Memorial Drive
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Révélation
Si on m’avait dit dès le départ tout ce que je perdrais de ma vie à cause de l’oubli – la plupart des années où ma mère était encore de ce monde –, peut-être aurais-je aussitôt essayé de sauvegarder un maximum de choses. L’écrivaine que je suis dit que j’aurais été impitoyable, que j’aurais consigné tout ce qui aurait pu constituer un récit précis des années qui ont mené à la tragédie, quelque chose qui pourrait me la rappeler, plus complète que mes souvenirs avec tous leurs effacements et révisions. J’avais déjà commencé à me délester de tant de choses à l’époque, par une sorte de nécessité, ignorant qu’il y aurait des moments que je voudrais désespérément pouvoir retrouver.
Cinq ans après la disparition de ma mère, alors que j’avais vingt-quatre ans, j’ai découvert un enregistrement de sa voix. Il s’était écoulé assez de temps pour que les premières choses que je finirais par perdre aient commencé à se dissiper – son odeur, sa démarche – et j’avais un peu l’impression de la trahir en la laissant se désintégrer de la sorte. L’enregistrement m’offrait une seconde chance de la ressusciter et, cette fois, de garder un morceau d’elle – je m’encourageais à le faire, à entretenir le souvenir de sa voix. Peut-être que je pourrais apprendre à l’imiter et, telle une ventriloque, projeter ses mots par ma bouche.
Même si j’ai trouvé la cassette dans la maison de ma grand-mère – au tréfonds du meuble à vinyles, avec ses piles de 78 tours de blues et un tourne‑disque qui ne marchait plus depuis longtemps –, je ne lui en ai pas parlé. Je voulais avoir ma mère pour moi toute seule, alors j’ai emporté le lecteur cassette dans la chambre de devant, celle que j’avais partagée avec mes parents quand j’étais petite, celle où j’avais passé tous mes étés avant et après la mort de ma mère, puis j’ai appuyé sur « play ».
Je l’ai vue à cet instant, à la lueur des lampes-tempête sur la commode, qui mettait du rouge à lèvres, me tournant le dos, son visage reflété dans le miroi