ce serait une tout autre histoire, pour sûr, dit le père en riant. Mais souhaiterais-tu encore être un animal à l’heure d’entrer dans l’abattoir ?

Assez, dit la mère. Nous sommes de nouveau une famille à présent. Nous serons toujours ensemble la nuit. Michael, as-tu barré la porte ?

Je n’oublie jamais de le faire.

Maman, pourquoi les chiens des voisins aboient-ils toujours chaque nuit ?

C’est sur moi qu’ils aboient, petite bécasse. Tu sais ce que je suis. N’est-­ce pas ?

Un vampire.

C’est ainsi qu’on m’appellerait. Mais regardez votre père. Voyez-vous la moindre marque sur son cou ? Je ne vous sucerai jamais le sang – cela, je le jure par sainte Polona. Alors dorénavant, ne doutez plus de moi, ou je me fâcherai. Allez chercher vos aiguilles. Il est temps de raccommoder les habits de votre père.

La bougie se consumait à l’intérieur de la lanterne en étain suspendue quand la cadette demanda : Maman, que répondrai-je aux voisins s’ils me demandent pourquoi nous nous cachons derrière nos volets fermés la nuit ?

Dis-leur que nous portons le deuil.

Mais tu nous as appris qu’il ne fallait jamais mentir.

Ne me contredis pas, ou ton père te fera tâter du revers de sa main.

 

13

 

Le matin, leur séparation aggravait chaque jour un peu plus la tristesse de Michael ; conscient qu’elle était de nouveau en train de mourir, il avait peine à supporter cette perte éternellement renouvelée. Et si cette fois était vraiment la dernière, et qu’à l’intérieur de son cercueil, ce matin, elle éclatait de putréfaction ou, pire encore, se transformait en vrykolakas ? Emplie de pitié pour lui et s’efforçant de le réconforter, la fidèle épouse lui préparait son petit-déjeuner avant de retourner s’allonger. (Les filles, elles, dormaient déjà depuis longtemps, se retournant et gémissant dans leurs draps.) Elle l’embrassait sur la bouche, lui taillait la barbe, l’aidait à préparer ses projets de la journée, murmurait à son oreille pleine d’espoir des promesses de tendresses érotiques et des professions de désir spirituel, puis elle se retirait, refermant de l’intérieur le couvercle de son cercueil à l’aide d’une poignée qu’il avait fixée pour elle. Il détestait tellement la voir là-dedans à présent que l’après-midi il ne venait plus la voir qu’un bref instant pour s’assurer qu’elle revenait lentement à la vie. En vérité, cette transformation n’était guère aisée pour elle non plus. Comme sa propre mère avant elle, elle souffrait de claustrophobie, et se trouver allongée dans une obscure boîte à charogne si étroite et étriquée qu’elle pouvait à peine bouger la tête d’un quart de centimètre, et moins encore se retourner si elle avait mal au dos, lui était une torture ; dire adieu aux oiseaux, aux fleurs et aux enfants du jour était plus dur encore ; mais le pire de tout était de quitter Michael, qu’elle aimait plus encore que sa propre vie, si tant est qu’on puisse employer un tel terme. Comme elle était navrée pour lui, de le laisser entièrement livré à lui-même dans la maison (car à quoi bon lui servaient les enfants ?), avec une femme morte dans la grange, des chiens hurlant à tout bout de champ et les voisins caressant des envies de meurtre ! Reconnaissante de l’équanimité dont il faisait preuve face à son angoisse lors de ce voyage quotidien vers la mort, elle cherchait sans cesse à le distraire de l’inévitable, comme s’il s’agissait de son petit garçon qui eût été mordu par un loup et dont il fallait maintenant panser les blessures. Il avait bien le droit d’enfouir sa tête grisonnante dans ses jupons ! Quoiqu’elle répugnât toujours à lui mentir, elle le protégeait de l’horreur chaque fois qu’elle le pouvait. Il avait voulu savoir ce que c’était que d’être mort, et elle avait répondu, comme se doit de le faire une bonne épouse. Mais cela lui était intolérable. Révulsé par la puanteur matinale émanant de son cercueil, il confectionna pour elle des aumônières de menthe et de lavande, quand même c’était là un ouvrage dévolu aux femmes, et lui acheta des clous de girofle, de l’encens et d’autres épices précieuses à la boutique de l’apothicaire ; quand elle revenait à elle en début de soirée, elle trouvait le réconfort dans ces parfums qui témoignaient de son amour ; la plupart du temps, toutefois, il était là en personne, veillant sur elle d’un air inquiet, le couvercle du cercueil à moitié ouvert. Au début elle avait été humiliée par ces invasions de son sommeil ; quand elle surprenait ses filles à faire de même, elle se fâchait contre elles plus qu’elle ne l’avait jamais fait ; en même temps, elle savait (car le jour de son mariage sa mère le lui avait dit, lui enjoignant d’un air grave, au nom de la décence, de suivre leur exemple) que même dans le noir ses propres parents ne s’étaient jamais entièrement dévêtus l’un pour l’autre ; et la toute première nuit qu’elle avait passée avec Michael, enivrée par l’adoration gourmande qu’il lui manifestait, elle avait promis de ne jamais rien lui refuser de ce qu’il exigerait d’elle, peu importe la honte qu’elle pût en concevoir ; lui, de son côté, avait juré de la chérir avec constance, et il avait tenu parole, jusqu’à ce que toute trace de honte disparaisse, remplacée par une joie luxurieuse. Ainsi en avait-il été jusqu’à sa mort. À présent, plus que jamais, elle eût voulu que leurs sentiments mutuels perdurent et soient épargnés par la corruption. Elle essayait de se faire belle pour lui avant de s’allonger, au cas où cela pourrait l’attacher plus fermement encore à son affection. Elle redoutait bien sûr qu’il la voie lorsqu’elle était dans son pire état. Mais encore et encore il jurait qu’elle était et serait toujours celle qui l’excitait, de même qu’à ses yeux à elle il demeurait l’âme dans laquelle la sienne était enchâssée ; et s’il existe véritablement des vapeurs spirituelles capables de faire jaillir la magie de la chair, même une chair morte et enterrée, alors, par la grâce de son amour éploré par sa mort, il devait posséder le don d’exhaler de son cœur de telles vapeurs, agenouillé désespérément au chevet de sa sépulture, tandis que le prêtre, la mère, les filles et tous les autres se tenaient en retrait, diversement émus, titillés et accablés. Après tout, elle avait rêvé dans sa tombe que le masque que la coutume voulait qu’il porte, afin de lui permettre de s’éclipser, était par trois fois tombé de son visage.

