Roman (extrait)

Jona Jonas – Terrain vague

Dramaturge et écrivain

L’été revient et, avec lui, notre traditionnelle série de bonnes feuilles de la prochaine rentrée en littérature étrangère. Nous commençons avec le premier roman du dramaturge autrichien Philipp Weiss. Ou plutôt les quatre premiers romans plus un manga, à paraître concomitamment en cinq volumes aux Éditions du Seuil dans la traduction d’Olivier Mannoni, et réunis sous le titre Le Grand Rire des hommes assis au bord du monde. Soit une œuvre audacieuse de 1 200 pages signées tantôt Paulette Blanchard, tantôt Jona Jonas — jeune artiste androgyne que nous découvrons aujourd’hui —, Chantal Blanchard, Akio Itō, ou encore Abra Aoki. Tous auteurs, et personnages, reliés les uns aux autres, voire se cherchant les uns les autres, par-delà les siècles, de la Commune à Fukushima, chacun explorant une forme différente autour du même thème : la fin de notre monde.

«Chotto matte kudasai. Kudasai ! Lentement maintenant. Je comprends bien, Jona ? Tu voyages pour une femme qui ne t’a plus donné de nouvelles depuis des mois, pire encore : qui a purement et simplement disparu – ni vu ni connu, et ciao, sayōnara –, sans même juger utile de te laisser ne fût-ce qu’un seul mot – pas de roses, pas de valises pleines de dollars, pas de chewing-gum recraché, rien ! – c’est pour une femme comme celle-là que tu voyages autour du monde là où, comme on le sait généralement, une autre tout aussi bonne, non, plus photogénique, plus jeune, plus chaude, est installée dans n’importe quelle cuisine à nouilles miteuse ? Sais-tu ce que tu es ? Non ? Non ? Je vais te le dire : Un héros, Jona ! Exceptionnel ! Une idole ! Adonis ! Merci ! C’est ça, l’amour ! C’est ça ! Pas de fourbi post-romantique. Pas de anything fucks post-érotique. Non ! Mon petit oiseau a pris sa volée ! Tralala ! Amour fou, Jona ! Amour fou ! Grand art ! Il ne court pas à cause d’une catastrophe. Ne massacre pas son chapeau pour un petit désastre. Un fiasco ici, un enfer là. Un drame, une ruine intérieure ? Et alors ? Il ne soupèse pas. Ne compense pas. Non ! Au lieu de cela, il fait le tour du monde pour cette femme, comme ça. Je n’arrive pas à y croire ! Ero guro, Jona. Ero guro nansensu. Admirable ! Tu sais quoi ? J’aime beaucoup plus les hommes auprès desquels je me réveille le matin sans être forcée de me décider : Maintenant, c’est à lui ou à moi que je tire une balle dans la tête. Lui ou moi ? Ou nous deux ? Et qui le premier ? Moi d’abord ? Non, ça ne va pas. Lui d’abord ? Non, c’est tristounet. Et puis je dis : Allons, quoi ! Viens, sale bête, baisons, mais en vitesse ! Tu sais, je trouve qu’il n’y a rien de pire que cette gentillesse qui prospère partout, ces roucoulades émouvantes. Ah, mon trésor. Oui, mon trésor. Je t’aime, trésor. Bisou, bisou, écœurant ! Tu sais quoi, Jona ? Amour fou ! C’est admirable ! Je te félicite ! » dit Abra, elle leva son verre de champagne et le vida d’un trait.

 

Au-dessus de la tête il n’y a pas de toit ;
Et sous les pieds, pas de sol.
Kuoan Shiyuan, XIIe siècle

 

– 1 –

Je n’ai vécu pareil silence qu’une seule fois auparavant.

C’était dans le désert glacé de l’Arctique groenlandais, à la lisière septentrionale du monde, lors d’un voyage à Siorapaluk, cet ultime village de la zone habitable, après lequel il n’y a plus que de la glace, de la glace et, à un peu plus de 1 000 km, le pôle Nord. Dans cette zone où le soleil, pendant les quatre mois de nuit polaire, ne s’élève pas une seule fois au-dessus de l’horizon, dans un secteur qui reste pendant des semaines plongé dans une obscurité totale. C’était un silence que je ne connaissais pas, un silence qui absorbait tout, tellement absolu que la panique s’empara de moi, une angoisse à l’état pur, car je crus physiquement inspirer le néant, une absence à la base de tout et dans laquelle je me sentais plus seul que jamais. Cette saison-là, la glace ne se déplaçait presque plus, il n’y avait pas de vent, l’air tintait de froid et de clarté, la terre avait cessé de tourner, elle s’était figée. J’étais livré sans protection à ce silence et même les nombreuses couches de vêtements et autres housses en peau d’ours que je m’étais fait prêter par un chasseur inuit et qui étaient censées me protéger du froid ne pouvaient rien lui opposer.

