Un été à la campagne
Nous étions venus, mon camarade Mathieu Szpiro et moi, dans sa maison de campagne. Ses grands-parents l’avaient achetée quelques décennies plus tôt pour avoir séjourné là pendant la guerre. « Séjourné » est du reste assez impropre car en vérité ils se cachaient. Au début de 1945, ils étaient remontés à Paris, indemnes : les Allemands étaient heureusement passés au large de Branceils, petite commune du sud de la France. Ils avaient loué cette maison aux parents de celle qui allait devenir Mme Ghirlandaio, actuelle propriétaire de la maison voisine, identique à celle des Szpiro et pourvue d’un même jardin. Mme Ghirlandaio n’habitait pas ici, mais au centre du village, en face de l’église, où son mari avait ouvert un fort modeste estaminet où l’on ne servait que des pâtes et du vin italien. Au demeurant réputé loin à la ronde : il fallait dûment réserver pour s’y attabler, d’autant que l’établissement n’était pas des plus spacieux. Mathieu me raconta que ses grands-parents avaient su gré aux villageois d’avoir tenu leur langue à cette époque, car ils n’ignoraient rien de l’identité de ces Parisiens au drôle d’accent, ni que celle-ci était mal vue des autorités. On le sut bien plus tard : au village, parlant d’eux, et sans y voir malice, on les appelait « les Juifs ».
Le lendemain de notre arrivée, vers midi, on entendit les voix haut perchées de jeunes femmes dérobées à nos regards, cachées qu’elles étaient par une haie épaisse. Elles commentaient un jeu radiophonique où il s’agissait, semblait-il, de fournir les bonnes réponses à des questions culturelles. Alors, elles hurlaient sans retenue pour être la première à répondre.
On apprit peu à peu leurs prénoms : Luce, Natacha, Babette, sans bien sûr encore les distinguer. On les entendait crier, jurer, s’interpeller, s’injurier. On les imaginait, Mathieu et moi, en petites tenues sur leurs chaises-longues à lire des magazines, à faire défiler des pages d’écran, à faire passer un petit pinceau de rouge sur leurs orteils,