Roman (extrait)

Nord Bonheur

Écrivain

Le premier roman d’Árpád Kun, écrivain et poète hongrois, raconte une multitude d’histoires. À partir d’un homme, Aimé Billion, dont on pourrait croire d’abord qu’il s’agit d’un double de l’auteur : comme lui aide-soignant, et également parti de chez lui pour vivre en Norvège en passant par la France — chez soi : justement, telle est la question. Un double ? Ou plutôt un ami. Sa vision onirique du monde inspire d’ailleurs l’amitié. En témoignent les multiples contes narrés par ce polyglotte, franco-vietnamien par son père et béninois par sa mère, élevé dans un vaudou fantaisiste, quittant Cotonou pour Oslo. Premières pages, à paraître aux Éditions Viviane Hamy dans la traduction de Chantal Philippe.

Première partie

Mon grand-père, mon père, ma mère sont morts l’un après l’autre. Les trois êtres avec lesquels j’avais quelque chose en commun. Il a fallu leur mort pour que ma vie recommence et que je quitte le Bénin.

Cela faisait alors vingt ans que j’étais aide-soignant à l’hôpital français de Cotonou et depuis un certain temps, après le travail et les week-ends, j’aidais les missionnaires de l’Église évangélique norvégienne qui, un an et demi auparavant, avaient fui la Côte d’Ivoire déchirée par une guerre civile. Je les accompagnais dans les administrations, où leur méconnaissance du terrain et leur français insuffisant ne leur auraient pas permis de se débrouiller, je les assistais aux séances d’étude de la Bible et aux cours de travaux ménagers. Je traduisais des prières et des actions de grâce en français, mais aussi en langue fon, yoruba et mina, selon l’assistance réunie à la mission. À la mode norvégienne, j’avalais chaque jour sept ou huit tasses de leur jus de chaussette sans sucre, ce qui me valait des nuits sans sommeil, je mangeais leurs gaufres à la crème aigre et à la confiture ou leurs muffins au chocolat qui se décomposaient dans ma bouche en une espèce de sciure sucrée. J’avais l’impression d’avoir avec le Jésus-Christ de leurs prêches une relation professionnelle, comme avec eux, et il ne me venait pas à l’idée de m’engager pour lui. Les missionnaires n’avaient pas non plus particulièrement l’intention de me convertir, ils s’attendaient sans doute à ce que je m’ouvre tôt ou tard de moi-même à l’Évangile. Ils me traitaient avec ménagement, pourtant ils ne se doutaient pas que mon grand-père était un guérisseur, du genre à devenir le Martin Luther vaudou, s’il avait eu un tantinet d’ambition.

La mission se trouvait à la limite d’une lointaine banlieue de Cotonou. Pour y aller depuis l’hôpital français, il fallait prendre la route de Ouidah et rouler environ une demi-heure. Les premiers jours, les Norvégiens venaient me chercher ou me ramenaient, mais quand ils s’aperçurent que je savais conduire, la mission loua pour moi une Volvo à l’ambassade de Suède.

En ville, à quelques coins de rue les uns des autres, des marchands d’essence proposaient dans des contenants de toutes tailles – bouteilles en plastique, en verre ou bidons métalliques – du carburant importé en contrebande du Nigeria. Le premier après-midi, j’ai freiné au petit bonheur devant un de ces stands au carrefour Vedoko, et j’ai fait verser dans mon réservoir le contenu jaunâtre de deux bonbonnes de quinze litres. Pendant les trois jours qu’a duré ce plein, le moteur n’a produit aucun bruit suspect et n’a pas calé une seule fois. J’en ai conclu que le carburant en question ne pouvait pas faire trop de dégâts. Alors par la suite, quand j’avais besoin de faire le plein, je ralentissais au carrefour Vedoko en allant à la mission ou au retour, je m’arrêtais toujours devant le même stand et faisais vider dans mon réservoir les deux mêmes bonbonnes de quinze litres, même si le liquide jaunâtre visible à travers le verre n’avait pas tout à fait la même couleur d’une fois sur l’autre.

Un jour, le marchand d’essence reposa les bonbonnes vides sur son étal et essuya méticuleusement avec un chiffon noir de crasse l’essence qui avait coulé sur la carrosserie à côté du bouchon de réservoir. Lorsqu’il releva la tête, une grimace de contrariété lui tordit la figure. Il avait vu à quelques mètres de nous un touriste blanc remettre en place l’appareil photo qu’il portait autour du cou et faire un geste d’excuse, comme pour demander après coup la permission de nous photographier.

— Vous pourriez lui dire de ne pas photographier ?

Je comprenais la nervosité du marchand d’essence. À cette époque, tous les journaux clamaient que le gouvernement voulait en finir une bonne fois pour toutes avec la contrebande de carburant et menaçait les trafiquants non seulement de lourdes amendes, mais aussi d’emprisonnement. Cependant je ne comprenais pas pourquoi c’était à moi de parler à ce touriste.

— Parce qu’il est descendu de votre voiture, rétorqua le marchand d’essence.

— C’est impossible, je suis seul, protestai-je. D’ailleurs ce type est en moto. Tu ne vois pas qu’il a un casque ?

