Poésie

L’homme nu et autres poèmes

Écrivain

C’est avec un choix de poèmes inédits d’Alberto Moravia que nous concluons notre série de bonnes feuilles de cette rentrée littéraire étrangère. Moravia romancier, nouvelliste, essayiste, critique, éditeur, est mondialement connu. Son œuvre de poète, posthume, l’est moins. Elle est recueillie pour la première fois en volume en France. « Aphorismes intimes », c’est ainsi que leur traducteur et préfacier René de Ceccaty désigne ces textes autobiographiques, mélancoliques, libres. Un poème consacré à l’assassinat de Pasolini, le grand ami, ne sera pas la moindre des découvertes. Édition bilingue établie, présentée et annotée par Alessandra Grandelis, à paraître chez Flammarion.

Le temps est un mulet

 

Le temps

ne bouge pas

il est comme un mulet

assis

au milieu

d’un carrefour

je lui donne des coups de pied

je le tire

par son licou

je le pousse

il ne bouge pas

et pour autant

autour

de cet animal

noir et obtus

tout file

s’écoule

circule

s’agite

je me mets au lit

désespéré

après une journée

immobile

comme

un garde-fou

je m’endors

imaginant

que pendant que je dors

le mulet

se lève

et s’en va

l’aube arrive

je regarde

le mulet

il est toujours là

au milieu

de la chaussée

il n’a pas bougé

toujours là

avec sa tête

penchée

prisonnière

de ses œillères

énormes

avec ses narines

ourlées

de mouches

avec son ventre

gonflé

de foin

sur lequel

aux endroits plus clairs

serpentent

de dégoûtantes

veines

proéminentes

avec ses pattes

pelées

et écorchées

par ses sabots

encombrants.

 

Darius

 

De plus en plus souvent

j’imagine

que m’arrive

comme à Darius

empereur

qui du haut

de sa puissance

soudain

sombra

dans le néant

Il n’était pas

puissant parce qu’il

était

puissant

mais parce qu’il

disposait

de la puissance

Ainsi le jour

où sa puissance

lui fut enlevée

et où le sceptre

passa de sa

main

à celle

d’un autre

il ne lui resta plus

qu’à fuir

démuni

et à la fin

à périr

de la main

de ses esclaves

Je pense

que la même chose

pourrait

m’arriver

mais à la différence

de ce roi

je ne regretterais pas

vraiment

les jours ennuyeux

de mon risible

succès

Je tomberais bien bas

pauvre

infirme

et vieux

je deviendrais

si ça se trouve

un clochard

je me rappellerais

les jours de chance

mais toujours

avec honte

et avec mépris

Darius le Perse

en fuyant à pied

vers la mort

bien sûr

regrettait

l’empire

mais j’ai vomi

depuis longtemps

mon idiot

royaume

et personne jamais

que je sache

n’a remangé

son vomi.

 

Les fesses nues

 

Le passé

du moins pour moi

est comme un

de ces rêves

où l’on rêve

que l’on se trouve

au milieu d’une foule

en ayant les fesses

nues

et où l’on éprouve

une terrible

honte

quand je pense

à mon enfance

et ensuite à ma jeunesse

et enfin à l’âge

mûr

je ne me souviens

que de bêtises

dont toutefois

j’ai encore

honte

comme des fesses

nues

de ces rêves

Peut-être ai-je tué

ou bien ai-je trahi

mais dans ma mémoire

ne m’est resté

que le remords

de n’avoir pas

su

répondre avec promptitude

à la phrase cinglante

d’un camarade

de classe.

 

La pluie

 

Le ciel était plein

de nuages

noirs

superposés

et immobiles

comme les rides

d’un front

pensif

dans l’air chaud

volaient

les premières gouttes

de pluie

le cœur

aimait

cet air

d’orage

innocent

cela lui rappelait

qu’on peut

aussi ne vivre

qu’avec

les sens.

 

L’amnésie

 

Il m’arrive

souvent

de monter en voiture

et de démarrer

et puis soudain

je m’aperçois que j’ai oublié

l’endroit

je me

rends

alors

je me mets

à rouler

encore plus vite

J’ai oublié

où j’allais

le jour même

où je suis

depuis lors

je n’ai fait que courir

dans l’espoir

de me souvenir

durant ma course

de ma

destination.