Je n’étais pas seul. Chantal était là. Elle se tenait à côté de moi ; je commençai ainsi à me libérer de ma torpeur et, d’un geste gauche, à m’agripper aussi fermement à elle que je le pouvais. Mais elle aussi était comme ensorcelée par ce vide, absente, hors de ma portée. J’avais beau la secouer, lui parler à voix basse, cela ne servait à rien. Je crois que mes larmes ont gelé sur mes joues. Chantal, que j’avais mis du temps à convaincre de m’accompagner dans ce voyage, paraissait à présent engloutie par ce monde dans lequel, comme elle le dit un jour, la pensée devient cristalline et transparente jusqu’à ce qu’elle aille au-devant de sa propre dissolution. En très peu de temps, elle adopta l’usage des autochtones : se taire pendant de bonnes parties de la journée, souvent pendant des heures. Je regrettais de l’avoir emmenée.

 

C’est une commande de photos qui m’avait conduit au Groenland, sur cette île, la plus grande du monde, qui, hormis quelques bandes côtières, est intégralement recouverte d’une couche de glace de plusieurs kilomètres d’épaisseur. Pendant quelques jours, j’accompagnai une équipe de chercheurs dans l’un des fjords situés à l’ouest de l’île ; ils étudiaient la raison pour laquelle la fonte de la glace provoquée par le réchauffement climatique se déroulait plus brutalement que ne l’avaient laissé prévoir toutes les simulations réalisées jusqu’alors. Les pronostics déjà pessimistes des modèles précédents avaient été dépassés dans des proportions effrayantes, car la recherche, l’un des scientifiques l’avoua de bonne grâce, était encore à peine capable de comprendre l’interaction fragile et complexe des masses de glace, de la terre ferme qui se trouvait en dessous, de l’air et de la mer. D’autres études étaient consacrées à la question de savoir quels effets allait produire la fonte des glaces sur le niveau de la mer, et les inondations catastrophiques qui en découleraient sur les régions côtières de ce monde.

Nous fîmes en hélicoptère, en traîneau à chiens et en bateau nos parcours autour de l’île et sur la glace. Une glace qui, contrairement à ce qu’on pourrait supposer, n’est pas du tout une forme figée, mais une entité mobile et en transformation, prise dans un mouvement constant, quoique très lent, entre les surfaces et la profondeur, et depuis le centre de l’île vers les fjords, jusqu’à ce que les glaciers vêlent, comme on le dit, c’est-à-dire jusqu’à ce que les icebergs, ces géants, se brisent sur leur front glaciaire et aillent se précipiter dans la mer en produisant un tonnerre assourdissant.

 

C’était un matin du mois d’août, près du fjord glacé d’Ilulissat, à environ deux cent cinquante kilomètres au nord du cercle polaire, dans une région où l’on compte plus de chiens de traîneau que d’êtres humains, alors que nous évoluions sur un petit navire non loin du front glaciaire, en direction du nord, pour visiter dans les secteurs plus éloignés de l’île une marmite glaciaire où l’on devait effectuer quelques mesures. Le soleil était bas, se déplaçait à peine et plongeait dans une lumière chaude et indifférente le glacier Sermeq Kujalleq, ce glacier qui avait autant fondu au cours des dernières années que pendant les cinq mille années précédentes. Autour de nous dérivaient des icebergs, créatures abstraites, absurdes cathédrales qui, même s’ils émergeaient à plusieurs centaines de mètres au-dessus de la surface de l’eau, pouvaient dériver comme de petits bateaux en papier dans ces lieux où la mer avait mille mètres de profondeur. Fasciné, captivé par ces imposants fragments de glace, je pris des dizaines de photos avec mon vieil appareil. L’un des chercheurs nous expliqua que les montagnes nageaient jusqu’à ce qu’elles touchent le fond sur les sédiments des moraines, se brisent sous la pression des géants qui les suivaient, pour prendre la direction du sud par le détroit de Davis.