À Cotonou, les casques sont extrêmement rares, bien que, selon les règles de circulation du Bénin, le port en soit obligatoire pour tous les motocyclistes. Mais un casque coûte cher, vous liquéfie la cervelle et, par-dessus le marché, est facile à voler, donc on n’en voit pas un seul. C’est précisément pourquoi ce touriste à l’appareil photo, un casque à la main, n’était pas un spectacle banal.

Le marchand d’essence ravala sa remarque, il ne voulait pas de prise de bec avec le client fidèle que j’étais. Mais, comme preuve matérielle, il montra la porte arrière de l’autre côté, grande ouverte comme si quelqu’un venait de descendre, et qui dépassait sur la chaussée.

Je ne me rappelais pas avoir touché à cette portière, j’ai pensé que la serrure était cassée et qu’elle s’était ouverte en passant sur un cahot. Quoi qu’il en soit, j’ai couru la refermer avant qu’un scooter s’écrase dessus ou qu’un camion l’arrache au passage.

De nouveau au volant sur la route de Ouidah, j’ai eu le temps de réfléchir au fait que si ce touriste avec son casque n’était pas descendu de ma voiture, il ne m’était cependant pas tout à fait inconnu. Je n’avais affaire à des Blancs qu’à l’hôpital, alors j’ai passé en revue mes collègues du service de chirurgie, où j’étais le plus souvent affecté ces temps derniers, puis ceux de médecine interne, de neurologie, d’oto-rhino-laryngologie, de tous les endroits du bâtiment où j’allais, mais je n’ai pas trouvé mon bonhomme parmi les visages évoqués.

L’idée m’est alors venue qu’il pouvait s’agir d’un ancien bénévole revenu en visite, après être retourné chez lui, au nord. Je n’avais en général pas de relations personnelles, donc aucun souvenir d’eux, pour moi, ils n’étaient que des photos dans l’album de l’hôpital. Mais je ne l’avais pas feuilleté depuis des années.

C’est alors que j’eus une illumination : doux Legba, mais c’est mon père ! Un homme blanc vieillissant à la peau jaunâtre et aux yeux légèrement bridés. Je ne l’avais pas reconnu tout de suite, parce que sur la seule photo de lui que j’avais jamais vue, celle qui était collée dans l’album de l’hôpital, il avait à peine vingt-trois ans.

Toutes mes forces m’abandonnèrent, je pouvais à peine tenir le volant et appuyer sur l’accélérateur. J’entrepris de me rabattre vers le bord de la route dans le chaos de véhicules qui sortaient de la ville, accompagné du chœur des motos-taxis qui m’abreuvaient de malédictions et de coups de klaxon, du moins pour ceux qui en avaient un en état de marche. Quand je parvins enfin à m’arrêter sur le bas-côté, un minibus sans portières, obligé de déboîter pour me dépasser, percuta violemment mon pare-chocs arrière. Quelques minutes plus tard, de retour au carrefour Vedoko, je freinai de nouveau devant mon marchand d’essence qui me regarda bizarrement.

— Tu n’as pas vu où allait ce type blanc tout à l’heure ?

Le marchand d’essence resta un moment sans répondre, puis il dit :

— Ben, il est monté dans ta voiture quand tu as démarré, et là, il vient de descendre.

— Pardon ?

— Ben, regarde ! Il est là-bas.

Je regardai dans la direction indiquée. Mon père. C’était bien lui, même si je ne le voyais que de dos. Il marchait sans regarder où il allait, la tête penchée parce qu’il bricolait quelque chose sur l’appareil photo suspendu à son cou, le casque passé à son bras. Il portait une chemise bleue usée, aux manches relevées, et un pantalon de toile blanche retroussé jusqu’aux genoux. Il était de taille moyenne, avait les membres fins, et ses cheveux clairsemés étaient attachés en catogan à la hippie avec un élastique.

Je descendis de voiture, mais j’étais incapable de marcher. Les jambes tremblantes, je dus prendre appui sur la portière pour ne pas m’effondrer.

Arrivé au coin de rue suivant, mon père se retourna. Il fit posément sa mise au point et nous prit en photo, puis sourit, comme pour nous en demander la permission après coup. Ensuite, comme s’il avait changé d’avis, il ne tourna pas au coin de la rue mais revint sur ses pas, vers nous, en raccrochant l’appareil photo à son cou. Il ôta le casque de son bras, le prit à deux mains et le mit sur sa tête tout en marchant. Ainsi casqué, il poursuivit tranquillement son chemin, d’un pas d’abord hésitant qui s’affermit de plus en plus.

À mesure qu’il approchait, il s’enfonçait dans le sol comme dans un marécage. À chaque pas, ses pieds chaussés de sandales, puis ses chevilles disparurent dans la terre rouge équatoriale. Il s’y enfonça jusqu’aux genoux, jusqu’aux cuisses, à la taille, à la poitrine. Lorsqu’il parvint au stand d’essence, seul le casque dépassait, mais la terre l’engloutit à son tour avec un bruit sinistre de succion. Pendant un moment, je sentis encore un bouillonnement sous mes pieds, puis une vibration de plus en plus faible et, enfin, il n’y eut plus que la circulation trépidante du carrefour. L’asphalte qui venait de frémir comme de la vase molle redevint immobile et aussi lisse qu’auparavant.

