Roman (extrait)

Hiver

Écrivaine

Après Automne (2019), Ali Smith continue son quartet avec Hiver — et AOC avec elle, en poursuivant les prépublications étrangères de cette rentrée hivernale. Art, le fils de Sophia Cleves, a promis de venir avec sa petite amie fêter Noël chez celle-ci, en Cornouailles. Il viendra en effet ; cependant pas avec Charlotte, qui l’a quitté, mais une jeune fille rencontrée en chemin et qui a accepté d’endosser le rôle. Ils trouvent alors Sophia dans un état de confusion que le chapitre 1, publié en primeur aujourd’hui, explique peut-être. Chez l’écrivaine écossaise, monde moderne et fantaisie cohabitent. À paraître aux éditions Grasset, dans la traduction de Laetitia Devaux.

1.

Dieu était mort : ça commençait bien.

Le chevaleresque était mort, aussi. La chevalerie était morte. La poésie, le roman, la peinture, tout ça, c’était mort, et l’art était mort. Le théâtre et le cinéma étaient morts, l’un comme l’autre. La littérature était morte. Le livre était mort. Le modernisme, le post-modernisme, le réalisme et le surréalisme, tout ça c’était mort. Le jazz était mort, la musique pop, le disco, le rap, la musique classique, morts. La culture était morte. La bienséance, la société, les valeurs familiales étaient mortes. Le passé était mort. L’Histoire était morte. L’État providence était mort. La politique était morte. La démocratie était morte. Le communisme, le fascisme, le néolibéralisme, le capitalisme, c’était mort, le marxisme, mort, et le féminisme, mort, lui aussi. Le politiquement correct, mort. Le racisme était mort. La religion était morte. La pensée était morte. L’espoir était mort. La vérité et la fiction étaient mortes, l’une comme l’autre. Les médias étaient morts. Internet était mort. Twitter, instagram, facebook, google : morts.

L’amour était mort.

La mort était morte.

Tant de morts.

Pourtant, certaines choses n’étaient pas mortes, en tout cas, pas encore.

La vie n’était pas encore morte. La révolution n’était pas morte. L’égalité raciale n’était pas morte. La haine n’était pas morte.

Mais l’ordinateur ? Mort. La télévision ? Morte. La radio ? Morte. Les portables étaient morts. Les piles étaient mortes. Le mariage était mort, la vie sexuelle était morte, la conversation, morte. Les feuilles, mortes. Les fleurs, mortes, dans leur eau.

Imaginez être hanté par le fantôme de toutes ces morts. Imaginez être hanté par le fantôme d’une fleur. Ou plutôt, imaginez être hanté (si tant est qu’être hanté, ça ait une réalité au-delà de la névrose ou de la psychose) par le fantôme (si tant est qu’existe une chose telle que les fantômes, au-delà de l’imaginaire) d’une fleur.

Les fantômes n’étaient pas vraiment morts, ce n’était pas ça. Si bien que les questions suivantes surgissaient :

les fantômes sont-ils morts

les fantômes sont-ils morts ou vivants

les fantômes sont-ils mortels

mais oubliez les fantômes, sortez vous ça de l’esprit parce qu’il ne s’agit pas ici d’une histoire de fantôme, quand bien même ça se passe au cœur de l’hiver, par un matin ensoleillé et lumineux post-génération Y/réchauffement climatique de matin du réveillon de Noël (Noël : mort, aussi) à partir d’événements réels qui se produisent réellement dans le monde réel avec des gens réels en des temps réels sur une terre réelle (ah ah, la terre, morte, aussi) :

 

 

Bonjour, dit Sophia Cleves. Joyeuse veille de Noël.

À la tête sans corps.

La tête d’un enfant, rien que la tête, sans le corps, qui flottait dans l’air.

Elle était têtue, cette tête. Ça faisait quatre jours qu’elle était là ; lorsque Sophia avait ouvert les yeux ce matin, elle était encore là, cette fois au‑dessus du lavabo, en train de s’observer dans le miroir. La tête avait pivoté vers elle dès que Sophia lui avait parlé, et quand elle l’avait vue, la tête – mais comment quelque chose qui n’avait ni cou ni épaules pouvait-elle bien saluer ? – s’était inclinée, allez savoir comment, en tout cas, penchée en baissant les yeux d’un air respectueux avant de les relever avec élégance et vivacité. Était-ce un acquiescement ou un salut ? Une tête masculine ou féminine ? En tout cas, c’était une tête bien élevée, polie, la tête d’un gentil gamin (sans doute encore trop petit pour parler, car somme toute plutôt silencieux) de la taille d’un cantaloup (fallait-il voir ça comme de l’ironie ou comme un échec, de se sentir plus à l’aise en compagnie d’un melon que d’un enfant ? Fort heureusement, Arthur avait très vite compris que sa mère préférait les enfants qui ne faisaient pas enfant), même si, contrairement à un melon, cet enfant-là avait un visage, ainsi que des cheveux épais et hirsutes un peu plus longs que sa tête, une chevelure foncée légèrement ondulée à la façon d’un petit chevalier si c’était un mâle ou, si c’était une femelle, de la fillette aux feuilles mortes collées dans le dos sur cette vieille photo de carte postale en noir et blanc par Édouard Boubat, un photographe français du vingtième siècle (La petite fille aux feuilles mortes, jardin du Luxembourg, Paris, 1946) et lorsque Sophia s’était réveillée ce matin, elle était là, cette tête qui n’en faisait qu’à sa tête, avec ses cheveux si séduisants qui se soulevaient et retombaient tout doucement à cause de la chaleur du chauffage central, quoique juste du côté du radiateur ; ils flottèrent un instant sur sa nuque au ralenti comme dans le flou artistique d’une publicité pour du shampoing. Vous voyez le genre ? Or, une publicité pour du shampoing, ça n’est en rien fantomatique ni morbide. Ça n’a rien d’effrayant.

(À moins que les publicités pour du shampoing, voire les publicités en général, nous montrent en réalité des morts-vivants, mais que nous y sommes tellement habitués que ça ne nous choque même plus.)

Dans tous les cas, elle n’avait rien de terrifiant, cette tête. Elle était gentille et timide avec un petit penchant cérémonieux, ce qui ne sont pas les adjectifs qu’on associe à la mort ou à l’esprit d’un mort – la tête ne paraissait absolument pas morte, même si dessous, ça n’avait pas l’air très joli à voir, l’endroit où il y avait un jour eu un cou, et où on pouvait soupçonner, mais rien de plus, quelque chose de viscéral, de déchiqueté, de charnu.