 

J’étais en train de photographier l’une de ces structures de glace, de parler à Chantal, insouciant et heureux, de l’informer que telle forme me faisait penser à un monstre archaïque, telle autre à Dalí, telle autre encore à la Philharmonie, à Berlin, quand un coup de tonnerre retentit dans le silence, un grondement, un tremblement, comme un orage sorti du néant, un vacarme d’apocalypse – le mot qui me vint à l’instant de la première terreur – auquel succédèrent les cris d’autres passagers, puis la voix de Chantal qui hurlait mon nom, me tombait dessus et me pressait au sol sans que je comprenne ce qui était en train de se passer. Je heurtai de l’épaule le cadre de la porte qui menait à l’intérieur de la cabine et une douleur me parcourut le bras jusqu’au bout des doigts. Puis il y eut de nouveau du bruit, des cris, une sorte de tempête de grêle, des morceaux de glace qui claquaient bruyamment contre le bateau. Je tentai de lever les yeux, mais le sol vacilla en dessous de moi, si bien que je fus heureux de pouvoir m’appuyer à la paroi de la cabine pour ne pas dévaler, comme je le craignais, tantôt vers le bas et l’intérieur du navire, tantôt par-dessus la rambarde. Je me tins des deux mains aux parois, aux barres, à Chantal, jusqu’à ce que je parvienne à me retourner, à la regarder et à constater avec un certain effroi que son visage avait perdu toute couleur. Elle avait la lividité d’un cadavre. Et tandis que le navire continuait à se balancer sous l’effet des vagues virulentes, je vécus l’un de ces rares moments où le sentiment de protection et de sécurité vous subjugue. « Il ne s’est rien passé, dit Chantal. Rien passé. »

C’est au bout de quelques minutes seulement, lorsque les vagues se furent de nouveau calmées, que nous pûmes nous lever et regarder autour de nous. Une dizaine de personnes se tenaient au bastingage, immobiles et incrédules, regardant fixement cet iceberg qui s’était détaché et dérivait désormais paisiblement loin de notre navire, ce à quoi l’on ne pouvait pas s’attendre en cette saison où le froid aurait dû interrompre le vêlage du glacier.

 

– 2 –

Lorsque j’éprouvai ce silence pour la seconde fois, il s’abattit sur moi sans le moindre préavis.

Je me tenais sur une hauteur, sur le bout de pelouse d’un petit parc, à côté d’une sculpture abstraite et d’immeubles qui s’élevaient bien au-dessus de moi, entouré de verre, de béton, de machines qui mugissaient, de masses humaines et de sirènes hurlantes. J’étais là, au centre de Tokyo, perdu, solitaire et sans idées claires sur ce qui m’avait poussé ici. Mes amis me manquaient, ils étaient très loin, hors de portée, éparpillés aux quatre coins du monde, à Oslo, en Auvergne, dans les Alpes, au bord du lac Léman, au Caire et en Patagonie. L’odeur de ma cuisine me manquait, tout comme le ronronnement de ma chatte, Ophelia, et le piano désaccordé du voisin. Chantal me manquait, bien sûr que Chantal me manquait. Je tremblais de tout mon corps, comme si j’avais froid, et pourtant je n’avais pas froid.

Un calme tendu régnait dans la rue en dessous de moi. Les gens étaient sortis de leur torpeur, ils s’ébrouaient pour chasser la terreur et la circulation reprenait elle aussi, par saccades hésitantes. Je venais de me lever de l’herbe où j’étais resté quelque temps immobile, comme hypnotisé, incapable de détourner fût-ce un seul instant mon regard des gigantesques écrans, qui, aux façades situées de l’autre côté de la rue, diffusaient en boucle des images d’horreur. Je m’en arrachai donc, testai le sol, m’assurai qu’il était au repos et qu’il me portait, tapai même du pied dessus à quelques reprises, juste pour être sûr, et pris finalement la décision de rentrer me reposer à l’hôtel.