Une fois revenu de sa stupeur, le marchand d’essence s’accroupit, il voulait récupérer le casque. Mais il eut beau tapoter le sol, il ne put y enfoncer les doigts car il avait durci. Une bouteille vide à mes pieds reflétait encore le sourire immuable de mon père tel qu’il était apparu sous la visière en Plexiglas de son casque, le sourire avec lequel, par-delà la mort, revenu nous hanter en plein jour, il demandait encore pardon d’exister. Je connaissais ce sourire, figé sur le visage du jeune médecin de vingt-trois ans dans l’album de l’hôpital. Je donnai un grand coup de pied dans la bouteille en verre qui alla rouler sous l’étal.

Cinq jours plus tard, le réservoir vide, je me suis de nouveau arrêté devant le stand d’essence du carrefour Vedoko. Je n’ai pas vu sur l’étal les deux bonbonnes de quinze litres que le marchand vidait habituellement dans mon réservoir. L’étal lui-même n’était plus la grande planche sur de hauts tréteaux en fer chargée de toutes sortes de bidons, bouteilles en verre et en plastique, mais une caisse à fruits retournée avec deux ou trois bouteilles de cola au contenu jaune et quelques misérables boîtes de conserve. Non loin de la caisse, un tas de morceaux de verre et de plastique fondu couverts de suie évoquait la dépouille d’un étrange animal en décomposition. Le sol était carbonisé sur plusieurs mètres autour de ce cadavre, le marchand d’essence était lui-même couvert de brûlures, et près de lui se dressait un long bâton au bout duquel le vent agitait des touffes de chanvre destinées à conjurer le mauvais sort.

Chez les Yoruba, quand la rigidité cadavérique a disparu, on assoit le mort afin qu’il reçoive dignement ses visiteurs. Recroquevillé sur sa natte de jonc, le marchand d’essence avait l’air d’un de ces cadavres de plusieurs jours. Il a repris vie en m’apercevant, a attrapé une bouteille de cola emplie d’essence et s’est dirigé vers ma voiture. Avant que j’aie pu lui demander quelle catastrophe avait détruit son étal, il s’est mis à hurler :

— Que Sakpata te couvre de petite vérole, bâtard de Satan ! Tu oses encore pointer ta sale gueule ?!

Pendant qu’il bourrait du chanvre dans le goulot de la bouteille et faisait claquer son briquet, je me suis dépêché de remonter la vitre et j’ai démarré en trombe. Le cocktail Molotov qui m’était destiné manqua sa cible, il s’écrasa sur l’asphalte du carrefour, mais le souffle de l’explosion a secoué la Volvo. À côté de moi, un moto-taxi fut éjecté de sa selle et quelques scooters furent renversés.

J’ai quitté les lieux à fond de train et ne me suis arrêté que quelques kilomètres plus loin au bord de la route, à côté d’une mare. J’ai nettoyé les vitres noircies par l’explosion afin qu’en entrant dans la cour de la mission norvégienne la Volvo n’ait pas l’air de sortir de l’enfer.

Je n’approchai plus du carrefour Vedoko où le marchand d’essence avait essayé de me faire sauter après avoir, selon toute vraisemblance, connu la même mésaventure. Je rejoignais la route de Ouidah en faisant des détours par les rues adjacentes, et j’achetais mon essence à un autre marchand. Au début, il sembla que j’avais encore fait le bon choix, mais après le deuxième plein, à peine m’étais-je engagé sur la route en quittant son stand que je perçus un bruit bizarre sous le capot. « Tant que le moteur ne se met pas à vibrer et que la voiture roule sans à-coups, je n’ai aucune raison de m’inquiéter », me dis-je pour me rassurer. Et en effet, le bruit s’atténua en chemin, et sur les derniers kilomètres avant d’arriver à la mission, je n’entendis plus que le ronronnement régulier du moteur.

Mme Betty, l’épouse d’un des adjoints au maire de Cotonou, était devenue une fervente adepte des esprits vaudous lorsque ceux-ci sortirent de la clandestinité après l’abolition de la dictature marxiste-léniniste. À plus long terme, cependant, force lui fut d’admettre qu’ils ne lui rendaient pas ses sentiments avec la chaleur qu’elle était en droit d’attendre de leur part. Avec un grand sourire, ils emportaient derrière leur sanctuaire ses offrandes de coqs et d’agneaux, leur arrachaient la tête afin de satisfaire ses demandes en buvant leur sang, mais ils n’étaient généralement pas à la hauteur. On ne pouvait pas compter sur eux, ils étaient trop capricieux, tantôt ils tenaient leurs promesses, tantôt non. Puis le mécontentement de Mme Betty vira à l’indignation quand son fils unique et adoré devint l’esclave de Mami Wata.

