Journal

Carnet de notes 2021

Écrivain

Pierre Bergounioux ne s’arrête pas. De lire, écrire, écouter, regarder – hommes, plantes et bêtes –, éprouver le flux des instants. En témoigne son Carnet de notes 2016-2020, le nouveau volume que le «greffier de [ses] jours » nous a habitués à attendre tous les cinq ans, et à propos duquel Patrick Kéchichian écrivait dans les colonnes d’AOC : « Il y a une sorte d’hypnotisme qui agit, on se laisse comme bercer par ces phrases, ces pages, ces jours qui se succèdent, par leur mélancolie. » Le cinquième Carnet, paru le 8 avril dernier chez Verdier, s’achève le jeudi 31 décembre 2020. Suivent aujourd’hui les notes, inédites, datées du 1er janvier au 30 mars 2021. Un raccord presque parfait.

Ve 1.1.2021

Debout à six heures et demie. J’expédie les notes de décembre aux Editions Verdier, réponds aux vœux de nouvel an puis reviens à Céline. Dans l’après-midi, j’accompagne Cathy à l’institut. Elle a des boîtes à sortir. Nous parcourons ensuite l’espèce de ville nouvelle qui est sortie, en quelques années, des labours. Une partie des bâtiments sont achevés, les autres à divers stades de construction. Comme il s’agit d’un complexe universitaire et que les facultés sont fermées, on ne voit personne. On se croirait dans un film d’avant-garde des années soixante, quand l’habitat moderne, les grands ensembles ont commencé à supplanter l’architecture traditionnelle et inspiré des réalisateurs. Le ciel pâle de janvier, le vent âpre qui souffle sur le plateau sont dans le ton.

 

Sa 2.1.2021

Levé à cinq heures et demie. Cathy descend l’instant d’après, repliée sur elle-même, tête baissée, et me fait signe de m’écarter. Elle n’est pas bien. Il y avait, lundi, une étudiante malade au laboratoire. Elle craint d’avoir été contaminée et toute l’inquiétude du monde me rentre dans le corps. Elle remonte se coucher tandis que je m’efforce de lire, au salon. Ce n’est qu’en fin de matinée qu’elle pose elle-même le diagnostic après avoir consulté Internet. Elle est exempte des principaux symptômes de la covid. Un gros rhume, semble-t-il. Je respire.

Il a gelé. Le feu brûle depuis une semaine. Je termine Rigodon.

 

Di 3.1.2021

Debout à cinq heures. Je lis les variantes des textes de Céline avant d’ouvrir un ouvrage collectif sur l’Afrique de 1962. Cathy se remet et travaille dans son bureau. Nous ne sortirons pas. L’humide et froide grisaille n’y incite aucunement.

 

Lu 4.1.2021

Levé à six heures et demie. Il fait un vilain temps d’hiver, bouché, mouillé, froid, le jour où l’on va nous changer trois Vélux. C’est un jeune gars sympathique, capable, qui s’en occupe. Il serait surprenant que l’affaire se déroule normalement. Il m’appelle. L’une des trois fenêtres a été endommagée, le cadre métallique faussé, irréparablement, pendant le transport. Il faut le faire changer. Nous allons le restituer, dès une heure, à la grande surface de Massy, en commandons un autre, qui ne devrait arriver que dans une quinzaine de jours.

Cathy regagne l’institut. Je retourne à mes lectures africaines, R. Dumont, D. Desanti… Le début des années soixante, à soixante ans d’ici.

 

Ma 5.1.2021

Debout à six heures. J’ouvre Les Civilisations noires de J. Maquet. La mairie de Davignac appelle. Des hêtres, dont les branches plient sous le poids de la neige, menacent le câble téléphonique au-dessus des Bordes. Cathy prévient Gaëtan C* qui, gentiment, se rend sur place puis le gestionnaire, qui enverra un bûcheron. Nous traversons une période d’embêtements matériels, spécialement avec les arbres.

J’écris à notre assurance pour la réparation du toit.

Sur les conseils de ses collègues, Cathy a pris rendez-vous avec une infirmière, qui passe vers six heures et pratique le test. Il est négatif. C’est bien un rhume qu’elle a contracté. On est mal comme tout lorsqu’on est victime de la covid. Les gens qui l’ont eue ou dont un proche a été atteint me l’ont dit et répété.

Gaby téléphone. Il a aussi neigé sur le Quercy mais en petite quantité quand la couche atteignait plusieurs dizaines de centimètres sur la haute Corrèze, le Cantal.

 

Me 6.1.2021

Levé à six heures moins le quart. Aux courses, à la pharmacie, à la station-service pour regonfler les pneus. Longtemps, déjà, qu’il aurait fallu s’en occuper. Il y avait moins de deux kg à l’avant. Je termine J. Maquet. Un élagueur passe à onze heures pour évaluer les dommages causés à la clôture par la chute du cerisier et le coût de son enlèvement.

À Chartres en début d’après-midi. Le ciel très sombre, d’hiver, pèse sur la terre, sur l’humeur, aussi. Il neige un peu partout, au sud du pays, en particulier, mais la région parisienne est épargnée.

 

Je 7.1.2021

Debout à six heures et demie. Je lis Un sens à la vie de Saint-Exupéry, un recueil de nouvelles, de reportages publié en 1956. Ses impressions de voyage en URSS, dans l’Espagne en guerre ont gardé leur intérêt, leur saveur. Sa philosophie en est dépourvue.

Je regarnis le bûcher que quinze jours de froid, de feu avaient vidé.

Le ciel fuligineux se dégage, en fin d’après-midi et le léger gain de lumière est perceptible.

 

Ve 8.1.2021

Levé à six heures et quart. Je délaisse Saint-Exupéry pour Situations, V de Sartre qui tranche dans le vif avec clairvoyance et détermination. La question du colonialisme est magistralement posée. J’étais trop jeune, quand ce fut le moment, pour en juger et mesure, soixante ans après, sa gravité.

Nous faisons le petit tour sous le crépuscule.

 

Sa 9.1.2021

Debout à six heures. Il gèle, faiblement, lorsque je me rends à la boulangerie. Le ciel est dégagé, le soleil, un bonheur, après les journées sombres qui se sont succédé. Avec ça, il sèchera une lessive et nous ferons le tour du bassin dans l’après-midi.

Je termine Un sens à la vie et Situations, V, sur le colonialisme. Une analyse marxiste-léniniste orthodoxe, relevée de la drôlerie sartrienne – « Les Asiatiques sont des arthropodes supérieurs » – et de formules prophétiques – « les Français conservent une chance de redevenir un peuple. Ils n’ont pas su hâter le cessez-le-feu, toute l’histoire de notre époque leur est passée par-dessus la tête, ils vont en somnambules vers leur destin ».

Il est tombé soixante centimètres de neige sur Les Bordes et le courant a été coupé trois jours durant. La vie était difficile.

 

Di 10.1.2021

Levé à six heures et quart. La journée sera lumineuse et froide. J’ouvre Pouvoir et société en Afrique de J. Maquet, constate, bientôt, que je n’apporte pas à ma lecture l’attention requise. Il va y avoir trois mois que nous sommes rentrés de la Corrèze. Chaque jour répète le précédent. Cathy enchaîne les expériences. Je noircis du papier, je lis. Nous sommes parvenus à saturation.

Promenade par le lycée. Du côté opposé de la vallée, que le soleil n’atteint pas, l’herbe est toujours givrée. Mais les mésanges se sont remises à chanter. On dirait que quelqu’un coupe du fer, avec une petite scie, dans la forêt.

 

Lu 11.1.2021

Debout à sept heures. Je retire les cendres et ranime le feu. À la différence du chêne, l’acacia tient mal. Pâle journée d’hiver. Je vérifie bientôt qu’à lire tout le week-end, j’ai perdu la force de le faire, le lundi, et me désole d’être là, un livre aux mains, sans rien en tirer. J’avancerai un peu, l’après-midi.