Sans cesse il la cajolait ; sans cesse elle le remerciait tendrement de se refuser à la juger selon les lois de ce monde. Lentement il lui caressait les cheveux jusqu’à l’aube. Juste avant les douze coups de midi, seul et doutant soudain du miracle, il allait en douce la regarder. Elle était jolie à voir, allongée là, endormie, sa tête inclinée de côté et un filet de sang glissant de sa bouche grande ouverte.

 

14

 

Un voisin, encore un, vint se plaindre de ce qu’il avait retrouvé son chien sans vie et vidé de son sang, à quoi Michael répliqua qu’à ce qu’il avait toujours cru comprendre, les chiens meurent, tout comme les gens ; et dans la mesure où le voisin n’avait rien à voir avec le décès de sa défunte épouse, en quoi au juste était-il concerné, lui, par je ne sais quel accident impliquant un chien ?

Je ne dis pas que vous avez personnellement quelque chose à voir dans cette affaire, répondit le voisin d’un ton glacial en avançant d’un pas, de sorte que Michael faillit sortir son couteau ; au lieu de quoi il répliqua : Bien le bonjour chez vous ! et ferma la porte au nez de cet ancien ami qu’il devrait désormais et à jamais tenir à distance. Dès qu’il eut verrouillé la porte, une frayeur soudaine lui liquéfia les entrailles – et si, de fait, Milena était responsable de cet acte ? Grâce aux prêtres, il savait aussi bien que vous et moi que certains vampires, surtout au début de leur carrière, aiment à se frotter aux vivants d’une manière qui doit leur sembler ludique, les bousculant de-ci de-là, ou les piétinant sous leurs sabots, entraînant leurs femmes dans de lascives étreintes, les roulant dans leur lit, ouvrant les robinets de leurs tonneaux de vin ; mais dans ce genre d’histoires, les vampires sont toujours des hommes ; en outre, le tempérament de Milena n’avait pas changé – mais si jamais elle avait besoin de boire du sang ? Il faudrait qu’il ait avec elle une franche discussion à ce sujet.

 

15

 

Avant qu’il ait pu honorer cette résolution, il entendit des gens dehors qui murmuraient. La personne suivante à venir frapper à sa porte fut la veuve Doroteja, qui se présenta tel un ange couronné de lauriers.

À l’époque où il était jeune et n’avait pas encore décidé laquelle des deux il devrait épouser, Doroteja lui avait offert un œuf de Pâques noir sur lequel elle avait peint un château doré, tandis que Milena lui avait fait présent d’un œuf couleur lavande décoré d’une bougie jaune et de deux colonnes de motifs ovales dont chacune était rouge du côté gauche et bleue du côté droit.

Il n’est pas bon pour un homme de vivre seul, lui déclara Doroteja. La Bible le dit.

Cela doit donc être vrai, répondit-il. Comment t’en sors-tu ?

Michael, je suis très seule. Si tu acceptes de devenir mon mari, je te pardonnerai d’avoir épousé Milena d’abord.

Ma foi, dit-il, cela mérite certainement réflexion.

Je veux vivre avec toi et prendre soin de toi pour le restant de tes jours, ajouta-t-elle. Et tes enfants ont besoin d’une mère.

Tout ce que tu dis est juste.

Doroteja posa sa douce main brune sur son bras. Si Milena n’avait pas été là, juste à côté dans la grange, il aurait pris plaisir à ce contact. Et quand bien même, il n’aurait pas pu dire qu’il trouvait cela désagréable. (À l’égard de Doroteja il ressentait le magnétisme de la chair, mais pas encore sa connaissance, et moins encore la magie du sang.)

Michael, poursuivit-elle, je vais te confier un secret. Quand Tadeusz était à l’agonie, il m’a dit d’aller voir sous les pierres du foyer. Je n’aurais jamais cru ; nous vivions comme des pauvres. Mais il y avait là un mouchoir rempli de pièces d’argent, et même trois en or. Nous ne serons pas misérables dans nos vieux jours, comme le sont tant de gens, qui n’ont pas même un quignon de pain ou un bout de bois pour se chauffer…

Ses yeux étaient enchanteurs. Il se demanda s’il était possible qu’il y eût quelque chose d’inédit dans le regard de la seconde épouse d’un homme, peut-être parce que celle-ci sait qu’elle doit le partager après la mort.

Merci pour ton affection, Doroteja. J’ai besoin d’un peu de temps encore pour savoir où j’en suis, car je ressens toujours de l’affection pour Milena.

C’est compréhensible. Mais combien de temps devrai-je attendre ta réponse ?

Pas longtemps, dit-il (car combien de temps encore cette situation pouvait-elle durer ?). Lui prenant la main – car il était navré de lui faire de la peine –, il ajouta : Et quoi qu’il arrive, je jure par sainte Polona de garder ton secret.

Puis-je dire bonjour aux enfants avant de m’en aller ?

Que pouvait répondre Michael à cela ? Elles étaient dans le jardin, en train d’arracher les mauvaises herbes et de tuer des escargots. Il les appela. Elles accoururent vers lui en poussant des hurlements de joie.

 

16

 

Cette nuit-là était aussi noire que le tisonnier d’un forgeron. Une pierre heurta la porte. Quand les filles essayèrent de parler de Doroteja (car elles recevaient rarement de la visite désormais), il les envoya sèchement au lit.

Pourquoi les traiter ainsi ? dit Milena. Je sais qu’elle était là.

Qu’entends-tu lorsque tu dors ?

Plus que tu n’imagines.

Alors tu sais que je te suis resté fidèle.

Je n’en ai pas douté, dit sa femme. Comment pourrais-je faire autrement que d’avoir en toi la plus absolue confiance ? Invite des gens ici, quand il te plaira…

Milena, nous devrions réfléchir à un plan.