Mami Wata est une sirène, l’esprit des eaux qui parcourt le monde en chevauchant les vagues. Elle est la seule divinité africaine à la peau claire. Elle aime se mêler aux Blancs, mais même là, elle s’en prend surtout aux Noirs. Elle remonta la Seine jusqu’à Nanterre et, repoussant les péniches amarrées près du campus universitaire, émergea sur la rive sous la forme d’une sublime étudiante métisse. Dans son petit sac à dos, accessoire en vogue à Paris à l’époque, elle prit son miroir de poche et son maquillage et, s’étant refait une beauté, alla tout droit s’asseoir dans un amphithéâtre. Elle y fit tant de manières qu’à la fin du cours son voisin, le fils de Mme Betty qui étudiait l’économie à l’université de Nanterre, était éperdument amoureux d’elle. Mais une fois qu’elle l’eut séduit, elle ne lâcha plus le malheureux, elle se fit inviter à dîner au Fouquet’s sur les Champs-Élysées puis se roula avec lui dans des draps de soie à l’hôtel Lutetia. Le jeune homme aurait pu dépenser le revenu national annuel du Bénin. Mme Betty eut beau supplier Mami Wata, celle-ci ne lâcha pas le garçon prisonnier de ses griffes palmées avant d’avoir aspiré son sang et sa cervelle, et arraché la chair de ses os.

Alors Mme Betty fut bien obligée de prendre l’avion pour Paris. Dans un couloir de métro, elle tomba sur son fils qui faisait la manche en jouant du bandonéon. Et pour ne pas mourir de faim, il faisait la queue en compagnie de clochards à une distribution de soupe à l’oignon, près de Saint-Eustache. Mme Betty le rapatria à Cotonou et tenta de le tirer de l’abîme de léthargie où l’avaient plongé le chagrin d’amour et la drogue. Mais cette fois, elle ne supplia pas les esprits vaudous ; d’indignation, elle s’était convertie au catholicisme, aussi fit-elle dire des messes pour sa guérison par l’évêque de Cotonou. Quand son fils fut totalement guéri et retourné à Paris où il parvint à décrocher un diplôme, Mme Betty fit la paix avec les divinités vaudoues, mais resta aussi en bons termes avec l’évêque. Cependant, son cœur l’entraînait vers une autre compagnie, celle des missionnaires norvégiens, qu’elle prit sous son aile.

Le jour où je fis mon deuxième plein chez le nouveau marchand, la voiture du sous-préfet, le mari de Mme Betty, la véhicula jusqu’à la mission avec sa suite, mais elle refusa de démarrer quand il fallut rentrer après le cours d’enseignement ménager. Le chauffeur fit tout ce qui était possible, rien ne put ranimer la superbe Citroën Picasso. Il s’arrangea donc avec d’autres gens du sous-préfet pour faire remorquer la Picasso jusqu’à Cotonou le lendemain matin, et décida de passer la nuit sur la banquette arrière.

Je fus chargé de reconduire Mme Betty et sa compagnie. Mme Betty et l’une de ses amies prirent place à côté de moi sur le siège « de belle-mère », les cinq autres dames et jeunes filles à l’arrière. Pendant le trajet, elles chantèrent à pleins poumons le psaume qu’elles venaient d’apprendre en yoruba, et se mirent en chœur, et sans reprendre leur souffle, à donner leur avis sur le col et la bordure de la robe de baptême, du même modèle, qu’elles se confectionnaient pour Pâques, jour où elles devaient entrer dans l’Église évangélique norvégienne.

Lorsqu’elles furent descendues à Cotonou le tapage cessa, et j’entendis de nouveau le bruit. Il était nettement perceptible derrière le ronronnement du moteur tandis que je remontais dans le silence nocturne les quelques rues menant au parking entouré de barbelés de l’hôpital français, où j’avais l’habitude de laisser la Volvo pour la nuit.

J’arrêtai la voiture, coupai le moteur, mais le bruit ne cessa pas. Seulement, il ne semblait plus venir du capot, mais de sous la voiture. J’avais entendu l’histoire d’un serpent venimeux qui s’était niché sous un capot pour passer la nuit au chaud : il en ressortit le lendemain matin, alors que la voiture filait à toute allure en pleine campagne, se tortilla sur le pare-brise tel un essuie-glace réveillé et, froissé d’avoir été dérangé, se glissa dans l’habitacle et planta ses crocs dans le conducteur qui rendit l’âme. J’ai pensé qu’une bête s’était faufilée dans le châssis de la Volvo, qu’elle en était sortie à l’arrêt, et se terrait à présent sous la voiture. J’ouvris la portière avec précaution et descendis en m’efforçant d’éloigner mon pied le plus possible afin que l’animal ne puisse pas me mordre la cheville. Je ressentis sous l’asphalte le même bouillonnement que lorsque mon père s’était enfoncé dans le sol près du stand d’essence. Je me mis à plat ventre, regardai sous la voiture, mais je ne vis que l’ombre. En tendant l’oreille, je me rendis compte que le bruit ne venait pas de là, mais de sous la terre. Je collai l’oreille au sol. Je savais que ce n’étaient pas les égouts de l’hôpital qui essayaient de me dire quelque chose, mais je n’étais plus certain que ce soit effectivement mon père qui roulait en moto sous terre.

En raison de la pénurie habituelle d’électricité, il faisait nuit noire dans la ville. Les lampes alimentées par le générateur du sous-sol clignotaient comme des étoiles lointaines au-dessus de l’entrée principale de l’hôpital et dans le bureau du médecin de garde, mais elles n’éclairaient pas le parking. Près de l’entrée, des chiffons huileux brûlaient dans un baril de goudron vide, leur lueur capricieuse faisait danser les ombres des voitures. J’entendis à peine ce que me dit le gardien de nuit en me laissant sortir à la barrière. Le bruit souterrain s’était installé dans mes oreilles et me martelait les tympans.

