Nouvelle (extrait)

L’épouse fidèle

Écrivain

En 2021 l’écrivain et journaliste américain William Vollmann revient. Avec un magistral recueil de nouvelles malicieusement intitulé Dernières nouvelles. Revenir, c’est aussi ce que fait cette « épouse fidèle » s’échappant de son tombeau pour retrouver son mari — tous deux, tels Bonny & Clyde, devront partir sur les routes pour continuer à s’aimer. On est ici en Bohême, dans d’autres histoires à Sarajevo, au Mexique, au Japon ou encore aux États-Unis. Ce que l’auteur annonce comme son « dernier livre » (« toute publication ultérieure sera l’œuvre d’un fantôme ») est une traversée des vastes espaces où fleurissent les mythologies et aventures surnaturelles sur le terreau de l’amour, de la mort, de la souffrance, et un je-ne-sais-quoi de dérision. À découvrir dans la nouvelle dont nous donnons aujourd’hui un extrait. Et à paraître chez Actes Sud, dans la traduction de Pierre Demarty.

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Si vous n’avez jamais aimé avec une fidélité si lumineuse qu’elle vous pousse à attendre une femme morte au croisement de deux routes à minuit, alors la question de savoir comment il se fait que la Roumanie produit moins de vampires aujourd’hui que jadis doit vous paraître insoluble. La timidité devient sa propre excuse ; et peut-être n’avez-vous jamais osé même voir votre conjoint nu, et moins encore encercueillé. Nombreux sont ceux de nos jours qui répugnent à baiser le front d’un mort. Une épouse meurt seule dans un lit d’hôpital, au petit matin, quand l’infirmière s’assied pour s’assoupir, tandis que l’agent d’entretien pose son menton sur le manche de son balai-serpillière. Au milieu de la matinée, le mari passe une tête pour l’identifier ; puis vient le croque-mort pour clouer son cercueil, ou, selon les cas, le médecin légiste pour lui ouvrir le ventre. Les cendres retournent aux cendres, promet le prêtre, mais si elle devait ne pas se décomposer de cette manière, qui sera tenu au fait de ce merveilleux miracle sinon le cœur véritable qui vient au croisement des routes à minuit partager un baiser ? Satan, dit-on, est capable de parler même à travers un crâne pourrissant – simple affirmation dont vous vous saisissez, vous qui n’avez jamais aimé courageusement. Vous en remettant avec entêtement aux tristes soupirs de votre conscience selon laquelle vous seriez incapable de la distinguer de Satan, vous déclinez de rendre visite à votre propre femme, oubliant que la solitude est l’œuvre du Diable – et quelle plus grande solitude que celle d’une belle femme morte retournant au cimetière privée de la douce étreinte de quiconque ? Permettez-moi de vous dire ceci : En Roumanie, naguère, il n’était pas entièrement inédit que des vampires femelles se glissent chez elles pour retrouver leurs enfants ; et en Grèce, le cordonnier Alexandre de Pyrgos mourut, se transforma en l’un de ces monstres à la peau brune comme du cuir et au ventre gonflé qu’on appelle là-bas des


* Peut-être vaudrait-il mieux être un arbre, à boire le soleil, se repaître de terre et fleurir pendant tant et plus de saisons, dépourvu sans doute de la conscience qui redouble le plaisir, mais sans non plus éprouver la peine également redoublée qu’inflige à l’arbre l’automne lorsqu’il l’oblige à se dépouiller d’une partie de lui-même. Pour un arbre, il se peut que l’expérience de la vie ne soit qu’un accroissement aisé et quasi continu, et que la mort ne soit rien – mais qui peut le dire ? Est-il moins enviable de laisser filer un après-midi autour d’un ou deux verres de grappa, assis à une petite table ronde, à s’abreuver de l’éclat solaire des passantes ?

William T. Vollmann

Écrivain, Journaliste

Rayonnages

FictionsNouvelle

Notes

* Peut-être vaudrait-il mieux être un arbre, à boire le soleil, se repaître de terre et fleurir pendant tant et plus de saisons, dépourvu sans doute de la conscience qui redouble le plaisir, mais sans non plus éprouver la peine également redoublée qu’inflige à l’arbre l’automne lorsqu’il l’oblige à se dépouiller d’une partie de lui-même. Pour un arbre, il se peut que l’expérience de la vie ne soit qu’un accroissement aisé et quasi continu, et que la mort ne soit rien – mais qui peut le dire ? Est-il moins enviable de laisser filer un après-midi autour d’un ou deux verres de grappa, assis à une petite table ronde, à s’abreuver de l’éclat solaire des passantes ?