Il est question de fixer des dates pour les causettes au MK2, au festival du film de Montreuil mais elles risquent d’interférer avec celles de Clermont, d’Arcachon. Là-dessus, l’épidémie qui ne faiblit pas, l’apparition d’une nouvelle souche, britannique, extrêmement contagieuse, la menace d’un troisième confinement. On compte chaque jour des milliers de nouveaux cas, des centaines de décès.

 

Ma 12.1.2021

Levé à six heures. Il va pleuvoir toute la journée. La température s’est radoucie. Tenace, profonde lassitude. J’avance peu et mal dans ma lecture.

Gaby appelle. Il s’apprête à quitter Montvalent, où il s’était replié fin octobre, pour Orléans. Les cours vont reprendre. Il a des collègues à voir, des doctorants à conseiller.

 

Me 13.1.2021

Debout à sept heures et quart. Il pleut encore. Philippe Comar arrive à la gare à midi. Il a apporté les dessins qui illustreront Métamorphoses, larve de Cétoine, envol de l’insecte parfait, carrelet de bois vermoulu… La précision du trait laisse confondu. Il a enseigné quarante années durant la morphologie aux Beaux-Arts. Nous parlons jusqu’à six heures que je le dépose à Courcelle.

Cathy a réalisé l’expérience importante qu’elle projetait. Dans trois jours, elle saura.

 

Je 14.1.2021

Levé à sept heures et quart. Humide douceur. L’est du pays est sous la neige, après le sud. Je termine Pouvoir et société en Afrique. Maquet, qui a enquêté plus particulièrement dans la région des grands lacs, évoque la sanglante rébellion des Hutu, en 1959. Elle préfigurait, rétrospectivement, le génocide de 1994. Je commente un lot de livres pauvres avant de passer aux travaux de Charcot sur l’hystérie.

Cathy reste à la maison et fait de la bibliographie. Nous descendons jusqu’au bassin de retenue sous le parapluie. Trois jonquilles sont fleuries. D’autres sortent de terre.

Le couvre-feu à dix-huit heures sera étendu, samedi, des quelques départements où il s’appliquait à tout le pays.

 

Ve 15.1.2021

Debout à six heures. Au supermarché dès l’ouverture, sous un ciel très sombre, comme de neige. Je termine les leçons de Charcot. Forte hérédité pathologique, alcoolique chez ses patients d’origine populaire et les taux de mortalité en bas âge restent effrayants. Comment ne pas songer qu’en cette année 1885, Freud se tient quelque part, anonyme, dans l’assistance et soupçonne, derrière le délire et les gesticulations des patients, la présence, l’action de l’inconscient ?

Je reprends Economie et société de Weber, dont l’érudition océanique, la rigueur intellectuelle demeurent impressionnantes, écrasantes, cent ans après sa disparition, en 1920, à cinquante-six ans.

 

Sa 16.1.2020

Levé à sept heures moins vingt. La neige annoncée commence à tomber en milieu de matinée. Je lis Weber, passe un long moment, l’après-midi, sur l’imprimante qui tire en rouge tout ce qu’on lui confie. Les trois quarts de ce que raconte la notice m’échappent. J’étais pour abandonner lorsqu’un contrôle, tout simple, des buses, révèle que les deux cartouches jaune et bleue sont obturées. Je les remplace. Tout rentre dans l’ordre.

C’est aujourd’hui que le couvre-feu à dix-huit heures est étendu à tout le pays mais, vivant éternellement reclus, je ne vois aucune différence.

La température remonte en soirée. La neige, qui atteignait deux ou trois centimètres d’épaisseur, ne devrait pas tenir.

 

Di 17.1.2021

Je ne me réveille qu’à huit heures moins dix. Le sommeil me fuyait, hier soir. Le jour point lorsque je descends à la boulangerie. Bien sûr, il est un peu plus tard mais, pour la première fois, le gain de lumière est perceptible en début de journée.

J’extrais Pouvoir et société en Afrique. M. et M. Gribinski arrivent vers midi, les bras chargés de délices. Il subsistait de la neige de part et d’autre de leur chemin mais les routes étaient dégagées. Paris, nous diront-ils, est étrangement silencieux, sinistre, presque, sous le couvre-feu. Nous les entraînons dans notre tour habituel. Il fait soleil. Michel compte cesser d’exercer dans un an. Il ne lui reste plus qu’une douzaine de patients mais entre ses travaux savants, la peinture, il a de quoi s’occuper. Il explore une nouvelle veine, tachiste, richement colorée. Ils se heurteront, au retour, à des embouteillages, et jusque dans Paris, tout le monde s’efforçant de rentrer avant la limite fatidique de dix-huit heures.

 

Lu 18.1.2020

Debout à six heures et demie. Il fait soleil. Je lis Économie et société – le communisme domestique, la séparation de la vie familiale et de l’activité professionnelle – avant de commenter un arrivage de livres pauvres.

Cathy, lorsqu’elle rentre, à six heures, c’est avec l’espoir que l’expérience qu’elle renouvelait, sans succès, depuis six mois, pourrait aboutir.

J’ai, à quatre reprises, le cœur comme traversé d’une aiguille quand je venais de me coucher. J’étais tombé en syncope, l’instant d’après, la dernière fois que pareille chose m’était arrivée.

 

Ma 19.1.2021

Levé à six heures. La météo prévoyait du soleil. Nous avions lancé deux lessives. Il pleut. J’avance avec effort, lenteur dans Weber, m’occupe d’une nouvelle livraison de livres pauvres et passe au recueil de morceaux choisis d’Husserl présentés par D. Christoff.

Gaby appelle d’Orléans, qu’il a regagné mercredi dernier. La faculté reste fermée.

 

Me 20.1.2021

Debout à six heures et demie. Il fait doux, sous le ciel voilé, avec ce qu’il faut de vent pour sécher les deux lessives qui patientaient dans la machine. Continuellement interrompu dans mes lectures par le téléphone. Cathy est de retour dès quatre heures et demie. Nous partons en promenade. Avec la nuit, le vent forcit. Ses plaintes me réveilleront vers minuit.

 

Je 21.1.2021

Levé à six heures et demie. Le vent est tombé. Il a emporté les bâches qui couvraient le tas de bois. Je termine l’anthologie husserlienne, sors faire trois emplettes, le plein – le second, en trois mois –, reviens à Weber, l’abandonne pour les extraits de Saint-Simon collectés il y a près de trente ans. Il m’est venu une satiété de lire continuellement. Je lâche prise, rêvasse.

On relève vingt mille nouveaux cas de covid chaque jour, malgré le couvre-feu. Les vaccins manquent. Il semble qu’on aille vers un troisième confinement.

 

Ve 22.1.2021

Debout à sept heures moins le quart. Je relis Saint-Simon. Il ne faut pas moins de cette prose transcendante, foudroyante pour triompher de l’apathie où je suis tombé. Cathy rentre à midi. Nous allons récupérer le Vélux à la grande surface de Massy après quoi elle regagne l’institut.

Au courrier, les épreuves du petit livre sur l’onomastique corrézienne que publieront les éditions de la Nouvelle Aquitaine.

 

Sa 23.1.2021

Levé à sept heures. Il pleut. Je fais du feu, avance un peu dans Weber. Une phrase typique : « En Iran, les prêtres de Zarathoustra réussirent au cours des siècles à propager une organisation religieuse fermée qui devint confession politique pour les Sassanides (les Achéménides n’étaient nullement des Zoroastriens mais seulement des mazdéens comme l’attestent leurs documents) ». Je reviens aux extraits de Saint-Simon. Nous faisons le tour habituel dans la désolation de janvier, sous un ciel sombre, tourmenté.

La contagion ne faiblit pas. Vingt-cinq mille cas, encore, aujourd’hui.

 

Di 24.1.2021

Debout à sept heures moins le quart. Il a gelé. Les voitures sont caparaçonnées de glace. Nous quittons la maison vers neuf heures, passons par Cachan où nous déposons, sans effusion, à cause du virus, des jouets, de la peinture, les crêpes que Cathy vient de faire puis rallions Paris par la N 20 qui change de visage à vue. Nous rentrons sans plus de difficulté qu’à l’aller.

La neige se met à tomber en fin de matinée mais ne tiendra pas. À Versailles d’où nous rapportons quelques livres.