Je m’endormis avec ce martèlement et me réveillai avec lui. Dehors, la vie reprenait dans les rues, on entendait des cris, des coups de klaxon, un moto-taxi longea le parking en crachant de la fumée parce qu’il n’avait pas de pot d’échappement. Il devait faire un bruit d’enfer, mais à cause du bruit dans ma tête, j’entendis à peine un bourdonnement de moustique.

J’ai sorti la Volvo du parking et j’ai pris la route de Ouidah. Pour la première fois, je n’allais pas à la mission, mais j’ai suivi la côte jusqu’à Ouidah où siégeaient neuf sociétés secrètes d’Egouns.

L’apparition de mon défunt père était au Bénin une exception sans précédent. Elle signifiait que son âme avait dû revenir de très loin, car il se souciait comme d’une guigne de l’étiquette locale des revenants. Chez nous, les morts répugnent en effet à se montrer en personne. Ils ne reviennent jamais en plein jour, et la nuit, tels des animaux craintifs, ils se tiennent à une distance respectueuse des vivants. Lors des grandes fêtes, ce sont les Egouns qui remplacent ces ancêtres discrets, et dansent en virevoltant dans le cortège.

Alors, sous les espèces de tapis bariolés et ornés de coquillages qui les recouvrent de la tête aux pieds, on entend un battement sourd, le même bruit qui s’était installé dans mes oreilles. Quand les vivants veulent connaître les messages de l’au-delà, les Egouns leur traduisent ces coups produits par les morts cachés, mais présents. Moi aussi, j’avais maintenant besoin d’une traduction.

Sur la nationale à la sortie de la ville, le bruit devint de plus en plus fort. En arrivant à l’endroit où je tournais d’habitude pour aller à la mission, je fus obligé de m’arrêter parce qu’il me déchirait insupportablement les tympans. Je me suis collé les mains sur les oreilles pour tenter de faire diminuer la pression venue de l’intérieur.

— Arrête, papa ! hurlai-je, penché sur le volant.

À ce moment, je n’en doutais plus, c’était lui qui me martelait les tympans.

Une inspiration soudaine me fit rebrousser chemin vers Cotonou. J’avais à peine roulé une centaine de mètres que mon père lâcha son gourdin et ne battit plus le rythme qu’à la main. Plus j’approchais de la ville, plus les coups assénés sur mes tympans faiblissaient. Une fois en ville, les battements assourdissants du matin reprirent, mais au lieu de la douleur insupportable je ressentis un profond soulagement.

Au rond-point de Cadjeoun, j’eus l’impression que ce battement me suggérait de ne pas tourner vers l’hôpital, mais de continuer sur le boulevard Steinmetz. Ce que je fis, et le battement s’amenuisa en un chant de cigale. Au bout du boulevard, il me semblait être une agréable musique. Sur la droite se dressait l’immeuble en verre du consulat de France. J’étais sans aucun doute arrivé à destination. Lorsque je coupai le moteur devant le consulat, mon père ne battait plus que du bout des doigts, et quand je posai le pied sur la première marche de l’escalier, toute sorte de battement disparut de mes oreilles à tout jamais.

Mon père avait l’air d’un Blanc. Pourtant lui aussi ne l’était qu’à moitié. Seulement son autre couleur n’était pas le noir d’ébène comme dans mon cas, mais le jaune, qui nuançait sa peau d’un léger hâle. Du moins sur la photo que je connaissais, celle de l’album de l’hôpital. Le pli qui bridait ses yeux en amande trahissait son origine. Il était né au Viêtnam d’une Vietnamienne et d’un officier français peu après l’effondrement de l’Indochine française. Il devait déjà bien manier ses baguettes quand sa famille dut fuir, après que le corps expéditionnaire où son père se battait à la tête de glorieux légionnaires eut été anéanti à Diên Biên Phu par l’Armée populaire vietnamienne.

Arrivés en France, ses parents divorcèrent, et il se retrouva entre deux chaises. Sa mère vietnamienne avait été contrainte de renoncer à lui, mais il ne pouvait pas vivre avec son père, parce qu’en dépit de tentatives réitérées pendant de longues années, la nouvelle épouse de celui-ci n’avait jamais pu avoir d’enfant et elle ne détestait rien au monde autant que son beau-fils, autrement dit mon père, dont la présence lui rappelait douloureusement le grand échec de sa vie, sa stérilité. Mon père fut recueilli par ses grands-parents français, mais pas pour longtemps, parce son apparence leur rappelait que leur petit-fils n’était pas né d’une Française. Ils le mirent donc en pension dans un lycée militaire, mais plus tard, au lieu d’une carrière d’officier, il choisit de faire des études de médecine.

