Nouvelle

Un été à la campagne

Ecrivain

« … je me disais que c’était avec elle que j’aurais mon roman » : ainsi songeait le narrateur de la Recherche à propos d’Albertine, et ainsi le rappelle le narrateur de la nouvelle d’Henri Raczymow. Lui qui, également, rêve de son baiser à elle : adviendra-t-il ou n’adviendra-t-il pas ? Elle, ici, s’appelle Luce – Simonet, comme Albertine. Où sont les différences, où sont les similitudes : l’été sera décidément, et surtout malicieusement, proustien.

Nous étions venus, mon camarade Mathieu Szpiro et moi, dans sa maison de campagne. Ses grands-parents l’avaient achetée quelques décennies plus tôt pour avoir séjourné là pendant la guerre. « Séjourné » est du reste assez impropre car en vérité ils se cachaient. Au début de 1945, ils étaient remontés à Paris, indemnes : les Allemands étaient heureusement passés au large de Branceils, petite commune du sud de la France. Ils avaient loué cette maison aux parents de celle qui allait devenir Mme Ghirlandaio, actuelle propriétaire de la maison voisine, identique à celle des Szpiro et pourvue d’un même jardin. Mme Ghirlandaio n’habitait pas ici, mais au centre du village, en face de l’église, où son mari avait ouvert un fort modeste estaminet où l’on ne servait que des pâtes et du vin italien. Au demeurant réputé loin à la ronde : il fallait dûment réserver pour s’y attabler, d’autant que l’établissement n’était pas des plus spacieux. Mathieu me raconta que ses grands-parents avaient su gré aux villageois d’avoir tenu leur langue à cette époque, car ils n’ignoraient rien de l’identité de ces Parisiens au drôle d’accent, ni que celle-ci était mal vue des autorités. On le sut bien plus tard : au village, parlant d’eux, et sans y voir malice, on les appelait « les Juifs ».

Le lendemain de notre arrivée, vers midi, on entendit les voix haut perchées de jeunes femmes dérobées à nos regards, cachées qu’elles étaient par une haie épaisse. Elles commentaient un jeu radiophonique où il s’agissait, semblait-il, de fournir les bonnes réponses à des questions culturelles. Alors, elles hurlaient sans retenue pour être la première à répondre.

On apprit peu à peu leurs prénoms : Luce, Natacha, Babette, sans bien sûr encore les distinguer. On les entendait crier, jurer, s’interpeller, s’injurier. On les imaginait, Mathieu et moi, en petites tenues sur leurs chaises-longues à lire des magazines, à faire défiler des pages d’écran, à faire passer un petit pinceau de rouge sur leurs orteils, à consulter des messages, à y répondre toutes affaires cessantes, ou à somnoler, le corps enduit de crème solaire. Nous autres, Mathieu et moi, osions à peine nous adresser la parole et donc signaler notre présence, intimidés comme des adolescents, ou redoutant de nous faire passer pour des intrus qui les épiaient subrepticement, comme de parfaits malades.

Quand le soir tombait, Mathieu et moi allions faire une promenade jusqu’à la ferme et même au-delà s’il faisait encore jour. On croisait un Allemand qui tenait en laisse un chien berger, allemand lui aussi. On se souhaitait bonsoir jusqu’à ce qu’une fois on en vienne à se parler. Il lâcha aussitôt le morceau, comme on avoue d’emblée une tare. Son père avait découvert la France pendant l’Occupation, l’avait aimée « comme une femme » (sic) et s’était promis, s’il réchappait du front russe, de revenir. Voici dix ans, explorant cette région un peu par hasard après en avoir arpenté d’autres, il avait acheté une petite propriété là-bas, au-delà de la ferme.

Un de ces soirs, sur la route, on a vu venir vers nous les trois jeunes filles. Elles étaient jolies, ça crevait l’écran. Tandis qu’on avançait les uns vers les autres, Mathieu eut le temps de me raconter une blague juive. C’est en Pologne. Shloymé et Moyshé marchent sur un chemin un peu en dehors de leur shtetl. Deux paysans (goys) viennent vers eux. Shloymé dit à son ami : Regarde, ils sont deux, et nous on est tous seuls. J’ai souri par politesse. Les filles étaient fort différentes les unes des autres. Une grande, une petite, une boulotte toute en cheveux. On s’est salué d’un hochement de tête. Bonsoir, bonsoir. Rien de plus, rien de moins.

Ce fut quelques jours plus tard – j’étais sorti à vélo – que j’ai rencontré celle dont j’appris alors le prénom, Luce. Luce Simonet, donc, Simonet avec un n. Elle cherchait un court de tennis. Je ne pouvais lui être d’aucun secours. J’ignorais tout du tennis comme de tout autre sport, et la région ne m’était pas extrêmement familière. Je lui ai souhaité bonne chance, à tout hasard. J’avais épuisé mes ressources en matière d’improvisation.

Avec Werner, l’homme allemand au berger allemand, nous nous attardions volontiers lors de nos rencontres vespérales. Il me parla bientôt de son fils ou de son petit-fils, je n’ai pas bien saisi, qui, dans le cadre de ses études de germanistique (quel grand mot !), étudiait le yiddish, langue dont il était devenu un spécialiste à l’échelle européenne voire mondiale, il n’en était pas tant, de ces spécialistes. J’ignorais évidemment tout de la question, tout autant que du tennis et des endroits où le pratiquer. Dès lors en tout cas, au crépuscule, quand on se rencontrait, Werner me bassinait avec cette vieille langue dont Mathieu me révéla, quand je lui en parlai, qu’elle avait été celle aussi de ses aïeux. Le chien aussi, selon Mathieu, devait avoir un grand-père qui était venu naguère occuper la France. Ou alors un arrière-grand-père. Ou un vieil oncle. Et ses histoires de yiddish, son insistance à nous en parler dès nos toutes premières rencontres, étaient probablement le signe chez Werner qu’il entendait nous mettre en confiance. Comme s’il pensait que c’était là sa tâche, la patte blanche qu’il lui fallait montrer de prime abord.

Une soirée que j’étais sorti « prendre l’air » avant notre soirée Schubert avec Mathieu (la radio devait retransmettre je ne sais plus quel concert prestigieux), je vis Werner avec son chien qu’il ne tenait pas en laisse et qui, me voyant, fonça sur moi. Peut-être pour venir me saluer, me faire un grand hug, mais peut-être pas, comment savoir ? Je ne m’enfuis pas. Je savais une des lois de la jungle : en cas de fuite, l’animal prédateur fonce sur vous car il vous identifie alors à une proie. Mais ce n’était pas là la vraie raison de mon immobilité. La vraie raison, c’était la terreur, et voilà tout. Et tandis qu’il venait à moi, une réminiscence d’un vers de La Fontaine eut le temps de me traverser l’esprit, vers qui disait : « Et le mâtin était de taille / À se défendre hardiment. » Heureusement, Werner rappela son chien à temps, criant : « Heinz ! Komm her ! » Ce à quoi Heinz obéit, revint à son maître comme Rintintin à Rusty, son maître qui lui accrocha la laisse. Je ne sais trop pourquoi, mais je me réjouis après-coup que Luce n’eût pas assisté à la scène. Luce ni personne d’autre d’ailleurs. Mais Luce surtout. Elle m’eût trop vite jugé, m’eût pris pour un couard, ou m’eût reconnu comme un couard.

En rentrant, et avant Schubert, je fis part à Mathieu du Heinz ! Komm her ! de Werner. Cela nous fit froid dans le dos, tout autant que les enjambées dudit Heinz dans ma direction.

Certes, les gens qui nous intéressaient le plus, Mathieu et moi, c’étaient nos jeunes voisines. On imaginait des scénarios de charme, on se faisait du cinéma. On se disait qu’il ne fallait pas hâter les choses, forcer le destin. Il fallait lui laisser la bride sur le cou, au destin, faire en sorte que l’eau leur vienne à elles aussi à la bouche, si tant est qu’elle dût leur venir un jour, un jour proche tant qu’à faire. D’un autre côté, point trop ne fallait muser. Nos trois grâces de voisines pouvaient disparaître du jour au lendemain, s’évanouir comme un mirage, se dissoudre comme du sucre dans l’eau, sans crier gare. De telles choses arrivent. On se récitait du Paul Fort : Le bonheur est dans le pré, cours-y vite, cours-y vite… Notre maîtresse commune, d’école, nous avait appris ce poème, au temps heureux où nous avions une maîtresse, même si on devait se la partager.