Heureusement, les cheveux et le menton dissimulaient tout ce qui aurait pu s’apparenter à ça, alors ce qui frappait en premier, c’était la vie dans cette tête, sa légèreté comme elle s’inclinait et rebondissait joyeusement telle une petite bouée verte sur des eaux calmes tandis que Sophia se débarbouillait et se lavait les dents, puis qu’elle ouvrait la voie dans l’escalier en tourbillonnant sur elle-même – une petite planète dans son micro-univers entre les tiges poussiéreuses des orchidées mortes sur le palier du rez-de-chaussée – l’air plus inoffensif que tout Bouddha que Sophia avait jamais pu voir, tout Cupidon ou chérubin de Noël à l’air ahuri.

Dans la cuisine, Sophia mit de l’eau et du café dans la cafetière à l’italienne, la vissa puis alluma la gazinière. La tête s’écarta brusquement de la chaleur d’un air joueur, comme si elle s’amusait à défier les flammes.

Tu vas te brûler les cheveux, dit Sophia à la tête.

La tête secoua la tête. Et rit. De délice.

Je me demande si elle sait ce que c’est que Noël, le jour du réveillon de Noël.

Quel enfant ignore ce genre de choses ?

Je me demande s’il y a des trains aujourd’hui. Si cette tête aimerait que je l’emmène à Londres. Nous pourrions aller visiter Hamleys, le magasin de jouets. Admirer les illuminations de Noël.

Nous pourrions aller au zoo. Je me demande si elle est déjà allée au zoo. Les enfants adorent le zoo. Je me demande s’il est ouvert dans les jours qui précèdent Noël. Nous pourrions aller admirer, aussi, les gardes royaux, ils sont toujours là, Noël ou pas, avec leurs bonnets à poils et leurs uniformes rouges. Ils sont magnifiques. Ou alors, le Musée des sciences, où on peut voir des choses comme ses os à travers ses mains.

(Zut.

La tête n’a pas de mains.)

Si elle ne peut pas le faire, je pourrais appuyer sur les boutons des bornes interactives à sa place. Le Victoria and Albert Museum ? Des objets d’une telle beauté, pour tous les âges. Le muséum d’histoire naturelle. Je pourrais la glisser sous mon manteau. Je prendrais un grand sac et j’y découperais des trous pour les yeux. Je déposerais une écharpe au fond, ou un pull, quelque chose de doux.

Sur l’appui de fenêtre, la tête était en train de renifler le reste du pot de thym acheté au supermarché. Elle fermait les yeux – de plaisir, apparemment. Puis elle frotta son front contre les branches. L’odeur du thym se répandit dans la cuisine, et le pot tomba dans l’évier.

Tant qu’à faire, Sophia ouvrit le robinet pour l’arroser.

Elle s’assit avec son café. La tête se posa près de la corbeille de fruits – pommes et citrons – et la table prit l’apparence d’une blague artistique, une installation ou un tableau par Magritte, Ceci n’est pas une tête ; non, Dali, ou les têtes de De Chirico, mais comiques, comme Duchamp qui avait affublé Mona Lisa d’une moustache, voire quelque chose qui ressemblait aux natures mortes de Cézanne, que Sophia avait toujours trouvées à la fois perturbantes et rafraîchissantes en ce que le peintre révèle, même si ça paraît incroyable, que des pommes ou des oranges peuvent être bleues ou mauves, des couleurs qu’on n’aurait jamais osé leur attribuer.

Sophia avait récemment vu dans un journal une photo de ce qui ressemblait à un mur de gens devant La Joconde au Louvre. Elle avait vu ce tableau trente ans plus tôt, avant la naissance d’Arthur, et déjà à l’époque, ça n’était pas simple d’y accéder à cause de la foule assez dense en train de la photographier. Il faut dire qu’il était tellement petit, ce chef-d’œuvre, bien plus que Sophia ne l’aurait imaginé, vu sa renommée. Peut-être aussi que la présence de la foule le rapetissait.

Désormais, les gens ne prenaient même plus la peine de regarder le tableau, la plupart lui tournaient le dos pour se photographier avec. De nos jours, le vieux portrait souriait de son air supérieur à des gens de dos, des gens avec leur téléphone tenus très haut au-dessus de leur tête. Comme s’ils agitaient la main. Vers quoi ?

L’espace qui sépare les gens d’un tableau qu’ils ne regardent pas ?

Eux‑mêmes ?

 

La tête sur la table haussa un sourcil. Comme si elle pouvait lire dans les pensées de Sophia, elle lui fit un petit sourire à la Mona Lisa.

Très drôle. Malin.

La National Gallery ? Apprécierait-elle la National Gallery ? Ou la Tate Modern ?

Mais ces lieux publics, à condition même qu’ils soient ouverts ce matin, fermeraient à midi, comme les trains cesseraient assurément de fonctionner en ce jour du réveillon de Noël.

Pas Londres, donc.

Quoi d’autre ? Une promenade sur la falaise ?

Mais si le vent emportait la tête ?

La poitrine de Sophia se serra à cette idée.

Où que j’aille aujourd’hui, tu peux m’accompagner, dit-elle à la tête. À condition que tu te tiennes bien.

Même si je n’ai pas besoin de préciser ça, se dit-elle. Je pourrais difficilement avoir compagnie moins embarrassante.

C’est très agréable de t’avoir à la maison, dit-elle. Tu es la bienvenue.

La tête eut de toute évidence l’air content.

 

Cinq jours plus tôt :

Sophia entre dans son bureau, allume son ordinateur, ignore les emails avec des ! rouges et va directement sur Google, où elle tape

tache bleu-vert œil

Puis, plus précisément,

tache bleu-vert qui grossit limite champ de vision

« Vous avez une tache sur l’iris ? Voici pourquoi !

Taches, points et mouche dans l’œil : voir ce qu’il y a dans

vos yeux

Quand je ferme les yeux… je vois des taches de couleur »

Sur reddit

« Vision floue, taches qui dansent ou fils dans l’œil,

Sensibilité à la lumière et points colorés – problème d’yeux et de vue »

Sur Doctissimo

« Les cinq signes d’une migraine ophtalmique – dernières avancées sur les maux de tête et la migraine

Phénomène entoptique »

Sur Wikipédia

Elle consulte quelques sites.

« Cataracte. Problème de filtration de la lumière. Décollement du vitré. Abrasion de la cornée. Dégénérescence maculaire. Taches. Migraines. Probable décollement de la rétine. Consultez rapidement si les taches et les points persistent, ou si ça vous inquiète. »

Puis elle cherche sur Google

voir une petite sphère bleu-vert à la périphérie de mon champ de vision

« De l’art de voir : troisième œil et regard mystique. Plein de trucs sur la parapsychologie. Avoir des taches devant les yeux est un signe de la part des anges. Site officiel de Doreen Virtue. »

Oh mon Dieu.