Ses proches le rejetaient, pourtant, étant bon garçon, il voulait leur faire plaisir. Il s’efforça de faire oublier son origine et de les contrarier le moins possible. Tous les gestes, toutes les paroles qu’il leur adressait disaient : « Dieu vous garde de vous forcer inutilement à me prendre en affection. »

Ses grands-parents français, de lointains descendants des rares huguenots que les bons catholiques n’avaient pas massacrés ni chassés de leur pays, vivaient à Sainte-Foy-la-Grande, une petite ville proche de Bordeaux. Quand leur unique petit-fils entama sa dernière année à l’école de médecine, on pouvait imaginer qu’il quitterait la résidence universitaire et reviendrait dans la maison familiale, ce qui n’était pas pour leur plaire. Mais par bonheur, ils réussirent une fois de plus à l’éloigner. Un ami de son grand-père, médecin réputé, travaillait en Afrique depuis quelques années. Il était médecin chef d’un dispensaire à Cotonou, le centre administratif de l’ancienne colonie française du Dahomey – nom du Bénin à l’époque –, devenu État indépendant. Lors d’une visite en France, il rencontra le grand-père, lequel lui confia en secouant la tête que son petit-fils avait hérité de la nature aventurière des hommes de la famille et qu’il aimerait poursuivre sa formation pratique dans un pays lointain. Alors le médecin chef s’offrit obligeamment à le prendre avec lui au dispensaire de Cotonou.

Mon père s’est volontiers plié à la solution envisagée pour lui. Il a peut-être même été soulagé de partir si loin et de n’être plus qu’une crotte de mouche sur l’arbre généalogique. C’est ainsi qu’il est venu à Cotonou où il a rencontré ma mère.

Mon grand-père maternel avait été un temps un fonctionnaire indigène. Il avait obtenu une bourse pour faire des études en France, et sa brillante carrière dans l’administration coloniale l’avait mené jusqu’au rang de vice-gouverneur du Dahomey. S’il était resté dans l’administration, il aurait pu devenir préfet d’Afrique-Occidentale française, représentant africain au Parlement français au côté du Sénégalais Léopold Sédar Senghor, et peut-être même le premier président du Dahomey destitué par un coup d’État. Mais après la mort subite de son épouse, il a ôté sa cravate et sa chemise à col amidonné, et tourné définitivement le dos à sa carrière administrative. La mort de son épouse ne fut d’ailleurs que supposée, parce que son corps disparut du cercueil où elle s’était allongée d’elle-même afin de sauver les Bnokimos, le peuple le plus pacifique de la Terre. Afin de la retrouver par-delà la mort, mon grand-père se fit guérisseur.

À l’époque où mon père vint au dispensaire, mon grand-père noir était donc déjà guérisseur et vivait seul avec sa fille, ma mère, qui venait de contracter la fièvre jaune.

À ce titre mon grand-père était un initié d’Osanyin, l’esprit de la guérison qui, dans les temps anciens, avait trop bien guéri ceux qui s’étaient adressés à lui, si bien que ses sorciers n’avaient plus de patients et se tournaient les pouces à longueur de journée. Le sentiment de leur inutilité les accabla, puis leur dépression tourna à l’amertume et à la colère, et ils allèrent se plaindre d’Osanyin, leur patron, auprès de Legba, l’esprit de la réflexion, le plus puissant après l’Inaccessible. Le sage Legba écouta patiemment leurs plaintes, puis, après les avoir congédiés, il plongea dans les eaux du Niger, car il aimait réfléchir aux affaires du monde en nageant et en se reposant de temps en temps accoudé au dos rugueux d’un crocodile. Il parcourut deux fois le grand fleuve de la source à l’océan, avant de trouver comment mettre fin à cette situation impossible. La nuit même, il mit le feu à la case où dormait Osanyin. La case incendiée s’effondra, et Osanyin, roussi et estropié, sortit en rampant du tas de poutres calcinées. Il était éborgné, manchot, unijambiste, et le choc lui avait même fait perdre la parole. Lorsqu’il ouvrait la bouche, il ne produisait plus que de ridicules pépiements d’oiseau. Désormais, les gens ne pouvaient plus s’adresser directement à lui avec leurs maux du corps et de l’âme, ils avaient besoin de l’intervention de ses guérisseurs qui retrouvèrent ainsi leur place en ce monde. La Grande Harmonie fut rétablie grâce à la sagesse de Legba, mais la santé des hommes se détériora car les guérisseurs s’acquittaient de leur tâche avec plus ou moins de talent.

Pour autant que je puisse en juger, mon grand-père faisait partie des plus doués. En tout cas, il a vu d’après les symptômes que ma mère ne souffrait ni du paludisme ni du typhus, mais de la fièvre jaune.

Tous les esprits vaudous sont particulièrement friands, voire carrément dépendants, d’une substance donnée. Les esprits inférieurs préfèrent sucer de la cervelle d’éléphant mort ou grignoter de l’herbe-aux-singes, tandis que les plus puissants font goutter sur leur langue des produits narcotiques. Mais les uns comme les autres partagent leur substance favorite avec leurs protégés afin que ceux-ci connaissent aussi le bonheur et aient le pouvoir de guérir. Osanyin est le seul à connaître tous les remèdes. En tant qu’initié d’Osanyin, mon grand-père savait qu’aucun ne pouvait guérir la fièvre jaune. Mais comme il s’était démené pour organiser les vaccinations massives pendant son mandat de vice-gouverneur, il savait parfaitement qu’il existait un vaccin contre la fièvre jaune, mais qu’il aurait fallu l’administrer bien plus tôt.