As-tu l’intention de me renvoyer dans ma tombe ?

Non !

N’importe, peut-être est-ce là-bas que je ferais mieux de passer mes journées. Doroteja reviendra bientôt.

Je lui ai dit d’attendre.

Tu ne réfléchis pas, dit sa femme. Je vais t’expliquer comment t’y prendre.

Et ils commencèrent à échafauder un plan.

 

17

 

Pendant trois nuits, ils s’évitèrent. Il laissa les volets ouverts au crépuscule, comme il le faisait du vivant de sa femme. Il invita les voisins, qui lui adressèrent à peine la parole. Il avait du mal à s’endormir ; quand enfin il trouvait le sommeil, il rêvait sans cesse que le visage de son épouse était recouvert d’une toile d’araignée si épaisse qu’on eût dit un bloc de cristal de sculpteur coupé en deux.

Qu’aurait-il dû ressentir, ainsi libéré d’elle ? Peut-être était-ce une ruse de sa part, pour lui donner l’opportunité d’aller consulter le prêtre ; ou peut-être était-ce simplement de l’amour. Je suis heureux de pouvoir dire que jamais il n’éprouva les tentations de ce que les bons citoyens appelleraient la conscience. Il était lié à elle, et librement.

Il dormait la nuit, pour changer, et le jour il se montrait volontiers dans les champs et dans les rues. L’air autour de lui continuait toutefois de se pétrifier, tant il était exposé au danger et à l’isolement. Si j’avais plus de temps, j’aurais pu vous raconter comment les choses se passaient jadis avec ces gens, à l’époque où Milena était encore en vie. Mais les souvenirs ne sont que des tombes, remplies d’une poussière nauséabonde qui jamais ne redeviendra ce qu’elle a été, quoi que nous espérions. Aussi prit-il la résolution d’oublier son amitié de naguère avec toutes ces bonnes dames et ces gens honnêtes. La vie doit être vécue sans se soumettre à la poussière ; Dieu sait que c’est là une matière dont il est fort difficile de se dépêtrer.

Ainsi fit-il de son mieux, afin de les protéger, elle et lui. J’aurais voulu que vous voyiez son visage au quatrième soir, lorsque vint le moment d’aller la retrouver.

Il y avait une vieille sépulture qu’elle connaissait (il se retint de lui demander lequel de ses voisins la lui avait montrée) ; ils prirent l’habitude de se donner rendez-vous là-bas, afin d’être seuls. Il fit une empreinte du cadenas avec de la cire, et le forgeron, sans se douter un instant de ce dont il s’agissait, lui fabriqua une clé. Elle l’attendait à l’intérieur. Ils restaient allongés là ensemble, dans la fraîcheur, l’humidité et l’odeur de la pierre. Comme c’était agréable ! Comme elles étaient belles, ces chaudes nuits d’été passées au côté de sa femme dans la tombe ! – Leurs filles restaient seules à la maison, apeurées, faisant le signe de croix.

Dans une alcôve ombragée de sable noir et moite, aux parois dévorées de feuilles en forme de cœur, la lune les lorgnait par-dessus l’épaule d’une Madone de pierre ; ils se cachaient derrière sa robe de pierre moussue, parmi les jeunes fougères émergeant des contreforts.

À midi, le lierre était aussi net et luisant que des grappes de raisin poussant sur le treillis, les feuilles sombres et dentelées rayées de stries de lumière blanc argenté. Un jour qu’elle reposait sous terre, il se rendit là-bas ; la pierre crayeuse semblait presque transpirer, et il ne pensait qu’à une seule chose, son envie de s’enfouir dans la moiteur de sa chevelure glacée.

 

18

 

Le lendemain, il entendit la plus jeune de ses filles déclarer que, puisque leur mère avait été quelqu’un d’ordinaire, ni d’une extrême bonté comme Doroteja, ni aussi méchante que la belle-mère d’à côté qui avait fait bouillir le petit garçon de son mari pour en faire une soupe, elle était d’avis que la meilleure conduite à tenir, en règle générale, était d’éviter toute conversation avec leur mère, même si l’attitude la plus appropriée pour elle, personnellement, serait de suivre l’exemple de ses sœurs, quel qu’il soit. Michael ne dit rien, ni à lui-même, ni à Milena. Il demanda aux enfants d’aller répandre le fumier dans le champ, tandis que lui-même irait couper du bois de chauffe. Apercevant le reflet de son visage dans l’eau d’une crique, il vit un homme seul et rongé de culpabilité. Mais que faire ? Milena avait-elle péché contre lui en revenant ? Et si leurs filles hésitaient à l’aimer, pouvait-on le leur reprocher ? Peut-être aurait-il dû infliger une correction à la benjamine, mais à quoi bon ? Il n’arrivait pas à imaginer combien de Je vous salue Marie il faudrait réciter pour remettre les choses en ordre.

 

19

 

Sans doute le plus sombre problème dans les relations humaines – plus trouble en tout cas que les questions de vampirisme, qui ont été résolues depuis des siècles par notre Mère l’Église – est-il celui du favoritisme au sein de la famille. En ce qui concerne les trois filles, dont j’ai omis de donner les noms afin de les laisser à leur juste place dans ce conte, nul n’aurait su dire duquel de ses parents chacune se sentait le plus proche ; du point de vue des parents eux-mêmes, la question ne se posait guère ; car lorsque nous nous marions, nous avons tendance à penser (à moins que cette union n’ait été arrangée par une tierce partie) que notre conjoint satisfait à certaines au moins de nos inclinations, raison pour laquelle nous avons fait ce choix ; alors que nos enfants, eux, peu importe que nous ayons sciemment entrepris de les concevoir, ou le nombre de nos propres qualités que nous découvrons ou inventons chez eux, arrivent sous la forme de petites personnes qui, comme nous, sont résolument elles-mêmes, peu importe ce que les autres voudraient qu’elles soient ; à cet égard, les parents et les enfants ressemblent à des voisins, à côté desquels nous nous trouvons vivre par hasard, et dont nous parvenons plus ou moins à nous accommoder. Je n’aurai pas l’outrecuidance de prétendre que Milena et Michael s’aimaient plus qu’ils n’aimaient leurs enfants, ni que les filles préféraient l’un ou l’autre de leurs parents ; mais je soupçonne fort que Milena, après son retour d’entre les morts, trouva ses filles moins affectueuses qu’avant. Peut-être aurait-elle pu faire elle-même plus d’efforts, mais à cette époque, les parents étaient si préoccupés par la nécessité de protéger la famille des formes les plus cruelles de la ruine qu’ils ne trouvaient guère le temps de dorloter les petits êtres pour lesquels ils labouraient et tissaient. Et dans le cas présent, il était d’autant plus difficile de continuer à tisser et à labourer qu’il fallait en outre dissimuler un mort-vivant.

