L’homme nu et autres poèmes
Le temps est un mulet
Le temps
ne bouge pas
il est comme un mulet
assis
au milieu
d’un carrefour
je lui donne des coups de pied
je le tire
par son licou
je le pousse
il ne bouge pas
et pour autant
autour
de cet animal
noir et obtus
tout file
s’écoule
circule
s’agite
je me mets au lit
désespéré
après une journée
immobile
comme
un garde-fou
je m’endors
imaginant
que pendant que je dors
le mulet
se lève
et s’en va
l’aube arrive
je regarde
le mulet
il est toujours là
au milieu
de la chaussée
il n’a pas bougé
toujours là
avec sa tête
penchée
prisonnière
de ses œillères
énormes
avec ses narines
ourlées
de mouches
avec son ventre
gonflé
de foin
sur lequel
aux endroits plus clairs
serpentent
de dégoûtantes
veines
proéminentes
avec ses pattes
pelées
et écorchées
par ses sabots
encombrants.
Darius
De plus en plus souvent
j’imagine
que m’arrive
comme à Darius
empereur
qui du haut
de sa puissance
soudain
sombra
dans le néant
Il n’était pas
puissant parce qu’il
était
puissant
mais parce qu’il
disposait
de la puissance
Ainsi le jour
où sa puissance
lui fut enlevée
et où le sceptre
passa de sa
main
à celle
d’un autre
il ne lui resta plus
qu’à fuir
démuni
et à la fin
à périr
de la main
de ses esclaves
Je pense
que la même chose
pourrait
m’arriver
mais à la différence
de ce roi
je ne regretterais pas
vraiment
les jours ennuyeux
de mon risible
succès
Je tomberais bien bas
pauvre
infirme
et vieux
je deviendrais
si ça se trouve
un clochard
je me rappellerais
les jours de chance
mais toujours
avec honte
et avec mépris
Darius le Perse
en fuyant à pied
vers la mort
bien sûr
regrettait
l’empire
mais j’ai vomi
depuis longtemps
mon idiot
royaume
et personne jamais
que je sache
n’a remangé
son vomi.
Les fesses nues
Le passé
du moins pour moi
est comme un
de ces rêves
où l’on rêve
que l’on se trouve
au milieu d’une foule
en ayant les fesses
nues
et où l’on éprouve
une terrible
honte
quand je pense
à mon enfance
et ensuite à ma jeunesse
et enfin à l’âge
mûr
je ne me souviens
que de bêtises
dont toutefois
j’ai encore
honte
comme des fesses
nues
de ces rêves
Peut-être ai-je tué
ou bien ai-je trahi
mais dans ma mémoire
ne m’est resté
que le remords
de n’avoir pas
su
répondre avec promptitude
à la phrase cinglante
d’un camarade
de classe.
La pluie
Le ciel était plein
de nuages
noirs
superposés
et immobiles
comme les rides
d’un front
pensif
dans l’air chaud
volaient
les premières gouttes
de pluie
le cœur
aimait
cet air
d’orage
innocent
cela lui rappelait
qu’on peut
aussi ne vivre
qu’avec
les sens.
L’amnésie
Il m’arrive
souvent
de monter en voiture
et de démarrer
et puis soudain
je m’aperçois que j’ai oublié
l’endroit
où
je me
rends
alors
je me mets
à rouler
encore plus vite
J’ai oublié
où j’allais
le jour même
où je suis
né
depuis lors
je n’ai fait que courir
dans l’espoir
de me souvenir
durant ma course
de ma
destination.
La résurrection provisoire
Des tas de pierres
rondes et lisses
comme des œufs
de reptiles
préhistoriques
étaient répandus
dans la plaine
le lac Victoria
comme en fer
gris
reflétait
aveuglant
le ciel noir
d’orage
nous volions
contre la pluie
entre les nuages
déchirés
qui filaient
en hâte
comme des troupes
à l’assaut
l’avion est descendu
sur la piste
à une vitesse
excessive
il n’a pas pu
atterrir
il est remonté
il a visé
les collines
J’ai pensé
que j’allais
mourir
et j’ai compris
qu’on n’avait plus
le temps
de rien faire
ni même de regretter
la vie
en chancelant et en tremblant
l’avion
est passé
sur la colline
les arbres
avaient la taille
de choux
les vaches
de chiens
puis il est remonté
il a fait
demi-tour
et il est descendu
en volant lentement
au-dessus du champ
il pleuvait
à verse
je suis sorti
dans l’haleine
fraîche
de la pluie
j’ai sauté
à deux pieds
dans une flaque
d’eau pure
tous mes sens
étaient ouverts
à la sensation de cette pluie
qui tombait
la vie
qui avait été suspendue
s’était remise
à couler
tumultueuse
par la porte
étroite
de la mort
évitée
de très peu
Je suis resté immobile
sous la pluie
qui me mouillait
le visage
j’ai regardé autour de moi
L’Afrique
éternelle
assistait
indifférente
à ma provisoire
résurrection
de derrière les gestes
désespérés et impuissants
des baobabs
L’aéroport était petit
avec une bicoque
de misère
pour aérogare
je me suis mis à sauter
d’une flaque
à l’autre
pour ne pas mouiller
mon pantalon
la vie maintenant
s’éloignait
de plus en plus de la mort
elle s’écoulait calmement
et déjà
avec ennui
je pensais
à cette sensation
merveilleuse
de la pluie
et je me disais
qu’il faudrait
avoir peur
de mourir
au moins une fois
par jour.