Un soir où mon camarade Mathieu avait trop la flemme pour que nous sortions de concert assister au coucher de soleil sur les blés dorés au-delà de la ferme Cahuzac, je l’ai enfin rencontrée. Celle qui des trois filles poussait sa bicyclette devant elle. Celle aux belles joues rebondies. La plus jolie des trois à mon avis. Elle marchait sur la route déserte. Comme elle se prolongeait assez vite par un chemin de terre, elle n’était jamais très fréquentée, même en plein jour. Luce Simonet ! Elle tenait d’une main son guidon, et de l’autre un magazine. On entendait le chant des grillons, des criquets, des choses comme ça. Quand je fus à quelques mètres d’elle, je m’avisai qu’elle s’apprêtait à mettre sa jolie sandale dans une bouse, une belle bouse au demeurant, de tout évidence une bouse de chez Cahuzac. J’osai l’en prévenir à temps. Luce, attention ! Elle leva ses yeux sombres et étonnés, me regarda à l’arrêt comme un chien de chasse attendant que son maître lui donne l’ordre de bondir sur sa proie. Alors, j’ai pointé mon index vers la chose aplatie sur le goudron. Elle la vit, me sourit, me remercia et me dit que sa distraction était due à l’article de magazine qui lui était consacré. Et, comme pour me prouver qu’elle me disait la vérité, innocente et fière, elle tourna vers moi sa photo. J’y jetai un œil, le relevai sur Luce, retournai à la photo. C’était bien elle, elle ne mentait pas. Congrats, lui dis-je, recourant à l’anglo-saxon comme chaque fois qu’une émotion me prenait le cœur. Elle contourna la bouse, se replongea dans sa lecture et poursuivit son chemin vers la ferme, me laissant coi et figé comme un hippocampe.

Nous entendions souvent, venant de l’autre côté de la haie qui séparait les deux maisons jumelles, de copieux jurons où revenaient « merde » et « putain », à quoi s’ajoutait tout aussi fréquemment la même chose mais en anglais, « fuck » et « fucking ». Une fois, même, il nous a bien semblé avoir entendu le mot « foufoune », mais on ne l’aurait pas juré sur les saintes écritures. On a juste tendu l’oreille, Mathieu et moi, mais nulle certitude pour autant. On a bien cru, voilà tout. Je ne sais pourquoi, et pas grand-chose à vrai dire me menait sur cette voie, j’eus tôt fait de penser que c’était Luce qui usait surtout de ce langage. Je le lui attribuais parce qu’elle était la plus jolie des trois, du moins à mon goût, mais jolies elles l’étaient toutes en vérité. Mathieu et moi tombions d’accord sur ce point.

 

Bientôt, au village, ce fut jour de marché. Nous y avons rencontré Mme Ghirlandaio chargée de son cabas, que nous savions être la propriétaire de la maison que louaient nos voisines, et dont les parents avaient connu les grands-parents de Mathieu. Elle nous entreprit aussitôt de son estaminet et de la spécialité culinaire que son mari Giacomo y pratiquait et avait acclimaté dans le pays : les penne alla fiorentina. C’était bon à savoir assurément. Et aussi, comme elle y insista, qu’on eût au village des jeunes filles aussi célèbres. Nous la poussâmes à partager ce qu’elle savait à ce sujet. Ce qu’elle savait ? En fait pas grand-chose. Elle-même, personnellement, n’avait pas lu l’article dans la magazine féminin, seulement celui paru dans La Montagne du Centre. Elle pouvait seulement affirmer que cette jeune personne serait une nouvelle animatrice à la télévision. Mais elle n’en savait pas plus. L’estaminet la requérait, surtout à la belle saison comme maintenant, avec tous ces estivants de passage. En tout cas, celle qu’on voyait dans les journaux, c’était bien Luce Simonet. Attention, malheureux ! Simonet avec un seul n ! Ce n’était pas le tout-venant des Simonet, ceux notamment avec deux n, notoirement d’une plus basse extraction sur l’échelle de l’excellence. Mais baste, assez parlé, il fallait qu’elle rentre au bercail apporter les échalotes. Giacomo l’attendait sûrement pour jeter penne et gnocchis dans l’eau bouillante où il avait déjà introduit des pincées de gros sel.

Ainsi, cette brunette aux joues rebondies et roses, cette Luce Simonet avec un seul n qui faisait du vélo, n’était pas n’importe qui. Je pensais de plus en plus à elle. Aux deux autres aussi, mais à elle encore davantage. Le soir, dans le jardin, je l’épiais, je prêtais l’oreille, je guettais le bruit métallique que faisait son vélo roulant sur le gravier de son jardin, qu’elle devait pousser non sans difficultés, penchée en avant, des mèches de ses cheveux bruns dans les yeux, marmonnant j’imagine des fuck et des merde jusqu’à ce qu’elle atteigne enfin la route goudronnée et se perche sur sa selle. Moi, alors, j’enfilais vite mes sandales et là j’hésitais, longuement, trop longtemps, à sortir pour la surprendre, lui donner le sentiment d’une rencontre inopinée, revoir ses yeux hardis me considérer. Mais non, trop tard, elle était déjà partie en direction du village, peut-être pour y acheter une baguette ou pour rendre visite à M. et Mme Ghirlandaio, les propriétaires de la maison siamoise qui jouxtait la nôtre, partageant avec la nôtre un mur mitoyen, mur que j’enviais car il connaissait l’insigne volupté de voir parfois ces jeunes filles vêtues de leurs seules lunettes de soleil en train de bronzer. En y pensant, j’aspirais alors à me transformer en ce mur, même s’il y couraient parfois des lézards et des charançons. Les murs n’ont pas d’oreilles, dit-on, j’imaginais que celui-ci avait des yeux.

Le jour suivant, j’ai adopté la même tactique, attendant patiemment, tentant malgré tout de lire un peu, de suivre sans trébucher, sans dévier, les lignes du livre de poche que j’avais apporté à Branceils, agaçant Mathieu qui me proposait de sortir enfin « prendre l’air », comme nous avions coutume de dire en matière de plaisanterie (car l’air, ici, nous le prenions évidemment à satiété), de nous dégourdir les jambes, chose que je repoussais : j’attendais la sortie que j’imaginais, que j’espérais imminente, de Mlle Luce Simonet avec un seul n, reine d’un jour, et peut-être davantage, poussant vaillamment, quoique avec force jurons, son vélo sur le gravier.

Cette grâce me fut bientôt donnée. J’enfilai mes sandales et m’esquivai le plus vite que je pus, non sans jeter un regard à Mathieu qui justement me regardait avec pitié ou avec envie, impossible de trancher hier comme aujourd’hui. Mais mon regard à moi voulait simplement dire quelque chose comme : Ah ! tu vois bien, je te l’avais bien dit !

Une fois dehors, sur la chaussée, je n’ai pas rusé pour convaincre Luce que ma présence à cet instant devant elle ne résultait nullement d’un grossier stratagème de ma part. Foin de mesquinerie et de puérilité ! Et peu m’importait, en l’occurrence, ce qu’elle pouvait alors penser. C’est le résultat seul qui comptait. Je voulais lui adresser la parole. Il m’apparut que la manière la plus naturelle, la plus apparemment spontanée que je pusse trouver, c’était de lui demander de bien vouloir me prêter le magazine qu’elle lisait l’autre soir, quand elle manqua devant moi d’enfoncer sa semelle dans une bouse de chez Cahuzac, danger dont je l’avais à temps écartée. J’ajoutai que Mme Ghirlandaio m’avait l’autre jour fortement recommandé cette lecture où la demoiselle était à juste titre portée aux nues. Luce ne fut pas autrement surprise de ma demande. Elle coucha tout de go sa bicyclette par terre sur son flanc et retourna chez elle d’où elle revint vite avec ledit magazine. Là, il me fut donné d’entendre sa voix cristalline, grave et suave, d’un ange : « Ça s’appelle reviens  ! », me lança-t-elle. J’ai bafouillé mon acquiescement, et Luce enfourcha sa bicyclette. Je l’ai regardée longtemps s’éloigner en direction de la ferme. Me croirait-on si je disais que j’étais amoureux ? Moi, j’étais tout près de le croire.

