Nouvelle

La mort

Écrivain

Malgré un titre à l’apparence sévère, la nouvelle de Dimitri Bortnikov sautille d’un souvenir à l’autre aussi légèrement que tombent les flocons. C’est que la langue de cet écrivain russe écrivant en français va vite, s’exclame, s’abrège, s’oralise, et s’attendrit de retrouver à la gare routière une ancienne aventure d’une nuit. Ce qui ne veut pas dire que la mort ne rôde pas. Et que la neige n’est pas dense. Tout ce qui vit porte en soi quelque chose de déjà fini.

J’étais souvent ivre à cette époque-là… Et comment ! À ne trouver la terre qu’en tombant. Je ramassais les filles dans la rue et je les emmenais à la maison… Je ne voulais pas que ma mère s’inquiète… où je rôde, avec qui… Mais cette fois-ci, c’en était trop pour elle. Trop ! Je ne comprenais pas. Peut-être jamais… Elle était ivre aussi, cette orpheline, mais oui, comme d’autres filles que je cueillais, la seule écharde – elle était orpheline. Très orpheline ! Jamais connu ni père ni mère… Juste sortie de l’orphelinat en plus ! Mais majeure, ça – oui, oui ! Et puis qu’importe… Mais ça m’a toujours fasciné, ça ! Ni père ni mère ! Quand même, ça court pas les rues, ça…

Mais ma mère, mais ma mère ! Je l’ai jamais vue comme ça ! Pas fascinée du tout ! oh que non ! Rien ne fascinait ma mère. Rien… Sinon l’avenir de son fils ! Et mon avenir n’était pas fascinant du tout… Sinon que pour un mort-né, et encore !

Et là – une orpheline ? ! Toute mère sent ce genre de choses… Les mères des fils de l’homme abhorreront pour toujours l’orpheline dont le fils est amoureux pour une nuit. Ça – oui, et ça, c’est un mystère…

Dès que ma mère a su qu’elle était orpheline – ça a été la guerre des Six Jours en une heure ! Ma mère ! Hérissée comme une chatte devant un serpent ! Et les yeux ! Marie Joseph, je l’ai jamais vue pareille, ma mère ! Elle aurait pu foutre le feu à la baraque juste avec ses yeux, ma mère ! Et l’autre l’autre, la fille, ramassée sur elle-même, un cobra… Et jolie, en plus, et pas un mot. Les yeux fermés, faisant des nœuds !

Ma mère est partie de la maison en furie ! Comme si elle était en flammes, notre maison ! En me laissant dans le feu… Bien heureusement… Et nous, fille-moi, on s’est jetés l’un sur autre comme des bêtes sans nom, à même le sol, et toute la nuit. Toute la nuit… Je garde encore deux cicatrices, moi. Elle m’a bien griffé, et puis mordu, le cobra ! Ça – oui. Et pourtant, je ne me souviens plus de son visage. Du tout. Lavé à l’eau de javel ! Juste sa présence. Un écho de sa bouche… Et puis, je me dis que, peut-être, cette nuit on avait pas eu de visage du tout, elle-moi.

Le matin, déjà seul, je me suis mis à laver le drap. Je l’ai frotté, frotté, un raton laveur, quoi, et à genoux devant la baignoire, pauvre drap, si blanc, si gris devenu, et des taches de sang… La fille est partie, disparue comme elle était apparue. Et ma mère, prévoyante, n’est rentrée qu’à midi pour être sûre-sûre que « l’orpheline » ne soit plus là. Je ne sais pas où ma mère a dormi cette nuit, chez une collègue sûrement…

 

Debout derrière moi, ma mère a dit « Plus jamais ça. » Et puis encore « Plus jamais ça… J’ai passé la nuit par terre ! » Sans me retourner, j’ai répondu « Eh bien, mère, moi aussi… » Et on a ri un peu tous les deux. À l’époque elle savait encore rire, ma mère… De moi, sans moi, et avec.