 

La résurrection provisoire

 

Des tas de pierres

rondes et lisses

comme des œufs

de reptiles

préhistoriques

étaient répandus

dans la plaine

le lac Victoria

comme en fer

gris

reflétait

aveuglant

le ciel noir

d’orage

nous volions

contre la pluie

entre les nuages

déchirés

qui filaient

en hâte

comme des troupes

à l’assaut

l’avion est descendu

sur la piste

à une vitesse

excessive

il n’a pas pu

atterrir

il est remonté

il a visé

les collines

J’ai pensé

que j’allais

mourir

et j’ai compris

qu’on n’avait plus

le temps

de rien faire

ni même de regretter

la vie

en chancelant et en tremblant

l’avion

est passé

sur la colline

les arbres

avaient la taille

de choux

les vaches

de chiens

puis il est remonté

il a fait

demi-tour

et il est descendu

en volant lentement

au-dessus du champ

il pleuvait

à verse

je suis sorti

dans l’haleine

fraîche

de la pluie

j’ai sauté

à deux pieds

dans une flaque

d’eau pure

tous mes sens

étaient ouverts

à la sensation de cette pluie

qui tombait

la vie

qui avait été suspendue

s’était remise

à couler

tumultueuse

par la porte

étroite

de la mort

évitée

de très peu

Je suis resté immobile

sous la pluie

qui me mouillait

le visage

j’ai regardé autour de moi

L’Afrique

éternelle

assistait

indifférente

à ma provisoire

résurrection

de derrière les gestes

désespérés et impuissants

des baobabs

L’aéroport était petit

avec une bicoque

de misère

pour aérogare

je me suis mis à sauter

d’une flaque

à l’autre

pour ne pas mouiller

mon pantalon

la vie maintenant

s’éloignait

de plus en plus de la mort

elle s’écoulait calmement

et déjà

avec ennui

je pensais

à cette sensation

merveilleuse

de la pluie

et je me disais

qu’il faudrait

avoir peur

de mourir

au moins une fois

par jour.

 

Les fausses pièces

 

Mon fantôme

d’écrivain

me ressemble

comme une fausse

pièce

ressemble

à une vraie

pièce

Mais il ne circule

que de

fausses pièces

les vraies

sont enfermées

dans des caves blindées

Ah que vienne la poésie

et qu’elle fasse sauter

ces coffres-forts

et en disperse

les trésors

aux quatre vents.

 

L’ennui

 

Je me suis ennuyé

toute ma vie

jusqu’à ce j’écrive L’Ennui

et ensuite après L’Ennui

j’ai continué

à m’ennuyer.

 

Le croche-pattes

 

J’ai perdu

ma vieille hardiesse

de romancier

qui dit au roman

« à nous deux ! »

Le roman

que je suis en train d’écrire

pour la première fois

a répondu

« d’accord à nous deux ! »

Puis sans attendre

en vrai expert

de judo

ou de lutte libre

il m’a saisi

par les bras

il m’a fait tourner

sur moi-même

il m’a soulevé

il m’a fait retomber

vers le sol

il m’a fait

un croche-pattes

Je me suis écroulé par terre

et lui sur moi

le souffle me manquait

j’avais la tête en compote

il m’a fait adhérer

avec les épaules

au parquet

et alors

j’ai dû

déclarer

forfait

Je lui ai promis

de ne

plus écrire

la fin

je lui ai promis

de ne

plus écrire

le début

de publier

un roman

sans queue ni tête

et promis que ce serait

le dernier

roman

de ma vie

Je lui ai tout promis

et alors

finalement

il m’a laissé

libre

d’écrire

cette comptine

contrite.

 

À la maison

 

J’ai porté

les deux mains

au visage

et j’ai éclaté

en sanglots

violents

et bruyants

Je poussais un hurlement

comme un loup

qui croit

qu’il est seul

dans la nuit

et ne sait pas

que le chasseur

le guette

J’ai hurlé

dans une tempête

de larmes

à chaque hurlement

mes pleurs

redoublaient

mes mains

si grandes

et fortes

closes

sur le visage

me donnaient un sentiment

de honte

tout en pleurant

j’ai traversé

en courant

l’appartement

et je me suis retrouvé

dans la salle de bains

devant le miroir

du lavabo

je me suis vu

tout rouge et les yeux

écarquillés dans mon visage

ruisselant

de larmes

Alors

je me suis lavé

à l’eau froide

et je suis allé

dans le salon

Tout le monde riait

je ne sais pas pourquoi

Je me suis mis à rire

à mon tour.

 

Ré-ré-ré-réel

 

La réalité

se décompose

comme une brume

matinale

sous le soleil

qui la dissipe

quelque chose apparaît

qui semble

réel

mais ne l’est pas

ce quelque chose aussi

tremble

et se décompose

et derrière

lui

on entrevoit

encore quelque chose

qui cependant

n’est pas réel.

 

Souvenir de l’hydrobase

 

(L’assassin de Pier Paolo Pasolini a dit dans un entretien publié par le Corriere della Sera qu’il sait qu’il a tué un grand homme, qu’il s’est repenti, qu’il veut lire les livres de Pasolini.)