Elle prend rendez‑vous pour le surlendemain dans une chaîne d’optique en ville.

Une jeune opticienne blonde surgit de l’arrière-boutique et regarde son écran avant de regarder Sophia.

Bonjour Sophia, je suis Sandy, dit‑elle.

Bonjour Sandy. Je préférerais que vous m’appeliez par mon nom de famille, dit Sophia.

Bien sûr, suivez‑moi, je vous en prie, S… euh, dit l’opticienne.

L’opticienne se dirige vers un escalier au fond du magasin. En haut, il y a une pièce avec un siège surélevé qui ressemble un peu à celui d’un dentiste, ainsi que plusieurs appareils. L’opticienne désigne le siège pour suggérer à Sophia de s’y installer. Elle-même reste debout devant un bureau, où elle prend quelques notes. Elle demande quand Soph… euh, Mrs. Cleves, a vu un opticien pour la dernière fois.

C’est la première fois que j’en vois un, répond Sophia.

Vous consultez parce que vous avez des soucis de vue ? demande l’opticienne.

C’est à voir, répond Sophia.

Ha ha ! dit la jeune opticienne, comme si Sophia avait voulu faire de l’esprit, ce qui n’est pas le cas.

L’opticienne teste sa vision de loin et de près, elle vérifie l’écoulement de ses larmes, lui envoie un nuage d’air dans les yeux, les examine avec une petite lumière. Sophia n’en revient pas (et se sent étonnamment émue) de voir les petites branches d’arbres que forment les vaisseaux sanguins de ses yeux. Pour finir, la jeune femme lui demande d’appuyer sur un bouton dès qu’elle voit un point se déplacer sur l’écran.

Puis elle redemande sa date de naissance à Sophia.

Ça alors. Je croyais m’être trompée dans mes notes, dit l’opticienne. Vos yeux sont parfaits. Vous n’avez même pas besoin de lunettes de lecture.

Je vois, dit Sophia.

En effet, dit l’opticienne, et même très bien pour quelqu’un de votre âge. Vous avez beaucoup de chance.

De la chance ? demande Sophia.

Voyez les choses comme ça, répond l’opticienne. Imaginez que je sois garagiste. Quelqu’un m’amène en révision une voiture des années 1940. Je soulève son capot et j’y découvre un moteur presque neuf, presque comme le jour où il a quitté l’usine en (l’opticienne vérifie son formulaire) 1946. C’est incroyable. Vous êtes une Jaguar.

Vous me traitez de vieille voiture, dit Sophia.

Non, de voiture toute neuve. De voiture qui n’a jamais servi. Je ne sais pas comment vous faites.

Vous insinuez que j’ai passé ma vie à fermer les yeux, ou alors que je me suis rendue coupable de ne pas les utiliser correctement ? demande Sophia.

C’est ça, dit l’opticienne en regardant quelques papiers avant de les agrafer. Coupable de sous-utilisation criminelle de vos yeux. Je vais devoir vous dénoncer à la police de la vue.

Et là, elle voit la tête que fait Sophia.

Ah, dit-elle. Euh…

Y a-t-il quoi que ce soit dans mes yeux de préoccupant ? demande Sophia.

Y a-t-il quelque chose qui vous préoccupe en particulier, Mrs. Cleves ? demande l’opticienne. Quelque chose que vous ne me dites pas ou qui vous pose problème ? Parce que sous…

Sophia réduit la jeune femme au silence en lui faisant les gros yeux, lesquels sont donc excellents.

Ce que je veux savoir, la seule chose que je veux savoir, suis-je bien claire, c’est, dit Sophia, c’est, est-ce que l’un de vos appareils indique quoi que ce soit de préoccupant au sujet de mes yeux ?

L’opticienne ouvre la bouche. La referme. La rouvre.

Non, répond l’opticienne.

Bien. Combien vous dois-je, et à qui dois-je régler ? demande Sophia.

Vous ne devez rien, répond l’opticienne. Dans la mesure où vous avez plus de soixante ans, vous…

Je vois, dit Sophia. C’est pour ça que vous avez une nouvelle fois vérifié ma date de naissance.

Je vous demande pardon ? dit l’opticienne.

Vous avez cru que je mentais sur mon âge de façon à bénéficier d’un test gratuit dans l’une de vos boutiques, dit Sophia.

Euh, dit la jeune opticienne.

Elle fronce les sourcils. Elle baisse les yeux, elle semble tout à coup perdue, voire tragique au milieu des décorations de Noël kitsch de la chaîne. Elle ne dit plus rien. Elle range ses formulaires, ses feuilles imprimées et ses notes dans une chemise qu’elle serre contre sa poitrine. Elle désigne l’escalier à Sophia.

Je vous en prie, vous d’abord, Sandy, dit Sophia.

La queue-de-cheval blonde de l’opticienne rebondit quand celle-ci descend les marches. Au rez-de-chaussée, la jeune femme disparaît par la porte où elle était apparue sans même un au revoir.

À l’accueil, les yeux fixés sur l’écran, une autre jeune femme suggère à Sophia de tweeter, de poster sur Facebook ou de laisser un avis sur TripAdvisor au sujet de son expérience, car les avis, ça fait vraiment la différence.

Sophia ouvre elle-même la porte du magasin.

Dehors, la pluie tombe dru, à présent. Le magasin d’optique est le genre d’endroit à avoir des parapluies de golf au nom de la chaîne. Il y a un porte-parapluie bien garni près de l’accueil. La jeune femme regarde son écran autant qu’elle ne regarde pas Sophia.

Quand elle rejoint son véhicule, Sophia est trempée. Elle reste dans le parking tandis que la pluie crépite sur le toit de la voiture dans une odeur finalement assez agréable de manteau mouillé et d’intérieur cuir. L’eau dégouline de ses cheveux. C’est libérateur. Sophia regarde le pare-brise maculé de pluie. Sous les lampadaires qui s’éclairent, la buée se colore de points lumineux, comme si on projetait des petits missiles de peinture sur le pare-brise – ce sont en réalité les décorations de Noël qui entourent le parking.

La nuit tombe.

C’est joli, non ? dit-elle

ce qui est la première fois où elle lui avait parlé, à cette abrasion, dégénérescence, tache ou allez savoir quoi, qui, à ce moment-là, était encore assez petite, Sophia ignore alors que c’est une tête, car ça a la taille d’une mouche, d’un minuscule spoutnik mais quand elle lui parle, celle-ci se met à ressembler à une boule de flipper qui ricoche d’un côté à l’autre de la voiture.

Ces déplacements, à presque quatre heures de l’après-midi dans l’obscurité hivernale du jour le plus court de l’année, sont joyeux.