Crachant trois fois, le cordonnier déclara à Michael : La Bible nous le dit : Tu ne souffriras point qu’une sorcière existe.

Je ne connais pas de sorcière, répondit-il.

De l’extérieur, la maison ne paraissait toujours pas hantée, quoique, la nuit où pour la première fois elle revint, leur toit de chaume eût commencé à se flétrir. Les Bulgares disent qu’un vampire qui vient d’apparaître commence par faire crépiter des étincelles dans le noir et projeter une ombre sur le mur ; à mesure qu’il grandit en âge et en force, l’ombre devient plus dense. Cela ne semblait pas se produire dans le cas de Milena, même si son visage paraissait s’être agrandi et assombri. Peut-être n’était-elle pas du tout un vampire. Ses lèvres étaient ourlées d’un sourire brun rougeâtre. Ses tristes yeux noirs étaient immenses, mais ils ne brillaient pas ; on eût pu peindre sur leur surface. De plus en plus habitué à elle, Michael finit par se dire qu’il fallait envisager la situation de la manière la plus simple et évidente (sans pour autant révéler cette évidence, bien entendu). Sa femme lui était revenue ; voilà tout. Telle avait été, sûrement, la volonté de Dieu.

Quoi qu’il en soit, comment le secret aurait-il pu rester bien gardé ? Les paupières des voisins s’alourdissaient, comme s’ils étaient à moitié assoupis, mais leur bouche s’ouvrait et leur visage devenait de bois. Se réunissant dans les ornières de la rue, ils épiaient le couple assis côte à côte sur le perron, son visage à elle tourné vers le sien avec un sourire respirant la joie et le soulagement, lui tenant la main ; ils déclarèrent être d’avis qu’il y avait là quelque chose de louche, soit dans la façon qu’il avait de lui masser les doigts, comme s’il essayait de les réchauffer, soit dans sa manière à elle de ne jamais fixer ses yeux noirs sur quiconque à part lui ; tout cela n’était pas naturel ; elle devait lui sucer le sang ! Il est vrai qu’il semblait être resté plus ou moins le même homme qu’avant, mais qui en eût juré devant une cour ecclésiastique ? On avait l’impression qu’elle le fascinait plus encore que de son vivant, même s’il lui avait indiscutablement voué à l’époque une véritable adoration ; il ne cessait de se tourner vers elle ; parfois il promenait son regard sur le monde alentour, d’un air inquiet peut-être, et alors elle baissait les yeux vers le sol. Sa longue chevelure noire scintillait plus que jamais auparavant ; on eût dit qu’elle la nourrissait de quelque nouvel onguent.

Merci Seigneur pour cette tombe loin de chez elle où elle pouvait à présent demeurer pendant les heures ensoleillées du jour ! Les voisines auraient passé leurs journées à l’espionner, priant la bouche ouverte, cherchant à savoir si ce visage mort était bien le sien. À défaut, elles harcelaient les filles de Michael (qui maigrissaient à vue d’œil et ne disaient jamais rien) ; plusieurs fois il surprit des gens en train de se glisser furtivement dans la grange à foin. Il brûla le beau cercueil qu’il avait confectionné, mais trop tard ; ils avaient dû avertir le prêtre. Quand Milena se réveilla cette nuit-là, et se faufila par sa fenêtre sous le couvert de l’obscurité, ils en discutèrent ensemble et tombèrent d’accord. Avant que ces sinistres hommes armés de fourches et de torches aient pu entièrement cerner la maison, il envoya lui-même chercher le prêtre. Puis il s’assit sur son perron, seul, dévisageant ses chers amis et voisins, qui comme d’habitude ne lui adressèrent pas un mot.

 

20

 

Le prêtre écarquillait les yeux telle une chouette sur un vase grec.

Je connais très bien ta belle-mère, évidemment, et elle est venue se confesser à ce propos tout récemment, un soir, après que tu l’as reçue.

Oui, mon père.

C’est bien beau de dire oui, mon père, mais tu as tardé à venir me voir. Jusqu’à aujourd’hui, nul n’avait rien à redire contre toi. Tu es travailleur, tu t’acquittes de ta dîme, aucun acte de blasphème ou de fornication, mais à présent…

Oui, mon père.

Parle.

Eh bien, mon père, Milena m’est revenue. Elle a été enterrée par erreur.

Ce n’est pas ce qu’a dit ta belle-mère.

Imaginant fort bien ce qu’avait dit sa belle-mère, Michael imaginait tout aussi bien la façon dont avaient pu récemment se comporter ces gens qui le connaissaient depuis toujours et, après son mariage, avaient ficelé puis perdu les sacs renfermant cette connaissance, parce qu’il n’y avait plus rien d’autre à savoir, et qui aujourd’hui se faisaient une nouvelle opinion de lui, à savoir en substance qu’il était devenu bizarre et qu’il fallait qu’il soit châtié au nom de leur sécurité ou de leur bon plaisir. Bien sûr ils avaient connu Milena et côtoyaient toujours la mère de cette dernière, qu’ils s’étaient empressés de harceler et de tourmenter jusqu’à ce qu’elle finisse, comme l’eussent fait la plupart des gens, par tourner le dos à sa fille morte, et à Michael par la même occasion. Ainsi le prêtre fut-il impliqué dans l’affaire. Michael lui dit : Mais c’est vrai – je le jure sur la tombe de Milena ! Et comme sa mère désapprouvait, j’ai dit à Milena de retourner d’où elle était revenue…

Si tu mens, tu seras brûlé.