C’est là que j’entendis ce son strident. Il était douloureux, mais sans causer de réelles douleurs, et pourtant tellement perceptible que mon corps tressaillit malgré moi et se tortilla un moment. Peut-être de la manière dont un doux contact fugitif à un endroit sensible de la peau vous fait battre en retraite. J’entendis le sifflement pendant quelques secondes, puis il disparut. Au premier instant, j’y pris à peine garde, je poursuivis simplement mon chemin, quittant la prairie pour emprunter le sentier menant des hauteurs à la rue, et ne pensai qu’accessoirement au son d’une bombe qui tombe. Mais il n’y eut pas d’explosion. Du moins, pas tout de suite. Cela aurait aussi pu être un morceau de toit, ou bien un mur que le tremblement de terre aurait détaché et qui aurait dévalé quelques centaines de mètres, ou alors un tuyau, un petit espace creux en tout cas, dans lequel l’air se serait comprimé pour produire un sifflement de ce type. Je levai les yeux vers le ciel. On y voyait quelques nuages. Alors seulement, je remarquai le silence. Il était omniprésent et atroce.

Je continuai à marcher comme si de rien n’était, sans doute dans l’espoir de chasser de nouveau ce cauchemar en n’y prêtant aucune attention. Comme ces personnages de dessin animé qui, lorsqu’ils ont quitté la terre ferme, font encore quelques pas au-dessus de l’abîme avant de remarquer en un instant de terreur l’abîme sans fond qui s’ouvre sous eux et de hurler au moment où ils tombent. Je ne m’immobilisai qu’une fois arrivé dans la rue. Je regardai autour de moi. Je vis un policier en uniforme bleu clair et en chemise noire qui tenait de ses mains gantées de blanc un mégaphone en plastique, comme un jouet, tout en battant la mesure avec son bras libre et en organisant la chorégraphie des passants qui décrivaient un large arc de cercle autour des éclats et des morceaux de verre éparpillés sur le chemin.

Un véhicule de secours roulait, très lentement, le gyrophare vacillant comme une flamme, décrivant un trajet sinueux sur la rue toujours sérieusement encombrée par les piétons et les voitures abandonnées.

Un groupe de jeunes filles en uniforme de lycéenne, frigorifiées, s’agrippaient les unes aux autres, bras dessus, bras dessous, joignant leurs mains ou se serrant mutuellement les bras pour se réchauffer ou se consoler. (Une impulsion me fit envisager un moment de leur imposer ma présence, toute proche, pour avoir ma part de leur chaleur.) Une des filles, de grande stature, sèche, deux couettes balourdes en guise de coiffure, avait l’une de ses chaussettes blanches qui avait glissé sur la cheville, dévoilant ainsi la jambe nue – le genou un peu bleu à cause du froid.

Un homme d’affaires grisonnant, perdu dans un costume trop grand, se tenait là, un peu de côté, la tête relevée vers la nuque, les yeux réduits à deux lignes. Je suivis son regard. Alors seulement je vis l’hélicoptère voler au-dessus de nous et poursuivre son chemin devant les nuages luisants, tandis que quelques oiseaux décrivaient leurs cercles, l’âme paisible. Tout cela se déroula dans un silence froid et inhumain. Comme quelques années plus tôt, lors de la projection d’un film muet de Buster Keaton dans ce vieux théâtre new-yorkais, lorsque le pianiste qui accompagnait la séance, sans doute submergé par un épuisement soudain, baissa les bras au beau milieu du film, puis la tête, tandis que les images se mettaient d’un seul coup à défiler sans bruit devant les spectateurs étonnés.

Je fus pris d’une sorte de haut-le-cœur. Le silence était sépulcral, identique à celui que j’avais connu dans l’Arctique groenlandais au cours de ces instants figés par le froid et l’absence de vent, ces moments où plus rien de vivant ne bougeait. C’est seulement alors que je le compris. Peut-être mes lèvres en formulèrent-elles l’idée. Une succession de sons muets. Je suis sourd.

Je le pensai sans saisir ce que cela signifiait. Sourd. Sourd. Le son a disparu du monde. Au premier instant, j’ai eu l’impulsion de me retourner, de retenir le premier passant venu et de hurler : « Ce silence ! Mais écoutez donc ! » Je ne le fis pas et préférai regarder une fois encore en direction du ciel. Les oiseaux traçaient leurs cercles rassurants. J’aurais aimé être avec eux.