Non, tu n’as pas tué un grand homme

tu n’as même pas tué un homme

c’est toi-même que tu as essayé de tuer

sans y parvenir

Il se tenait devant toi

tu l’as regardé et tu as cru

te voir toi-même

vraiment toi-même

comme dans un miroir

avec ta misère

ton ignorance

ta ruse

ton abjection

et alors tu t’es haï

pour ce que tu étais

pour ce que tu n’étais pas

pour ce

que tu ne pouvais pas être

tu t’es haï et alors

que de ton membre mou s’égouttait

le sperme que tu venais

de vendre

et que dans ton esprit

tout n’était que confusion et dégoût

ton père et tous les autres pères

d’Italie

t’ont désigné du doigt dans le visage

de Pasolini

ton visage de sous-prolétaire

qui se vend à la gare

et ils t’ont ordonné

de le briser justement

comme se brise le miroir

qui nous reflète

Tes souliers de maquereau

qui s’effilaient en pointe

ramassaient le sable froid et épais

le vent soufflait

désagréablement sur ton visage

sans te soulager

l’air était comme le sable

froid et épais

et tu as compris que l’heure était venue

de la lutte suprême

avec toi-même

Tu as vu un portail

au-delà il y avait la nuit

et le portail était rose

sur le noir de la nuit

rose comme le trou

dans le noir des poils

rose comme la blessure

au sommet

de la tête de Pasolini

dans le noir des cheveux

Tu t’es penché et avec toi

se sont penchés ton père et tous les autres pères

d’Italie

tu as ramassé la planche

et puis tu as asséné le coup

et avec toi l’ont asséné ton père

et tous les autres pères

d’Italie

Hélas j’ai tué un grand homme

du premier coup j’ai détruit le ganglion

qui lui faisait écrire des poésies

hélas j’ai tué un grand homme

jamais plus de poésie après le premier coup

jamais plus de poésie

Hélas j’ai tué un grand homme

du deuxième coup j’ai détruit le ganglion

qui lui faisait écrire ses romans

hélas j’ai tué un grand homme

jamais plus de romans après le deuxième coup

jamais plus de romans

Hélas j’ai tué un grand homme

du troisième coup j’ai détruit le ganglion

qui lui faisait faire ses films

hélas j’ai tué un grand homme

jamais plus de films après le troisième coup

jamais plus de films

Désormais Pasolini n’était plus Pasolini

après le troisième coup

il était moi et alors j’ai compris

que

Pasolini devait mourir

parce qu’il était moi et mon

père et tous les pères

d’Italie

m’avaient condamné

à mourir comme

un chien enragé

Ainsi ai-je rossé à mort

cet homme qui n’était plus un

grand homme

et qui ne pouvait plus écrire de poésies

composer de romans

tourner de films

et qui était moi, vraiment moi

et nul autre que moi

Je l’ai poursuivi

à coups de planche

je lui ai brisé

tant d’os

dans son crâne

ses mains

ses bras

son dos

Quand il est tombé

je suis tombé avec lui

mais il n’était pas mort

il n’était pas mort

alors je suis monté dans la voiture

j’ai mis le contact

j’ai braqué

j’ai allumé les phares

Il était là

j’étais là

dans le faisceau des feux

un tas d’os brisés

mais encore vivant

j’ai braqué

et j’ai appuyé sur la pédale

de l’accélérateur

je lui suis passé dessus

puis j’ai fait marche arrière

et je lui suis repassé dessus

Ils disent que j’ai fait éclater son cœur

qu’il avait le foie

broyé

que sa mâchoire

était démise

mais que ne ferait-on

contre soi-même

à certains moments

Quand j’ai été hors

de l’enclos

je me suis retrouvé au volant

d’une Alfa Romeo 2000

gris métallisé

j’ai compris que j’étais désormais

Pier Paolo Pasolini

Un homme riche puissant

rien à voir avec la banlieue

rien à voir avec la gare

rien à voir avec moi-même

moi, j’étais resté mort

comme un chien enragé

dans l’enclos

avec tous mes os brisés

tué à coups de planche

comme un chien enragé

et maintenant j’étais Pasolini

au volant

de la 2000

Je roulais droit et calme

sur le bord de mer j’étais Pasolini

sans ses poèmes, sans ses romans,

sans son cinéma

assis au volant

de l’Alfa Romeo

gris métallisé

Puis j’ai rajusté le

rétroviseur

sur le pare-brise

et alors je me suis vu

j’ai vu

que j’étais quand même toujours moi

quel désespoir

quel malaise

quelle honte

moi le sous-prolétariat

condamné à mourir

par mon père et par tous

les autres pères

d’Italie

Hélas j’ai tué un grand homme

mais maintenant je lirai ses livres

tous sans exception

ses poèmes

ses romans

ses essais

ses pièces

ses articles

ses carnets

et quand je me présenterai devant les juges

de la Cour d’Appel

je dirai que j’ai tué un grand homme

que je me suis repenti

que j’ai lu ses livres

Et alors je serai acquitté

et je retournerai

dans ma banlieue

dans ma famille

Me revoici à la gare

oui au volant de l’Alfa Romeo

2000

gris métallisé

Pasolini arrive

Il me fait signe

« où va-t-on ? »

je lui dis : « à l’hydrobase »

Hélas tout recommence

et pourtant

j’étais repenti

et j’avais

lu tous ses livres.

 

Alberto Moravia, L’Homme nu et autres poèmes, édition établie, présentée et annotée par Alessandra Grandelis, traduit de l’italien et préfacé par René de Ceccatty, © Éditions Flammarion, 2021.

En librairie le 24 février.

 


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