Roman (extrait)

Aux éternels perdants

Écrivain

Andrew Szepessy, né à Brighton en 1940 de parents hongrois réfugiés (et mort en 2018 après une vie mouvementée), était parti travailler à Budapest à ses projets de documentaires et scénarios. Le KGB, machinant un accident de voiture, en fit le prétexte pour l’emprisonner durant un an, en 1965 – et tenter d’en faire un espion. L’unique roman de ce cinéaste est le récit de cette détention. Il y a du Isaac Babel dans ce livre dont les chapitres sont comme autant de nouvelles. Une réalité carcérale en temps de République populaire vue avec humour et lyrisme, à découvrir aux éditions Rivages dans la traduction de Bernard Cohen.

1

Peu à peu j’oublierai la couleur
de tes cheveux si soyeux…

 

C’était l’une de ces nuits de plein été où l’air est comme du velours, où toutes les ombres sont en fleurs. Alors, le noir le plus profond se meut en indigo, violet et mauve. Alors, l’obscurité est aussi douce et chaude que les plus tendres souvenirs d’enfance.

Pas une feuille ne bouge. Des rafales de rires dérivent le long de rêveuses avenues. Chaque fenêtre s’ouvre sur des effluves enivrants, parfums d’acacia, de jasmin, de foin fraîchement coupé, de citronniers épanouis. Chair et sang ne peuvent résister à de telles nuits, et alors les pensées ne connaissent plus de limites.

Les exquises tentations portées par cette nuit parfaite étaient cependant perçues dans toute leur acuité non tant par un anonyme promeneur musardant sans souci mais par un groupe hétéroclite d’hommes sans qualité échoués dans une ville de province poussiéreuse et surchauffée, quelque part entre Budapest et le langoureux lac Balaton[1]. Odieuse comparaison, certes, car l’imagination de ces êtres prosaïques avait été libérée par le confinement, et leurs souvenirs tempérés par les regrets.

Chacun d’eux se trouvait aussi loin de son plus proche semblable que les murs de pierre le permettaient. Un jeune aux traits coriaces et au crâne rasé s’était même plaqué tel un gecko sur les barreaux d’une petite lucarne à plus de trois mètres du sol. Et chacun était plongé dans ses pensées tout en écoutant la nuit.

Au-dehors, des bouffées d’allégresse étincelaient et s’éteignaient telles des lucioles flirtant dans les ténèbres. À tout instant, il semblait que l’une ou l’autre de ces voix allait prendre sens et pourtant personne, pas même le gecko chauve, ne parvenait à capter une seule syllabe. Puis rires et plaisanteries indistinctes se sont éteints. Pourtant, nous avons continué à écouter longtemps, bien après qu’il fut devenu évident pour nous tous qu’elles ne reviendraient pas.

Le silence a pesé dans l’air suave, lourd de réflexions inexprimées. Les visages que nous convoquions étaient différents, évidemment, tout comme les voix que nous entendions dans notre tête. Et des rues différentes se profilaient dans chaque esprit, des maisons distinctes, des mains particulières, des murs de chambre à coucher dissemblables, des tasses de café matinal qui ne se ressemblaient pas. Ce qui était presque identique en nous tous, toutefois, c’était le chagrin fouaillant les cœurs.

Brusquement, nos songes ont été dispersés. Un accordéon. Assez proche pour sonner clair, trop lointain pour venir de l’intérieur. Il n’imaginait pas combien de nostalgies ses joyeuses harmonies portaient en elles et il n’en avait cure, puisqu’il ne savait pas. Et pourtant, qu’il était bienvenu ! Les traits se sont décrispés, les yeux ont brillé, et même le gecko à tête rasée a grimacé un sourire.

D’une cellule voisine, un rude murmure de ravissement a salué l’accordéoniste invisible. Les hommes se sont ouverts comme des fleurs. Les épaules se sont détendues, les fronts éclaircis, et chacun s’est mis à faire les cent pas en tous sens, avec autant d’enjouement et d’insouciance que pour aller vraiment quelque part.