Le dimanche qui suivit était encore jour de marché. On s’y promena avec Mathieu. Les distractions à Branceils n’étaient pas si nombreuses, et la messe n’était pas notre genre. Un des stands était tenu par un artiste-peintre qui exposait ses œuvres d’un style impressionniste : paysages vallonnés, des fleurs, des vaches, des femmes dénudées dans l’herbe, des guinguettes dansantes ornées de fanions patriotiques, des fanfares aux couleurs si vives qu’on eût dit, à les regarder, qu’on entendait les cuivres. Comme on s’attardait un peu, l’homme au costume de velours – artiste-peintre oblige – nous informa, comme nous avions l’air d’amateurs éclairés, que si on voulait en voir davantage, il suffisait de visiter son atelier à l’entrée du village, sur la route de Tétrac-le-Jaladis. La dernière maison sur la gauche. Il s’appelait Adam Cadilhac, mais chacun ici l’appelait affectueusement Jimmy, et même Jimmy la gouache. On lui promit d’aller le voir pour admirer d’autres œuvres de sa main.

En attendant, il nous retint pour parler un peu de lui. Il n’avait peut-être pas tant que ça l’opportunité de le faire, et comme il nous voyait pour la première fois, c’était justement le moment ou jamais. Voici ce qu’il ressortait de son monologue.

Il avait enseigné quelques années dans un collège d’une banlieue qui avait été ouvrière du temps où il y avait des ouvriers et un parti pour les mener au combat – le Parti quoi ! – et où il avait été copieusement chahuté. C’est là que ses élèves l’avaient surnommé, on ne sait pourquoi, Jimmy la gouache. Lui qui avait été grand prix de Rome dans sa jeunesse, vivait d’autant plus mal sa situation professionnelle qu’il jugeait indigne de son talent encore méconnu. Et puis le miracle est arrivé. Une galeriste parisienne avait cru en lui, lui avait consenti un contrat d’exclusivité, à charge pour Cadilhac de lui présenter sa production. Elle lui organisa quelques expositions dans sa galerie parisienne du Marais, rue Pastourelle, expos personnelles et collectives, et l’avait même mensualisé. Oh ! pas des mille et des cents, mais quand même, ce pécule régulier qu’elle lui versait lui permettait tout l’été de venir peindre dans sa demeure de Branceils et de vivre de son art. Les Japonais raffolaient de sa peinture, quand même moins onéreuse que des Monet ou des Renoir mais qui tout compte fait flattait aussi bien l’œil nippon. À la fin de l’été, Adam Cadilhac remontait à Paris et rejoignait sa maîtresse dans les bras de laquelle il passait l’hiver au chaud.

On s’y rendit, Mathieu et moi, l’après-midi même, après la sieste. C’était là encore une distraction comme une autre, après les vaches et le marché. Jimmy était là, dans son éternelle veste marron de velours côtelé et son béret basque, malgré la chaleur relative. Avait-il l’air d’un artiste ? Oui, sûrement. Mais s’il avait été gardien de moutons, c’eût été tout aussi vraisemblable. À peine avions-nous pénétré dans le clair-obscur de son antre que nos voisines, ô surprise et joie, toquèrent à la porte ouverte. Elles et lui se connaissaient de longue date. Le peintre fit pourtant les présentations, ignorant qu’elles et nous étions voisins-voisines. Il le fit de façon un peu solennelle, bien dans les règles. Et quand il en vint à Luce, il utilisa les paroles mêmes de Mme Ghirlandaio (à moins que ce ne fût le contraire, que ce fût elle, la tenancière, qui plagiât le peintre) : « Simonet avec un seul n, malheureux ! » On a tous éclaté de rire de bon cœur, les filles, Mathieu et moi et Jimmy la gouache. Visiblement, ils se connaissaient bien.

C’est Babette, je crois, qui retourna, sans doute à dessein car c’est justement de celle-ci et non d’une autre qu’elle se saisit, une petite toile tournée contre le mur et l’offrit à notre admiration. C’était un nu. Enfin, presque un nu. Une jeune femme ôtait son pull blanc à rayures bleues, découvrant une belle et ferme poitrine toute ronde qu’on eût aimé presser un peu. Du modèle, on ne voyait pas le visage, masqué qu’il était par le pull marin qu’elle passait par-dessus la tête. Jimmy se tourna vers Mathieu :

— Qu’en pensez-vous, Mathieu ? C’est magnifique, non ?

— C’est magnifique, ne put que répéter mon camarade.

Et Babette, assurément la plus délurée des trois amies, nous interpella, nous les garçons.

— Qui devine laquelle de nous trois est peinte ici ?

La question était gênante. Mathieu se taisait et je ne plongeai pas dans le ridicule d’émettre un nom.

— Eh bien c’est Luce si vous voulez savoir, dit enfin Babette.

On ne voulait pas forcément le savoir, mais maintenant que le mal était fait, on n’allait pas se plaindre. On se tourna vers Luce, comme mus par un réflexe pavlovien.

— Merci, dit-elle. Mais c’est surtout le talent d’Adam qui est ici offert aux regards. Moi je n’ai rien fait que poser.

Nul ne parut gêné le moins du monde. Sauf moi, en mon for intérieur. Je ne voulais surtout pas me distinguer, signaler quoi que ce fût de particulier s’agissant de mes sentiments. Mais au fond de moi, tout en admirant ce beau corps qui, maintenant que son identité en avait été révélé, me troublait au-delà du raisonnable, et comme un voile noir de confusion m’empêcha un temps de suivre la conversation, d’être présent aux autres et à moi-même. J’étais jaloux du peintre et de tous ceux qui avaient admiré ce tableau et allaient le faire à l’avenir, allaient contempler des beautés dont moi seul eusse aimé jouir.

 

Je n’ai pas lu aussitôt l’article que le magazine Marie-Ambre avait consacré à Luce Simonet. Tant de frivolité – ou ce qui m’apparaissait ainsi – me tenait à distance et méfiant. À la vérité, je n’osais toucher cet hebdomadaire, tel un sauvage se tenant éloigné d’un objet jugé tabou par sa tribu et dont il était réputé dangereux de s’approcher de trop près. Je laissai passer deux jours entiers, oubliant le magazine dans un coin du salon. Mathieu, lui, ignorait ces scrupules, ces obscures réticences. À cet égard, il ne se comportait pas comme un « sauvage ».

J’oubliais le magazine ? Pas si sûr. Mais non, je ne l’oubliais pas du tout. Pas une seconde. Et d’ailleurs, je me demandais quelle force occulte, au fond de moi, m’empêchait de m’en saisir, de l’ouvrir à la bonne page, celle où apparaissait la photo de Luce. J’imaginais là encore qu’il me déplaisait, à l’instar du portrait sans tête peint par Adam Cadilhac, que tout un chacun pût voir cette photo, lire cet article, connaître, s’approprier tout autant que moi des choses concernant Luce et que, dans cette connaissance, certes en grande partie imaginaire, je ne fusse pas plus avancé que le premier venu. Je ne voulais surtout pas, dans le territoire de Luce, être ce premier venu. Faire partie de ces gens innombrables qui pouvaient – mais connaissaient-ils seulement cette envie folle ? – la caresser, la toucher, fût-ce en effigie, nourrir des conversation frivoles dont elle était l’objet. La regarder dormir, la regarder et l’écouter jouer une sonate pour piano de Schubert… Et j’en voulais presque à Luce de se donner ainsi en spectacle, pour ne pas dire en pâture, au tout-venant qui plus est, presque au coin d’une rue sombre, un soir de pluie. J’avais le sentiment que tout un chacun pouvait abuser d’elle et, pis encore, qu’elle consentait à ces gestes, à ces abus, qu’elle les sollicitait.

Je vous l’accorde, j’allais trop loin. Je n’avais pas échangé plus de trois mots avec elle, ne l’avais pas vue plus de trois fois et voilà déjà que je souffrais par et pour elle. Voilà déjà que je me posais en propriétaire du terrain.

Mathieu me demanda si j’avais lu l’article dans Marie-Ambre, car Luce voulait récupérer le magazine dont elle n’avait qu’un exemplaire. Je dus m’y employer. Et puis c’était trop bête à la fin ! Pourquoi me refuser de satisfaire ma curiosité ? J’en lus, je crois bien, une bonne moitié. Puis j’abandonnai, à bout de forces.