Et puis plus doucement, elle m’a demandé si je m’étais bien protégé. J’ai montré mon bras droit. Deux grosses griffures. « T’es bête ! je te parle pas de ça ! » Puis elle les a examinées, ces griffures. Un vrai médecin meurt médecin. Vite fait, elle les a désinfectées, en soupirant « J’espère qu’elle se lave les mains… Elle est vaccinée contre le tétanos, j’espère ! Sinon – tu es manchot, mon quignon… »

Puis elle a ausculté le drap. Les taches de sang. « C’est le tien ou le sien ? » J’ai répondu « Je ne sais pas… » Ensuite elle a jeté le drap. Après l’avoir bien essoré, oui. Dommage, j’aurais aimé le garder. Ne serait-ce que ce morceau taché de sang. On en a plus jamais reparlé, mère-moi. Jamais-jamais. Voilà la chose. Oui, c’est plus facile pour un raton-laveur d’inventer un lave-linge que pour une mère d’accepter une orpheline dont son fils est fou juste pour une nuit comme future bru – ne serait-ce que pour une journée. Rien à faire…

 

Des années après, je l’ai rencontrée, l’orpheline. Des années, oui… À la gare routière. Il neigeait fort cet hiver-là. Bien bien après la mort de ma mère… Elle ne m’a pas reconnu, moi – si, et tout de suite, je n’ai vu qu’elle. Comme si mes blessures s’étaient rouvertes à sa vue, deux – d’un coup.

Je l’ai abordée, on a discuté un peu. Elle est devenue bien vieille, moi aussi, mais elle a réussi à garder quelque chose dans les commissures des lèvres, une sorte de moquerie, et les yeux qui rient, même quand la bouche ne rit pas, oui, ses yeux d’autrefois…

Elle m’a dit qu’elle a un fils, qu’elle vit chez son fils. Et son fils travaille la nuit, vigile dans un supermarché, et que si je veux – je pourrais dormir chez elle. Et comment ! Si je le veux… Et puis elle m’a demandé où je vis. En France ? Eh bah… Et plus rien. Comme si la France n’était qu’un village à côté. Et puis on a parlé de ma mère aussi, c’est elle qui a commencé et je lui a raconté comment ça s’était passé avec ma mère lorsque « tu as disparu… »

Mais oui, j’ai tout raconté, en tenant à la faire rire. Rire… Sûrement, pour pouvoir coucher avec elle après. Pour refaire notre nuit… On a ri tous les deux de cette soirée-là, il y a 20 ans, et de ma mère aussi, ah oui, surtout de ma mère. Et puis je lui ai dit qu’elle était morte, ma mère. Et elle a fait le signe de croix et puis c’est tout. « Une orpheline, que veux-tu ! » aurait dit ma mère.

Je n’avais pas osé demander son prénom. Ni elle – le mien. Et puis – ça va – je me suis dit ! « Comment t’appelles-tu ? », et elle de me répondre « Zoulia. Et toi ? » Je n’ai pas voulu donner mon vrai prénom, je ne sais pas pourquoi et j’ai dit le prénom de mon père. Elle a dit « Beau prénom… Ancien. Tu veux venir chez moi ? Viens ! C’est pas loin…» Pas loin ? Pas loin russe ou pas loin français… Pour les Russes – mille verstes c’est un saut de puce !

Les yeux un peu bridés, oui, les yeux de la steppe, il y a tellement de Tatars ici… Zoulia. Diminutif de Zoulfia. Elle a ri : « Tatar de chez Tatars ! » Oui-oui, je marmonne, je vois…

On aurait pu prendre un taxi, mais non… À pied. En effet c’était pas loin de la gare. Pas loin français, je veux dire. Je la suivais… Non, pas à côté, derrière, en chien errant mené par la faim. Les chiens comme ça suivaient chaque fois ma mère quand elle rentrait du marché. Toute une meute… Un vrai cortège nuptial.

Zoulia devant, avec son manteau, tout élimé, bien vieux, qui devait être bleu au début, et là – bleu vieilli, tout gris presque. Complètement démodé, d’un autre siècle, à col de martre. Au temps de ma mère – c’était chic.