Les fausses pièces
Mon fantôme
d’écrivain
me ressemble
comme une fausse
pièce
ressemble
à une vraie
pièce
Mais il ne circule
que de
fausses pièces
les vraies
sont enfermées
dans des caves blindées
Ah que vienne la poésie
et qu’elle fasse sauter
ces coffres-forts
et en disperse
les trésors
aux quatre vents.
L’ennui
Je me suis ennuyé
toute ma vie
jusqu’à ce j’écrive L’Ennui
et ensuite après L’Ennui
j’ai continué
à m’ennuyer.
Le croche-pattes
J’ai perdu
ma vieille hardiesse
de romancier
qui dit au roman
« à nous deux ! »
Le roman
que je suis en train d’écrire
pour la première fois
a répondu
« d’accord à nous deux ! »
Puis sans attendre
en vrai expert
de judo
ou de lutte libre
il m’a saisi
par les bras
il m’a fait tourner
sur moi-même
il m’a soulevé
il m’a fait retomber
vers le sol
il m’a fait
un croche-pattes
Je me suis écroulé par terre
et lui sur moi
le souffle me manquait
j’avais la tête en compote
il m’a fait adhérer
avec les épaules
au parquet
et alors
j’ai dû
déclarer
forfait
Je lui ai promis
de ne
plus écrire
la fin
je lui ai promis
de ne
plus écrire
le début
de publier
un roman
sans queue ni tête
et promis que ce serait
le dernier
roman
de ma vie
Je lui ai tout promis
et alors
finalement
il m’a laissé
libre
d’écrire
cette comptine
contrite.
À la maison
J’ai porté
les deux mains
au visage
et j’ai éclaté
en sanglots
violents
et bruyants
Je poussais un hurlement
comme un loup
qui croit
qu’il est seul
dans la nuit
et ne sait pas
que le chasseur
le guette
J’ai hurlé
dans une tempête
de larmes
à chaque hurlement
mes pleurs
redoublaient
mes mains
si grandes
et fortes
closes
sur le visage
me donnaient un sentiment
de honte
tout en pleurant
j’ai traversé
en courant
l’appartement
et je me suis retrouvé
dans la salle de bains
devant le miroir
du lavabo
je me suis vu
tout rouge et les yeux
écarquillés dans mon visage
ruisselant
de larmes
Alors
je me suis lavé
à l’eau froide
et je suis allé
dans le salon
Tout le monde riait
je ne sais pas pourquoi
Je me suis mis à rire
à mon tour.
Ré-ré-ré-réel
La réalité
se décompose
comme une brume
matinale
sous le soleil
qui la dissipe
quelque chose apparaît
qui semble
réel
mais ne l’est pas
ce quelque chose aussi
tremble
et se décompose
et derrière
lui
on entrevoit
encore quelque chose
qui cependant
n’est pas réel.
Souvenir de l’hydrobase
(L’assassin de Pier Paolo Pasolini a dit dans un entretien publié par le Corriere della Sera qu’il sait qu’il a tué un grand homme, qu’il s’est repenti, qu’il veut lire les livres de Pasolini.)