Quelle heure était-il ? On n’en avait pas idée, mais certainement bien après « Extinction des feux ! ». Aucun signe du gardien de nuit, pourtant, et sans grande surprise personne n’a déploré cette absence. Nous avons bavardé avec la même aménité débonnaire que si nous échangions des souhaits de bonne soirée sur un boulevard de Montmartre ou de Nice. La chaleur veloutée se glissant par les grilles de fer nous offrait quelque chose d’irrésistiblement stimulant et subversif dans son souffle embaumé.

« Vous êtes au courant, pour le secrétaire du Parti de Csepel ? a plaisamment lancé une tête qui gagnait en distinction grâce à ses tempes argentées.

— Celui qui a entamé une procédure de divorce ? a-t-il reçu en réponse.

— Oh, vous avez entendu l’histoire, alors ?

— Bah, cinq cents fois au bas mot !

— Ça mérite donc d’être de nouveau raconté !

— Oui, écoutons-la encore ! a crié un quatrième intervenant. À moins que quiconque ait mieux à faire, ce soir.

— Ce que j’exige, déclare le secrétaire du Parti, c’est que ce tribunal m’accorde le divorce sur-le-champ ! – Sur quelle base ? s’enquiert le juge assez poliment, et le chef du Parti de beugler : – Sur toutes les bases où elle a pu poser son gros derrière ! – Adultère, traduit le juge. – Adultère FLAGRANT ! hurle l’important camarade. – Avec le même coaccusé ? demande le magistrat. – Non et non ! Avec au moins cinq coaccusés ! – Un à la fois ou tous simultanément ? veut savoir le juge, qui parvient à garder son sérieux en se bornant aux faits. – Argh ! éructe le plaignant, et le juge toussote en s’efforçant d’adopter un ton conciliant : – Hmm, compris. Et quand ces, euh, rencontres ont-elles eu lieu ? – Pendant nos vacances d’été ! – Ah oui ? Vous aviez choisi une villégiature agréable ? – Rien de plus que le lac Balaton. – Comment ? s’étrangle le juge, LE LAC BALATON ? Un seul mot déplacé de plus, mon bra… euh, camarade, et je vous boucle pour offense à la Cour et… ah, pour diffamation de la Propriété du, hmm, Peuple ! La loi peut vous sembler stupide mais le lac Balaton… reste le lac Balaton ! Quoi, vous n’avez donc aucun scrupule ? Aucune fierté ? Aucun respect de l’histoire ? Car enfin, le lac Balaton était déjà le haut lieu érotique de toute la région des Carpates bien avant les Romains ! Ce qui se passe sur ses rives n’a jamais constitué la moindre raison de divorcer et, tant que ce pays… cette République populaire, je veux dire, conservera une once de bon sens, il en sera toujours ainsi ! CINQ coaccusés, n’est-ce pas ? N’importe quel cit… euh, n’importe quel camarade dans votre situation devrait être fier que sa femme prenne autant à cœur la satisfaction du Peuple ! La plainte est déboutée ! »

Notre hilarité s’est élevée au même niveau que notre excellente humeur, un niveau indéniablement contraire au règlement. Peu nous importait : vu la situation, nous n’avions plus rien à perdre, et nos geôliers continuaient à briller par leur absence. Comme, en temps normal, ils nous seraient déjà tombés dessus à bras raccourcis, il était à parier que la magie de cette nuit avait attiré dehors la plupart du personnel en mesure d’inventer une quelconque excuse pour s’esquiver, et que les idiots encore sur place n’étaient pas en nombre suffisant pour assurer les procédures habituelles, et encore moins faire face aux urgences.

Quelle qu’ait été l’explication, maints magnums de l’exquis élixir estival avaient été éclusés quand un représentant des autorités s’est enfin manifesté. Aussitôt, son uniforme débraillé et sa triste mine nous ont informés avec précision sur l’humeur du camarade surveillant coincé dans l’exercice de ses fonctions par une pareille nuit.

Ce spectacle nous a réjouis à un point indicible. Oh, quel juste retour des choses il personnifiait là, et avec quelle éloquence ! Il était clair comme de l’eau de roche que personne dans toute cette prison n’était plus chagriné d’être cantonné ici que l’escouade squelettique de gardiens condamnés à passer une nuit aussi sublime à faire régner l’ordre et la loi au sein de la République populaire et, que parmi eux, aucun n’était plus amer que ce maton particulier.