Oui, mon père.

Nous pourrions t’immoler quoi qu’il en soit. Tu n’es pas venu te confesser à moi.

Pardonnez-moi, mon père.

Les voisins disent qu’elle se livre à des actes licencieux avec toi toutes les nuits.

C’est ma femme, mon père.

Mais tu viens de me dire que tu l’avais renvoyée…

Oui, mon père, car l’homme né de femme est de courte vie, et rassasié d’agitations

Je vais demander à ce que tu sois déféré devant le magistrat pour interrogatoire.

Pitié, mon père, et mes enfants ?

Nous nous occuperons d’eux. Je parlerai à Doroteja.

Et si je donnais ma maison en gage à l’Église, en guise d’assurance ?

Fort bien. Signe ici. Jures-tu par la Sainte Vierge de ne pas t’enfuir ?

Je le jure.

Les inquisiteurs te convoqueront à leur arrivée.

Oui, mon père.

Retourne t’occuper de tes enfants. Si ta femme apparaît, tu devras me l’amener immédiatement.

Oui, mon père. Mon père, Milena soupçonne le sacristain de lui avoir dérobé son alliance.

Nous la chercherons dans le cercueil.

 

21

 

Belle et pleine de résolution, la fille aînée brandit le couteau de boucher au-dessus de sa mère ; elle se tourna vers lui quand il entra, mais on aurait dit qu’elle ne le voyait pas, son visage simplement figé dans sa direction, la lumière du soir exquise sur le côté le plus proche de sa tête et de son cou, ses lèvres tendres, qui ressemblaient à celles de sa mère, à peine pincées.

 

22

 

Les filles, ces adorables enfants, moururent bientôt, hélas, du choléra, à ce qu’on raconta, même si les voisins se demandèrent naturellement si ce n’était pas leur mère qui les avait vidées de leur sang. En réalité il s’agissait bien du choléra, et quand Michael demanda à Milena s’il était en son pouvoir de les ramener, elle répondit : N’en demande pas trop à Dieu. – Sidéré qu’elle pût même invoquer le nom du Seigneur, il décida de la mettre à l’épreuve un matin, tandis qu’elle dormait, s’étant procuré une pincée de sel consacré auprès du père Hauser. Il n’avait pas l’intention de lui faire du mal, mais simplement de comprendre ce qu’elle était. – Qu’arriva-t-il à votre avis ? Le sel la brûla-t-il ? Il était sur le point d’en saupoudrer sur sa main gauche lorsque lentement, tristement, elle ouvrit ses yeux noirs, essayant de toutes ses forces de se protéger de la stupeur éblouissante de la lumière du jour, et elle le regarda, d’un regard qui l’emplit de honte. Ainsi ne découvrit-il jamais si le sel bénit pouvait la brûler ; il continua de vivre sans plus chercher aucune certitude.

Éplorée, elle tissa les suaires de ses filles en une seule nuit. Elle demanda à rester seule, par respect pour son chagrin, mais lorsqu’il jeta un œil par le trou de la serrure, il vit que trois araignées l’aidaient dans son ouvrage. Il entra avec fracas et demanda : Sont-ce là tes compagnons ? Est-ce le Diable qui te les a offerts ?

Bien sûr que non, mon cher époux. Je les ai trouvées.

Comment cela ?

Je les ai simplement trouvées ; c’est tout.

(Peut-être trouvez-vous cela macabre, ce qu’il advint des enfants, mais il n’y avait nulle preuve d’un acte quelconque de malveillance.)

Arriva alors la sœur aînée de Doroteja, veuve elle aussi, une femme simple et travailleuse qui avait déjà perdu la moitié de ses dents, soulevant ses jupons pour traverser le chemin boueux entre sa maison et celle de Michael, son fichu bien serré sur son front transpirant et son panier rempli de bouse de vache. Craignant qu’elle ne lui apporte ses condoléances, Michael s’enferma à double tour. Il se peut qu’elle l’eût entendu respirer derrière la porte.

 

23

 

Les autorités tentèrent de le raisonner, citant les paroles avisées du Malleus Maleficarum, un livre d’une telle vertu contre les Arts Obscurs qu’il a été encensé par une bulle papale, et ces paroles avisées disaient ceci : J’ai trouvé une femme plus amère que la mort, qui est le piège du chasseur, et son cœur est un filet, et ses mains sont des ficelles. Et ils continuèrent de lui donner conseil en citant d’autres mots de ce même Livre : Il est trois choses qui ne sont jamais satisfaites, non, une quatrième aussi, qui ne dit pas : Cela suffit ; et c’est la bouche de la matrice.

Mais il leur répondit dans la même veine, en leur demandant : Le mariage n’est-il pas un sacrement éternel ? Aurais-je mal compris ? À toutes les noces et toutes les funérailles auxquelles j’ai assisté, et à Pâques, et à chaque baptême, vous nous enseignez que l’âme de ceux à qui nous avons été unis par les sacrements demeurera avec nous jusque dans l’Au-delà…

À condition que les personnes concernées soient chrétiennes. Mon bon ami, ne vois-tu pas que ta femme s’est transformée en un ignoble démon ? Comme Ève elle-même, elle est devenue plus amère que la mort. La tombe elle-même l’a vomie ! Et la toute première conséquence en est que tu commences à te défier de nous. N’entends-tu pas le Diable rire ? Agenouille-toi à présent et implore notre pardon, car nous savons que tu n’es qu’un simple homme soumis à l’emprise de sa femme.

Pardonnez-moi, mes pères.

L’instrument le plus précieux et efficace du prêtre, un reliquaire à pignons, fut remis entre les mains de l’enfant de chœur. – Et tu sais ce qui t’arrivera si tu le lâches ! – Oui, mon père. – Quant au boucher, son apprenti portait le sac de couteaux et la meule à aiguiser, mais lui-même s’avança avec son énorme maillet de bois (un outil de sa profession) posé sur l’épaule ; il s’en servait pour attendrir la viande la plus coriace, qu’il vendait ainsi à un meilleur prix. À leurs côtés marchait le bourreau, Hans Trollhand, un homme chauve et fruste qui portait sous son bras un fagot de pieux rudimentaires.