Quelqu’un me toucha l’épaule. C’était un homme qui gesticulait de manière frénétique, acrimonieux et en colère, peut-être contre moi. Ses lèvres se déplaçaient sans bruit, mais à une vitesse fulgurante, comme si la réalité s’était déroulée trop rapidement. Si la chose ne m’avait pas autant angoissé, elle aurait été drôle. L’homme désigna une voiture, un taxi qui se trouvait devant moi. Son chauffeur, cheveux blancs et lunettes sombres, pressait nerveusement la main contre son volant en appuyant de toutes ses forces. J’étais au milieu de la rue. Je regardai autour de moi et vis, à l’arrière, une longue file de voitures. On était en train de m’attraper par les mains et par les pieds, et de me faire sortir de la chaussée. Le chauffeur klaxonnait. Mais je ne l’entendais pas. C’est à ce moment-là, seulement, que s’installa la peur. Je sentis battre mon cœur. Enfin, je pouvais le ressentir, mais pas l’entendre. Un effroi acide me parcourut le corps. Mes mains se mirent à picoter et devinrent insensibles. Le monde n’avait plus de son. Je courus. J’ignore pendant combien de temps.

Je ne pouvais que prendre tout cela pour un rêve et croire que plus j’irais vite, plus tôt je lui échapperais. C’était forcément le cas. Je courais. Je poussais sur le côté les passants qui me barraient le chemin. Comme si l’on avait, me dis-je, projeté le Groenland sur Tokyo, comme si tous les bruits avaient tout à coup été gelés ou engloutis par un pouvoir magique. Comme si je n’entendais plus que le silence de Chantal, son absence insurmontable et toxique. Chantal se taisait, elle se taisait, obstinément. Je n’entendais que ce silence. L’absence de sa voix. Alors que je voulais crier. Mon souffle devint plat. Je m’arrêtai, je ne sais pas où, je me cachai dans une ruelle étroite, dans une niche, sous une lanterne rouge, dans la pénombre, comme un animal malade, implorant, je me palpai les oreilles. Comme du feutre, me dis-je, ou comme de la ouate, de la ouate collée et grumeleuse qui avait pénétré jusque dans le tissu, dans l’oreille interne, non, plus loin encore, jusque dans le cerveau. Je claquai des mains devant mes oreilles, d’abord à gauche, puis à droite, puis de nouveau à gauche, je frappai mes paumes de main l’une contre l’autre, de plus en plus fort, puis je tapai sur les oreilles elles-mêmes, je me frappai le visage. Je criai aussi fort que je le pouvais. Tout était silencieux.

 

– 3 –

Debout à la fenêtre, je regarde le monde. Verre, béton et acier. En dessous vibre le trafic trouble d’une route à plusieurs voies, en haut de longs nuages parcourent lentement le ciel du soir. Je n’ai qu’une seule perspective et pourtant ce sont des milliers de fenêtres que je vois. Il faudrait dire : je me tiens à la fenêtre et je regarde les mondes. J’échoue à compter les étages des gratte-ciel qui m’entourent. Vingt-sept ici, quarante-huit là, soixante-treize là-bas, peut-être plus, peut-être moins, car je n’arrête pas de me tromper et dois sans cesse recommencer à zéro. Les étages parfaitement identiques n’offrent aucune espèce d’appui à l’œil. Dans le bâtiment le plus proche, dont l’architecture s’éloigne de moi par vagues, je peux regarder les fenêtres. Je vois aux étages inférieurs un grand magasin, des vêtements, des chaussures, des sacs, des chapeaux, des gens qui marchent d’un pas rapide entre les étalages, au-dessus un hôtel dont toutes les chambres sont pourvues des mêmes abat-jour blancs, tous identiques, tous au même endroit à gauche de la fenêtre, au-dessus des logements, au-dessus des bureaux, au-dessus je ne sais quoi. Dans l’une des chambres de l’hôtel, j’observe une femme nue qui, tout comme moi, se tient à la fenêtre et fume une cigarette. Elle est jeune, un peu pâle et tendineuse. Après qu’elle a fumé sa cigarette, elle s’éloigne de la fenêtre, j’entraperçois, au vol, l’ombre de son sexe et pour un bref instant je sens le plaisir me parcourir. Puis elle a disparu.