Lorsque nos regards ont croisé le sien, nous avons tous eu un rictus sardonique. La prépotence s’échappait de son uniforme froissé comme l’air d’un ballon harponné. Érodé par l’intensité de nos sourires, il a évité de commenter le désordre ambiant, ignorant l’insolence avec laquelle chacun se dérobait à l’inspection de rigueur, sourd comme un pot aux conversations entrecroisées qui se poursuivaient à en perdre haleine. Pas un mot ne s’est échappé de ses lèvres quant au fait grotesquement patent que nul d’entre nous n’était prêt à aller au lit, ni disposé – mis à part par notre indiscutable présence physique entre ces murs – à se soumettre à la discipline carcérale.

La merveilleuse douceur de cette nuit avait-elle attendri son cœur ? Ou bien n’avait-elle pas suffisamment amolli son cerveau pour qu’il cède à la tentation téméraire de nous traîner un à un au mitard alors qu’il manquait du renfort suffisant ? En tout cas, sans à peine proférer un murmure de reproche, notre Uniforme Avachi s’est contenté de nous tourner le dos en adressant un signe maladroit au couloir derrière lui, au-delà de notre ligne de mire, et soudain une silhouette nous est apparue. L’attrapant par la manche, notre maton l’a poussée à l’intérieur de la cellule, a tâtonné à la recherche de l’interrupteur pour éteindre la lumière, puis s’est enfui.

L’arrivée inopinée de l’inconnu a réussi là où l’autorité théorique du gardien avait spectaculairement échoué : nous sommes tous restés silencieux. Pas tant à cause du nouveau venu lui-même, mais de son apparition parmi nous à ce moment-là, suscitant une réaction similaire chez chacun : s’il y avait une nuit où un quidam n’aurait jamais dû être embastillé, c’était bien celle-ci…

Pour nous autres, d’accord ! Après tout, nous étions déjà là. Mais lui ? Car enfin, il avait certainement été son propre maître juste quelques instants plus tôt, à flâner au clair de lune le long d’une allée bordée de lauriers-roses, humant à pleines narines les effluves entêtants des acacias en fleur, l’ouïe enchantée par les solos virtuoses des rossignols énamourés, le chœur soutenu des rainettes survoltées en contre-fond. Par une nuit pareille, comme personne ici n’aurait peut-être la chance d’en vivre encore !

Il nous a observés, calme, impavide. Nous étions tous trop stupéfaits pour penser à nous présenter. Il s’est dirigé vers le mur du fond, s’est adossé aux briques inégales et s’est laissé absorber par ses pensées. Ce n’est qu’alors que, recouvrant nos esprits, nous nous sommes massés autour de lui afin de l’accueillir.

C’était un personnage aussi grand qu’efflanqué, la peau cuite par le soleil et arborant de méchantes cicatrices, la tignasse grisonnante. En vérité, il paraissait plus patibulaire à chaque minute et, pour ma part, j’en suis venu à me demander si notre sympathie initiale n’était pas déplacée. L’envoûtement de cette soirée a néanmoins vite repris ses droits et nous l’avons amené à lier conversation.

Sa situation était encore plus attristante que nous ne l’avions imaginé : non seulement il avait été écroué à peine une heure plus tôt, mais il n’avait connu que deux courtes semaines de liberté avant cela. Au départ condamné à quatre ans de détention, il s’était gagné une remise de peine d’une année pour bonne conduite. Tandis qu’il s’efforçait de remettre en ordre des affaires de famille bouleversées par sa première incarcération, il avait négligé certaines subtilités administratives, omettant de se présenter chaque jour au poste de police local et, qui plus est, ne retrouvant pas d’emploi stable. Or la loi exigeait des anciens détenus, en particulier bénéficiant d’une remise en liberté anticipée, qu’ils soient dûment employés dans les huit jours suivant leur sortie de prison ; dans le cas contraire – allez comprendre pourquoi –, ils étaient automatiquement inculpés d’atteinte à l’ordre public, coupables d’esquiver délibérément l’honneur d’être un travailleur. Dans la République du peuple, ce n’était pas un délit mineur, loin de là.