À Belgrade, c’est souvent le jeune tambour qui porte la mallette à instruments du médecin quand vient le moment d’exhumer un vampire présumé, mais comme le jeune tambour s’était récemment fait briser le crâne par un coup de sabot de l’étalon d’un colonel, le médecin se retrouva dans l’incapacité d’imiter l’exemple de cette métropole distinguée, dont la rumeur avait rendu plus étincelantes encore dans son imagination les superbes coutumes ; il était donc maussade, et plus encore embarrassé par cette mise à l’épreuve publique de ses talents médicaux ; il avait déjà traité des patients défunts auparavant, mais qui sait quel genre de mauvais tours les morts-vivants étaient capables de jouer ? Cependant, ce qui l’effrayait le plus était l’Inquisition, dont les sévérités sont infaillibles, et plus encore inévitables. Bref, il portait lui-même sa mallette sous son bras, restant très légèrement à distance de Trollhand, qui avait une allure des plus festives dans son manteau noir et rouge.

Le cortège, de fait, était impressionnant. Les étendards rouge sang étaient déployés sur la façade de l’hôtel de ville. Doroteja était là, ainsi que la mère de Milena, le visage aussi dur qu’un embauchoir de cordonnier. Oui, Doroteja était livide, mais avide aussi, bien sûr ; et voici qu’arrivaient toutes les vieilles femmes dont les enfants ou les petits-enfants avaient été rongés à mort par la peste satanique ; elles étaient escortées des représentants encore en vie de la jeunesse, assoiffée d’horreurs, ainsi que du soldat unijambiste qui désirait (ainsi qu’il l’expliqua bruyamment) voir si quelque chose pouvait le faire flancher – et voici qu’arrivèrent encore les anciens amis de Michael, qui naguère prenaient la communion à ses côtés (les mêmes lâches qui, s’ils avaient été seuls, se seraient délestés de leurs pièces d’argent pour se débarrasser d’un cadavre, afin que celui-ci ne revienne pas les hanter), et ceux dont Milena avait soigné les vaches, sans parler de tous les autres, la présence du village tout entier étant requise par l’Église – et aucun d’entre eux n’était animé de la moindre bienveillance à son égard ou à celui de Milena. Pourquoi ne pouvait-on le laisser en paix avec sa fidèle épouse afin qu’ils vivent leur bonheur comme ils le souhaitaient, voilà qui dépassait son entendement. Mais il en était ainsi ; et à présent des hommes venus d’autres villages débarquaient à leur tour, et certains étaient armés de pieux aiguisés qu’ils portaient en travers de l’épaule.

Ce n’est pas lui faire injustice que d’affirmer que l’idée qu’il avait de pouvoir à n’importe quel moment, quand il le désirerait, se débarrasser de ce vampire puis de goûter à Doroteja, voire de la dévorer, lui était délicieuse ; car n’est-il pas dans la nature humaine d’être ravi lorsque le destin nous offre plus que ce que nous possédons déjà ? Il ressentait presque une sorte de fierté à savoir qu’il continuait de faire battre le cœur de Doroteja. Il avait aussi peur d’elle, sans doute ; c’était précisément à cause de sa détermination presque prédatrice à obtenir tout ce qu’elle désirait qu’il avait choisi la plus malléable Milena en premier lieu. À cet instant précis, il le voyait bien, elle lui faisait la tête, à la façon dont un esprit maléfique nous dévisage. Bien sûr, il aurait pris grand plaisir à faire avec elle l’expérience de la connais­sance de la chair ; et pour la première fois il saisissait qu’il se pouvait bien que l’intuition ou la compréhension qu’elle avait de lui dépassât celles qu’il avait d’elle ; pour autant qu’il sache, elle était capable de le déchiffrer jusque dans ses plus discrètes parenthèses. Cette possibilité aurait dû accroître sa peur ; au lieu de quoi, au contraire, elle le flattait.

Regardant autour de lui cette foule de spectateurs, dont la plupart espéraient sans doute, avec un frisson d’horreur, voir le bras décharné d’une femme surgir gracieusement de la terre, Michael songea : Même si Milena est ce qu’ils prétendent qu’elle est, en quoi cela ferait-il d’elle quelqu’un de pire que ces vieux paysans qui n’ont rien de mieux à faire que de regarder pousser les mauvaises herbes dans leurs champs hypothéqués ? – Il les haïssait tous.

La journée était aussi radieuse que la miniature enluminée du missel de quelque cardinal : ciel de lapis-lazuli, champs de malachite, qui est d’une plus fidèle permanence que l’émeraude, parures de – Bon, je ne devrais pas dire de rouge et de bleu, car qui dans ce village était riche à ce point, et qui eût souhaité revêtir ses plus beaux habits pour une exhumation ? Disons donc plutôt que ces personnages étaient parfaits dans leur modeste tenue, et qu’ils étaient tous auréolés de feuilles d’or ; car qui eût pu trouver à redire à leur dessein ? Michael, peut-être, n’était sans doute pas aussi content qu’eux. Il ne pouvait s’empêcher d’imaginer ce qui allait se passer une fois qu’ils seraient intervenus sur sa femme : ses yeux sombreraient au fond de son crâne et sa bouche lui fendrait le visage d’une oreille à l’autre, en une grimaçante entaille de ténèbres.

Il y avait une autre vieille mégère qui terrorisait depuis longtemps le voisinage : trois jeunes mères dont les seins regorgeaient de lait mais qui avaient pourtant perdu leur bébé avaient déjà formellement porté accusation contre elle. Entonnant une prière, ils commencèrent par ouvrir le cercueil de celle-là. Elle était dans un état avancé de décomposition.

Alors, on a les aisselles qui s’assombrissent un tantinet ? dit le médecin. – Par acquit de conscience, il lui enfonça un pieu dans le cœur – c’est-à-dire qu’il plaça la pointe en bois de tilleul aiguisée dans la position anatomique la plus infaillible, puis il adressa un signe de tête au boucher, lequel abattit son maillet de toutes ses forces. À la grande déception générale, le cadavre déclina de pousser le moindre cri, de sorte que le bourreau n’eut rien à faire.