 

Lu 25.1.2021

Levé à huit heures moins vingt. J’attends neuf heures, que la circulation se soit écoulée, pour descendre à la pharmacie puis à la boulangerie. Très peu de gens, à pareille heure, par les rues, un lundi matin, dans le froid.

Au courrier, les épreuves du dernier semestre du Carnet de notes 2016-2020, soigneusement revues et corrigées par Olivier Champod. Je les relis et sors les jeter à la boîte.

L’après-midi apporte une éclaircie. Je mets une lessive à sécher puis ouvre Selfie lent d’Armand Dupuy, arrivé au courrier.

 

Ma 26.1.2021

Debout à sept heures moins le quart. Des nuages envahissent bientôt le ciel pur de l’aurore. Je termine le journal-poème d’A. Dupuy, reprends Weber, m’interromps pour traiter des arrivages de livres pauvres en provenance d’un peu partout. Cathy, qui s’est rendue chez la coiffeuse, passe vers une heure avant de regagner l’institut. Comment ne pas songer que je suis toujours de ce monde, qu’il m’est donné de la voir, de lui parler familièrement cinquante-huit ans après que son existence m’a été révélée !

J’appelle Gaby. Il enseigne toujours en visioconférence. Il nous rendra visite dimanche.

 

Me 27.1.2021

Levé à sept heures. La nuit du matin s’attarde et, comme chaque année à pareille époque, m’oppresse, me pèse, à force. Il fera gris et froid. J’avance dans Économie et société. Cathy rentre à midi. Elle a conduit une étudiante chinoise à qui on a volé ses papiers et sa carte de crédit au commissariat d’Antony, procédé à une extraction et la voici.

À Chartres. La brume estompe le paysage. Je finis de relire les extraits de Saint-Simon et passe à I. Bashevis Singer – Shosha.

 

Je 28.1.2021

Debout à sept heures moins le quart. Pluie et douceur. Je lis le dernier récit de G.-P. Effa. Vers une heure arrivent deux jeunes ouvriers, dont celui qui avait posé le premier Vélux, pour remplacer les deux restants. Cathy appelle pour savoir si j’ai besoin d’elle – non – et m’annonce que l’importante expérience qu’elle avait lancée la semaine dernière a réussi.

Je présente en trois pages un inédit de Queneau que D. Charnay a découvert dans les archives de celui-ci et envisage de faire publier puis I. B. Singer.

 

Ve 29.1.2021

Levé à six heures et demie. Temps d’ouest, doux, incertain. Je passe de Weber à Singer puis aux Mémoires d’Ambroise Vollard, découvre la bizarrerie, la fragilité de Cézanne. Sa famille, comme celle de Zola, son condisciple au lycée d’Aix, était d’origine italienne.

 

Sa 30.1.2021

Debout à six heures. Il pleut. Je fais du feu, progresse lentement dans Économie et société, réponds au téléphone. Rémy Rioux descend peu avant midi à la gare. Il s’avère qu’il a de profondes attaches en Corrèze, à Gumond, près de Saint-Pardoux-la-Croisille. Ce sont ses grands-parents qui ont quitté notre petite patrie. Ses parents exerçaient déjà dans l’enseignement supérieur, à Paris, comme son oncle Paul Viallaneix à Clermont-Ferrand. Est-ce pourquoi, après l’ENS, il a obliqué vers l’ENA et choisi la haute administration « pour agir et non plus méditer et cognoistre » ? Ses fonctions, à la présidence de l’Agence Française de Développement, le conduisent partout, continuellement, dans le monde. Il est confronté aux changements accélérés qui ne cessent de se produire, se télescopent, à des questions financières vertigineuses. Je le ramène à Courcelle peu avant six heures, sous la pluie, toujours. Nous avions oublié le couvre-feu.

 

Di 31.1.2021

Levé à six heures moins le quart. Ouvrant les volets, j’entends, au loin, derrière le gazouillis précipité, bouillonnant d’un rouge-gorge, le chant du merle, dans l’obscurité. Janvier s’achève.

Je lis jusqu’à onze heures que Gaby arrive. Il n’était plus revenu depuis le printemps, à cause du confinement, des restrictions aux déplacements, et notre dernière rencontre remonte à la mi-septembre. Nous l’entraînons dans notre promenade, sous un imperceptible crachin. Il repart dès quatre heures pour n’être pas surpris par le couvre-feu.

Je reviens à Vollard.

 

Lu 1.2.2021

Debout à sept heures moins le quart. Il fait sombre et doux. Je termine Économie et société, que je m’abstiens d’extraire. Je le recopierais intégralement et il compte près de sept cents pages imprimées serré. Qui donc qualifiait Weber de « Marx bourgeois » ? Oui. Je finis ensuite les souvenirs d’Ambroise Vollard. On perçoit, à chaque page, la difficulté de peindre, d’inventer, les recherches, les rivalités, les brouilles, les haines (Bouguereau, Cabanel, les Beaux-Arts) et, aussi, l’atmosphère spéciale du XIXe siècle finissant, l’éveil de la modernité, en art et partout. À la fin de sa vie, Renoir fait l’acquisition d’une automobile. Vollard s’efface, intelligemment, généreusement devant ses interlocuteurs pleins de manies et de préjugés, de vanités – ils briguent la légion d’honneur –, susceptibles, irascibles, puérils. Les artistes restent des enfants.

Lorsque Cathy est de retour, nous sortons marcher dans le reste de jour. Nous étions à la hauteur du gymnase lorsque je me rappelle qu’on est sous couvre-feu et qu’il débute à dix-huit heures. Nous l’avons déjà enfreint de dix minutes. Il n’y a plus de circulation sur la Nationale. Nous pressons le pas pour rentrer.

 

Ma 2.2.2021

Levé à sept heures. Il pleut et puis le ciel s’éclaire. Il y a du vent. Vite, j’étends une lessive, qui séchera. Je revois la postface que Dominique C* a écrite pour l’inédit de Queneau et reviens à I. Bashevis Singer dont la pénétration d’esprit, la détermination impressionnent fortement. Il est trop tard, lorsque Cathy rentre, pour la promenade jusqu’au bassin. Nous faisons le tour du quartier sous la clarté qui gagne et que les oiseaux saluent dans leur langage. Une sixième jonquille vient d’éclore. Les perce-neige sont fleuris. À dix-huit heures précises, on ne voit plus personne. La vie s’arrête.

 

Me 3.2.2021

Debout à six heures et demie. Il pleut à verse, dans la nuit du matin. La Seine a envahi ses berges et la Corrèze est en alerte rouge inondations. Je termine Shosha. Singer écrit, à la dernière page : « Où sont donc parties toutes ces années ? Qui s’en souviendra quand nous ne serons plus là ? Les écrivains les mentionneront, certes, mais ils mélangeront tout. Il doit bien exister quelque part un lieu où tout est préservé, inscrit jusque dans les moindres détails. Disons qu’une mouche est tombée dans une toile d’araignée et que l’araignée l’a dévorée. C’est un fait universel et un tel fait ne doit pas être oublié. S’il l’était, cela constituerait une tache universelle, elle aussi ».

Au courrier, deux lots de livres pauvres et un troisième m’est annoncé pour demain. Je commence à les remplir avant d’ouvrir Le dernier démon de Singer. Il se meut dans le fantastique avec les mêmes décision, éclat, dextérité que dans le réalisme, manœuvre esprits et « dibbuks», Purah, l’ange de l’oubli, et Dieu lui-même ni plus ni moins que les Juifs pauvres du ghetto de Varsovie, de la campagne polonaise ou lithuanienne.

La pluie cesse lorsque Cathy descend de l’institut, vers cinq heures. Nous sortons marcher et rentrons à la maison cinq minutes avant le couvre-feu.

 

Je 4.2.2021

Levé à sept heures moins le quart. Je lis Singer puis une plaquette d’Olivier Domerg sur Arromanches. Au courrier, encore, deux fournées de livres pauvres, dont je commence à m’occuper. Nous partons en promenade par le lycée. Les chemins sont boueux, les fonds noyés. Derrière la résidence, les fleurs d’un petit prunus, récemment planté, viennent d’éclore.