 

Nous apprîmes par Babette que Jimmy la gouache donnait une petite réception dans son atelier, un raout « en toute simplicité », « à la bonne franquette », et qu’il avait chargé les filles de nous y convier, Mathieu et moi.

On s’y rendit à pied, traversant le village silencieux. Il y avait davantage de monde que ce à quoi on pouvait s’attendre. Les amis et admirateurs de Jimmy étaient venus des localités alentour, en auto, à moto, à vélo, parfois d’assez loin, ainsi de Laubat-Haut et de Laubat-Bas, lieux-dits fort distants, voire de Lagleygeolle ou de Lostanges, bourgs encore plus reculés. Jimmy nous fit l’éloge d’amis écrivains auxquels il nous présenta avec force dithyrambes les concernant. Ils appartenaient, nous le comprîmes assez vite, à l’espèce des autoédités : leurs ouvrages traitaient en général d’histoire locale ; ils les « écoulaient » le dimanche matin sur les marchés de la région, alpaguant le chaland. Il y avait aussi des amis peintres, quelques voisins dont les Ghirlandaio et même Werner venu sans son chien et les jeunes filles évidemment, nos belles et fraîches voisines. Pour le coup, avec Babette et Natacha, on s’est tapé la bise, comme des vieilles connaissances. Et Luce ? Oh, elle était par là, nous dit Natacha en balayant l’atelier du regard. Regard que je tentai de suivre, mais qui ne me mena nulle part. Je notai en revanche qu’à l’appel manquaient les Cahuzac qui avaient je suppose bien d’autres chats à fouetter, ainsi que leurs vaches. Mais manquaient-ils vraiment ?

J’aurais bien aimé revoir le portrait que Jimmy avait fait de Luce la poitrine à l’air, image qui m’obsédait un peu, dont je n’arrivais pas vraiment à me départir, image qui m’obsédait beaucoup, beaucoup trop. Mais ce n’était pas le moment, au milieu de tous ces gens, et surtout en présence de Luce elle-même, même si je ne la voyais pas alors : elle, de là où elle se trouvait, pouvait me voir. J’imaginais que je contemplais la toile où elle était peinte au même moment où elle-même me regardait, cachée, la regarder. Tableau ! Je projetai de le demander à Jimmy un jour hypothétique où je serai son seul visiteur. À défaut d’obtenir de l’intéressée elle-même que je puisse vérifier l’original qu’elle était la seule à posséder.

Une dame dont le haut chignon blond attirait les regards, que nous ne connaissions pas, et qui cumulait peut-être d’être la compagne intermittente d’Adam Cadilhac et sa galeriste, nous proposa des coupes de champagne dans des flûtes en plastique puis nous présenta sur un plateau de bois des canapés d’apparence industrielle mais que personne ne s’avisait de refuser pour autant.

Je cherchais Luce dans tous les recoins, mais m’efforçais de ne pas paraître chercher quelqu’un. J’imaginais, là encore, que dissimulée à mes regards, elle s’amusait à observer mon petit jeu ridicule. Elle ne devait pas être très loin. Assise silencieuse, solitaire, sur une chaise dans un coin sombre de la pièce, les yeux levés sur tous ces gens comme pour quémander qu’ils veuillent bien baisser les yeux sur elle, pauvre chose. Etait-ce de la timidité ou du dédain ? Je la voyais pourtant et ne la reconnaissais pas. C’est en passant devant elle qu’elle m’appela, et alors je la reconnus.

C’était la première fois sans doute que je voyais Luce de si près. J’apercevais d’autres détails de son visage. Pas seulement ses bonnes joues hâlées, mais aussi son front un peu bombée où je crus lire, peut-être à tort, de la profondeur, ses lèvres pulpeuses comme je les aimais et où je voyais, peut-être tout autant à tort, de la sensualité certes mais aussi une belle réserve de bonhomie. Elle-même me regardait bien en face et cela, loin de m’intimider, me remplissait au contraire de je ne sais quelle confiance en moi, en ma valeur, en mon attrait, en mon destin national et au-delà. En un mot d’un vrai bonheur.

Nous parlâmes de bicyclette, d’animaux de la ferme, du couple que formaient M. et Mme Ghirlandaio, de la peinture de Jimmy la gouache, de la faculté des lettres où j’avais fait naguère quelques études et où elle-même en poursuivait encore. Quel petit monde ! Pendant cette conversation, je ne la quittais pas des yeux. Je m’attardais sur ses oreilles qu’elle avait plutôt petites et bien dessinées, et n’osais descendre plus bas que son cou car mes yeux, je dois le reconnaître, étaient aimantés par son corsage sous lequel c’est le buste peint par Jimmy que par transparence je voyais se soulever et battre comme un cœur. Je me surveillais pourtant car selon moi, les yeux de Luce ne s’attachaient aux miens que pour précisément suivre leur ligne de mire. Redoutait-elle que mon regard descende un peu plus bas ? Le souhaitait-elle ? Je n’allais tout de même pas le lui demander !

Elle et ses amies resteraient encore assez longtemps dans le village, à peu près autant que Mathieu et moi. On échangea des propos banals, mais qu’on s’attardât montrait que malgré tout ce n’était pas déplaisant. On s’enfila pas mal de flûtes il est vrai. Je songeai qu’il ne me suffirait pas de la voir jour après jour, à vélo ou à pied, près de la ferme Cahuzac, sur la place de l’église, ou encore dans l’atelier de Jimmy. Ce faisant, nous ne nous rapprocherions guère l’un de l’autre. D’une façon ou d’une autre, mais de la façon la plus opportune, la plus légère, la plus subtile, mais la plus explicite aussi, il fallait que je lui indique qu’elle représentait à mes yeux une personne spéciale et que mon désir le plus cher était que la réciproque fût vraie.

Je lui proposai qu’on sorte dans le potager d’Adam. Elle trouva l’idée « super ». Je n’en demandais pas tant. Hélas, un godelureau prénommé stupidement Adrian (sans doute le trop simple Adrien ne suffisait pas) et que je n’avais pas vu jusque-là vint nous rejoindre comme si nous l’y avions convié, près des plans de tomates et, me saluant à peine d’un signe de tête, il demanda à Luce si elle irait le lendemain à l’équitation. Je les laissai complaisamment bavarder entre eux, me lassant très vite de leur conversation qui avait trait aux chevaux, aux poneys, aux demi-poneys… Je crus un moment que je devais m’esquiver, qu’ils n’attendaient que mon départ pour être enfin seuls et flirter peut-être. Mais non, devant le soudain silence de Luce, c’est lui, Adrian, qui prit congé. Je dis à Luce que son copain avait l’air tout ce qu’il y a de sympa, prêchant par hypocrisie le faux pour obtenir le vrai, et ce « vrai » me fit plaisir : « Penses-tu, me dit Luce, c’est un con fini. » Elle voulut alors savoir quelles étaient mes relations avec les chevaux. Sa question saugrenue me désarçonna comme si je tombais de cheval : je n’en avais pas. Je me gardai de lui avouer que ces animaux me faisaient peur. Mais je lui racontai quand même qu’il m’était arrivé un jour d’en chevaucher un, haut de taille ; j’avais été aussitôt pris de vertige ; on dut m’aider à descendre. Luce éclata de rire. « Ah bah t’es pas commun, toi ! » me lança-t-elle. La voyant disposée à mon égard, je fus sur le point d’imaginer devant elle chevaucher un poney shetland en compagnie d’enfants de trois ans, mais je me retins à temps. J’avais trop tendance à m’humilier. Pourtant, je souriais. Non à cause du poney shetland sur lequel je chevauchais vaillamment. Mais je me vis soudain entre les belles jambes de Luce, et c’est ça qui secrètement me mettait en joie, alors même que nous avions repris notre conversation, Luce et moi, à propos de ses amies Natacha et Babette et de mon ami Mathieu Szpiro dont je révélai à Luce l’histoire de ses grands-parents durant la guerre. Et nonobstant le tragique, pour certains, de cette époque, je souriais toujours, ce qui intrigua Luce qui m’en demanda la raison. Les chevaux, lui dis-je. Cette réponse sembla lui suffire car elle n’enquêta pas plus avant, et même elle sourit elle aussi, comme si nous pensions à la même chose. Non, ce n’était pas possible. Elle n’avait quand même pas l’esprit aussi mal tourné que le mien, me disais-je, ç’aurait été trop beau ! Et si, après tout, c’était le cas ?