 

Je reste là longtemps et je regarde, en même temps que descend le soleil, la nuit qui monte, peu à peu, pour l’heure elle n’atteint que les étages les plus bas des gratte-ciel, tandis qu’elle laisse encore étinceler les autres à la lumière chaude du soleil vespéral, comme si l’on était en plein jour, puis elle, la nuit, remonte étage après étage, toujours plus haut, d’abord lentement encore, au rythme des minutes, elle absorbe les niveaux, puis, de plus en plus vite, hâtivement, elle semble avaler des groupes d’étages entiers, jusqu’à ce que seuls les plus élevés restent encore à la lumière du jour et que ceux-ci, à leur tour, soient chassés de leurs domaines et livrés à la nuit. Je me tiens là et j’observe la manière dont, comme par défi, la lumière des plafonniers et des lampadaires, fenêtre après fenêtre après fenêtre et, de nouveau, étage après étage, s’oppose à la nuit, se met à briller, comment cette ville se confronte, d’en bas, à son invisibilité et se donne une nouvelle visibilité, artificielle, qui, je suis forcé de le penser à ce moment-là, montre son visage plus spécifique, plus vrai.

Je sursaute et je me retourne. Le médecin se tient derrière moi, il regarde par-dessus mon épaule les lumières de la ville. Il me montre une feuille où figurent les mots :

« Vous me croyez, maintenant, quand je vous dis que vous êtes à Tokyo ? »

Je prends la feuille et le crayon qu’il me tend, et j’écris :

« Je n’en ai jamais douté. »

Il me dévisage, écrit :

« Ah non ? »

À l’aide d’une clé, il ouvre une porte dans la façade de verre, qui descend jusqu’au sol. Il me fait signe de le précéder.

Je franchis, pieds nus, la petite marche donnant sur une étroite terrasse qui court autour de l’hôpital. L’air est froid et vivifiant. Tout ici se niche dans le scintillement monotone de la ville. Je baisse les yeux. Mes pieds sont nus sur le sol froid en pierre.

« Pardonnez-moi », écrit le médecin, qui ôte ses pantoufles et me les fait passer. Le voici devant moi en chaussettes blanches. Une étrange vision. J’hésite.

« Dôzo », écrit-il. « Je vous en prie. » Et je chausse ses pantoufles.

Nous restons là, à regarder Tokyo qui clignote et qui vibre. J’écris :

« Vous n’avez pas peur ?

– De quoi ? »

La page est pleine, je retourne la feuille.

« Des conséquences de ce qui s’est passé. Des catastrophes qui restent à venir. »

Il secoue la tête.

« Ça n’est pas dangereux, de croire qu’on est en sécurité ?

– Il est encore beaucoup plus dangereux de vivre dans un constant sentiment d’insécurité. »

Le médecin inspire l’air froid. Puis il l’expire, les joues légèrement enflées. J’écris :

« Mais l’avenir. Il ne vous fait pas peur ? »

Mes caractères sont plus grands que tout à l’heure.

« Peut-être. Oui, il me fait peur à moi également. Mais j’ai aussi confiance.

– Moi je n’ai pas confiance. »

Puis nous restons un certain temps sans rien écrire. Nous nous taisons.

Le médecin est le premier à reprendre le stylo en main.

« Il ne vous est jamais arrivé de tomber et qu’on vous ramasse au vol ? »

Je me penche au-dessus de la rambarde, je regarde vers le bas. À un croisement, je peux distinguer une femme habillée avec raffinement ; elle monte dans un taxi devant un chauffeur qui s’incline. Je me demande si c’est la femme au corps tendineux que j’ai vue nue à la fenêtre un peu plus tôt.

« Vous savez, écrit-il, ici, au Japon, nous vivons depuis des millénaires avec des catastrophes – tremblements de terre, tsunamis, éruptions volcaniques, typhons. Nous avons appris à vivre avec l’imprévisible.

– Comment fait-on cela ?

– On fait son deuil. On lâche. On recommence à zéro. Pas à pas.

– Comment tenir debout quand le sol ne vous porte pas ? »

 

– 4 –

Je m’éveillai désorienté, la tête bourdonnante. En inspirant, je sentis la vapeur huileuse et chaude d’une hotte de cuisine, abats, graisse, rôti. Mon estomac se contracta. Partir, partir ! Je tentai de chasser les fantômes. Je clignai des yeux, je vis des formes, mais la lumière se dissipa, ne donna rien et resta sans signification. Ce n’était qu’un scintillement dépourvu de toute cohésion, et quand bien même il en avait une, elle ne durait qu’un instant. Dès le suivant, tout contour, toute forme s’étaient échappés et tout se perdait dans l’indéfini. Mais il y avait quelque chose. Une légère douleur, sourde et lointaine, sur laquelle tout se fondait. Je tentai de la localiser. C’était quand même forcément un corps. Je me dis : Dors, Jona, dors. Le monde n’existe pas !