Elle se retournait de temps en temps, comme pour vérifier que j’étais toujours là. Et j’étais là, moi. Un moment elle a dit, en riant « Allez, ne traîne pas, t’es un vrai chiot, petit Français, viens à côté ! »

Dans les villes enneigées, un homme seul ne peut compter que sur la pitié d’une femme. J’ai toujours misé sur les femmes… Pire que mon grand-père ! Lui – sur les bons numéros, malin, moi – sur les mauvais…

Elle riait tout le temps, elle… Et lorsque Zoulia riait, elle se couvrait la bouche. J’ai vu après qu’il lui manquait une dent. Mais c’est après, après. Là – elle me parlait en oblique, tête penchée. J’ai vu ses mains couvertes de griffures. Elle cultive les roses, ou quoi ? Elle a ri, toujours une main sur la bouche, et puis a dit « Ah ça… C’est mon chaton, mon Basile, je l’ai ramassé ici il y a une semaine… Il vadrouillait, plus maigre qu’une carpe séchée… Comme toi ! »

Elle sentait bon, oui, mais de loin… Sûrement un peu de parfum sur le col de son paletot. Auparavant ma mère aussi parfumait la fourrure du col du manteau. Sinon – elle sentait rien. Une femme vieillissante, pas vieille, non, le manteau trop grand et puis ses grosses chaussettes de laine… Ses bottines. Et surtout ses collants, ah oui, effilés derrière. Je me suis dis que ça doit être vraiment un tigrounet, ce Basile-sauvé-à la gare…

 

Ce n’est pas évident de marcher dans la neige en plein jour et la nuit, la nuit… C’est encore un autre chapitre. Dans le corridor des congères, ah oui, étroit, un pas de côté – et on vous retrouve au printemps. Il faisait déjà bien noir. Mais enfin on est arrivés. Un immeuble comme il y a tant en Russie… Ruche ou clapier, comme vous voulez. Au troisième étage. L’ascenseur grinçant tanguait en peu.

Elle m’a demandé « Alors t’es là pour les affaires ? du business ? » J’ai failli m’étouffer ! Moi et business… « Non, j’ai dit – un ami de mon père m’a appelé, il a dit que la croix sur la tombe de mes parents s’est effondrée. Il faut faire quelque chose… Oui. c’est pour ça… »

Elle s’arrête. « Et alors ? » « Eh rien… Il y a tellement de neige…  Je n’ai pas pu trouver la tombe… Et puis il y a tant de croix couchées… »

Elle m’a demandé où ils étaient enterrés, le nouveau cimetière ? le vieux ? j’ai dit « Le vieux… »

C’est vrai – elle a dit, c’est pas facile… Il y a beaucoup de neige cette année. Et puis les croix sont fatiguées, faut pas croire… Rester debout…

Et on a ri un peu.

Voilà tout.

Pas de lumière au troisième. Mais elle voyait comme un chat, elle ! A trouvé ma main et m’a mené comme un gosse perdu. Puis a lâché ma main. A fouillé dans ses poches… A trouvé la clef et sans tâter ni viser – plongé la clef dans la serrure et a poussé la porte. Puis elle a touché le mur et la lumière fut.

« Enlève tes chaussures là, et viens… » Bon… J’ai enlevé mes godasses, et je l’ai suivie dans une petite chambre. Elle a allumé la lumière, Puis s’est débarrassée du manteau, l’a jeté sur le lit, carrément. Et hop, le voilà, fameux Basile-le-chaton ! Surgi de nulle part, saute dessus, et se met à pétrir la fourrure ! Très beau, roux, tout tigré, « Jeune Œdipe ! » – je dis à Zoulia, et elle dit « Non, non, c’est mon Basile-le-Bienheureux, lui ! » Et le chaton commence à faire les calinous-malinous, un vrai chaton de calendrier, pattes comme ça, tête comme ça, et ça ronronne, un vrai tracteur amoureux.