Adrian fut bientôt remplacé par la non moins fâcheuse Natacha qui vint près de nous nous asperger d’une âcre fumée de cigarette. Les choses avaient évolué : nous nous trouvions à présent près des plants de haricots verts. Natacha, c’était la plus grande. Grande et mince, presque maigre, limite dégingandée. Mais rieuse. Elle était doctorante en littérature, me dit Luce et, puisque ma réputation de « littéraire » était, j’ignore comment, venue jusqu’à elle, Natacha me dit qu’elle aurait bien aimé bavarder avec moi à propos de son « corpus vingtiémiste ». Nul doute que nous avions en commun une dilection pour de mêmes auteurs dont certains entraient possiblement dans son « champ ». Je lui proposai qu’on se voie le lendemain, soit dans leur jardin, soit dans le nôtre, à l’heure de son choix. Mais elle y songeait soudain : ce n’était guère possible, elle l’avait oublié mais elle devait justement retourner le lendemain à Lyon où elle et sa mère résidaient car cette dernière présentait des symptômes inquiétants. Mettons que je n’aie rien dit, conclut Natacha. Anyway, we keep in touch. Et elle partit aussitôt dans un nuage de fumée bleuâtre. Nous nous regardâmes avec Luce ; rien dans son visage ne me permit d’interpréter la conduite de Natacha, et elle ne fit aucun commentaire. Ça m’était bien égal après tout.

Luce à présent se taisait. Peut-être pensait-elle à Natacha. Au bout d’un moment, elle me révéla que ce que m’avait dit son amie à propos de sa mère à Lyon était pur mensonge. En vérité, Natacha ne pouvait me voir le lendemain car elle était invitée à pique-niquer avec un groupe d’amis. Elle ment comme elle respire, me dit Luce, c’est parfois très pénible. Mais Natacha ne m’intéressait pas du tout. C’était elle, Luce, que j’aimais regarder, longuement, que j’eusse pu regarder jusqu’à la nuit tombée, jusqu’à n’y plus rien voir du tout, jusqu’à ce qu’elle m’eût demandé pourquoi diable je la regardais ainsi ! Je m’étonnai d’ailleurs qu’elle semblât trouver du plaisir à rester là, dans le potager, en ma compagnie, depuis un certain temps, qu’elle ne montrât nul signe de lassitude, qu’elle ne semblât pas désirer aller voir ailleurs si j’y suis. Elle ne paraissait pas trop apprécier sa copine. Je vis un bon signe en ce qu’elle m’entretînt, celle-ci partie, de ses propres études, comme si elle ne voulait pas être en reste, et briller à mes yeux tout autant que l’autre « grande perche », ainsi qu’elle l’appela à ma grande surprise.

Elle suivait des cours par correspondance et devait rendre pour la semaine suivante une « disserte » sur Marcel Proust (1871-1922), dont elle m’indiqua, à ma demande, la teneur. « Préféreriez-vous un ami comme Bloch ou comme Saint-Loup ? Donnez vos raisons. » Lui fallait-il lire toute la Recherche d’ici quelques jours ? Pas du tout. Le prof leur avait envoyé, avec le sujet, une dizaine de photocopies des pages où il était question des deux personnages. Touchante attention.

De la musique nous parvenait de l’intérieur de la maison. Je reconnus cette chanson. La chanteuse s’appelait Michèle Torr, et les paroles disaient à peu près ceci :

Emmène-moi danser ce soir
Joue contre joue et serrés dans le noir
Fais-moi la cour comme aux premiers instants
Comme cette nuit où tu as pris mes dix-sept ans…

J’étais sur le point de la fredonner, là, entre les tomates et les haricots verts, tout près de Luce, de ses oreilles petites et bien dessinées, de sa bouche rose et pulpeuse, de ses joues rebondies et hâlées, de son front bombé de jeune fille réfléchie, Luce qui me regardait à la dérobée et que je ne quittais pas des yeux. Mais non, c’était trop ridicule, et les paroles de cette scie décidément trop mièvres et sirupeuses. Pourtant, c’était bien ça, justement, qui me plaisait, mais ce fut plus fort que moi, et je m’entendis dire à Luce Simonet :

— J’adore cette chanson. Pas toi ?

Elle se taisait. J’aimais autant. Son silence même était peut-être une invite. Mais à quoi ? À la prendre dans mes bras et entamer un slow comme à l’époque de nos parents ? Mon esprit de sérieux revint à son sujet de « disserte ».

— C’est coton, lui dis-je.

— Oh ! Pas tant que ça. Bloch et Saint-Loup se distribuent comme l’intellectuel juif et le noble Français de vieille souche. Les deux ont des qualités. Difficile de trancher. Ce sera l’affaire de ma conclusion. Thèse, antithèse, synthèse, du classique quoi.

Ainsi, Luce n’était pas que jolie. Elle était aussi intelligente. Mais ça, je le savais déjà. Je me suis borné à hocher la tête. Que pouvais-je ajouter ? Rien qui fît avancer le débat. Elle maîtrisait son sujet, nul doute.

J’eus envie de lui prendre sinon la main du moins le bras pour la ramener vers l’atelier du peintre, voire pour nous esquiver ensemble, à l’anglaise, ailleurs, sans témoins, ni vus ni connus, strangers in the night. Mais nous n’étions pas dans un rêve, Luce et moi, à ce moment-là. Pas encore.

Nous rejoignîmes les autres convives. La chanson de Michèle Torr m’avait rendu Jimmy la gouache fort sympathique, quasi fraternel. Mes yeux, malgré moi, cherchaient avec un peu de fébrilité le mur contre lequel était posé, retournée, la toile qui représentait Luce ôtant son pull marin. Je dis à Luce que j’aimais beaucoup ce tableau, qu’il me touchait, sur un plan esthétique évidemment. Elle hocha la tête ; elle comprenait mon sentiment, m’en savait gré. Et là, à cette minute, je crus bien que nous étions très près l’un de l’autre, spirituellement parlant. Illusion ? Peut-être l’étions-nous vraiment. J’aurais quand même aimé vérifier si les seins de Luce peints par Jimmy étaient bien les seins de Luce tels que j’eusse aimé les caresser sans me tacher les doigts. Je me payais de mots, ç’avait toujours été mon problème, les mots et les choses, leur rapport ou leur non-rapport.

Dans la pièce encore pleine de musique et bruissante des conversations, Luce s’éclipsa et revint avec deux autres flûtes de champagne, m’en tendit une avec un sourire ravissant. Je saisis la boisson et sentis un morceau de papier qui semblait y être collé. C’était un papier quadrillé, arraché d’un cahier ou d’un carnet. Je le dépliai après avoir posé la flûte sur un guéridon proche, et je lus ces mots : « Je t’aime bien. LS. » Et là, me revint en mémoire cette phrase de Proust que j’avais notée la veille sur mon calepin, issue de quelques pages de son œuvre, pages que j’avais picorées au hasard à la bibliothèque paroissiale du village, alors même que j’ignorais non seulement qu’elles pouvaient m’être utiles si je voulais être à la hauteur devant Luce mais encore que notre conversation aurait trait au sujet si difficile de sa « disserte ». Cette phrase était celle-ci : « … je me disais que c’était avec elle que j’aurais mon roman. » Elle, c’était bien sûr Albertine, personnage qui n’entrait en rien dans le sujet de la composition que Luce avait à traiter, et pour laquelle du reste elle ne me sollicitait pas, dieu merci, car l’eût-elle fait, à mon grand dam, que je n’aurais pas été en mesure de lui fournir davantage d’idées qu’elle n’en avait déjà, ce qu’elle m’avait d’ailleurs amplement montré et me montrerait encore.

La seule question au sujet de Proust que je me posais quant à moi concernait cette phrase un peu mystérieuse (ou à laquelle je prêtais un mystère dont elle était en vérité dépourvue, et c’était bien ça, le mystère, que je lui prêtasse ceci et cela et pourquoi). Fallait-il entendre que le narrateur comptait mettre le personnage d’Albertine à profit pour son « roman », se servir d’elle, l’utiliser pour enclencher l’œuvre que depuis son enfance lors de ses promenades à Combray il rêvait d’écrire ? Ou bien tout au contraire fallait-il prendre « roman » dans un sens imagé : le début d’une idylle sentimentale et sensuelle dont Albertine pouvait joliment être l’enjeu et l’objet et le corps convoité ? De quelle romance s’agissait-il au juste ? Écrite ou vécue ?