Eh bien, que dites-vous de cette expérience ? demanda le prêtre.

Le boucher, empli à cet instant d’une légère fierté, voulait que chacun sût ce qu’il avait ressenti. Il réfléchit donc un moment, puis répondit : C’était comme enfoncer un clou dans un boudin.

Ensuite, on ouvrit les cercueils des trois filles, afin de ne rien laisser au hasard. Leurs visages s’étaient déjà creusés, heureusement voilés par des toiles d’araignée ou des crépines. Au signal du prêtre, le médecin leur trancha la tête et remplit leur bouche béante de gousses d’ail.

Enfin vint le tour de Milena. Michael se tenait sur le côté, temporairement ignoré par les petits garçons aux pieds nus et crasseux pour le salut desquels tout ceci était accompli. Le sacristain creusa pour déterrer le cercueil. Le boucher l’aida à le hisser. En raison de leur confiance absolue dans l’idée que ce qui se trouvait à l’intérieur était devenu une abomination, ils le lâchèrent au sol avec une brusquerie que Michael, qui était trop avisé pour protester, trouva du dernier irrespect. Le sacristain, appuyé contre sa pelle, pantelait et toussait. Le boucher, en sueur, ôta son tablier maculé de sang et le frappa contre une vieille sépulture jusqu’à ce que tous les vers de terre en fussent tombés. Le bourreau sourit, la main sur le pommeau de son épée. Le prêtre exhorta la foule à la prière ; les lèvres de Michael remuèrent sans qu’un seul mot sensé en sortît. Le médecin, dont la boucle de ceinturon ressemblait à un gros cadenas, s’écria : Amen ! Les mères et grands-mères miséreuses levèrent les bébés au-dessus de leurs têtes pour qu’ils voient et apprennent tout ; puis le sacristain, ayant repris son souffle, insinua un burin à petits coups dans la fente entre le cercueil et le couvercle, donna un habile tour de poignet, et l’ouvrit. Alors le prêtre aux joues rebondies s’avança, brandissant une croix, tandis que le médecin, maigre et aux cheveux longs, jetait un regard prudent par-dessus son épaule, le poing serré autour d’une arme presque aussi efficace contre les monstres qu’une croix – à savoir son couteau le plus affûté, qui pouvait à loisir fendre un crâne en deux.

Milena gisait là, la tête sur la poitrine, dans la même position patiente et silencieuse que le vieux mendiant qui attend debout à la sortie de notre église.

 

24

 

Le bon prêtre, si grand, solide et triste, s’était préparé à tout. Mais Milena semblait… ma foi, si belle dans son cercueil. Son visage était d’une blancheur aussi lustrée que le fameux portrait en intaille de la duchesse Marguerite de Savoie. Comme tout le monde attendait qu’il prenne la parole, il ordonna : Sortez-la – doucement, je vous prie ! (Michael, es-tu avec nous ou contre nous ?) Bien. Sacristain, avez-vous vu son alliance ?

Et tous ces gens qui les avaient jadis aimés, ils ne savaient pas s’il fallait la considérer comme morte, vivante ou monstrueuse.

 

25

 

De même qu’il en va pour une femme toute seule au lit à l’heure du loup, disposant d’une simple bougie pour s’éclairer, tandis que les autres pièces de la maison sont plongées dans une obscurité terrifiante, et que le monde au-dehors est empli de nuit et de mort ; ainsi en allait-il et en irait-il à jamais pour Milena durant le jour, même quand son mari s’allongeait sur son cercueil pour la veiller et la réconforter. C’était d’autant plus vrai désormais ! Et si les villageois avaient véritablement été témoins d’un spectacle tel que je l’ai imaginé dans le précédent chapitre, c’eût été la fin de Milena. Ce qu’ils découvrirent en réalité – car Michael et sa femme avaient été prévoyants – était la dépouille d’une femme, depuis longtemps décomposée, exsudant des habits funéraires de Milena. Son suintement prouvait son innocence.

 

26

 

Le prêtre dit alors, comme l’eût dit n’importe qui d’autre : Milena est pourtant bel et bien revenue.

Tout cela ne devait être qu’un rêve, répliqua Michael, et quand la mère de Milena et les voisins affirmèrent de nouveau qu’ils avaient vu ce démon sous les traits de son épouse (Doroteja, elle au moins, observa un silence bienveillant), il pointa du doigt la chose à l’intérieur du cercueil et dit : Mais regardez-la !

Même le bourreau convint qu’il était inutile d’y enfoncer un pieu.

Ils refermèrent le cercueil et le remirent en terre, sans ménagement, parce qu’ils étaient tous déçus et que, si tout s’était passé comme prévu, Michael et Milena auraient dû être en train de brûler ensemble sur le bûcher à l’heure qu’il était. Comment au juste il s’en tira, je ne saurais vous le dire, mais cela avait sûrement quelque chose à voir avec le paiement en or, et son répit était sans doute provisoire, aussi ce soir-là, dès qu’il se fut enfermé à double tour dans la petite maison qui n’était plus la sienne, et qu’il eut sorti Milena de sous le sol de la cuisine (elle s’écria en se réveillant : Je me sentais si seule !), alla-t-il se poster d’un air méfiant à la fenêtre, tandis qu’elle demeura assise discrètement derrière lui dans la tiédeur de l’obscurité. Il observa les voisins, rassemblés derrière la clôture, qui attendaient qu’ils sortent ; et pour la dernière fois il vit Doroteja traverser la passerelle près de la maison de la mère de Milena.

Comme Milena était la seule des deux à être capable de voir dans le noir, ils ne sortirent que lorsque la lune fut levée, quittant pour toujours leur chaumière dont le toit élevé frôlait les châtaigniers ; ce toit ne tarderait sans doute pas à s’effondrer ; qui voudrait s’installer là ? Michael accrocha quelques outils à sa ceinture ; le coffre de son épouse était léger ; il le hissa sur son épaule.

La lune disparut derrière un nuage. Milena murmura qu’elle avait voleté de-ci de-là, afin de s’assurer que personne ne les guettait dans les fourrés. Il s’inquiéta alors ; il n’avait aucun moyen de savoir où elle se trouvait à tout moment.