Au crépuscule, avant de mettre le contact pour rentrer chez elle, Sophia la regarde, sous les couleurs qui s’étalent sur le pare-brise, glisser sur le tableau de bord comme à la surface d’une patinoire, rebondir sur l’appuie-tête du passager, puis faire encore et encore le tour du volant, comme si elle s’exerçait à des numéros avant d’en faire la démonstration.

 

Sophia était maintenant assise à la table de la cuisine. Cette allez-savoir-quoi de chose avait désormais la taille d’une tête d’enfant, un enfant sale, un enfant couvert de traînées vertes qui rentre à la maison taché d’herbe, un enfant d’été dans cette lumière d’hiver.

Allait-elle rester enfant ou devenir adulte, cette tête ? Grandir, si l’on ose dire, jusqu’à devenir la tête d’un véritable adulte ? Voire plus grosse encore ? De la taille d’une roue de vélo, de ces petits vélos pliants ? Puis d’une véritable roue de vélo ? D’un de ces vieux ballons de plage ? Du globe gonflable dans Le Dictateur, le vieux film où Charlie Chaplin, déguisé en Hitler, lance la Terre au-dessus de sa tête jusqu’à la faire exploser ? La nuit précédente, alors que la tête s’amusait à rouler sur le tapis du couloir jusqu’à la vitrine pour voir combien de figurines en porcelaine de Godfrey, qui dataient du dix-huitième siècle, elle pouvait renverser en se jetant sur les pieds du meuble, elle ressemblait pour la première fois à la tête réellement coupée, guillotinée, décapitée, d’un…

C’est là que Sophia l’avait fait sortir de la maison, ce qui n’avait pas été difficile, car la tête n’était pas méfiante. Il avait suffi à Sophia de sortir en pleine nuit, et la tête l’avait suivie, comme Sophia s’en doutait, en bondissant tel un ballon gonflé à l’hélium dans une foire de campagne, pour filer devant elle en direction des cyprès de Leyland, à croire que la tête s’intéressait vraiment à ces buissons. Sophia s’était alors précipitée vers la maison en refermant la porte et l’avait traversée le plus vite possible pour s’installer dans le fauteuil du salon, sa propre tête cachée derrière le dossier, si bien que si quelqu’un (ou quelque chose) regardait par la fenêtre, on pourrait croire qu’il n’y avait personne.

Pendant une demi-minute, puis une minute entière, rien.

Bon.

Puis un petit bruit très discret à la fenêtre. Tap tap tap.

En se penchant de façon à rester cachée, Sophia avait attrapé la télécommande sur la desserte et allumé la télévision, puis monté le son.

Les informations s’était mises à ronronner dans leur habituelle hystérie réconfortante.

Malgré ce vacarme, de nouveau, tap tap tap.

Sophia était passée à la cuisine, où elle avait mis la radio. Dans le feuilleton The Archers, quelqu’un cherchait de la place pour une dinde dans un réfrigérateur. Et par-dessus la voix à la radio, sur la baie vitrée depuis l’obscurité du jardin, tap tap tap.

Puis sur le petit panneau de verre de la porte à l’arrière de la maison, un tap tap tapotis.

Sophia était montée au premier étage, puis au deuxième, puis encore plus haut sans allumer, elle avait gravi l’échelle pour franchir la trappe du loft, qu’elle avait traversé jusqu’à la salle de bains attenante, où elle s’était blottie sous le lavabo.

Rien.

À part le bruit hivernal du vent dans les branches.

Puis, par la lucarne, une lueur, comme ces veilleuses pour les enfants qui ont peur du noir.

Tap tap tap.

La tête était là, tel un cadran d’horloge, ou une lune hivernale sur une carte de Noël.

Sophia avait quitté sa cachette sous le lavabo, ouvert la lucarne et laissé entrer la tête.

D’abord la tête avait flotté à la hauteur de la tête de Sophia, ensuite elle s’était remise au niveau de la tête d’un enfant en lui lançant un regard meurtri de ses yeux ronds. Mais juste après, à croire qu’elle savait que Sophia détestait qu’on tente de l’apitoyer ou de la manipuler, elle était remontée à hauteur de sa tête.

Qu’elle-ce qu’elle tenait dans la bouche ? Serait-ce une branche de houx ? On aurait dit qu’elle tenait une rose. Sophia s’en empara. La tête s’agita un peu dans l’air et l’observa.

Comment, d’un regard, avait-elle fait comprendre à Sophia qu’elle devait redescendre cette branche de houx, ouvrir la porte principale de la vieille maison et en décorer la poignée ?

Ce serait la guirlande de Noël de cette année.

 

Un mardi matin de février 1961, Sophia a quatorze ans. Elle descend prendre son petit déjeuner. Incroyable, Iris est déjà levée alors que c’est son jour de congé, elle prépare des toasts sous les cris de leur mère qui la dispute parce qu’elle fait tomber de la cendre dans le beurre puis, comme si l’envie la prenait d’aller se promener à huit heures quinze du matin, elle accompagne Sophia au collège, à croire qu’elles sont amies. À la grille, elle lui demande, Philo, à quelle heure a lieu la récréation du matin ? Onze heure dix, répond Sophia. Bon, dit Iris, explique à une camarade que tu ne te sens pas bien, trouve une hypocondriaque, dis-lui que tu te sens nauséeuse, et je rejoins ici à vingt. Elle désigne le trottoir d’en face. À tout à l’heure ! Elle lui fait un signe de la main avant que Sophia puisse répondre, deux garçons de dernière année s’arrêtent, regardent Iris s’éloigner, l’un d’eux est bouche bée, c’est vraiment ta sœur, Cleves ? demande l’autre.

Pendant le cours de maths, elle se penche vers le bureau de Barbara.

Je me sens un peu malade aujourd’hui, dit-elle.

Oh mon Dieu, dit Barbara en s’éloignant d’un coup. Iris = intelligence.

Iris = ennuis. Sophia n’a pas d’ennuis, elle n’a jamais d’ennuis, elle n’est pas le genre de fille à mal faire, elle est parfaite, bien élevée, en tête de classe (puis à la tête d’une société, puis de sa propre société à une époque où les filles n’étaient à la tête de rien, et c’est la première fois de sa vie qu’elle va faire quelque chose d’aussi mal, ce dont elle retirera une quantité justifiée – non, injustifiée – de culpabilité), or elle vient de mentir de façon éhontée, ce qui a pour effet de la rendre réellement nauséeuse, donc ce n’était pas un mensonge au bout du compte, car elle s’apprête à faire quelque chose d’interdit, quelque chose qui risque vraiment de lui attirer des ennuis, allez savoir quoi, qui fait battre son cœur si fort pendant la leçon sur les logarithmes qu’elle a l’impression que son corps s’agite de façon visible. Monsieur, on dirait que Sophia Cleves pulse, mais la sonnerie retentit et personne n’a rien dit, alors elle se glisse dans le vestiaire des filles où elle décroche son manteau de la patère, l’enfile et ferme les boutons comme si elle s’apprêtait à sortir dans le froid, alors qu’il fait pourtant très doux ce jour-là.