Nous sommes rentrés à pied, Luce et moi. Elle se sentait patraque à présent, voulait s’allonger. L’excès de bulles sans doute. C’était inespéré, ce malaise, et qu’à demi-mot elle sollicitât que je la raccompagne. On a traversé Branceils tout aussi désert que quelques heures plus tôt, puis on a pris la direction de la ferme qui était aussi celle de nos maisons. Je lui fis part de ma visite de la veille à la bibliothèque paroissiale. J’avais ouvert un Proust un peu au hasard comme les protestants, dit-on, ouvraient les psaumes pour y trouver conduite à tenir ou consolation. J’étais donc tombé sur la phrase concernant Albertine. Oh celle-là !, fit Luce. — Quoi celle-là ? J’étais moins étonné du dédain que Luce affichait que de sa connaissance supposée de ce personnage de « jeune fille en fleurs ». Luce ne l’aimait pas, c’était patent. Peut-être parce qu’elle s’appelait comme elle, Simonet, avec un n. Et puis le narrateur, selon Luce, s’y prenait fort mal pour parvenir à ses fins. Mais encore ? Il aurait dû lui faire entendre d’emblée qu’il voulait baiser avec elle. Puis se retirer du jeu, prendre le large, regarder ailleurs. Voilà ce qu’il aurait dû faire, selon Luce. Était-ce là, de la part de Luce, un message pro domo à moi adressé ? Je n’osais le croire. En tout cas, contrairement aux apparences, ou à mes illusions, Luce connaissait bien son affaire, même si son jugement était fort discutable. Qui pouvait en décider ? Il eût fallu poser la question à des gens autrement compétents qu’elle ou moi, par exemple aux professeurs Jean-Yves Tadié ou Antoine Compagnon dont les avis autorisés eussent éclairé notre lanterne. Mais nous, pauvres hères, ne faisions pas le poids. Peut-être avait-elle raison, Luce. Oui, admettons que la stratégie amoureuse qu’elle proposait eût permis au pauvre narrateur d’arriver vite à ses fins. Mais quid alors du « roman », des deux romans, celui qu’il aspirait à vivre avec Albertine, et celui qu’il projetait un jour d’écrire ? La stratégie qu’elle proposait n’autorisait ni l’un ni l’autre. Il aurait, comme disait Luce, baisé Albertine, soit. Mais ensuite ? Il aurait connu contre son corps (ses jambes, son ventre), ou même en elle mais c’est moins sûr, un très grand plaisir, admettons. Une fois, deux fois, trois fois. Admettons encore. Au total, trois petits tours, trois petis coups, et puis s’en vont. Pas de romance alors. Pas de roman. Oui, c’était convaincant, selon Luce, ce que je venais de dire, ça se tenait à peu près. Cela me faisait très plaisir qu’elle semblât avoir compris mes propos ; moi j’en étais moins sûr.

Comme on approchait de chez nous, elle voulut revoir les lapins russes à poil blanc et aux yeux rouges froncer leurs petits museaux. Il lui fallait demander à la fermière, Mme Cahuzac, si elle pouvait leur donner leur ration quotidienne d’épluchures de carottes et une poignée de bonne luzerne. Nous allâmes donc vers les cages à lapins. Cela m’ennuyait, mais c’était un plaisir, malgré tout, de m’attarder auprès de Luce, de regarder sans cesse, à la dérobée, ses gestes gracieux, quasi enfantins, d’entendre son rire bien sonore, ses exclamations qu’on eût dit d’une petite fille. Elle voyait bien que je ne pouvais la quitter des yeux. Elle souriait. Et son malaise de tout à l’heure ? Quel malaise ? Ah oui, son malaise. Parti, envolé, le malaise. Quand nous revînmes et fûmes près de la porte de son jardin, je lui demandai à lire les pages que son prof par correspondance lui avait transmises afin qu’elle pût traiter son sujet. Elle accepta de me les prêter à condition de les lui restituer le lendemain. Je lui dis que je passerais le lendemain en fin de matinée. Je lui serrai la main qu’elle avait, me semblait-il, un peu potelée, mais dont les doigts étaient quand même assez fins, me sembla-t-il aussi, fuselés.

Après coup, bien plus tard, je repensai à ces journées. Je vivais alors l’état de grâce de mon amour, ce moment que chacun connaît où tout était possible, où les choses pouvaient verser d’un côté ou de l’autre, où l’on a le choix. Notre amour ne nous encombre pas encore. C’est un papillon qui se pose à sa guise ici ou là, sans conséquence. Il enjolive le monde, il ne lui impose rien, il ne pèse pas.

Le lendemain, vers midi, je lui rapportais les pages de la Recherche qui évoquaient les deux amis du narrateur proustien. Luce était seule, de nouveau indisposée. Le champagne, le champagne vous dis-je. Elle n’avait pas voulu accompagner les autres déguster les gnocchi al pesto des Ghirlandaio où elles auraient rejoint leur camarade, l’insupportable bellâtre Adrian, le peintre Adam Cadilhac et sa nouvelle conquête, une Parisienne un peu snob au dire de Luce (qui n’était nullement en vérité une « nouvelle conquête », mais sa galeriste en titre), petite bande à laquelle s’était aggloméré mon camarade Mathieu, qui en pinçait pour Babette eût-on dit. Je vis là, dans cette disposition de Luce seule chez elle non tant une opportunité dont j’eusse pu profiter qu’un signe que cette solitude arrangée m’adressait de façon un peu appuyée, et même criante. Oui, cela criait : elle avait fait en sorte de congédier les autres pour se trouver seule avec moi. Quel autre message devais-je comprendre si tant est qu’il y eût bien là un message patent, lisible comme le nez sur la figure ?

Je trouvai Luce moins pâle que la veille.

— Tu as meilleure mine, lui-je en pénétrant dans le salon.

— Merci, dit-elle. Assieds-toi. Non, pas là-bas. Viens plus près. Tiens, assieds-toi là, sur le canapé. ça ne te dérange pas si je garde les jambes allongées ?

Rien ne me dérangeait vraiment venant de Luce. Tout me convenait. Je ne demandais que ça, qu’elle me dérange ainsi, encore et encore, et davantage, longtemps, une éternité ! Qu’elle repose ainsi ses jambes nues sur mes cuisses…

Elle avait dénoué ses cheveux et paraissait contente de me voir.

— J’aime beaucoup tes cheveux, coiffés comme ça, osais-je.

Elle sourit. Jusque-là je ne commettais pas d’erreurs. Maintenons un profil bas, me dis-je. Pas d’impair. On pourra jouer les cow-boys un peu plus tard. On a tout le temps. Mais il ne fallait pas non plus par trop lambiner.

Je lui dis, mi-figue mi-raisin, que je me sentais très intimidé de me trouver si près d’une star. Cela ne m’était encore jamais arrivé. Et quand je dis « si près », c’était vraiment très près : ses jambes reposaient sur moi !

Je sentais que tout allait se jouer dans les minutes à venir. Tout se décider de mon bonheur ou de ma relégation. Cela se tenait sur le fil du rasoir. Les jambes de Luce étaient déjà quasi miennes, mais le reste ? Une parole de trop, un geste maladroit et patatras. D’un autre côté, sans parole et sans geste, rien n’adviendrait. Je resterais Grosjean comme devant.