Et ainsi, de fil en aiguille, notre nouveau compagnon avait écopé de l’année à laquelle il avait préalablement échappé. À l’unisson, nous avons secoué la tête, d’un air lugubre : quelle honte, quel dommage qu’il n’ait pas pu se glisser hors du filet pour seulement une nuit de plus ! L’intéressé a soupiré, haussé les épaules et grommelé entre ses dents :

« Bon, j’ai même pas pu retrouver ma femme, alors comment j’irais me plaindre de perdre la bagatelle d’une année ? »

Nous avons dérivé jusqu’au centre de la cellule, nous installant autour de l’antique table en bois, sur des bancs tout aussi antiques. Des générations de mains prisonnières avaient patiné leur surface jusqu’à la polir comme d’anciens ossements.

Les plus jeunes éléments de la compagnie se sont abstenus de se joindre à la tablée. Le gecko au crâne pelé est resté collé à son ouverture dans le mur, tandis qu’un second skinhead et un jeunot hirsute qui avait un frère inspecteur de police s’affalaient sur le sol dans un coin. Quant à notre ultime représentant de la nouvelle génération, un nabot prématurément flétri et fortement soupçonné d’être un mouchard planté là parmi nous, il avait jeté l’éponge et se terrait loin sous sa couchette.

Notre exaltation antérieure s’est progressivement abîmée dans une intense mélancolie. Certes, la nuit restait aussi douce et parfumée, mais l’euphorie récente s’était épuisée. Bien que nous souciant toujours comme d’une guigne des gardiens et des règlements, et bien que personne n’ait été tenté d’aller se coucher, nous avions perdu l’ivresse de l’espoir. Désormais, chaque gorgée de l’élixir nocturne nous tourmentait de l’amertume du regret.

Jusque-là, je n’avais jamais cru que des émotions intangibles, subjectives, puissent provoquer une réelle douleur physique, mais c’était le cas : nous souffrions dans notre chair du désir de trouver quelque délivrance tout en ne sachant que trop bien que la forme de libération à laquelle nous aspirions avec le plus d’intensité était précisément celle qu’on ne pouvait obtenir. Contempler ce velours magenta se glissant par la fenêtre n’était pas une bonne chose, non, puisque évidemment nos corps pesants ne seraient jamais capables de s’envoler au travers de ces barreaux.

Nous avions déjà fait étalage de nos platitudes et proverbes les plus sentencieux, les plus satisfaits ; nous avions convoqué jusqu’aux derniers de nos clichés, petites phrases et arguments circulaires. Tous les encouragements procurés par la déconfiture du maton étaient épuisés, plus rien ne demeurait de l’exaltation à bafouer les règles. L’air de la nuit n’était plus un souffle attisant le désir mais une maroufle qui nous poissait cruellement sur place. Il ne restait que le silence du désespoir.

Nous sommes restés ainsi plus longtemps que nous n’avions le désir de le supputer, avec pour seule compagnie de rares échos venus du monde extérieur. Le temps nous broyait toujours plus inexorablement dans son poing de granit, chaque instant s’écoulant encore plus lentement que le précédent. Nos pensées se sont immobilisées comme nos corps.

Soudain, la nuit s’est rouverte. Aussi terriblement éperdu que le cri d’une mouette, un son a transpercé la plante de mes pieds pour jaillir le long de ma nuque, tournant et virevoltant avec une tendresse qui coupait comme un rasoir avant de se muer en une mélodie ancienne, triste et poignante que nous avons tous immédiatement reconnue.

Le poil hérissé et les mains moites, j’ai levé les yeux du bois rayé de la table pour regarder à la ronde dans la cellule. Avec une spontanéité sidérante, ses traits burinés adoucis par l’émotion, le nouveau venu s’était mis à chanter de tout son cœur. Chacun savait pourquoi : non par plaisir, ni pour lui, ni pour nous, mais parce qu’un trop-plein s’était accumulé en lui et devait en sortir. Parce que le chant était son seul recours pour survivre à cette nuit.

Il n’était déjà plus consigné entre des murs en pierre au milieu d’une ville oubliée au diable Vauvert, elle-même recluse au sein d’une République populaire de seconde zone, elle-même enclose dans les confins hermétiquement clos de l’Empire soviétique, sur cette malencontreuse portion de la planète Terre. Il était parti, loin dans l’espace et dans le temps. Et il nous emmenait. Nous ne pouvions plus le quitter des yeux. Pour nous, il était devenu tout à la fois Orphée, le roi David, le barde Ossian et Gandalf le Pèlerin gris.