« Ah non, non, – elle ronronne, elle aussi, en s’adressant au chaton, – tu ne vas pas dormir ici, toi… » Et en se retournant vers moi : « Il sait, lui… Tous les soirs, il dort ici. Avec moi. Je lui fais un nid avec mon manteau… Mais pas ce soir ! Neu-neu-neu… » Et puis elle part, et l’autre continue à pétrir la martre… Zoulia revient avec une toque. De martre aussi. mon Dieu, d’où elle sort toutes ses reliques… Personne n’en porte plus. Ni toque comme ça, ni manteau ! Sauf les vieilles, et encore… Déglinguées, très seules, sans petits-enfants ni rien, les vieilles aux chats, ces grands-mères sans petits-enfants, grand-mères aux chiens, ça – oui. Ma mère avait aussi une toque, à peu près pareille… Bien chaude et légère, d’ailleurs. Je la mettais parfois pour jouer au tzar, ah, je m’en souviens ! Si ma mère était vivante, elle en aurait porté, peut-être… Elle serait bien vieille maintenant… Elle avait horreur des chats, elle. De toute bête en général. Complètement seule, la pauvre. Complètement. Et puis elle boitait à la fin…

Zoulia lui a apporté du lait dans une soucoupe. Il se fait pas prier, Basileus ! Il a lapé son lait extatique… Les yeux fermés. On dirait qu’il souriait, lui… Petite langue motorisée ! Et puis il s’est mis à se laver le museau. Longuement. Comme ça, et puis comme ça… D’un côté, puis de l’autre… Et le voici, ventre plein, propre comme une médaille frappée – il saute sur le lit. Zoulia le met dans la toque : « Voilà – ton nid… » Il se redresse dedans, fait le dos rond, frémit un peu, puis s’allonge, se love en couronne. Un chaton dans une toque de martre ! Cela m’amusait un peu. Et puis pas trop. Et puis pas du tout. Une petite vie endormie dans une autre, morte…

Elle prend le nid tout doucement et le met sur la chaise. « Oui, tu seras bien ici. »

 

Au lit on n’était qu’au début, elle-moi… On avait eu les mains gelées, elle-moi, on les réchauffait entre les cuisses de l’un de l’autre, les mains en amande comme en prière, sans un mot, les yeux dans les yeux. Comme une femme et l’enfant qu’elle allaite. Je lui ai dit mon vrai nom. Qui sait pourquoi… Elle a souri, et toujours pas un mot. Et là – j’ai entendu Crou… Crou dans la serrure…

« C’est mon fils, t’en fais pas. Ce n’est pas mon mari – elle a dit – Mais c’est bizarre qu’il rentre. Il est de garde cette nuit… Je vais voir. » Et puis elle s’habille, tranquille, ni vite ni lentement, et puis part. Ferme la porte de la chambre. Je m’habille aussi, moi… Dans l’armée il fallait s’habiller le temps qu’une allumette brûle. 45 sec ! eh oui… Il paraît que le vrai Don Juan ce n’est pas celui qui se met à nu vite, mais celui qui s’habille vite. Va savoir… Tous ces boutons, ces boutonnières… Fermetures, ouvertures ! Ça serait préférable, peut-être, de ne plus se déshabiller du tout. Pour se laver ? Eh bah, mon grand-père disait : « Que se lavent ceux qui ont la flemme de se gratter ! » mais oui… Se foutre cul nu pour un souvenir ? Mais le souvenir ce n’est qu’un carrefour enneigé de nos expériences printanières, après tout… Et puis quel carrefour mérite qu’on s’y mette à nu pour s’oublier de nouveau ?! Quelle bouffonnerie ! Et puis à mon âge… Dans la neige ! Cul à l’air ! Mais quelle dimitrerie… Et c’est même pas drôle. Et puis on est toujours déçu en se rhabillant de s’être déshabillé. Et puis merde à la fin ! Et puis c’est bien comique tout ça…

Je cherche ma chaussette sous le lit. Trouve pas. Et puis ouf ! Trouvée. Mais pas la mienne. De Zoulia, sûrement, toute petite ! Je l’enfile quand même. Et puis je sors de la chambre.

Ils sont dans la cuisine, mère-fils. Lui, grand gaillard, droit, bâti comme un parachutiste, et comment ! Hercule des parachutistes. Et la patte ! À pouvoir couvrir une grosse assiette ! Il parle à sa mère, tout doucement, je n’entends pas. Puis, m’ayant aperçu, il me sourit un peu, et continue à parler à Zoulia. Elle se retourne, et d’un coup devient – mère. Me sourit aussi et nous présente. J’ai oublié son prénom, c’est dommage… Il a dû oublier le mien. Parfois j’aimerais l’oublier aussi. Et puis on se bonjoure lui-moi. Une poignée de main. Je perds complètement la mienne dans sa paluche énorme. Zoulia lui dit en parlant de moi : « Il habite en France, petit Français… À Paris… » Et le fils de répéter « Paris… Paris… » comme si on lui avait donné à goûter un truc bizarre. Reste songeur, comme s’il croyait pas vraiment que tout ça existe, Paris, la France…