Non, tu n’as pas tué un grand homme
tu n’as même pas tué un homme
c’est toi-même que tu as essayé de tuer
sans y parvenir
Il se tenait devant toi
tu l’as regardé et tu as cru
te voir toi-même
vraiment toi-même
comme dans un miroir
avec ta misère
ton ignorance
ta ruse
ton abjection
et alors tu t’es haï
pour ce que tu étais
pour ce que tu n’étais pas
pour ce
que tu ne pouvais pas être
tu t’es haï et alors
que de ton membre mou s’égouttait
le sperme que tu venais
de vendre
et que dans ton esprit
tout n’était que confusion et dégoût
ton père et tous les autres pères
d’Italie
t’ont désigné du doigt dans le visage
de Pasolini
ton visage de sous-prolétaire
qui se vend à la gare
et ils t’ont ordonné
de le briser justement
comme se brise le miroir
qui nous reflète
Tes souliers de maquereau
qui s’effilaient en pointe
ramassaient le sable froid et épais
le vent soufflait
désagréablement sur ton visage
sans te soulager
l’air était comme le sable
froid et épais
et tu as compris que l’heure était venue
de la lutte suprême
avec toi-même
Tu as vu un portail
au-delà il y avait la nuit
et le portail était rose
sur le noir de la nuit
rose comme le trou
dans le noir des poils
rose comme la blessure
au sommet
de la tête de Pasolini
dans le noir des cheveux
Tu t’es penché et avec toi
se sont penchés ton père et tous les autres pères
d’Italie
tu as ramassé la planche
et puis tu as asséné le coup
et avec toi l’ont asséné ton père
et tous les autres pères
d’Italie
Hélas j’ai tué un grand homme
du premier coup j’ai détruit le ganglion
qui lui faisait écrire des poésies
hélas j’ai tué un grand homme
jamais plus de poésie après le premier coup
jamais plus de poésie
Hélas j’ai tué un grand homme
du deuxième coup j’ai détruit le ganglion
qui lui faisait écrire ses romans
hélas j’ai tué un grand homme
jamais plus de romans après le deuxième coup
jamais plus de romans
Hélas j’ai tué un grand homme
du troisième coup j’ai détruit le ganglion
qui lui faisait faire ses films
hélas j’ai tué un grand homme
jamais plus de films après le troisième coup
jamais plus de films
Désormais Pasolini n’était plus Pasolini
après le troisième coup
il était moi et alors j’ai compris
que
Pasolini devait mourir
parce qu’il était moi et mon
père et tous les pères
d’Italie
m’avaient condamné
à mourir comme
un chien enragé
Ainsi ai-je rossé à mort
cet homme qui n’était plus un
grand homme
et qui ne pouvait plus écrire de poésies
composer de romans
tourner de films
et qui était moi, vraiment moi
et nul autre que moi
Je l’ai poursuivi
à coups de planche
je lui ai brisé
tant d’os
dans son crâne
ses mains
ses bras
son dos
Quand il est tombé
je suis tombé avec lui
mais il n’était pas mort
il n’était pas mort
alors je suis monté dans la voiture
j’ai mis le contact
j’ai braqué
j’ai allumé les phares
Il était là
j’étais là
dans le faisceau des feux
un tas d’os brisés
mais encore vivant
j’ai braqué
et j’ai appuyé sur la pédale
de l’accélérateur
je lui suis passé dessus
puis j’ai fait marche arrière
et je lui suis repassé dessus
Ils disent que j’ai fait éclater son cœur
qu’il avait le foie
broyé
que sa mâchoire
était démise
mais que ne ferait-on
contre soi-même
à certains moments
Quand j’ai été hors
de l’enclos
je me suis retrouvé au volant
d’une Alfa Romeo 2000
gris métallisé
j’ai compris que j’étais désormais
Pier Paolo Pasolini
Un homme riche puissant
rien à voir avec la banlieue
rien à voir avec la gare
rien à voir avec moi-même
moi, j’étais resté mort
comme un chien enragé
dans l’enclos
avec tous mes os brisés
tué à coups de planche
comme un chien enragé
et maintenant j’étais Pasolini
au volant
de la 2000
Je roulais droit et calme
sur le bord de mer j’étais Pasolini
sans ses poèmes, sans ses romans,
sans son cinéma
assis au volant
de l’Alfa Romeo
gris métallisé
Puis j’ai rajusté le
rétroviseur
sur le pare-brise
et alors je me suis vu
j’ai vu
que j’étais quand même toujours moi
quel désespoir
quel malaise
quelle honte
moi le sous-prolétariat
condamné à mourir
par mon père et par tous
les autres pères
d’Italie
Hélas j’ai tué un grand homme
mais maintenant je lirai ses livres
tous sans exception
ses poèmes
ses romans
ses essais
ses pièces
ses articles
ses carnets
et quand je me présenterai devant les juges
de la Cour d’Appel
je dirai que j’ai tué un grand homme
que je me suis repenti
que j’ai lu ses livres
Et alors je serai acquitté
et je retournerai
dans ma banlieue
dans ma famille
Me revoici à la gare
oui au volant de l’Alfa Romeo
2000
gris métallisé
Pasolini arrive
Il me fait signe
« où va-t-on ? »
je lui dis : « à l’hydrobase »
Hélas tout recommence
et pourtant
j’étais repenti
et j’avais
lu tous ses livres.
Alberto Moravia, L’Homme nu et autres poèmes, édition établie, présentée et annotée par Alessandra Grandelis, traduit de l’italien et préfacé par René de Ceccatty, © Éditions Flammarion, 2021.
En librairie le 24 février.