Les premiers jours, il ne s’est pourtant pas inquiété, espérant que la maladie évoluerait sans dommage pour ma mère : c’était le cas la plupart du temps, pour des malades dotés d’une constitution robuste comme la sienne. Mais il a pris peur quand ma mère est devenue jaune le quatrième jour. En vain lui a-t-il fait avaler de grandes quantités de potions dépuratives puis antispasmodiques en implorant la bienveillance des esprits qui veillaient sur chaque remède. Le pouls de ma mère faiblissait, ses membres raidis la faisaient terriblement souffrir, et le cinquième jour, le blanc de ses yeux a pris la couleur dorée des yeux de lion, elle a sombré dans le coma ; le sixième jour, un jus noir d’encre a coulé de sa bouche et elle n’a plus rien avalé. Mon grand-père connaissait parfaitement l’évolution probable, il savait qu’il ne restait plus qu’un jour ou deux avant qu’elle soit complètement déshydratée et hypothermique.

Alors, pour faire cesser les vomissements, il enfonça un suppositoire dans le fondement de ma mère. Il avait préparé ce remède avec une plante secrète d’Osanyin, laquelle n’avait de propriétés antiémétiques qu’à faible dose. Après avoir administré le suppositoire, mon grand-père absorba lui-même une grande quantité de cette plante pour accéder au monde des esprits.

Plusieurs chemins mènent au monde des esprits. L’un d’eux traverse le rideau de l’horizon qui s’écarte peu à peu, dévoilant un paysage toujours nouveau, mais ne s’ouvre jamais devant les simples mortels, lesquels ne font que l’approcher sans jamais l’atteindre. Seuls les sorciers sont capables de l’ouvrir brusquement et d’accéder au monde des esprits.

Étant un guérisseur dont le cerveau avait jadis fonctionné en mode européen, mon grand-père savait que la fièvre jaune était due à un virus. En mode africain, il aurait suivi le chemin du virus jusqu’à l’origine de l’envoûtement et aurait trouvé dans l’entourage de ma mère celui qui avait lancé le moustique porteur du virus sur sa trajectoire fatale, avec l’aide d’un quelconque petit esprit minable. Mais il méprisait toute vengeance inspirée par l’impuissance, et décida de mettre son pouvoir à l’épreuve là où les esprits se battent face à face, et non sous le déguisement de virus et d’anticorps. Là où tous sont égaux, excepté l’Inaccessible. Où le plus faible peut devenir le plus puissant et où le plus grand peut devenir le plus petit. Là où la fièvre jaune peut être vaincue.

Je n’ai jamais su comment s’est déroulé le combat entre mon grand-père et la fièvre jaune. Mon grand-père était lié par l’obligation de ne pas révéler ce qui s’était passé derrière le rideau de l’horizon. Jamais, au grand jamais il n’aurait pu nous en parler sans s’attirer les foudres d’Osanyin. Pourtant, après sa mort il brava une fois, une unique fois, la vindicte d’Osanyin, et sur le grand baobab de Dassa-Zoumè où j’étais allé en pèlerinage à la période la plus difficile de ma vie, il me raconta ce combat.

Mon grand-père et la fièvre jaune ne vinrent pas à bout l’un de l’autre. Aucun d’eux ne parvint à l’emporter.

La fièvre jaune n’était pas pressée, en revanche, mon grand-père devait retourner très vite auprès de ma mère, de l’autre côté du rideau de l’horizon. Cela ne servait à rien de rester longtemps prostré dans l’au-delà, épuisé par le combat. En se concentrant, il ramena ses forces dans son corps de sorte que celui-ci put à nouveau se mouvoir au lieu de rester aussi inerte que le corps de ma mère.

Lorsqu’il en fut capable, mon grand-père souleva le corps de ma mère dont la bouche, sous l’effet de l’antiémétique, ne laissait plus échapper le jus noir d’encre, et l’emporta au dispensaire administré par les Français. Comme par hasard, là où mon père, frais émoulu de l’école de médecine, effectuait son stage pratique.

Cette année-là, la saison des pluies avait apporté plus de précipitations que d’habitude. Sous les trombes d’eau qui s’abattaient sans relâche depuis des semaines, la ville de Cotonou était entièrement inondée. Au dispensaire, on avait de l’eau jusqu’aux genoux. Elle envahissait les couloirs, les salles d’examen, même les salles d’opération. Mon grand-père était assis dans le faible courant, le dos au mur, tenant ma mère dans ses bras, quand mon père s’approcha d’eux. Il se pencha, leur prit le pouls à tous les deux, et constata qu’il était à peine perceptible.

À ce moment-là, les cas de fièvre jaune se multipliaient à Cotonou et dans les environs. Mais les autorités du Dahomey avaient si bien jonglé avec les chiffres – un art appris des Français à l’époque coloniale – qu’ils restèrent au-dessous de la limite autorisée. Officiellement, il n’y eut pas d’épidémie. Notre jeune et fier État pouvait respirer, d’autant qu’au cours des décennies précédant l’indépendance, la fièvre jaune avait pratiquement disparu de cette partie de l’Afrique-Occidentale française grâce aux vaccinations massives menées par mon grand-père, alors vice-gouverneur du Dahomey.