Philippe Comar m’annonce qu’il a terminé les vignettes qui illustreront Métamorphoses et va les envoyer à Fata Morgana. La publication serait avancée de deux mois.

 

Ve 5.2.2021

Debout à sept heures dix. La grisaille se défait et je me hâte d’étendre une lessive. Au supermarché avant de terminer Le dernier démon. J’ouvre Ferdydurke. Je l’avais lu en 1968 et n’avais trop su qu’en penser, alors.

Nous descendons jusqu’au bassin et sommes de retour, ponctuels, à six heures. Nous avons vu trois ramiers morts, dans notre promenade, et nous sommes demandé s’ils avaient été victimes des chasseurs, d’une épidémie aviaire, d’autre chose.

 

Sa 6.2.2021

Levé à sept heures vingt. Il pleut de nouveau. Il y a des inondations dans tout le pays, surtout dans le Sud-Ouest. Je lis Le Fond de l’air, recueil des chroniques que J. Réda a données à la NRF pendant les sept années qu’il l’a dirigée. Je me rappelle le soir de juin 1995 où il a quitté ses fonctions. Nous étions rentrés ensemble de Paris, tard, avec Jacques Borel, et ça fait vingt-cinq ans.

Aux courses à l’Abbaye puis au magasin de surgelés, avec Cathy. J’ouvre un vieil ouvrage de paléontologie d’A. de Cayeux (1959).

 

Di 7.2.2021

Debout à six heures. Temps d’hiver, pluvieux et froid. Quelques flocons rayent la grisaille. Je lis de Cayeux. Dans l’après-midi, nous sortons faire le tour du bassin de Bures. L’Yvette roule à pleins bords. Le chemin est détrempé. Il fait 2°.

J’appelle Gaby. Il enseigne toujours à distance et s’occupe de son institut de la langue française, locaux, financement…

 

Lu 8.2.2021

Levé à huit heures moins le quart. Mal à l’estomac depuis quatre ou cinq jours. Il restait, par bonheur, des cachets. Je ranime le feu. Anne-Marie E* passe en fin de matinée. Elle est très affectée par le climat de la pandémie, incertitude, controverses, confinement. Le voyage qu’elle avait prévu, au Japon, est annulé.

Je reviens à la paléontologie. De Cayeux a reconstitué les successifs paysages qui se sont succédé du précambrien au quaternaire récent. Nous ne sortirons pas marcher. Il fait froid.

J’apprends le décès de J.-C. Carrière. Nous avions pris un verre avec lui et le relieur auquel il confiait des livres rares, Gaby et moi, en juin 1983.

 

Ma 9.2.2021

Debout à sept heures. Il gèle, sous le ciel gris. Je regarnis le bûcher, à moitié. L’IMEC va commémorer le bicentenaire de la naissance de Flaubert. J’irai dire quelques mots à l’abbaye d’Ardenne, à l’automne. On sera peut-être vacciné.

Nous faisons le petit tour, malgré le froid. L’Ouest du pays est sous la neige. Elle atteindra la région parisienne dans la nuit.

 

Me 10.2.2021

Levé à sept heures. Il est tombé deux ou trois cm de neige mais la grisaille se défait bientôt sur un éclatant soleil. Comme les routes sont glissantes, Cathy reste à la maison. Je termine de Cayeux. Nous sortons marcher dans l’après-midi. Il gèle.

Le Monde me demande quelques pages sur Michelet. Une nouvelle édition, préparée par P. Petitier, va être publiée. Je commence à rassembler mes idées.

 

Je 11.2.2021

Debout à sept heures moins le quart. La nuit a été claire. Il fait moins 3° sur la terrasse. La journée sera lumineuse mais il souffle un vent glacial et la neige, gelée, tient aux endroits mal exposés. Je termine à midi le papier sur Michelet et relis Darwin – L’Origine des espèces – cinquante ans après. Je gardais le vif souvenir de sa patience, de sa rigueur, de son impartialité exemplaires.

Il est un peu tard lorsque Cathy descend de l’institut et nous abrégeons la promenade pour être de retour à dix-huit heures.

 

Ve 12.2.2021

Levé à sept heures moins vingt. Le froid persiste. J’entretiens le feu. Au supermarché avant de passer au papier sur Flaubert, pour l’IMEC. Stéphane Ragot arrive à midi et demi. Il traverse une sombre période. Il a contracté la covid en mars dernier, contaminé ses parents puis, en décembre, il a perdu sa sœur, d’un cancer. Il peine à prolonger le travail de clarification qu’il avait entamé avec ses livres, son film. Cathy rentre vers cinq heures. Il nous quitte un peu plus tard pour échapper au couvre-feu.

 

Sa 13.2.2021

Debout peu avant six heures. Il gèle, sous le grand soleil. Je lis, sans allant ni mordant. Les travaux de plume et les entretiens de la semaine m’ont fatigué. Cathy se rend à l’institut dont elle rentrera à midi et demi.

Nous remplissons le bûcher que le froid a vidé puis partons en promenade par le lycée. Les sentiers sont durcis par le froid, les étangs gelés.

 

Di 14.2.2021

Levé à sept heures. Le ciel, qui est dégagé, s’éclaire déjà imperceptiblement. J’avance avec lenteur dans L’Origine des espèces. Long entretien téléphonique avec H. Colomer qui envisage de réaliser un film sur Max Weber. Il a été assiégé par la neige dans les solitudes de la Sarthe.

Nous faisons le tour restreint, dans le froid. Il devrait commencer à tomber demain.

J’appelle Gaby.

 

Lu 15.2.2021

Debout à sept heures. Le temps se radoucit. La neige de mercredi fondra dans la journée. Comme souvent, le lundi, j’ai peine à me tenir à ma lecture pour y avoir passé le dimanche. Ph. Worms arrive de Montreuil vers midi. Il repart vers quatre heures.

Il nous faut écourter la promenade, à cause du couvre-feu. Il fait 8 et ces dix degrés supplémentaires sont bien agréables après le gel prolongé de la semaine passée.

 

Ma 16.2.2021

Levé à sept heures moins dix. Fatigue tenace. Je ne ranime pas le feu et lis un recueil d’aphorismes – Respirez – de G. Le Gouic.

À trois heures, chez l’ophtalmologiste de Saint-Rémy, que j’avais consulté il y a deux ans. J’ai fait, voilà trois jours, une petite hémorragie dans l’œil droit. Je prends la route que j’ai empruntée, quotidiennement, trois années durant, pour rendre visite à Mam. Mais je n’irai pas si loin. Elle ne m’attend plus. Me gare devant l’immeuble qui abrite, aussi, un cabinet médical. L’atmosphère de la salle d’attente est étrange. Deux hommes, qu’on ne voit pas, parlent dans une pièce latérale, porte ouverte, une dame dans une autre. Ce qu’ils disent est couvert par de la musique classique. Aux murs, d’affreux tableaux impressionnistes copiés de Renoir, surtout, et de facture récente. Les autres patients consultent tous, sans exception, leur portable.

L’hémorragie est due aux anticoagulants. Surtout, ma vue baisse rapidement. Le moment est venu, selon le praticien, de me faire opérer de la cataracte. J’hésite à entrer à l’hôpital en ces temps de pandémie.

Nous sortons marcher sous la pluie. Il fait doux.

 

Me 17.2.2021

Debout à six heures et demie. Au matin nébuleux succèdera un après-midi ensoleillé, tiède, propice aux lessives. Entre le froid et la pluie, on ne pouvait rien mettre à sécher dehors, ces derniers temps. Un technicien intervient sur notre ligne extérieure. Un branchement défectueux nous privait continuellement d’Internet. J’en profite pour écouter Monteverdi – Laetatus sum – qui me ravit toujours.

J’avance dans Darwin avec lenteur. Nous descendons jusqu’au bassin et sommes de retour à six heures. Deux faisans mâles évoluaient à découvert.