Quand son dernier trémolo s’est éteint, un long silence a régné. L’air semblait renouvelé, plus facile à respirer. Et puis, à l’autre bout de la table, une nouvelle voix s’est élevée. C’était Guéza, notre Gitan. Son visage était mouillé de larmes, son chant sombre et méandreux, tel un souvenir longtemps oublié et soudain exhumé par cet instant. D’habitude, il sonnait comme une vieille crécelle et n’avait pas l’oreille musicale, notre Guéza, mais cette fois-ci, il ne semblait pas plus susceptible d’émettre une seule fausse note que le souffle tiède de la nuit d’été de se transformer en blizzard polaire.

Lorsqu’il a terminé, nous nous sommes surpris à nous dévisager mutuellement. Quelqu’un a repris le flambeau :

Un cimetière est la Tisza,
Fleurissant d’une myriade de papillons
Sur ses eaux jouant par millions,
Car la fin du jour venu
Pas un seul d’entre eux n’échappera au trépas…

Puis un autre :

Fiers remparts de Kraszna Horka
Cachés sous le voile de la nuit,
Les jours de gloire du brave Rákóczi
Se dérobent pour toujours à notre vue…

Et un autre :

Les petites perles sur cette page blanche comme neige
De combien de mensonges elles nous leurrent !
Tout ce que je demande pourtant, ma belle, mon cœur,
C’est que ce soit ta main qui trace leurs pièges…

Un autre encore :

Loin dans une verte forêt,
Sur la rive d’un ruisseau doré,
Un vieux Tzigane jadis vivait…

Et encore un autre :

Peu à peu j’oublierai la couleur de tes cheveux si soyeux…

Autres temps, autres lieux, toujours meilleurs, toujours regrettés. Chansons nées on ne sait quand dans le cœur d’on ne saura jamais qui. Mots et mélopées remontant d’innombrables décennies d’angoisse et de désespérance. Bribes de vent et de mémoire. Et cependant, où aurions-nous puisé de l’aide ailleurs qu’en eux, à cette heure ?

L’émotion s’est muée en irrésistible marée. Rien ni personne n’aurait pu nous faire taire. Nous avons à peine entendu le maton quand, excédé, il est venu tambouriner à la porte, et encore moins remarqué quand il a fini par renoncer.

Si nos jeunots ne se sont pas joints à ce chœur alterné, c’est simplement parce qu’ils ne connaissaient pas une seule de ces chansons, cataloguées par le régime communiste dans la rubrique des excroissances dégénérées de la culture capitaliste, sévèrement proscrites de toute diffusion ou interprétation en public ou en privé sous le prétexte dominant qu’elles perpétuaient le souvenir « irrédentiste » de terres perdues et d’êtres chers disparus, encourageaient des pensées aussi subversives et malsaines que, par exemple, la nostalgie immature d’une Liberté bourgeoisement et confusément idéalisée.

Néanmoins, les hymnes partisans et les odes ampoulées à la fraternelle Union soviétique s’étant révélés un substitut inadéquat à ces airs traditionnels qui auraient dû constituer le légitime héritage musical de toute une génération, la jeunesse de la République populaire avait intensément ressenti une telle perte. Tenaillée par la recherche de ce qui pourrait combler ce vide – ce dont les antiennes imposées par le Parti étaient incapables –, cette même génération montante, qui avait reçu pour mission de porter le drapeau rouge du marxisme-léninisme jusque dans l’avenir le plus radieux, s’était ainsi malencontreusement transformée en une escouade de fans inconditionnels de pop music occidentale, quintessence de la décadence capitaliste. Le hasard, peut-être, avait fait coïncider au mois près cette période d’intense endoctrinement musical avec la montée, de l’autre côté du Rideau de fer, du rock and roll, d’Elvis Presley, des Beatles, des Rolling Stones et d’une pléthore de similaires dégénérés.

Quelle que soit l’explication que l’Histoire finirait par donner à tout ce processus, en cette nuit de plein été, les trois représentants de la Jeunesse populaire, loin de se joindre à nos chants, sont restés à sangloter éperdument, l’un dans un coin de la cellule, le second toujours collé à la fenêtre et le troisième sous la couchette.