Elle se poste près de l’entrée des filles comme si elle réfléchissait, c’est tout, et elle aperçoit Iris devant chez Melv. Le vieux panneau publicitaire pour la moutarde Colman au mur est assorti au jaune du manteau d’Iris comme si Iris savait, comme si elle l’avait fait exprès.

Personne ne lui prête attention. Sophia traverse.

Iris se place entre elle et les femmes au foyer susceptibles de passer par là et de tout rapporter à leur mère. Sophia obéit, elle retire sa cravate et la roule dans sa poche. Puis Iris enlève son manteau jaune vif. Dessous, elle porte un blouson en cuir de garçon boucher. Elle le fait tomber d’un coup d’épaule et le lui tend.

Tu peux le porter jusqu’à minuit, dit-elle. Mais là, tu devras le rendre, sinon il se transformera en poussière et cendres. Bonne Saint-Valentin. Sinon, considère ça comme une avance sur ton cadeau de Noël. Allez, mets-le. Voilà. Sophia, tu es très belle comme ça. Une vraie princesse. Donne-moi ton manteau.

Iris entre chez Melv avec le manteau de collégienne. Elle en ressort sans. Melv a promis de le garder dans son arrière-boutique jusqu’à demain, dit-elle. Mais tu devras filer en douce de la maison pour que maman ne voie pas que tu ne portes pas ton manteau. Prépare une excuse.

Quel genre d’excuse ? demande-t-elle. Je ne sais pas lui mentir comme toi.

Moi ? Menteuse ? Dis-lui que tu l’as oublié à l’école. Qu’il faisait trop chaud pour le porter. En plus, c’est vrai ! répond Iris.

C’est vrai. C’est encore l’hiver, le mois de février, pourtant il fait si doux ce jour‑là que c’en est presque choquant. Doux même pas comme au printemps, presque comme en été. Elle ne quitte pas le blouson de tout le trajet, même dans le métro. Iris l’emmène au café, puis dans un endroit qui s’appelle Stock Pot où elles mangent un ragoût aux pommes de terre, puis elles tournent au coin d’une rue et se retrouvent face à un cinéma. À l’affiche, il y a Café Europa en uniforme. Vraiment ?

Iris éclate de rire.

Si tu voyais ta tête, Soph.

Iris est anti-nucléaire. Elle milite contre la bombe H. Le suicide nucléaire. De la peur à la raison. Seriez-vous prêt à faire exploser une bombe H ? Iris a acheté un duffle-coat pour la manif, et la dispute au sujet du duffle-coat a été pire que jamais à la maison, leur père furieux, leur mère mortellement gênée quand elle avait choqué les invités au dîner, non seulement avec des discours, ce qui n’est déjà pas quelque chose que les filles sont censées faire, mais des discours sur les particules empoisonnées dans l’air et la nourriture, elle avait parlé aux invités qui travaillent avec leur père de ces deux cent mille personnes condamnées à mort par notre faute, et leur père l’avait frappée quand elle lui avait crié tu ne tueras point à travers le salon, alors qu’il ne frappait jamais personne. Depuis des mois, Iris disait qu’elle ne donnerait jamais un sou pour voir Elvis jouer au petit soldat dans un film. Mais elle prend malgré tout deux sièges au balcon, les meilleures places, les plus proches de l’écran.

Dans le film, Elvis incarne un soldat qui s’appelle Tulsa, un GI d’occupation en Allemagne qui passe son jour de repos en compagnie d’une danseuse. Cette danseuse est une vraie Allemande. Si leur père savait qu’elles vont voir un film où les Allemands sont présentés comme de vraies personnes, il serait aussi furieux que le jour où il avait sauté sur le disque des Springfield, puis jeté les morceaux à la poubelle à cause de la chanson Où sont passées toutes les fleurs en allemand. Elvis et la danseuse allemande sont sur un bateau sur le Rhin, un fleuve qui, Sophia glisse à Iris, possède, c’est incroyable, ses propres unités de mesure. (Iris soupire et lève les yeux au ciel. Elle soupire pendant qu’Elvis chante à un bébé dans son couffin qu’il est déjà un petit soldat, et rit très fort – la seule de toute la salle à rire – au début du film quand, dans un tank équipé d’un immense lance-missile, Elvis lance le projectile qui fait exploser une cabane, même si Sophia ne voit pas comment ni pourquoi c’est drôle, et à la fin, quand elles ressortent dans les rues de Londres, Iris agite la tête et rit, un homme comme une bougie incandescente, dit Iris, l’incandescence faite homme. Qu’est-ce qui te prend, à comparer Elvis à une bougie ? demande-t-elle. Iris rit à nouveau et passe un bras sur ses épaules. Allez, viens. On va boire un café et puis on rentre ?)

Il y a plein de chansons dans ce film, Elvis y chante presque tout le temps. Mais la plus belle, c’est quand il se rend avec l’Allemande dans un parc où il y a un théâtre de marionnettes, genre Guignol, avec comme personnages un père, sa fille et un soldat qui jouent devant des enfants. La fille est amoureuse du soldat et réciproquement, mais le père dit quelque chose en allemand du genre, il n’en est pas question, alors le soldat frappe le père avec un bâton jusqu’à ce que le père disparaisse. Le soldat se met à chanter une chanson allemande à la fille. Mais ça se passe mal parce que le tourne-disque du vieux marionnettiste se déglingue, le disque tourne soit trop vite, soit trop lentement. Elvis dit alors, je peux peut-être le réparer.

Dans la scène suivante, l’écran de cinéma, l’un des plus grands que Sophia ait jamais vus, tellement plus grand que les écrans de leur ville que ça en paraît injuste, est empli du théâtre de marionnettes où le torse d’Elvis ressemble à un géant en provenance d’un autre monde avec, près de lui, la marionnette de la fille, toute petite, ce qui renforce l’impression qu’il est un dieu. Il se met à chanter à l’intention de la marionnette et là, se produit la chose la plus puissante, la plus splendide que Sophia ait jamais vue ; Elvis est encore plus beau et plus stupéfiant qu’au début du film quand il se savonnait torse nu sous la douche commune avec d’autres soldats.

Il y a notamment un instant que Sophia a sans cesse envie de se remémorer, mais dont elle se demande si elle ne l’a pas rêvé. Mais non, ce n’est pas possible. Ça l’a transpercée.