Et puis Zoulia me dit « Écoute… On va manger. Je vais faire un ragoût… » Et le gaillard ouvre un gros paquet. Un morceau de viande. Gros gros… « Belle pièce et encore chaude…Regardez-moi ça ! De l’agneau ! C’est pour tout un régiment, ça…»

Et puis elle se met à éplucher… Des patates, des carottes… L’eau commence à chuchoter dans la casserole. Elle y met de l’agneau. Tout le morceau, carrément. et l’eau se tait. Zoulia marmonne « C’est bien, c’est bien… Un bon ragoût tatare ! » Et puis se tourne vers moi « Tu verras ! À l’orphelinat, on nous appris à cuisiner… Il faut pas croire ! Même si on nous disait qu’on est tous faits par un doigt, les orphelins… » Et puis rajoute « Ça va être bon ! Fais gaffe à ne pas avaler ta langue ! »

Je me suis dit – et moi, alors… Fait aussi par un doigt, moi. Même si c’est un vingt-et-unième…

Je ne sais pas si j’ai envie d’avaler ma langue, mais fumer – oui. Je me tâte. Plus de cigarettes… Zoulia entend mes pensées. Appelle son fils. Il m’en file trois. Et puis elle sort. Et puis revient d’abord elle, puis lui aussi.

C’est bizarre, tout ça… Ils sortent par une porte, mère-fils, reviennent par une autre, comme dans un rêve, oui, on voit les gens, et puis on les voit plus et puis on les voit de nouveau. Et pourtant ce n’est pas un palais, ça. Il n’y a que deux chambres, la cuisine, et la salle de bain quelque part. Les WC aussi, je suppose. Je les ai pas essayés. Mais les couloirs, mais les couloirs…

 

J’en ai fumé une devant la petite fenêtre dans la cuisine. D’abord, par respect – je me suis mis de profil. Ils ont parlé, je n’ai pas vraiment écouté, et puis ils sont sortis tous les deux. Et je me suis mis face à la fenêtre, et j’en ai allumé une autre.

J’ai songé à ma mère. Elle aurait sûrement imaginé que ce grand gaillard est mon fils… Elles imaginent des tas de trucs, les mères. « Arrête de fumer – elle m’a dit un jour – Ça me rend malheureuse… » J’ai voulu répondre que si elle arrêtait d’être malheureuse – j’arrêterais le tabac. Être malheureux c’est une habitude comme une autre. Oui, mais j’ai rien dit, et puis j’ai allumé deux clopes d’un coup devant elle.

Et puis j’ai pensé à mon grand-père. Je ne sais pas pourquoi… Peut-être à cause de la neige. Il neigeait de plus en plus fort. Sur les routes, sur la steppe… Il neigeait sur les tombes jeunes, vieilles, sur la tombe de ma mère, sur ta tombe aussi, grand-père… Oui. Un soir, en hiver en me voyant plongé jusqu’aux oreilles dans un gros livre, tu as dit « Arrête un peu avec tes livres… Tu sais pas quoi faire ou merde ?! Quand un bonhomme ne sait pas quoi faire – il baise ou fume ou boit ! » Ah, pépé Jo ! J’entends encore son rire…

Un autre jour, j’ai répété ce mot à ma mère devant grand-père. Oh, elle n’était pas contente, ma mère ! Mais pas du tout. Fumer ! Boire ! Baiser ! Et puis quoi encore ! Il faut arrêter ! Et pépé Jo de me faire un clin d’œil et de chuchoter à sa fille « Pour fumer et boire – c’est très dur d’arrêter, ma poupée… Pour la baise – il suffit d’attendre, ça s’arrête tout seul… » L’homme d’esprit qu’il était… Mon pépé. Mon Falstaff… Trois guerres dans les jambes. Quatre blessures dans le bide ! Et fourni de médailles comme une carpe d’écailles ! Et l’ivresse à revendre…

Des années après, vieillard profond, presque fou et aveugle aveugle, il pleurait sur le corps nu de sa fille à la morgue… Ne la voyant pas, ayant peur la toucher, caressant le marbre où elle gisait, piaulait tout doucement sur sa fille, marmonnant quelque chose… Pas grand-chose… Un vieux bouffon pleurant son enfant.