À mon réveil, tout était léger. Quelqu’un me caressait le visage. Enfin. Doucement. C’était comme une évidence. La main fraîche et mince. Sur mes joues, mon cou. Sur ma poitrine. J’ouvris les yeux. C’était Chantal, assise là. Chantal. À côté de moi. Pourquoi ne l’avais-je pas reconnue à son toucher ? Ses traits étaient familiers et proches : les cheveux roux, les ombres légères sous les yeux clos, les taches de rousseur éparses, les petites rides qui s’étaient formées pendant toutes ces années, le nez un peu retroussé, les lèvres fines et rehaussées de rouge sombre, son sourire, le frémissement de la commissure gauche. « Ah, c’est toi », dis-je, et je fermai les yeux, car je tentais de ne pas trop faire voir mon bonheur. « Tu es là. » Je tendis la main dans sa direction et ne trouvai pas de tissu, juste de la peau. Le corps voulait être moins solitaire. Je la pris par la poitrine et la tirai dans ma direction. Elle bascula, tomba, se serra contre moi, me tint fermement enserré. Je sentis son sexe contre mes hanches. Il était chaud et pulsait. Il avait envie. Alors, un bras me saisit et me retourna, légèrement, comme si j’étais en papier. Je me retrouvai ainsi sur le dos. Et un poids pesait sur moi. Un poids important. Un corps me pressait vers le bas. S’ouvrait. Chantal. Maintenant, on y va.

 

Puis elle fut partie. D’un seul coup.

Un fantôme. Qui s’était dissipé dans les airs.

 

Je restai longtemps là, la tête entre les jambes ramenées contre ma poitrine, à pleurer.

 

On n’entendait toujours pas le moindre son. Le silence régnait. Et ce silence me mit tout à coup dans un état de parfait éveil, il chassa tous les rêves. Je regardai ce qui m’entourait. C’était toujours la même ruelle, celle dans laquelle j’avais atterri auparavant et où je m’étais sans doute endormi, épuisé. Je voulus voir le ciel, levai les yeux et y trouvai un entrelacs dense de câbles électriques, à côté de la lanterne rouge et entre les caissons noircis de la climatisation, suspendus aux façades des immeubles comme de gigantesques insectes. Au-dessus s’étendait un ciel toujours bleu. Je bondis sur mes jambes, tapotai mes vêtements tant bien que mal pour en faire tomber la crasse et sortis dans la rue. Elle était pleine de gens qui ne produisaient aucun bruit.

 

Je ne sais pas d’où il venait ni pourquoi, mais soudain il fut là, se déploya et absorba tout le monde. Il sortait de mon corps, de mon regard et, de là, se transmit aux choses qui m’entouraient. C’était un calme léger, en vibration. Comme une promesse. (Une promesse de quoi ?) Je suppose que c’était dû à l’épuisement ; comme un animal à l’agonie qui se trémousse sur le dos, s’arrête à un moment de se tortiller, finit par être tranquille et s’abandonner à l’inévitable qui vient. Ou bien le calme venait-il du silence lui-même ? Peut-être l’obscure angoisse que j’avais ressentie n’était-elle que l’écho mugissant du bruit qui l’avait précédée. À présent, elle était partie.

Je marchai, donc, dans Tokyo. Je pris, sans me poser de questions, mon vieil appareil en main et me mis à photographier. D’un seul coup, tout me parut très clair et très précis : les formes, la lumière, l’interaction entre les gens, les choses, les mouvements, l’espace et la perception. J’étais moi-même un point mobile. Pas plus.

 

La ville était en état d’urgence. Je le compris plus tard, en entrant dans la gare assiégée par des voyageurs en attente, désemparés, assis sur le sol, les marches, les escaliers roulants arrêtés. C’étaient des hordes, alignées en groupes denses, les visages et les corps d’abord à peine séparables, tant ils étaient nombreux. Je me tenais donc là et regardais ces multitudes qui voulaient rentrer chez elles et se trouvaient coincées, qui se préparaient sans doute à passer dans ce lieu les heures suivantes, peut-être même la nuit, et jalonnaient un territoire, un chez-soi provisoire et improvisé par la force des choses. On cherchait des niches, on répartissait des couvertures et de l’eau, des chaises pour les vieillards et pour les malades. Un panneau indicateur clignotant annonçait en anglais : Service suspended due to earthquake. Je prenais des photos. Je rechargeais mes bobines de film et j’étais heureux, je tressaillais simplement de temps en temps, car le bruit du déclencheur me manquait. Mais l’instant suivant, déjà, je l’avais de nouveau oublié.