 

Je 18.2.2021

Levé à six heures et demie. Je constate bientôt que je suis incapable de lire. Je n’ai pas cessé depuis la mi-octobre et suis parvenu à saturation. Cathy descend de l’institut à midi et demi mais, avant de partir pour Chartres, nous attendons qu’un transporteur nous ait livré des cartons de bouquins qu’elle a acquis aux enchères, à Metz. Il pleut abondamment. Nous rapportons deux toiles, l’une, abstraite, énergique, chaotique – un chemin enneigé, un torrent débordé –, l’autre représentant des façades tristes, délicieusement mélancolique, du même artiste.

Beaucoup de circulation, au retour. On se hâte de rentrer avant le couvre-feu. Je me trompe de chemin, à hauteur de Gometz. Sur le terre-plein d’un rond-point, une voiture de l’aérotrain qui devait rallier, dans les années soixante-dix, Paris à Orléans et n’est jamais entré en service. Son portique en béton se dresse toujours au milieu des labours, à proximité d’Orléans. Je m’étais garé dessous, il y a une douzaine d’années, et l’avais examiné de près lorsque nous avions rendu visite à Jean Cassio, dans sa maison d’école.

 

Ve 19.2.2021

Debout à sept heures. Au supermarché dès l’ouverture avant de lire, avec effort, Darwin et Ezra Pound. J’écouterai, sur Internet, de la musique de George Antheil, à base de pianos mécaniques et de xylophones, qui transporte Pound et que je trouve déprimante.

Une panne de stérilisateur retarde Cathy. Il est plus de six heures lorsqu’elle rentre de l’institut. Nous ne marcherons pas.

 

Sa 20.2.2021

Levé à six heures vingt. Cathy repart pour l’institut. Elle va recommencer une expérience qu’un composant défectueux a fait échouer, hier. La douceur est surprenante. Nous ne lancerons pas moins de cinq lessives dans la journée et verrons passer les premiers papillons de l’année, Citron, petite Tortue, Paon de jour. Les bourdons visitent le jasmin d’hiver, près de la fenêtre du bureau. Je termine Antheil et le traité d’harmonie, passe à L’Atelier contemporain de Ponge mais je bute sur les mots, lâche insidieusement prise. Perdu la force de lire encore.

Nous nous contentons de faire le tour du quartier avant six heures. Les oiseaux magnifient le soir de leurs chants.

 

Di 21.2.2021

Debout à sept heures. C’est une journée de printemps qui s’apprête, la première, avec un mois d’avance sur le calendrier. Cathy va tailler la bignone, la vigne. Je m’obstine à lire malgré l’usure, la fatigue qui me prend presque immédiatement.

À Versailles. Beaucoup de circulation. L’après-midi luxueux fait sortir les gens de chez eux. Nous marcherons avant le couvre-feu. Un mimosa, dans un jardin, est presque fleuri.

Gaby appelle. Il regagnera Montvalent dans une semaine.

 

Lu 22.2.2021

Levé à sept heures et demie. Il fait clair mais le ciel est couvert. Je lis un roman de Cormac Mc Carthy dont le ton sentencieux, chargé de résonances bibliques, les banalités pompeuses sont lassants. « Je crois qu’on peut dire que ça fait un bout de temps ».

Paul descend à la gare à midi avec Sarah et Jeanne. Soulef est à Nancy. Ils n’avaient plus fait le déplacement depuis la Noël. Les petites vont aider Cathy à nettoyer le jardin et à brûler les débris. Nous nous rendons tous à la grande surface de bricolage de Massy. Il manquait un rideau pour un Velux.

 

Ma 23.2.2021

Debout à sept heures dix. Le jour point, salué par les pinsons. Cathy et les petits se rendent à l’usine center de Vélizy. Je poursuis mes lectures, Darwin, Ponge, la dernière livraison de la revue Europe – Genet, Demangeot.

L’après-midi, à la carrière de sable, au-dessus de la Mérantaise. Il fait très bon. Le vent du sud chasse des nuages pareils à des poignées d’ouate jetées dans l’azur. Je peine à gravir le sentier escarpé. L’effort me porte sur le cœur et je resterai dolent, mal en point, tout près de la syncope, jusqu’à la fin de la journée, avec 10 de tension. Comme Sarah et Jeanne tiennent à toute force à pêcher, nous les emmenons jusqu’à l’aire de jeu où elles trempent dans le ruisseau un fil attaché à un bâton. J’ai connu, moi aussi, pareils magiques instants, au début du temps.

 

Me 24.2.2021

Levé à sept heures, mal remis du malaise d’hier. Après trois mois de répit, le cœur s’est remis à me faire mal et la douleur s’accompagne d’une invincible et profonde tristesse. Je lis Darwin lorsque Sarah et Jeanne ne me rendent pas visite pour dessiner, examiner le contenu du bureau. Nous les rapatrions, avec leur père, vers treize heures. L’autoroute est chargée. Cathy taille la vigne et nous prenons le chemin du retour. Elle repart aussitôt pour l’institut. C’est que les petites ne l’ont pas lâchée un seul instant, deux jours durant. Je lis le dernier numéro des Moments littéraires – les diaristes belges.

Il a fait 21° au plus chaud de la journée et des prunelliers étaient en fleur dans la côte de la Belle Image.

 

Je 25.2.2021

Debout à six heures. Six personnes attendent déjà devant le laboratoire d’analyses. Un merle chante sur le toit, dans la pénombre, mais une employée l’effraie en poussant les persiennes métalliques d’une porte-fenêtre. L’infirmière s’y reprend à deux fois pour tirer la quantité de sang nécessaire. Je passe par la boulangerie, rentre et avance dans Darwin. Conscient de toucher à un fait capital, il a multiplié les expériences, vérifié que des graines immergées un mois durant dans l’eau de mer ou passées par le gésier d’un pigeon puis, de là, dans l’estomac d’un rapace, conservent leur pouvoir germinatif. Ainsi s’explique le peuplement des îles.

L’après-midi est lumineux, tiède et j’ouvre le sous-sol. Je lis L’Air du soir de Dominique Picard, sur la fin de vie. Comment ne pas se sentir étroitement concerné, maintenant ?

Nous faisons le tour habituel. Les chatons pointent aux branches des saules. Nous faisons trois achats au supermarché et sommes de retour à dix-huit heures.

 

Ve 26.2.2021

Levé à sept heures. Aux courses avant de reprendre L’Origine des espèces. L’après-midi, je passe à un recueil de textes de Shiva Naipaul mais il me vient bientôt une lassitude de lire toujours.

Nous sortons marcher. Il fait moins beau, moins chaud que ces derniers jours. Un prunier est en fleur, dans un angle abrité de la résidence.

 

Sa 27.2.2021

Debout à sept heures vingt. Le jour est levé, le frais soleil, une fête. Je lis Darwin. Cathy bèche je jardin et se désole de n’avoir bientôt plus la force. Quoi que nous fassions, la fatigue vient vite, maintenant.

Nous nous contenterons du petit tour, avant dix-huit heures.

 

Di 28 .2.2021

Levé à sept heures. Temps d’est, lumineux et froid. Je termine L’Origine des espèces puis L’Atelier contemporain. Nous faisons la promenade par le lycée. J’appelle Gaby, qui a regagné Montvalent hier.

 

Lu 1.3.2021

Debout à six heures et demie. Grand soleil. Presque toutes les jonquilles sont écloses et le prunier sauvage, devant la terrasse, commence à fleurir. J’ai de la peine à lire après y avoir passé le week-end.

Cathy a obtenu confirmation de ses résultats. Elle rapporte les photographies qui en font foi. Nous faisons le tour restreint pendant les trois quarts d’heure qu’il nous reste avant le couvre-feu. La moitié, peut-être, des promeneurs que nous croisons sont flanqués d’un chien, de ces races infimes, très ridicules dont je me demande ce qu’elles peuvent bien leur apporter, ou alors inquiétantes, comme le doberman qui trottait à longues foulées souples, de fauve, le long du bassin de retenue, il y a trois jours.

 

Ma 2.3.2021

Levé à six heures et demie. Je lis Printemps à Trieste de Quarantotti Gambini. Les deux experts des assurances, la nôtre et celle des voisins, passent vers dix heures pour examiner l’arbre qui s’est abattu chez nous, fin décembre, et a endommagé le toit.