Elle est morte dans la rue, ma mère… Tombée et morte dans la neige. Pas sur le coup… Non. Durant toute la nuit elle mourait… Toute la nuit ! On l’a trouvée le matin, un gamin en allant à l’école. Et puis la police, la morgue, tout ça…

 

J’ai dit à Zoulia que je dois partir. Que juste je termine la clope. Qu’ils mangent, eux, ça ne me dérange pas du tout. Qu’ils ne fassent pas attention à moi…

« Ah bon ! Tu n’as pas faim ? » – elle me dit, déçue… Je réponds – non, non, ça va, du tout…mais si, oh que si, j’ai faim, très faim, mais d’autre chose, oui, de très autre chose. Et puis j’ai dit seulement que c’est bon, l’agneau, le ragoût, tout ça – oui. Mais pas faim…

« Il faut faire attention, hein, maigre comme tu es ! C’est l’hiver… Il faut manger pour deux ! Et l’hiver sera long, il paraît… » Voilà ce qu’elle m’a dit. Les yeux d’une mère… Et puis elle a dit tout bas, tout près, toute – murmure « Reste, il va partir tout à l’heure… Reste. On a toute la nuit… On a déjà bien réchauffé les mains, hein ? »

Et puis ils se sont mis à table.

Dehors – il neigeait fort, oui, je me souviens très bien. La neige tombait, tombait, la neige sans froid, la neige grave, la neige nocturne… Il neigeait il neigeait… Comme il ne neige plus que dans les songes.

C’était une neige bien différente… Oh que oui. La neige nocturne c’est la neige des vieillards et des morts. Absolument. Mais moi – j’aime toutes les neiges. C’est ma manne, la neige. C’est la manne du Nord, ça… Je peux en manger tous les jours. À midi, au soir, la nuit… Même une fois dans la tombe – je sourirais encore, pourvu qu’il neige.

L’odeur de la neige, un petit froid par une petite fenêtre, et l’odeur de la viande, de l’agneau, le ragoût… Ah oui, j’ai eu faim sévèrement. Sensation étrange. Une petite joie silencieuse… Un bonheur presque. Bonheur d’un mourant de faim. Le bonheur nouveau-né, mort-né, peut-être, mais quand même né…

Je n’ai pas bougé de la fenêtre. J’ai regardé la manne tomber, et les rares voitures rouler lentement, prudentes, et les réverbères et les ombres… J’avais les larmes aux yeux. Ça n’a duré qu’une respiration, ça – oui, mais fort. Je ne voulais pas qu’ils voient tout ça… Un clope bien au chaud, la viande et le voilà, le petit Français est aux larmes ! La retraite de Russie, quoi ! la Grande Armée, mon cul…

Ça faisait longtemps que j’avais terminé mes trois cigarettes, mais je suis resté à la fenêtre. Il devait faire vraiment très tard. Où aller dans le ventre de la nuit… Plus de voitures… Le carrefour était vide. Tout blanc, tout blanc… Et j’ai vu l’agneau arriver au carrefour. Il marchait tranquillement, pas du tout comme un animal perdu, oh pas du tout, pas comme un agneau errant du tout ! Lentement, d’un pas décidé, comme s’il savait où il allait. Comme s’il rentrait chez lui. Un moment il s’est arrêté au milieu du carrefour, sous les réverbères. Et son ombre s’est brisée en trois… Il a levé la tête et regardé l’immeuble. Comme s’il cherchait quelqu’un, une fenêtre, oui… Et j’ai oublié de respirer.

Tout ça n’a pas duré, non… L’agneau a fini par baisser la tête et reprendre son chemin.

Je suis descendu sur le carrefour. La neige connaissait son chemin, elle aussi. Continuait à tomber, elle. Sans cesse, sans cesse…


Dimitri Bortnikov

Écrivain

Rayonnages

FictionsNouvelle