Devant la gare, alignés dans une zone spécialement prévue à cette fin, adossés à une rambarde, le regard perdu au loin, se tenaient les fumeurs. C’était une file sinueuse d’hommes en costume sombre, chemise blanche et cravate. Ils prenaient sans relâche des bouffées profondes, soufflaient la fumée de leurs poumons et y trouvaient sans doute un soulagement. Alors seulement, avec la vue plongeante qu’on avait depuis un pont sur la masse, sur la foule des marcheurs, je reconnus le modèle uniforme des masques de protection blancs qui, à la lumière du soleil d’après-midi, brillaient sur les visages comme des messages secrets. Devant les écrans, les corps s’entassaient, faciès figé, yeux agités, ils suivaient les images vacillantes : des incendies qui dardaient dans d’autres parties de la ville ; des voitures et des maisons qui dérivaient dans la boue noire comme de petits bâtons de bois ; des vagues ; des villages engloutis sur la côte ; des allocutions de politiciens, le visage pétrifié. Je me détournai, ébranlé, et poursuivis mon chemin. Je me tins longtemps devant la vitrine d’une boutique de mode. Les mannequins renversés reposaient épars sur le sol. Comme morts. Je me dis : Ils comptent au nombre des premières victimes. Devant une cabine téléphonique publique s’était formée une queue qui tournait autour d’un pâté de maisons entier, décrivant plusieurs brisures et serpentins. Les gens tenaient leur téléphone mobile dans les mains et regardaient, sans comprendre, ces artéfacts lumineux d’une étrange inutilité. Alors seulement, je sentis la faim, nauséeuse et lancinante. J’inspectai les environs et trouvai une petite boutique, j’y entrai, mais les rayons étaient vides ; on ne voyait plus que quelques boîtes et petits paquets éparpillés dans les allées qui semblaient avoir été ratiboisées. Et j’avais à peine tourné le dos que même ces restes avaient déjà été avidement raflés par un garçon. Son regard triomphal. Il rit et sortit dans la rue en courant. Je le suivis, me retrouvai à l’air libre et sentis, à peine avais-je posé le pied sur l’asphalte, la terre qui vacillait et tremblait à nouveau sous moi. C’était une réplique. Dans un hall d’hôtel construit en loft d’une douzaine de mètres de hauteur, je vis, à travers une façade en verre, les lustres suspendus au plafond osciller comme des pendules au bout de cordons et de câbles sans fin, régulièrement, avec la douceur et la légèreté d’enfants qui s’élancent dans le ciel sur leur balançoire. J’étais en état d’ivresse dans un monde d’images. Je titubais, je ne faisais plus partie de ce qui m’entourait. J’étais proche du rêve. À moins que ? Mes sens étaient à vif. Je ressentais. J’étais là. Non, ce n’était pas de l’irréalité, ce que j’éprouvais là. Au contraire. Le monde, d’un seul coup, était réel.

Par l’objectif de mon appareil photo, je vis un vieil homme sans abri. Était-ce possible ? Était-ce l’« homme dans la lune » ? C’était lui, assurément. Il était assis là, emmitouflé dans sa veste trop grande pour lui, sur le banc d’un parc, et me regardait droit dans les yeux. Son regard était tellement franc, tellement vulnérable, que je me sentis aussitôt démasqué et pris sur le fait. Je baissai l’appareil. Sa barbe blanche comme neige brillait au soleil. Je détournai le regard avec honte.

 

Jona Jonas, Terrain vague. Récit, dans Philipp Weiss, Le Grand Rire des hommes assis au bord du monde, traduit de l’allemand (Autriche) par Olivier Mannoni, © Éditions du Seuil, 2021.
Les cinq volumes des cette œuvre, outre Terrain vague (vol. 2), sont :
Paulette Blanchard, Encyclopédies d’un moi, sous la direction de Louis de Neufville (vol. 1)
Chantal Blanchard, Cahiers. Septième cahier – novembre 2010 à mars 2011 (vol. 3)
Akio Itō, Les Carnets d’Akio. Transcription (vol. 4)
Abra Aoki,
Les Îles heureuses (manga ; vol. 5)

En librairie le 19 août 2021.

 


Philipp Weiss

Dramaturge et écrivain