Il s’agit du moment où Elvis convainc la marionnette, qui, après tout, quoique drôle et effrontée n’est qu’une marionnette, de se laisser aller sur son épaule et sa poitrine. À ce moment-là, il lance un coup d’œil, si discret qu’il n’existe presque pas, à la fille dont il est amoureux, qui se trouve dans le public, de même qu’aux gens qui sont au théâtre de marionnettes et aux spectateurs du film, y compris Sophia, un geste si discret avec sa tête splendide comme pour dire, eh bien, plein de choses, parmi lesquelles : hé, regarde ça un peu, regarde-moi, regarde-la, qui aurait cru ça ? tu imagines ça, tu vois ça ?

 

Des pousses vertes comme de la dentelle ou des feuilles, un entrelacs de minuscules feuilles et frondes avait épaissi autour de ses narines et de sa lèvre supérieure comme de la morve séchée. La tête produisait un bruit d’inspiration et d’expiration qui imitait tellement bien la vie que n’importe qui en dehors de la pièce aurait été persuadé qu’il s’agissait là d’un véritable enfant, quoique très enrhumé, en train de faire une sieste.

Ce médicament, le Calpol, pourrait-elle aller en chercher à la pharmacie pour la soulager ?

Mais la tête semblait maintenant avoir les mêmes protubérances dans les oreilles.

Et puis, comment faisait-elle pour respirer sans appareil respiratoire digne de ce nom ?

Où étaient ses poumons ?

Et tout le reste ?

Y avait-il quelque part un petit torse, deux bras, une jambe, en train de suivre quelqu’un ? Un petit torse qui arpentait des allées de supermarché ? Sur le banc d’un parc, ou sur une chaise collée au radiateur dans une cuisine ? Comme dans cette vieille chanson, que Sophia chante tout bas pour ne pas réveiller la tête, I’m nobody’s child. Je suis l’enfant de personne, c’est comme si je n’avais pas de corps. Telle une fleur, je pousse à l’état sauvage.

Qu’est-ce qui lui est arrivé, à cette tête ?

Est-ce que ça lui avait fait très mal ?

Ça fait mal à Sophia rien que d’y penser. En soi, cette douleur est une surprise car depuis un moment, Sophia ne ressent plus rien. Les migrants en mer. Les enfants en ambulance. Les hommes en sang qui se précipitent vers un hôpital ou qui fuient un hôpital en feu avec des enfants ensanglantés dans les bras. Les cadavres poussiéreux au bord des routes. Les atrocités. Les gens battus et torturés en cellule.

Rien du tout.

Et aussi, tout simplement, l’horreur du quotidien, l’horreur ordinaire des gens ordinaires qui se contentaient d’arpenter les rues du pays où elle était née et qui paraissaient maintenant brisés, tels des personnages de Dickens, tels des fantômes de la pauvreté qui ressurgissaient après cent cinquante ans.

Rien.

Mais là, assise à table en ce jour de réveillon de Noël, elle ressent la douleur comme une mélodie interprétée avec talent dont elle est l’instrument.

Comment perdre tout ça pourrait-il ne pas faire mal ?

Que pourrais-je bien lui offrir ? Pauvre comme je suis ?

Ce qui lui fait penser.

Elle vérifie l’heure sur le four.

La banque va sans doute fermer plus tôt à cause de Noël.

La banque.

Fin de la poésie, retour à la réalité.

(c’est toujours le cas avec l’argent, et ça sera toujours le cas)

et voici une autre version de ce qui se passait ce matin-là, comme dans un roman où Sophia incarne le genre de personnage qu’elle a choisi d’être, qu’elle préfère de loin être, le personnage d’une histoire bien plus classique, lisse et réconfortante évoquant la symphonie majeure de l’hiver à la fois sombre et éblouissante où une épaisse couche de givre recouvre tout avec magnificence et donne une teinte argentée à chaque brin d’herbe pour en faire une œuvre d’art, où le revêtement terne des rues et leurs pavés sous nos pieds se mettent à briller à condition qu’il fasse assez froid, où cette chose au cœur de nous, au cœur de notre centre froid et indifférent, se met à fondre au premier instant de paix sur Terre ou d’élan vers les autres êtres humains ; une histoire où il n’y a pas de place pour les têtes coupées ; une œuvre où la modestie en symphonie mineure de Sophia est en parfaite harmonie avec sa bienséance narrative et vient compléter ce récit dont elle est l’héroïne par la sagesse-issue-de-l’expérience de la femme mûre qu’elle est devenue pour déboucher sur une histoire sérieuse, digne, à la structure conventionnelle, Dieu merci, le genre de fiction de qualité où les flocons de neige sur le paysage ne sont que délivrance, empreinte d’une bienséance délicate où la neige blanchit, adoucit, floute et embellit un paysage sans têtes séparées de leur corps qui flottent dans l’air, au milieu de nulle part, qu’elles aient été tranchées au cours d’atrocités, assassinats ou actes terroristes récents voire plus anciens – reliques d’atrocités, de meurtres et ou d’actes terroristes du passé légués à la postérité tels ces vieux paniers de la Révolution française avec leur osier brun imprégné de sang séché –, pour être déposées au seuil de nos maisons confortables avec chauffage central commandé à distance, des têtes simplement accompagnées d’un petit mot, s’il vous plaît merci de prendre soin de cette tête,

eh bien non,

merci,

merci bien :

 

au lieu de ça, c’était le jour du réveillon de Noël. La journée allait être bien remplie. Sophia recevait pour les fêtes. Arthur lui amenait sa petite amie/compagne. Elle avait des préparatifs à faire.

Après le petit déjeuner, Sophia se rendit en voiture à la banque, qui précisait sur son site internet qu’elle serait ouverte jusqu’à midi.

Malgré ses déficits, Sophia demeurait ce que la banque appelait client Corinthe, si bien que ses cartes bancaires étaient ornées d’un pilier corinthien avec des fleurs sculptées, contrairement aux clients ordinaires qui n’avaient aucun dessin sur leur carte. Être client Corinthe, ça donnait droit à un traitement de faveur et à un conseiller dédié, un service facturé plus de 500 £ annuelles. En échange de quoi, en cas de requête ou de nécessité, le conseiller la faisait asseoir face à lui et contactait le centre d’appel de la banque à sa place. Elle n’avait pas à appeler elle-même, quoique parfois, le conseiller dédié se contentât de noter un numéro sur un bout de papier de la banque qu’il tendait au client en suggérant que ça serait peut-être plus confortable de téléphoner de chez soi. Ce genre de mésaventure était récemment arrivé à Sophia, bien qu’elle fût, croyait-elle, encore très connue, en tout cas, assez connue à l’agence locale en tant que femme d’affaires à l’international et au passé fabuleux venue prendre sa retraite dans la région.