Nous descendons jusqu’au bassin, sous le soir printanier. Un héron chasse dans l’herbe et les merles chantent au sommet des arbres.

 

Me 3.3.2021

Debout à sept heures avec des vertiges, de la tension, l’inquiétude qu’ils inspirent et dont j’étais épargné depuis trois mois. D. Charnay arrive à Courcelle vers dix heures. Il a apporté un alphabet de fer qui s’était brisé. Je fais un point de soudure. Le temps s’y prête, ensoleillé, tiède. Le raccord de peinture aura le temps de sécher. La tension, qui avoisinait 15, au réveil, tombe progressivement à 10. Je dépose Dominique à la gare à quatre heures. Cathy rentre une heure plus tard. Nous sortons marcher, passons près du mimosa en fleur.

 

Je 4.3.2021

Levé à sept heures moins vingt. Il fait moins beau. Il est tombé quelques gouttes dans la nuit. Cathy se sent dolente et reste à la maison. Aux courses avant de commenter des livres pauvres. Je termine Printemps à Trieste de Quarantotti Gambini – l’occupation de l’Istrie par les troupes de Tito immédiatement après la capitulation allemande.

Cathy descend chez la coiffeuse. Nous n’avons plus le temps de boucler la promenade habituelle et devons nous contenter du tour du quartier.

Sorties et entretiens vont reprendre après une année à peu près vide, mais nous ne sommes toujours pas vaccinés. Les hôpitaux sont saturés et l’on compte toujours trois ou quatre cents décès quotidiens.

 

Ve 5.3.2021

Debout à six heures, sous la nuit. Matin gris, auquel succèdera un après-midi ensoleillé. Je lis L’Achat du cuivre de Brecht et L’Allemagne au temps du réalisme de J. Le Rider. Les explications de Brecht sur le V Effekt me laissent perplexe. Je me rappelle vaguement avoir vu je ne sais quelle pièce jouée selon ce principe et mon embarras d’avoir été empêché de croire, de vivre, par procuration, ce qu’on me montrait. J’avance lentement, avec des passages à vide. Cinq mois, bientôt, que je ne fais plus rien que lire et, parfois, écrire.

Nous partons pour le tour habituel, dans le vent froid. Prunus et forsythias sont fleuris. Les perce-neige et les crocus passent.

 

Sa 6.3.2021

Levé à sept heures dix. Il fait grand jour. Cathy se rend au marché, à la boulangerie et, de là, à l’institut où les résultats espérés l’attendaient. C’est une période faste, après des mois noirs. Je lis Brecht.

Promenade classique, dans l’éblouissante lumière et le vent froid.

 

Di 7.3.2021

Debout à sept heures moins vingt. Le jour se lève, limpide. Il a légèrement gelé. Je termine L’Achat du cuivre et m’abstiens de passer à une autre lecture. Je serais incapable de reprendre, lundi, si je ne marque pas une pause. Alors, je rêvasse face à la glorieuse lumière du printemps, à la fenêtre.

L’après-midi, nous faisons le tour du bassin de Bures. Dans l’herbe haute, décolorée, deux hérons, des oies. On entend le cri discordant du faisan mais on ne le voit pas. Ici et là, des pruniers en fleur, comme des jeunes mariées, les archanges proustiens dans les cités maudites.

J’appelle Gaby. Il va passer la semaine en commission, pour le CNRS, et ne regagnerait Montvalent que dimanche prochain.

Un mail d’Alice Diop m’apprend que son film, Nous, a remporté le grand prix de la compétition au festival de Berlin. Elle passera dans les jours prochains.

 

Lu 8.3.2021

Levé à sept heures moins dix. Il fait clair et froid. J’ouvre Sur le cinéma de Brecht. Un livreur m’apporte les exemplaires d’auteur de Métamorphoses et Verdier m’avise que le cinquième tome du Carnet de notes est imprimé. Mais je n’ai pas un jour de libre avant mardi en huit pour signer le service de presse.

Je regarde le film d’Alice Diop – Nous – que m’a envoyé le Centre Pompidou. Un sociogramme de la France contemporaine telle que la vit, la voit une jeune femme issue de l’immigration, qui a grandi à Aulnay-sous-Bois et, renversant tous les obstacles, est devenue réalisatrice. Il ne manque même pas au tableau la messe commémorative de la mort de Louis XVI, dans la basilique Saint-Denis, et la chasse à courre en forêt de Fontainebleau.

Nous faisons la promenade par le cimetière.

 

Ma 9.3.2021

Debout à six heures et demie. Pas tranquille lorsque je descends prendre le train de 8h29. Il gèle et je redoute, à mon âge et dans mon état, d’attraper la covid. Jamais je n’étais resté si longtemps – cinq mois – sans emprunter le RER. Au lieu de lire, je regarde défiler le décor de la ligne B. Il n’y a que les pruniers de fleuris. Il faut attendre avril pour qu’il soit transfiguré par la reverdie. Peu de monde, dans le wagon, et la station Châtelet est étrangement vide, les magasins échelonnés sur trois étages, les cafés, les restaurants, dehors, fermés.

La façade du Centre Pompidou est toujours en travaux. On passe par l’entrée du personnel, derrière, comme à l’automne dernier. Personne, non plus, à l’intérieur. Arrivent les deux réalisateurs, Marie Dumora et Eric Baudelaire, l’écrivain I. Jablonka et A. de Baecque, qui mènera l’entretien. Deux heures d’échange, dans la petite salle, sans public. J’arrive sur le quai de Châtelet en même temps que la bonne rame. À la maison à deux heures, fatigué par l’équipée, le froid, l’entretien prolongé. Où que j’aille, je suis le patriarche, désormais, de la société.

Nous faisons le petit tour avant six heures.

 

Me 10.3.2021

Levé à sept heures. Aux courses avant de revenir à Brecht, dont le marxisme agressif n’épargne rien ni personne, Thomas Mann, Wiechert… Hitler vient d’accéder à la chancellerie. Écrire, agir, alors, est lourd de conséquences, périlleux, potentiellement mortel.

Claire Chazal arrive à trois heures. Elle allume son magnétophone et nous parlons deux heures durant, au salon. F. Ferville, le photographe, qui la suivait de près, patiente dans l’entrée, assis sur une marche d’escalier, ce qui m’a échappé et me remplit de confusion lorsque je m’en avise. Claire Chazal repartie, il installe son volumineux matériel, flashes, boîte de lumière, réflecteur… et me tire le portrait. Il m’en coûte singulièrement d’exposer ma laide figure.

Cathy rentre, dans l’intervalle, de l’institut, discrètement, et se réfugie dans son bureau. C’est elle. Tout me revient, et d’abord l’impossibilité avérée, d’emblée, de hanter son voisinage. J’ai quatorze ans. La plus intéressante des jeunes filles traverse mon champ de vision puis disparaît et alors périsse le monde plutôt que de la perdre.

Il est trop tard pour sortir marcher. D’ailleurs, il s’est mis à pleuvoir après une longue période ensoleillée.

Christian Thorel appelle peu après. Il monterait aux Bordes fin avril et chargerait les ferrailles qu’il songe à exposer dans la galerie d’Ombres blanches.

Je m’occupe d’un arrivage de livres pauvres.

 

Je 11.3.2021

Debout à six heures vingt. Je réponds à un petit questionnaire que m’a adressé Laurent Demanze. Jean Lebrun arrive peu après trois heures avec Yann, l’ingénieur du son. Nous évoquerons Michelet, trois heures durant, dehors, d’abord, près des jonquilles, puis au bureau. Cathy rentre quand nous parlions toujours, glisse, comme une ombre, dans l’entrée et se réfugie dans son bureau. Comme hier, il me semble revivre sa première apparition, le ravissement et le désespoir qui m’ont submergé, en 1963. On reste le même.

 

Ve 12.3.2021

Levé à sept heures. Les entretiens des deux derniers jours m’ont fatigué. Je lis peu, paresse. Cathy descend de l’institut à midi et demi. À Chartres. Au moment de repartir, le ciel s’obscurcit et c’est sous une pluie battante que nous rentrons.