Et les pages de Proust ? Oui, je les avais lues, les pages. Oui, je les avais trouvées intéressantes. Mais au vrai, la question posée faisait appel, certes à la connaissance précise du texte romanesque mais au bout du compte à ses propres goûts. Et pour cela, je ne pouvais suggérer quoi que ce fût à Luce. C’était à elle de trancher, de donner son sentiment sincère, mais justifié comme il se doit par de vrais arguments. Cela dit, je me tus. Luce se taisait aussi. Étais-je allé trop loin ? Avais-je frôlé, sur la Carte de Tendre que peu à peu je prétendais dessiner, le territoire du Barbant ? Ne faisais-je pas trop le barbon à ses yeux ? Je trouvai aussitôt un chemin de traverse pour éviter l’enlisement. Je l’interrogeai, je ne sais trop pourquoi, sur il signor Giacomo Ghirlandaio. Luce le connaissait bien. Il se targuait d’avoir un peintre illustrissime parmi ses ancêtres, un peintre dont on pouvait même voir quelques œuvres au musée du Louvre s’il vous plaît, un peintre que révérait Adam Cadilhac qui avait fait, tout juste sorti de l’école des Beaux-Arts, le voyage d’Italie et était bien le seul de la région et au-delà à qui le nom florentin de Ghirlandaio eût dit aussitôt quelque chose. Les deux hommes, Adam et Giacomo, ajouta Luce, s’entendaient fort bien et ce dernier avait volontiers accroché quelques œuvres d’Adam sur les murs de son restaurant dont la spécialité était sans conteste les gnocchi al pesto qu’on appréciait à des kilomètres à la ronde. Notamment un nu féminin langoureusement allongé dans un pré, et qu’une vache regardait paisiblement, à quelque distance toutefois. Effet bœuf garanti, dit Luce.

Cette conversation fut une heureuse, une plaisante diversion à mon souci. Car il me fallait, je le sentais, la jouer finaude. Ne pas l’accabler par trop de subtilité où peut-être elle aurait vite perdu pied (inutile de dire que cette éventualité pouvait aussi bien se révéler la mienne, à brève échéance) et vu en moi un insigne prétentieux, un imbuvable gommeux, un nudnik de première classe (selon le mot yiddish que m’avait appris Mathieu, et qui voulait dire quelque chose comme un casse-pieds). Mon sort dès lors était scellé une fois pour toutes, sans rémission. D’un autre côté, il s’agissait quand même de l’impressionner (mais était-elle seulement impressionnable et surtout étais-je à la hauteur ?), d’émettre quelques idées auxquelles elle n’avait pas pensé et qui lui apparaîtraient possiblement pertinentes et pourquoi pas brillantes. Comme sa « disserte » elle-même, la chose était coton.

À présent, j’osais à peine la regarder. Elle-même, apparemment fort détendue, souriait comme à tout hasard, à qui, à quoi, on ne savait. Je regardais plutôt devant moi, par la fenêtre ouverte sur le jardin planté d’arbustes où se posait parfois un oiseau que bien sûr je n’identifiais pas et pour le nom duquel je ne pouvais solliciter Luce car le volatile filait aussitôt, n’ayant plus rien à faire ici. Je pensais à des pommes, des poires, des melons, des abricots, lesquels figuraient devant mes yeux et dans ma tête un endroit particulier et juteux du corps de Luce, et ce faisant je me disais que j’étais trop bête : je pouvais disposer de tous ces fruits-là, palpables sous ma main, et je me contentais de les imaginer tels des objets fantômes, me disant aussi que cette liste n’était pas rigoureuse, qu’elle comportait un intrus, et j’eus tôt fait de devoir éliminer les melons qui, je crois, ne poussaient pas dans les arbres. Voilà où j’en étais, ce n’était pas brillant.

Alors, avec bien de la maladresse, je me suis jeté à l’eau, c’est-à-dire sur elle qui était d’une consistance plus ferme que celle de l’eau, impatient de déterminer si ses joues et ses lèvres avaient le goût d’un fruit sucré et gorgé de saveurs ou si tout cela n’était qu’autant d’illusions. Mais aussitôt, approchant mon visage du sien (ce que faisaient mes mains pendant ce temps, je n’en ai pas la moindre idée ; elles agissaient pour leur propre compte), je la vis esquisser, mais oui, c’était bien ça, comme une grimace qui ne pouvait être que de dégoût, ou de réprobation. Luce ne souriait plus du tout. Fâchée, elle était, hostile. Ses traits s’étaient figés. Dans le même temps, comme par réflexe, elle plaquait ses mains sur ma poitrine pour me repousser. Je m’arrêtai net, revins à ma position initiale. Je l’ai regardée comme on regarde un spectacle inouï, fascinant. Je songeai au poème d’Aragon :

Moi si j’y tenais mal mon rôle
C’était de n’y comprendre rien

Mais cela ne m’avançait pas pour autant. Je compris du moins que de mon baiser, de mes caresses, elle ne voulait point. Ça, je le compris très bien, et en une seconde. Il suffisait de la regarder. Mais les raisons de son refus, c’était encore autre chose. Je restais sans voix. Toutes sortes de sentiments luttaient en moi : frustration, vexation. What’s going on ? lui demandais-je en anglais, oui, en anglais, je ne sais pourquoi. Peut-être parce qu’en français je restai interloqué, la gorge nouée.

 

Ce ne fut pas à proprement parler une gifle que je reçus à ce moment-là, mais cela y ressemblait beaucoup. Car, sitôt que je me fus éloigné d’elle, désormais redevenu pour elle un être parfaitement inoffensif, pas plus dangereux qu’un caniche nain, son visage, que j’observais encore pour tenter d’y lire un texte intelligible, changea à nouveau, reprit les traits qui avaient été les siens quelques instants plus tôt, serein, ouvert, rieur, tout disposé à me plaire. Et là, mes propres paroles me surprirent moi-même, et même me firent un peu honte:

— Mais Luce, je voulais seulement t’embrasser sur la joue, rien de plus !

Son visage, à ces mots, se fit encore plus serein, plus ouvert, plus rieur, plus disposé à me plaire. Et je m’en voulus de ma puérilité, de mon manque de discernement. Et c’est alors un air de Dalida qui m’assaillit :

Et gratta gratta sul tuo mandolino
Mon petit Bambino

J’ai failli la fredonner à Luce. Mais non, je n’allais pas contribuer outre mesure à ma propre humiliation. J’étais certain que le signor Giacomo Ghirlandaio la connaissait, cette chanson d’un autre temps, et que nous pourrions un jour, qui sait, dans son estaminet du centre de Branceils, alors qu’il me servirait un plat de ses gnocchi al pesto, la chanter de concert.

J’aurais dû, dès lors, la détester, Luce, nourrir à son encontre des griefs insurmontables. Mais la détester eût été encore la considérer avec des sentiments pesants tout autant que vains. Je choisis de ne plus l’aimer, de ne plus la désirer. Ce renoncement, je le découvrais alors, était bien en mon pouvoir. Il suffisait de le décider. Je ne l’aime plus, voilà tout. Qu’elle aille au diable. Elle est trop moche, elle est trop bête ; trop ceci, trop cela. Et puis, sa copine Natacha, sur laquelle je n’avais d’abord guère jeté qu’un œil distrait, qui n’avait rien fait d’ailleurs pour que je la remarque, était bien plus intéressante que Luce, même si elle n’était pas une star à laquelle des magazines consacraient de grands articles ; même si elle n’avait pas à rendre des devoirs de littérature sur lesquels nous puissions nous pencher elle et moi, incliner nos visages jusqu’à les rapprocher l’un de l’autre et bientôt y poser nos mains puis nos lèvres.

Mais quand même. Pourquoi ? Pourquoi avais-je cru voir, par mille petits signes à moi seul adressés, que Luce m’incitait à l’aimer, balayait devant sa porte pour en rendre l’accès plus aisé ? Le billet doux qu’elle m’avait écrit : « Je t’aime bien » et qu’elle avait signé de ses initiales LS était-il donc dépourvu de tout sens et même de toute réalité ? Pourquoi m’étais-je illusionné à ce point ? Avait-elle changé d’avis ? Son désir s’était-il soudain émoussé jusqu’à disparaître, à la faveur d’une raison dont je n’avais pas la clé, ni elle-même peut-être ? Avait-il pris une autre voie, et laquelle, et pourquoi, et à quel moment fatal ? Ce n’était certainement pas Natacha, ni Babette, ni qui que ce fût d’autre qui pouvait me le dire. Non, les réponses à toutes ces questions ne pouvaient se nicher que tout au fond du petit crâne de Luce Simonet elle-même, dans une zone peut-être inatteignable, une terra incognita plus reculée encore que le cœur de la jungle équatoriale, et dont elle-même peut-être, comme cela arrive parfois, n’avait nulle idée.