Qu’étaient devenus les directeurs de banque d’antan ? Avec leur costume, leurs convictions, leur conseils avisés, leurs promesses, leur politesse intelligente, leurs onéreuses cartes de vœux gaufrées et signées à la main ? Ce matin-là, le conseiller dédié, un jeune homme qui paraissait sortir directement du lycée et qui, avec Sophia assise face à lui et à son ordinateur, attendait au bout de trente-cinq minutes encore de pouvoir joindre la personne adéquate au centre d’appel sans se faire raccrocher au nez, craignait de ne pouvoir honorer les requêtes de Mrs. Cleves avant la fermeture des portes à midi. Ce serait peut-être mieux si Mrs. Cleves pouvait reprendre rendez-vous après les fêtes.

Le conseiller raccrocha et inscrivit Sophia sur son ordinateur dans un créneau pour la première semaine de janvier. Il lui expliqua que la banque allait lui envoyer un email pour confirmer le rendez-vous, puis un SMS la veille pour le lui rappeler. Ensuite, très certainement parce que ça s’était affiché sur son écran, il demanda si Mrs. Cleves avait besoin de souscrire une assurance.

Non, merci, répondit Sophia.

Assurance habitation, propriétaire, automobile, objets précieux, santé, voyage, toute autre assurance ? dit le conseiller dédié, qui lisait sur son écran.

Sophia avait déjà toutes les assurances nécessaires.

Alors, toujours sans quitter son écran des yeux, le conseiller dédié évoqua les tarifs très compétitifs et les différentes combinaisons que la banque était en mesure d’offrir à ses clients privilégiés. Puis il consulta le dossier de Sophia pour voir de quelles assurances elle disposait déjà en tant que cliente Corinthe, et lesquelles son statut Corinthe ne couvrait pas.

Sophia lui rappela qu’elle souhaitait retirer de l’argent avant de partir.

Là, le conseiller enchaîna sur les billets de banque. Qui étaient, dit-il, désormais fabriqués spécifiquement pour les machines et non pour les humains. Il y aurait bientôt un nouveau billet de dix livres, sur le même modèle que le billet de cinq livres, fabriqué avec des matériaux qui facilitaient les tâches de comptage en machine mais compliquaient celles des gens qui travaillaient en agence bancaire. Bientôt, dit-il, il n’y aurait presque plus personne dans les banques.

Elle remarqua son cou rouge près des oreilles. Ses pommettes, rouges, elles aussi. Sans doute les gens qui travaillaient dans cette agence avaient-ils déjà commencé à fêter Noël. Ce garçon n’avait même pas l’air d’avoir atteint l’âge légal pour boire de l’alcool. Un instant, elle craignit qu’il fonde en larmes. Il avait l’air pathétique. Pourtant, ses préoccupations n’intéressaient pas du tout Sophia. En quoi ça aurait dû être le cas ?

Sophia, qui d’expérience savait qu’il faut avoir de bonnes relations avec sa banque, décida de ne témoigner aucune impatience ou signe d’agacement tandis que le conseiller dédié lui expliquait avec force détails comment il payait maintenant aux caisses automatiques pour éviter les vrais gens qui voulaient comme avant continuer à passer à la caisse enregistreuse.

Au début, ça l’avait énervé, dit-il, de voir qu’au supermarché où il achetait de quoi déjeuner, certaines caisses avaient été remplacées par des bornes en libre-service. Il avait pris la décision de régler chaque fois ses achats à quelqu’un. Malheureusement, il y avait toujours une très longue queue à la caisse avec tapis roulant, puisqu’il n’y en avait plus qu’une seule, alors que des caisses automatiques étaient presque toujours disponibles, parce que de plus en plus nombreuses, et que de toute façon, la queue y diminuait tellement plus vite. Alors à l’heure du déjeuner, il s’était mis à passer par les bornes en libre-service, et à présent, il s’y dirigeait systématiquement, vu que d’une certaine manière, c’était un soulagement, parce que devoir parler à quelqu’un, même pour le plus petit et insignifiant des échanges, c’était parfois dur, on craignait d’être jugé, timide, on pouvait commettre un impair ou raconter des bêtises.

C’est le propre des relations humaines, dit Sophia.

Le conseiller dédié la regarda, au lieu de regarder son écran. Elle le regarda la regarder.

Elle n’était qu’une vieille dame qu’il ne connaissait pas du tout et dont il se moquait éperdument.

Il regarda à nouveau son écran. Elle savait qu’il examinait le solde de ses comptes. Les montants de l’année précédente avaient disparu. Ils ne signifiaient plus rien. Pas plus que ceux de l’année d’avant, ni encore celle d’avant, etc.

Qu’étaient devenus les soldes des comptes bancaires d’antan ?

C’est un fait, dit Sophia. Même le plus simple des échanges humains est complexe à l’extrême. Maintenant, si je puis me permettre, je suis venue retirer une somme en espèces.

Mes collègues de l’accueil vont vous aider à réaliser cette opération aujourd’hui, Mrs. Cleves, dit-il.

Puis il regarda son écran et dit, Oh non. Je crains que ça ne soit pas possible.

Pourquoi ? demanda Sophia.

Je crains que la banque ne vienne de fermer, répondit-il.

Sophia regarda la pendule fixée au mur derrière lui. Il était midi passé de vingt-trois secondes.

Cela ne vous empêche tout de même pas de me procurer la somme que je suis venue chercher aujourd’hui, dit Sophia.

Je crains que nos coffres ne se verrouillent automatiquement à la fin des heures d’ouverture programmée, dit le conseiller.

Je vous prie de vérifier mon statut client, demanda Sophia.

Je peux vérifier, répondit-il, mais il est peu probable que cela change quoi que ce soit.

Vous êtes en train de me dire que je ne peux pas retirer aujourd’hui l’argent que je souhaite prélever sur mon propre compte, dit-elle.

Vous pouvez retirer la somme dont vous avez besoin dans la limite autorisée au distributeur situé à l’extérieur de la banque, dit-il.

Il se leva. Sans plus rien vérifier sur son ordinateur. Et ouvrit la porte car le temps imparti dans ce bureau pour ce rendez-vous était terminé.

Y a-t-il une chance que je puisse discuter de cette affaire avec le directeur ? demanda Sophia.

Mrs. Cleves, je suis le directeur, répondit le conseiller dédié.

Ils se souhaitèrent un Joyeux Noël. Sophia sortit de la banque. Elle l’entendit refermer les portes derrière elle.