L’heure est arrivée où, n’en pouvant mais, le frère de l’inspecteur a commencé à marteler la table de ses poings en jurant, en maudissant et en nous suppliant d’arrêter. Nous avons compris ce qu’il ressentait mais nous n’étions pas plus en mesure d’obtempérer que de nous dissiper en fumée à travers les murs. Je ne saurais dire combien de temps nous avons continué, seulement que l’aube avait déjà largement pointé quand nous avons enfin replongé dans le silence.

Nous nous sommes regardés dans la pâle lueur du matin, vidés mais enfin rassérénés. Le frère de l’inspecteur paraissait avoir perdu connaissance. Se laissant tomber de son perchoir, le gecko chauve est allé se terrer dans un recoin, la tête enfoncée dans ses bras croisés. Plus un bruit ne parvenait de sous le lit.

Braquant ses yeux sur moi, le nouvel arrivant s’est inopinément assené une claque sur la cuisse en exhibant ses dents dans un sourire carnassier.

« Ah, je viens juste de piger ! a-t-il gloussé.

— Quoi ?

— Ma femme ?

— Eh bien ?

— Je sais où elle est !

— Où donc ?

— Là-bas, au lac !

— Comment en es-tu si sûr ?

— Pure logique ! Où elle pourrait être sinon ?

— Langue au chat.

— Là-bas, nulle part ailleurs ! Je parierais sur ma vie ! Cette nana, quand ça lui prend, elle est pareille qu’une jument en chaleur. C’est le sang menstruel qui coule dans les veines de cette fille ! Des nuits comme celle-ci, il n’y en aura pas d’autre. Nous tous, on ne sera que de vieux tas d’os avant d’en voir une autre. Eh bien, ma femme n’est pas du genre à gaspiller une telle nuit, et personne le sait mieux que moi ! Et crois-moi, je peux pas la blâmer pour ça. Très honnêtement, tout ce que je peux dire, c’est que… si je n’étais pas assez homme pour le trouver moi-même cette nuit, alors le mâle en rut qu’elle chevauche à cette heure peut remercier sa bonne étoile. Quelle chance ! Ce lac, et une femme pareille, et une nuit pareille… ah oui, il doit remercier mille fois sa satanée bonne étoile ! »

Ses yeux scintillaient, son visage buriné était orné d’un sourire d’authentique contentement, dépourvu de la moindre ombre de malveillance. Secouant sa lourde tête, il a encore gloussé par-devers lui. Et de nouveau, à voix basse mais venue des tripes, il a repris :

Peu à peu… j’oublierai…
la couleur…
de tes cheveux si soyeux…

 


[1] Bien que son nom n’ait à l’origine rien de romantique (vieux slave pour « marais », comme en russe болото, boloto), le lac Balaton a toujours été un lieu symbolique de romance associé à la beauté féminine. Voir encore aujourd’hui le concours de beauté miss Balaton, ou la vogue du concours de La Belle du Bal d’Anna. Le 26 juillet 1825, János Fülöp Horváth de Szentgyörgy avait organisé à Balatonfüred, au bord du lac, un bal pour sa fille Anna-Krisztina. Au cours de cette soirée, elle rencontrait pour la première fois celui qui allait devenir son mari, Ernő Kiss, par la suite l’un des treize martyrs d’Arad, exécuté en 1849 en tant que leader de la révolution et de la guerre d’indépendance contre l’Empire austro-hongrois. [Note du traducteur.]

Andrew Szepessy

Écrivain, Cinéaste

Notes

[1] Bien que son nom n’ait à l’origine rien de romantique (vieux slave pour « marais », comme en russe болото, boloto), le lac Balaton a toujours été un lieu symbolique de romance associé à la beauté féminine. Voir encore aujourd’hui le concours de beauté miss Balaton, ou la vogue du concours de La Belle du Bal d’Anna. Le 26 juillet 1825, János Fülöp Horváth de Szentgyörgy avait organisé à Balatonfüred, au bord du lac, un bal pour sa fille Anna-Krisztina. Au cours de cette soirée, elle rencontrait pour la première fois celui qui allait devenir son mari, Ernő Kiss, par la suite l’un des treize martyrs d’Arad, exécuté en 1849 en tant que leader de la révolution et de la guerre d’indépendance contre l’Empire austro-hongrois. [Note du traducteur.]