J’allais, tant la question continuait de me turlupiner, jusqu’à imaginer d’autres raisons encore au refus qu’elle opposait à mon élan, des raisons qui allaient se loger du côté de la physiologie – quelque chose d’un peu dégoûtant, en tout cas, qu’elle tenait, quant à elle, à ne pas laisser transparaître – une transpiration secrète qu’elle ne voulait surtout pas partager, d’autant moins que ce serait la première fois que nous nous toucherions, échangerions un peu de notre salive, de notre sueur, d’autres humeurs encore dont nous n’avions pas conscience et ne savions même pas exister.

Me voyant un peu triste, elle déploya ses jambes, se leva, alla ouvrir un tiroir d’un gros bahut ventru qui trônait près de la cheminée, en extirpa un petit pompon ridicule, fait de laine multicolore, qu’elle me dit avoir elle-même confectionné en pensant à moi et qu’elle m’offrit.

— Tiens, c’est pour toi. Pour que tu ne m’en veuilles pas, me conserves un peu de ton amitié. C’est pas grand-chose, il est vrai, mais ça vient du fond du cœur. Je ne voulais pas tout à l’heure qu’on aille trop vite, que ça aille trop vite avec toi. Avec toi, je voudrais que ce soit différent, pas comme avec les autres. Qu’on prenne son temps. Pas qu’on couche tout de suite comme des bêtes.

Les autres… Des bêtes… Je me représentais des hordes. Attila, Gengis Khan, que sais-je, déferlant à travers les plaines, et venant jusqu’à elle, dans des nuages de poussière et de forts relents de chairs putrides, déposer à ses pieds leurs armes, leurs larmes et leurs âmes, en hommage. Un turn-over infernal qui faisait de son lit un chantier permanent.

Je me tus. Je regardais sans les voir les arbustes trembler par la fenêtre.

Je me suis levé. J’en avais assez, assez subi. Son pompon rose, bleu, vert, était touchant, soit, mais quel piètre gage ! Ah ! c’était le pompon ! me dis-je en mon for intérieur, le cœur plein de bile. À défaut des beaux seins de Luce tels qu’Adam Cadilhac, alias Jimmy la gouache, les avait peints, je touchais le fond.

Il m’était facile de compter : Luce hors champ, restaient Natacha et Babette disponibles sinon ouvertes à ma convoitise. Natacha pour qui j’éprouvais depuis le début une sympathie, réciproque semblait-il, n’avait qu’un défaut, et de taille : sa taille justement. Elle me dépassait d’une tête. C’était une tête de trop. Et, n’étant pas jivaro, j’ignorais l’art de les réduire, les têtes. Et puis, comble de malchance, elle était fort maigre. Une des premières fois où nous avions conversé elle et moi seul à seule, elle m’avoua qu’elle trouvait le monde médiocre, les gens superficiels, y compris ses amies les plus proches et tout son entourage, la vie aussi amère qu’inutile. Je m’étais contenté de hocher la tête, mais je dus bien, à un moment, lui avouer en retour que j’éprouvais la même chose sur le monde, les gens, la vie, oui, tout ce qu’elle disait m’était familier. Elle m’ôtait les mots de la bouche. À la réflexion, outre sa taille, c’était cette connivence même qui entravait mon désir, me dissuadait de me rapprocher davantage de Natacha. La région mentale qu’elle incarnait était trop déjà la mienne, et puis, décidément, la reniflant à dix kilomètres (la région), je préférais passer mon chemin. Il y allait de ma santé après tout !

Restait Babette, donc. Ah ! sa bonne bouille ! Ses généreux éclats de rire ! Ses taches de rousseur ! Son bon appétit ! Ses cheveux frisés ! Ses exclamations d’enthousiasme ! Les gros mots incessants qu’elle proférait à tout bout de champ ! Bref, elle était fort sémillante, et tout le monde l’aimait. Comment en pouvait-il être autrement ? Elle dégageait une telle joie de vivre ! Et je me disais que sans doute, dans les mêmes circonstances, Babette ne m’eût pas repoussé, elle, bien au contraire. Elle m’eût attiré encore davantage à elle, aurait entrepris de défaire les boutons de ma chemise hawaïenne, et fait en sorte que moi aussi je défasse les boutons de nacre de son corsage léger que sa poitrine bombait à l’excès, faisant craindre à tout moment une explosion atomique, et nous nous serions vautrés sauvagement l’un dans l’autre. Mais voilà, quelle tristesse, je ne l’aimais pas.

Je ne l’aimais pas. Je ne l’aimais pas. La belle affaire. M’aimait-elle, Babette ? Je n’en savais rien après tout, et cela à vrai dire ne m’importait pas outre mesure. J’eusse même préféré que ce ne fût pas le cas. Car, comme on sait, rien n’est plus encombrant qu’un amour que l’on ne réclame pas.

Pourtant, je devais bien me rendre à l’évidence : dans mes rêveries, c’est bien Luce qui revenait le plus souvent, de plus en plus souvent, détrônant de plus en plus le visage rieur et le buste abondant de Babette.

Oui, c’était Luce, c’était Luce, c’était Luce, nul doute, qui me faisait bander. Mais le temps passait, les jours filaient à toute allure. Je passais des heures

à lire allongé sur un transat du jardin, tandis que le soleil passait d’un côté de la scène à l’autre,

à parler avec Mathieu qui tentait de m’enseigner quelques mots de yiddish hérités de ses grands-parents,

à me rendre encore et encore chez les Cahuzac visiter leurs lapins russes, leurs poules, leurs vaches, sentir cette bonne odeur de ferme qui bientôt, je le savais, me manquerait tant,

et encore chez Giacomo Ghirlandaio déguster un plat de penne alla fiorentina, et revoir sur le mur de crépi cet incongru nu féminin et cette vache qui se faisaient presque vis-à-vis dans le pré,

et encore dans l’atelier d’Adam Cadilhac pour l’entendre raconter une fois encore ses études à l’École des Beaux-Arts de Paris, évoquer les affiches si inventives que ses camarades et lui confectionnèrent durant les journées et les nuits insurrectionnelles de Mai 1968, et puis son séjour à la Villa Médicis à Rome où il s’ennuya tant et où il crut si naïvement que sa carrière était faite, que le jour de gloire pour lui était arrivé,

pour revoir surtout les belles toiles qu’il avait peintes ici même, dans son atelier de Branceils, ou encore dans les environs, emportant sur le porte-bagages de sa vieille bicyclette, coiffé de son chapeau de paille panama very chic, son matériel bringuebalant de peintre post-impressionniste (appelons-le ainsi), chevalet, toile roulée, gouaches, pinceaux, couteaux, brosses, pinces à linge, chiffons propres, et une petite blague de tabac à rouler et ses papiers à cigarettes Rizla+,

pour revoir les paysages de ce Midi moins le quart de la France (ainsi que Mathieu désignait la région, mot transmis de son père, et que j’avais fait mien, le trouvant plaisant), mais surtout les nus féminins dont Adam s’était fait, au fil du temps, un spécialiste,

pour revoir, comme en passant, celui de Luce Simonet avec un n, Luce dépoitraillée, et dont le visage était masqué par le pull marin qu’elle passait par-dessus la tête, laissant à découvert la splendeur de son torse qu’il ne m’avait pas été donné de voir en vrai, et encore moins de toucher, de caresser, de presser.

Et je lui en voulais, à Luce, pour cette rebuffade ! Et je m’en voulais, à moi, d’avoir si mal compris, si mal interprété ses paroles, ses gestes, ses airs, ses regards, son billet doux, toutes choses par lesquelles elle était censée m’inviter à tout oser, pensais-je. Mais un jour, tardif, je me suis décidé à franchir à nouveau la porte du jardin de nos voisines, et c’est la voix reconnaissable et morne et comme d’outre-tombe de Babette qui m’annonça que Luce était partie la veille au soir. Ce n’était pas prévu. Un coup de tête. Elle en avait eu marre. Il lui avait fallu sur-le-champ remonter à Paris pour taper son devoir à la machine… Et puis, comme j’avais l’air dépité, elle s’écria : Mais ne fais donc pas cette tête ! Natacha, viens donc voir la tête qu’il fait, notre proustien ! On dirait qu’il a avalé un parapluie ! Natacha arriva au galop. Mais j’eus alors le réflexe de lui sourire, pour contrarier Babette, pour lui opposer un cinglant démenti. Je m’étais repris :

— Quoi, il est normal, dit Natacha, en me dévisageant.

 

 


Henri Raczymow

Ecrivain

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