Elle se rendit au distributeur placé à l’extérieur. L’appareil annonçait être momentanément hors-service.

Sophia fut ensuite coincée dans les embouteillages qui s’étiraient dans toutes les directions. Elle était à l’arrêt près du square du centre-ville, que l’on pouvait difficilement qualifier de parc, malgré cet arbre qui, tant d’années plus tôt, était entouré par un banc en bois blanc construit spécialement pour lui, même s’il avait maintenant disparu. Elle songea un moment à abandonner sa voiture en pleine rue pour aller attendre sous l’arbre que la circulation se fluidifie. Les gens se seraient contentés de contourner son véhicule tandis qu’elle resterait assise sur l’herbe.

Elle jeta un coup d’œil au grand et vénérable arbre.

Elle regarda le panneau qui annonçait la mise en vente du square et le projet de luxueux appartements plateau de bureau et commerces exceptionnels. Luxe. Exceptionnel. Quand chantent vers le ciel les cloches d’une quincaillerie, qui vendait aussi des objets de décoration et des outils de jardinage face au square. En travers de sa vitrine, une banderole annonçait sa fermeture. Gloups. Joyeux Noël.

Le plus remarquable à propos des chants de Noël, dit-elle mentalement d’un ton conventionnel mais avenant comme sur la chaîne Radio 4, à croire qu’elle participait à une émission sur les musiques de Noël, c’est qu’à part à la période de fêtes, ils ne servent à rien, et n’ont aucune pertinence. Alors qu’au cœur de l’hiver, ils nous touchent en ce qu’ils évoquent à la fois la solitude et la réunion, dit-elle à ses millions d’auditeurs fictifs. Ils donnent voix à l’esprit qui s’élève et encouragent l’esprit, même le plus médiocre, le plus aigri, à s’enrichir. Ils exigent notre attention. Ils marquent le passage du temps, mais aussi et surtout son éternel recommencement, ils nous réconfortent en ce moment particulier de l’année où, dans l’obscurité et le froid, nous offrons à la fois hospitalité et bonté, un luxe dans ce monde arc-bouté contre tout.

Le divin enfant douce nuit sainte nuit Bethléem toi la moindre et que Dieu vous rendent forts messieurs. Elle soupira puis se redressa au volant. Elle les connaissait tous, les chants de Noël, elle connaissait leurs paroles par cœur, y compris les déchants. Peut-être que c’était à ça que ça servait, l’endoctrinement catholique. Ce vieux directeur d’école gallois qui animait la chorale, elle se souvenait encore de lui, de sa vieille tête avant que la jeune tête surgisse, il était gentil, entre deux chants, il demandait l’attention de la classe, bras tendus, mains ouvertes, tel un vieil acteur sur scène, et leur racontait des histoires au lieu de leur enseigner quoi que ce soit. Il était vêtu de tweed, il avait l’œil pétillant, il dégageait une odeur un peu médicinale pas désagréable, un homme issu d’une époque tellement ancienne que toute la classe les écoutait, ses histoires et lui, avec le même sérieux que s’il s’agissait de Dieu en personne.

Il leur avait raconté l’histoire de l’artiste célèbre ayant dessiné un unique cercle sur un bout de tissu avec un bout de charbon quand les messagers étaient venus lui commander pour l’empereur le tableau le plus parfait au monde. Il fallait lui reconnaître ça.

Quelles autres histoires leur avait donc raconté cette vieille tête ?

Celle‑ci.

Un jour, un homme en avait tué un autre dans un champ couvert de pierres. Ils se disputaient, l’un avait frappé l’autre à la tête avec une grosse pierre ronde, une pierre de la taille d’une tête. Et tué son adversaire. Puis l’assassin avait regardé autour de lui pour voir si quelqu’un s’était aperçu de la scène. Il n’y avait personne. Alors il était rentré chez lui chercher une pelle, il avait creusé un grand trou dans le champ et y avait fait rouler le cadavre avant de jeter la pierre dans la rivière par-dessus un pont. Puis il était descendu au bord de l’eau pour se laver un peu et nettoyer ses vêtements.

Mais par la suite, il était incapable de se sortir du crâne la tête fracassée du mort. Cette image le hantait.

Il se rendit à l’église. Mon père, pardonnez-moi parce que j’ai péché. Je crains que Dieu ne puisse m’absoudre de ce que j’ai fait.

Le prêtre, qui lui aussi était jeune, lui assura que s’il se confessait et qu’il faisait véritablement pénitence, il serait pardonné.

J’ai tué un homme et je l’ai enterré dans un champ de blé, dit-il. Je l’ai frappé avec une pierre et il est mort. J’ai jeté la pierre dans la rivière.

Le prêtre hocha la tête derrière la petite grille sombre en bois troué. Il exigea pénitence et prononça l’absolution. L’homme quitta le confessionnal, s’installa sur un banc d’église, récita les prières et fut pardonné.

Des années passèrent, plusieurs décennies. On avait depuis longtemps cessé de rechercher le disparu. Ses proches étaient tous morts, les autres l’avaient oublié.

Un jour, alors qu’il se rendait à pied en ville, le vieillard croisa le vieux prêtre, le reconnut et lui dit, Mon père. Je ne sais pas si vous vous souvenez de moi. Serrez-moi la main.

Ils marchèrent ensemble jusqu’à la ville en discutant de tout et de rien. De la famille, de la vie, de ce qui change, de ce qui ne change pas.

Comme ils approchaient de la ville, le vieillard dit, Mon père, je voudrais vous remercier de m’avoir sauvé la vie il y a bien des années. De ne pas avoir dit à quiconque ce que j’ai fait.

Qu’avez-vous donc fait ? demanda le vieux prêtre.

J’ai tué un homme à coups de pierre, répondit le vieillard, puis je l’ai enterré dans un champ de blé.

Le vieillard sortit une flasque et proposa à boire au vieux prêtre. Qui trinqua avec lui. Ils se saluèrent d’un signe de tête en atteignant la place du marché.

Puis le vieillard rentra chez lui. Et le vieux prêtre se rendit au commissariat.

Les policiers creusèrent dans le champ de blé, retrouvèrent des ossements et vinrent sonner chez le vieillard.

Qui fut jugé, condamné et pendu en prison.

Les boutiques pleines de petits anges étaient en train de fermer. Il n’y avait presque plus de lumière du jour.

Sophia rentra en voiture. Elle ouvrit la porte d’entrée. Elle se rendit à la cuisine.

Elle s’assit à la table.

Et se prit la tête entre les mains.

 

Ali Smith, Hiver, traduction de l’anglais par Laetitia Devaux, © Éditions Grasset & Fasquelle, 2021.

En librairie le 6 février.


Ali Smith

Écrivaine