Quoi qu’il en soit, mon père avait acquis assez d’expérience de cette maladie en recrudescence. Il a tout de suite vu que la jeune femme, complètement déshydratée et en hypothermie, en était au tout dernier stade de la fièvre jaune, celui qui précède immédiatement la mort. Et il n’a pas eu besoin d’examiner longtemps mon grand-père pour diagnostiquer que cet homme d’âge mûr était sous l’effet de stupéfiants. À ce moment-là, il n’y avait rien à faire du point de vue médical ni pour l’un ni pour l’autre. Mais il n’a pas eu le temps de réfléchir, car on est venu le chercher pour une urgence à l’autre bout du couloir surpeuplé. Lorsqu’il est revenu une demi-heure plus tard, les deux malades avaient disparu, comme emportés par l’eau de pluie.

Selon mon grand-père, le monde ne se partage pas entre le Bien et le Mal, mais tout, les objets, les êtres vivants, les esprits sont un peu l’un, un peu l’autre. Ceux qui divisent le monde en deux parties opposées le font dans leur propre intérêt, afin de prouver qu’ils sont les alliés des forces positives et qu’ils n’ont pas à les craindre. En conséquence, les forces qui semblent d’abord bienveillantes deviennent hostiles. Et inversement. Quant à savoir à quel moment une force hostile se radoucira, c’est une question de persévérance et de vigilance.

Je n’ai jamais su quelle forme la fièvre jaune avait revêtue au-delà du rideau de l’horizon, mais j’ai appris plus tard par mon grand-père que ce n’était pas un hasard si ma mère avait été examinée par un homme à la peau jaune. Dans sa pratique de guérisseur, mon grand-père avait recours aux couleurs et recommandait à ses patients, dans l’intérêt de leur santé, d’utiliser ou d’éviter telle ou telle couleur selon le mal dont ils souffraient. Il savait que si la fièvre jaune avait envoyé ce médecin à la peau jaune, c’était en signe de son humeur conciliante.

Ma mère ne mourut pas le lendemain, contrairement au pronostic. Le troisième jour, son état s’améliora, elle ne rendit plus les potions que lui administrait mon grand-père. Sa température redevint normale et elle reprit conscience.

Quand elle fut guérie, mon grand-père retourna avec elle voir le médecin français à la peau jaune. Ils lui apportèrent un cadeau qui n’était pas destiné à lui seul, mais aussi à la fièvre jaune à laquelle mon grand-père voulait rappeler que leur grand affrontement s’était achevé par une réconciliation. Cela pourrait se révéler important si par la suite ils devaient se retrouver opposés auprès d’un autre malade.

Mon père accepta le cadeau, une amulette d’Osanyin. En échange, il voulut vacciner mon grand-père contre la fièvre jaune. Mon grand-père ne lui dit pas qu’en tant que vice-gouverneur du Dahomey il avait été un des premiers à être vaccinés, mais il refusa poliment en disant qu’il n’en avait malheureusement pas besoin, parce qu’il avait reçu le sérum à l’époque coloniale et était immunisé depuis. Alors mon père lui proposa une moustiquaire à suspendre au-dessus des nattes où ils dormaient, et cette fois, mon grand-père ne dit pas non. Pourtant leurs nattes étaient déjà munies de moustiquaires en parfait état, sans un accroc, qui les protégeaient pendant leur sommeil de tous les insectes porteurs de virus.

Le sérum et les moustiquaires proposés par mon père venaient de l’ancienne puissance coloniale, l’État français qui, bourrelé de remords, les avait fait parvenir directement au dispensaire au lieu d’en confier la distribution aux dirigeants du pays, parce que les derniers envois de sérum et de moustiquaires avaient quitté le Dahomey pour un pays d’Amérique latine où sévissait également la fièvre jaune, et où ils avaient été vendus avantageusement.

Mon père demanda courtoisement si, pour plus de sûreté, il pouvait examiner de nouveau ma mère dont la survie lui semblait être un miracle médical. Cependant, il se garda de le qualifier de tel : on lui avait bien appris qu’il n’avait pas assez d’expérience pour abuser de grands mots comme ceux-ci. Il l’examina une fois, puis une autre. Mais il n’y eut pas de troisième fois, car il avait honte de ne pas se lasser d’examiner ma mère. Quelques jours plus tard, il vint en visite chez mon grand-père et devint un habitué de la maison. Il ne voyait plus le corps de ma mère avec l’œil d’un médecin, son intérêt était désormais d’une autre nature. Lorsqu’il déroula enfin sa natte auprès de celle de ma mère, il ne remarqua pas qu’il se trouvait sous la moustiquaire qu’il avait offerte et que ma mère, en l’attendant, avait accrochée à la place de l’ancienne et décorée de fleurettes parfumées.

Au lieu de la fièvre jaune, le corps de ma mère fut bientôt l’hôte d’un nouvel être qui devint moi. Après ma naissance, mon père passa toutes ses nuits sous la moustiquaire. Il s’accoutuma peu à peu à ce que deux pythons dorment à côté de lui en plus de ma mère. Ces serpents appartenaient à ma mère et, en conséquence de son éducation singulière, ils étaient – disait-elle – comme ses bras et ses jambes, sauf qu’elle ne ressentait rien à travers eux. Quoi qu’il en soit, tous les matins mon père se levait, quittait ma mère et les pythons, et se rendait au dispensaire.

 

Árpád Kun, Nord Bonheur, raconté par Aimé Billion, traduit du hongrois par Chantal Philippe, © Éditions Viviane Hamy, 2021.

En librairie le 19 août.


Árpád Kun

Écrivain, Poète