Thierry Bouchard appelle en soirée pour régler les derniers détails du petit livre – Russe – que va publier Fario.

 

Sa 13.3.2021

Debout à sept heures moins dix. Le vent souffle avec véhémence et il pleut fort, dans le petit jour. Nous quittons la maison dès huit heures et quart, passons par l’institut où Cathy avait des boîtes à sortir et repartons pour Paris. Toujours de gros travaux de voirie à hauteur de Polytechnique. On roule aisément sur l’autoroute, le périphérique. Deux immenses bâtiments aux contours obliques, comme penchés, instables, sont sortis de terre près de Charenton et je ne trouve pas très heureuses ces audaces. Nous sortons à Porte de Montreuil, trouvons à nous garer devant un immeuble triste, ancien, au crépi dégradé et nous acheminons jusqu’à la rue des Docteurs Dejerine où les Éditions Verdier se sont installées après que le plafond des locaux du boulevard Ménilmontant s’est effondré. Colette Olive nous attendait. Pas le temps de s’attarder. Elle s’apprête à passer la journée en visioconférence. Nous emportons les exemplaires d’auteur du cinquième tome des Carnets. Chaque volume pèse près de sept cents grammes, ce qui représente près d’une quinzaine de kg. Nous prenons le boulevard Davout, le périphérique que nous quittons à la Porte d’Orléans. Rue d’Alésia, je fais l’acquisition d’une statue boa que j’avais déjà remarquée il y a deux ou trois mois, Cathy d’un miroir biseauté au cadre ciselé, doré. Nous passons par Cachan, glissons crêpes et lectures sous le portail des petits qui ont accompagné Jeanne au cours de dessin, Sarah au conservatoire de musique, et rentrons.

C’est pour ressortir, en début d’après-midi. À la supérette de l’Abbaye, d’abord, dont Cathy rapporte des plantes et du terreau puis en promenade, jusqu’au bassin de retenue, après deux jours d’interruption. Le vent est au nord-ouest, le ciel tourmenté mais nous serons épargnés par l’averse. Avec toute cette agitation, je n’ai pas lu.

 

Di 14.3.2021

Levé à sept heures dix. Lorsque, une demi-heure plus tard, je descends à la boulangerie, il y a déjà trois clients à attendre sur le trottoir, deux à l’intérieur, et l’on tarde parce que ce sont des gourmands qui achètent plein de mignardises qu’il faut leur emballer. Est-ce Schopenhauer qui note que les gens affligés de mon funeste tempérament sont à peu près indifférents à leur bien-être ? Je termine Sur le cinéma. L’essentiel du recueil porte sur le procès qui a opposé Brecht au producteur Neto – « un million de Marks » – à propos de L’Opéra de quat’sous. Pour répondre au goût supposé du public, Neto a trahi les intentions politiques de l’auteur.

Nous partons en promenade par le lycée malgré le vent froid, le ciel menaçant. François Bon, qui a vu le papier sur Michelet, dans Le Monde, m’apprend qu’il a été victime du virus, à l’automne, et qu’il a perdu sa mère. Rien ni personne ne nous sépare plus de la porte du fond.

J’appelle Gaby. Il est rentré aujourd’hui même de Montvalent après avoir siégé, toute la semaine, en visioconférence, à la commission de recrutement du CNRS.

 

Lu 15.3.2021

Debout à sept heures. Je lis l’Essai sur la fatigue de P. Handke, commente des livres pauvres avant de récupérer la moitié de l’équipe de La Capture à Courcelle, à midi. Huit ans, déjà, qu’on tournait en Corrèze, dans le froid, sous la pluie. J’avais revu Geoffrey Lachassagne et Pascale Granel à la Cinémathèque, il y a deux ou trois ans, mais Graciela Barrault n’avait pu faire le déplacement, retenue au loin. Nous évoquons, gaiment, les jours lointains, mouvementés, diluviens passés aux Bordes, en 2013, le présent incertain. Geoffrey a été contaminé, l’an passé, mais n’a pas été hospitalisé. Je redescends mes visiteurs à la gare à quatre heures.

Nous faisons le petit tour. Je trébuche sur une racine, dans la sente qui relie les deux parties du chemin des Buttes, et m’étale durement, de tout mon long.

 

Ma 16.3.2021

Levé à sept heures dix. Temps obstinément pluvieux et froid. Je reprends les Éléments de mécanique de Kater et Lardner (1834) avant de trier des aquarelles de 1980 qui s’empoussiéraient au sous-sol. Quarante ans et plus que je m’adonnais à la peinture. J’ai presque oublié.

Olivia Scelo m’apprend qu’elle a terminé sa thèse et vient de la faire imprimer. La soutenance aura lieu début mai. Elle passerait ici le 18 juin.

Je prépare la sortie de demain, à Paris.

 

Me 17.3.2021

Debout à six heures et demie. Je prends le train de huit heures, change à Denfert où il me faut utiliser mon ticket de retour pour franchir le tourniquet. L’autre, je ne sais comment, s’est démagnétisé en chemin. Autre changement à Nation. Je sors à Porte de Montreuil et sonne, l’instant d’après, chez Verdier. Colette est seule. Elles préparent, avec Michèle, leur dernier banquet du livre à Lagrasse. Le moment est venu, après vingt-six ans, de passer le relais aux nouveaux arrivants. Notre génération a fait son temps. Irene Nanni nous rejoint. Un an qu’elle n’a pu retourner en Italie, voir les siens. Elle m’aide à mettre sous enveloppe les envois qu’un postier vient emporter.

Je prends congé peu avant une heure, arrive à Denfert en même temps que la bonne rame et suis de retour vers deux heures et demie.

Je ressors poster de vieilles aquarelles, croise Cathy qui rentrait. Nous parlons, bord à bord, vitres baissées. Elle s’est rendue à la maison de convalescence, près de Saclay, où Doris C* se remet d’une opération mais celle-ci est à l’isolement et elle n’a pu la voir.

Il s’est mis à pleuvoir. Nous ne marcherons pas. Il me vient une soudaine fatigue. Couché tôt.

 

Je 18.3.2021

Levé à six heures et demie. J’ouvre Contemporains de François Bon, une série d’articles sur les écrivains d’aujourd’hui, dont j’avais déjà lu la plupart, puis je passe aux Conversations avec Keith Richards. Je suis un assez long moment à les croire effectives avant qu’il me vienne un doute, qui trouve sa confirmation à la dernière page : « Tout est inventé sauf Keith Richards ».

Je commente des livres pauvres de Max Partezana, descends à la poste. On est sept ou huit à attendre dehors et le camion des éboueurs bloque la rue principale. Sur ma lancée, je vais déverser le verre usagé dans le conteneur, près du gymnase.

Cathy ne rentre qu’à cinq heures et quart. Le ciel, à l’est, est congestionné, d’un violet intense, menaçant. Nous partons sous le parapluie pour le tour restreint. Des merles chantent, splendidement.

Ce sont près de trente mille cas de covid qui ont été enregistrés dans la journée. Les hôpitaux sont saturés. De nouvelles mesures de confinement s’appliqueront dès demain en Ile-de-France, dans le Nord et les Alpes maritimes – déplacements limités à dix km, couvre-feu à dix-neuf heures. Un an et un jour que la vie a été chamboulée par la pandémie. Nous allons rester un mois, au minimum, sans voir les petits.

 

Ve 19.3.2021

Debout à sept heures et quart. Au supermarché avant de reprendre le traité de mécanique. Le vent a tourné au nord-est, chassé la grisaille et la pluie mais le froid est vif, à la veille du printemps.

Je commente encore des livres pauvres, descends poster le courrier. Cathy rentre peu avant cinq heures et nous sortons marcher.

 

Sa 20.3.2021

Levé à sept heures moins dix. Je délaisse la mécanique en milieu de matinée pour déposer de vieux vêtements et de l’électro-ménager hors d’usage sur la place du marché, où a lieu une collecte, puis reviens à ma lecture.

