Le temps passe
I
Le temps passe
Der grüner Sommer ist so leise geworden…
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Il faut du temps pour comprendre que le temps a passé, d’une saison, puis une autre, une autre encore, et ainsi de suite, jusqu’à la fin. On lisait Jaccottet, Philippe Jaccottet, dans un livre emprunté, jamais rendu, mais à qui ? Ce temps-là c’était l’été, et la poésie nous semblait possible : on apprenait à lire l’allemand, Georg Trakl, Gottfried Benn, Geneviève Bianquis, c’était difficile et d’une beauté violette, polycopiée, dans les humeurs violentes de la toute première jeunesse. J’étais loin, alors, de deviner que je deviendrais une espèce d’espion, un type menteur et un peu vaniteux, disons-le, même si j’avais raté mes études de médecine vétérinaire.
Jaccottet avait traduit Musil, l’homme de L’homme sans qualités, qui habita sur le Ku’damm, cette artère tellement allemande de Berlin, à une adresse dont j’oublie toujours le numéro. Malaparte aussi avait séjourné là, je crois, au début de l’année 1942, dans un hôtel où il passa des jours à pleurer son chien Febo, dont un courrier diplomatique lui avait appris la mort (« la plus grande douleur de ma vie »). J’avais un petit bureau tout à côté. Nous allions être heureux. Et puis deux rats ont surgi un soir d’un chantier, Alte Jakobstraße : on aurait dit qu’ils faisaient la course, un instant sur le trottoir, avant de retourner à la nuit.
J’avais découvert Jaccottet près d’une piscine, dans une maison dont je n’ai retenu aucun détail, sauf les mouches, nombreuses et bruyantes, dans la chambre nue, un peu trop chaude l’après-midi, l’été. Dans cette campagne près du Gard un Allemand, jeune encore et torse glabre, qui m’avait dit sortir de la Légion étrangère, me demanda d’illustrer d’un dessin de mon choix le capot de sa voiture, puissante et vieille, une Opel. Sa douceur me faisait peur : je fis une espèce d’arbre en flammes, un Kiefer de seconde classe, et même de deuxième division (on dit aujourd’hui : « ligue 2 »). C’était affreux. Il y avait aussi u