Elle lui dit : Si tu as suffisamment d’amour pour moi, tu apprendras à écouter.

Écouter quoi ?

Moi.

Mais comment saurai-je ?

Tu sauras lorsque tes oreilles seront devenues assez sensibles pour entendre les ongles d’un vampire pousser sous terre.

Il se plaignit de sa bizarrerie, et elle l’embrassa dans le cou en riant ; il comprit qu’elle s’était moquée de lui.

Elle s’évapora puis réapparut : un cavalier arrivait. La fidèle épouse de Michael l’emmena en toute hâte au cimetière, où ils se tapirent entre les rangées inégales des pâles pierres tombales dans l’herbe et la boue. Le cavalier passa. Michael aurait aimé dire adieu à ses filles. Si étrange que cela puisse paraître, il aurait voulu aussi se rendre sur la tombe de Milena. Il était un peu embarrassé à l’idée d’en parler à sa femme, qui de toute façon devinait probablement ses pensées. Et puis, qui pouvait dire quelles goules et autres monstres il y avait en cet endroit ? – Courage ! lui murmura-t-elle en serrant sa main.

Quelque chose ricana, puis hennit comme un cheval. Au loin, des chevaux se mirent à pousser des cris. – Oh, encore ce petit farceur ! dit Milena en riant.

Ils cheminèrent alors à vives enjambées le long de la sente de terre qui suivait le cours de la rivière adjacente. Passant devant l’Homme des Ténèbres au bord de l’eau qui se déguise en bois flotté (c’était une connaissance de Milena), ils hâtèrent le pas, et derrière eux retentit un bruit comme si quelqu’un fouettait l’eau à coups de planche. Longtemps avant que l’aube fût levée, ils étaient tous deux épuisés. Contournant les villages de Nachtstern et Grabmund, où des chiens leur aboyèrent dessus, ils tombèrent sur un autre cimetière. Michael brisa le cadenas d’un caveau et s’y retira pour dormir tout le jour au côté de sa fidèle épouse, incapable de s’empêcher de sourire maintenant que tout s’était si bien terminé.

 

27

 

Elle lui apporta une bague en or qu’elle avait dénichée dans quelque cimetière d’église, et il la vendit dans une taverne. Grâce à ces gains, ils purent reprendre la route, tenaillés par la crainte de croiser le moindre être humain, et par le besoin qu’ils avaient par conséquent toujours plus l’un de l’autre, se cachant de nuit dans une voiture-malle tirée par deux chevaux ; ainsi dépassèrent-ils les châteaux aux hautes tours dans lesquels vivaient tous ces autres gens qui ne les comprendraient jamais, leur chemin éclairé par la lueur verdâtre des yeux de Milena dans son visage sombre.

À Kreuzdorf, il loua un fiacre pour lui-même et sa longue boîte étroite. Le cocher devait les emmener jusqu’à la frontière. C’était l’après-midi ; il n’avait guère dormi depuis longtemps, forcé qu’il était de fuir avec elle de nuit et de la protéger pendant le jour. Les chevaux étaient nerveux. Le cocher le toisa comme si Milena ou lui avaient quelque chose à se reprocher – et si elle-même n’était coupable de rien, comment aurait-il pu l’être, lui, qui avait fait le serment de s’occuper d’elle jusqu’à la fin ? Sur la route de terre, un homme qui tirait une grosse vache par une cordelette attachée à l’une de ses cornes devisait avec un autre qui se tenait appuyé sur son balai. C’était à présent le soir. Quand ils arrivèrent à Feuerstadt, les chevaux ralentirent l’allure à l’approche de deux femmes pieds nus vêtues de jupons en lambeaux si crasseux qu’ils étaient de la même couleur que la route ; l’une d’elles portait un panier ouvert sur le dos, et elle avait les bras croisés sur la poitrine ; elle parlait à l’autre de tel ou tel problème ; puis elles se retournèrent, aperçurent le fiacre, jetèrent un coup d’œil et firent le signe de croix – par sainte Polona, qu’avaient-elles bien pu voir ? Milena ressemblait à n’importe quelle femme normale !

Deux hommes et quatre enfants habillés tout en noir, alignés sur le bord de la route, les regardèrent passer.

Les priant de lui pardonner, le cocher quitta leur service. Ils étaient désormais à l’abri dans l’obscurité ; ils sautèrent du fiacre et s’en allèrent, laissant derrière eux le cercueil ; mais Michael continua de porter loyalement le petit coffre de Milena, et la caresse de cette dernière redonnait vigueur à son pas fatigué, la lame aiguisée de la terreur du matin appuyant toujours plus contre son cœur qui ne battait plus.

 


* Peut-être vaudrait-il mieux être un arbre, à boire le soleil, se repaître de terre et fleurir pendant tant et plus de saisons, dépourvu sans doute de la conscience qui redouble le plaisir, mais sans non plus éprouver la peine également redoublée qu’inflige à l’arbre l’automne lorsqu’il l’oblige à se dépouiller d’une partie de lui-même. Pour un arbre, il se peut que l’expérience de la vie ne soit qu’un accroissement aisé et quasi continu, et que la mort ne soit rien – mais qui peut le dire ? Est-il moins enviable de laisser filer un après-midi autour d’un ou deux verres de grappa, assis à une petite table ronde, à s’abreuver de l’éclat solaire des passantes ?

William T. Vollmann

Écrivain, Journaliste

Rayonnages

FictionsNouvelle

Notes

* Peut-être vaudrait-il mieux être un arbre, à boire le soleil, se repaître de terre et fleurir pendant tant et plus de saisons, dépourvu sans doute de la conscience qui redouble le plaisir, mais sans non plus éprouver la peine également redoublée qu’inflige à l’arbre l’automne lorsqu’il l’oblige à se dépouiller d’une partie de lui-même. Pour un arbre, il se peut que l’expérience de la vie ne soit qu’un accroissement aisé et quasi continu, et que la mort ne soit rien – mais qui peut le dire ? Est-il moins enviable de laisser filer un après-midi autour d’un ou deux verres de grappa, assis à une petite table ronde, à s’abreuver de l’éclat solaire des passantes ?