Nouvelle sortie, à l’heure creuse, pour les achats à l’Abbaye. De là à la jardinerie de Chevreuse. Cathy en rapporte de l’engrais et des pommes Sainte-Germaine. Elle passera le restant de l’après-midi au jardin. Il fait beau mais le vent est âpre.

Nous faisions les lits. Je jette un coup d’œil à la grande photo accrochée au mur de la chambre de Cathy. Elle les montre, elle, Ninou, toutes petites, et leurs parents, devant la maison des Bordes, et je m’avise que ces derniers avaient alors l’âge de nos enfants. Ces images exactes, littérales, extorquées pour la première fois, dans l’histoire, au temps ont bouleversé notre rapport à la durée, aux morts, aux vivants. Ceci, encore : nous avons pu nous entretenir, par Skype, avec les petits que nous ne reverrons pas avant un mois, à cause du confinement. Sarah nous a joué un morceau de violon et Jeanne nous a montré ses dessins.

 

Di 21.3.2021

Debout à six heures et demie. J’ai été tiré du sommeil par de mauvais rêves, dans la nuit, et, avec ça, je me sentais mal, comme lorsque j’ai de la tension. Cathy, elle-même, est sujette, ces jours-ci, à des vertiges. Le malheur de vieillir. À la boulangerie, sous le matin gris et froid. Elle vient d’ouvrir. Il n’y a encore personne. Je pose mon livre à dix heures et demie, pour ne pas compromettre la journée de demain.

Promenade du collège jusqu’au bassin de Bures. J’appelle Gaby.

 

Lu 22.3.2021

Levé à huit heures moins dix. Je lis, alternativement, Le français sans fard de Martinet et le traité de mécanique. Nous nous contentons, en soirée, d’une demi-promenade. Celle d’hier nous a fatigués et le vent est froid. Les premiers chatons sortent aux branches des saules, le long du bassin. Le héron chassait dans les hautes herbes.

 

Ma 23.3.2021

Debout à sept heures. Il fait soleil et la bise est tombée. Toujours dans la mécanique. L’après-midi, je prétends passer à la linguistique mais constate que j’ai perdu l’attention nécessaire. Il y a plus de cinq mois que tout mon temps se passe à lire. Je consulte des sites de peinture sur internet.

Promenade par le lycée, mais en sens inverse. Ici et là, des arbres s’enveloppent d’une buée verte et les cerisiers commencent à fleurir.

 

Me 24.3.2020

Levé à six heures et demie. Il va faire une journée lumineuse, tiède. Préparatifs de cuisine. Je réponds au téléphone. Colette Olive et Sophie Bassouls appellent, vers une heure. Elles sont arrêtées près du cimetière et ne trouvent plus leur chemin. Je pars les chercher. On s’attable. Il y a trente-cinq ans que Sophie B. m’avait tiré pour la première fois le portrait, l’équivalent de ce qui me tenait lieu de vie, alors. Elle me photographiera dans la maison, dehors, tandis que je parle avec Colette, ce qui me facilite bien la vie. J’oublie ma triste figure. Elles reprennent la route vers quatre heures.

Paul appelle peu après. Il a attrapé la covid et le reste de la journée s’en trouve brutalement assombri. Je me dis qu’il n’a que quarante ans, qu’il est en bonne santé mais ne peux m’empêcher de me rappeler les jours terribles de 1981, quand il avait contracté une pneumonie atypique et que nous nous demandions, avec terreur, s’il réchapperait. Nous en parlons, du bout des lèvres, toujours, pendant la promenade, avec Cathy. C’est elle qui avait découvert l’origine du mal pendant que le chef de service errait lamentablement, incriminait des rhumatismes, la malaria…

 

Je 25.3.2021

Debout à sept heures. Il pleut. L’état des petits est stationnaire. Ils sont fiévreux mais exempts de gêne respiratoire, ce qui ne m’empêche pas de m’inquiéter.

Je reste un moment à hésiter entre trois papiers qu’on me demande sur l’amitié des artistes, pour S. Bassouls, la loi sécurité globale, pour le Centre Pompidou et l’anomalie, pour l’université de Bari. Me décide pour les artistes. Je ne couvrirai que trois pages.

Nous faisons le tour du bassin. Les oiseaux illuminent le soir de leurs chants.

 

Ve 26.3.2021

Levé à six heures et demie. Au supermarché puis à la poste avant de clore l’article sur les artistes. Je passe aussitôt à celui sur la loi sécurité globale pour la BPI du Centre Pompidou.

Les bûcherons passent en début d’après-midi et débitent le cerisier qui s’était abattu chez nous, fin décembre. Je dactylographie le premier papier pendant que Cathy répand les copeaux qu’elle est allée chercher, près de la voie ferrée, au pied des rosiers et sur les fraisiers.

J’apprends, en soirée, la disparition de Gil Jouanard.

Les petits se remettent lentement. Paul a pu se lever. C’est Jeanne la plus affectée par le mal.

 

Sa 27.3.2021

Debout à sept heures. Un rêve m’a tiré du sommeil en pleine nuit. Je revenais chez mes grands-parents, sur le coteau du Breuil. La maison, bien sûr, était vide. Ils sont morts depuis très longtemps et je le savais. J’entre et, contre toute attente, Mam est là quand je la croyais, elle aussi, décédée. Elle est assise dans la cuisine, occupée de ses pensées, pas autrement surprise de me (re)voir. Bouleversé, je lui prends la main et me réveille. J’ai tardé à me rendormir. Je l’avais retrouvée.

Je finis de transcrire le deuxième papier et l’envoie à Sophie Bassouls. La situation s’améliore un peu, à Cachan. Jeanne va mieux.

Courses à l’Abbaye. J’avance dans le traité de mécanique, écoute une conférence que Bourdieu avait donnée au Brésil, ouvre un petit livre de Jean-Jacques Salgon sur la grotte Chauvet.

Cathy, qui a encore jardiné ce matin, ne se sent pas bien. Fièvre, courbatures, toux. Me demande ce qui nous attend. Insomnie.

 

Di 28.3.2021

Levé à sept heures et demie, heure d’été. L’état de Cathy ne s’est pas amélioré mais il n’a pas empiré, non plus. C’est dimanche et les centres de dépistage sont fermés. Nous sommes inquiets. Elle reste couchée. Je monte, par intervalles, toquer à sa porte. Elle ne présente pas les symptômes aigus que les petits ont connus et dont ils se remettent difficilement.

La promenade de l’après-midi tourne court. Elle ne se sent pas la force de boucler le tour habituel.

J’appelle Gaby.

 

Lu 29.3.2021

Debout à six heures vingt. Il fait nuit noire, avec le changement horaire. Je me demande ce qui nous attend. C’est un peu plus d’une heure plus tard que du bruit, à l’étage, m’apprend que Cathy se lève. Je gravis les premières marches de l’escalier. Elle va bien. Mon cœur reprend. J’ai passé une heure sombre.

Il fait très beau et, pour la première fois de l’année, chaud. Le chêne, au bas du terrain, se couvre de pousses vertes. Nous ouvrons le sous-sol.

Cathy va passer la matinée à l’institut. Je termine le lumineux traité de mécanique de Katner et Lardner. À trois pages de la fin, cette remarque pénétrante : « Tant que l’homme n’a employé que des forces motrices comme celle du vent et des cours d’eau, il les a employées telles, pour ainsi dire, que la nature les lui offrait, sans songer à les étalonner. Mais du moment qu’il a fallu consacrer de grands capitaux à l’acquisition de machines dispendieuses, on a senti la nécessité d’avoir une mesure plus précise des forces motrices ».

Un peu plus haut, les auteurs « ne peuvent plus se dispenser de citer le mot fameux de Montgolfier : la force vive est ce qui se paie ».

Cathy a obtenu un rendez-vous à Paris, le 9 avril, pour nous faire vacciner. Il va falloir tenir dix jours, encore, quand l’épidémie fait rage et que les hôpitaux sont débordés.

Nous sortons marcher sous le bon soir.

 

Ma 30.3.2021

Levé à huit heures.

 

 


Pierre Bergounioux

Écrivain

Rayonnages

FictionsJournal